- Titre :
- Qui contrôle Internet et les médias sociaux ?
- Intervenante :
- Divina Frau-Meigs
- Lieu :
- MAIF numérique tour - Lons-le-Saunier
- Date :
- octobre 2018
- Durée :
- 1 h 6 min
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- Divina Frau-Meigs, 2014 OCW Consortium Global Conference Keynotes - Licence Creative Commons Attribution
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
Qui contrôle internet et les médias sociaux ? La MAIF propose à ses sociétaires un cycle de conférences sur ce sujet, animées par Divina Frau-Meigs, professeure en sciences de l’information et de la communication, à l’université Sorbonne Nouvelle.
Toutes les conférences sont sur https://entreprise.maif.fr/replay
Transcription
Merci à tous d’être ici si nombreux ce soir, je sais que c’est un jour de semaine, sur un sujet qui est un peu aride. L’histoire de ce sujet avec la MAIF c’est une discussion exactement dans l’esprit évoqué par Michel Trinquet, c’est-à-dire comment est-ce qu’on comble le déficit de culture générale des gens sur ce qui se passe sur Internet, sans en faire un sujet trop technique, mais justement un sujet que les gens puissent s’approprier, parce qu’une fois qu’ils se seront appropriés ce sujet, ils vont pouvoir exercer leur intelligence. L’idée c’est de ne pas avoir peur du numérique, mais d’en voir les opportunités, de voir les limites et puis de se dire comment est-ce qu’on peut continuer à agir.
Je suis effectivement professeur, mais je suis aussi activiste, donc dans les présentations vous verrez que de temps en temps je tombe la casquette, je prends l’autre. Je suis activiste au niveau, justement, de tout ce qui est la gouvernance d’Internet. Cette idée de gouvernance est un mot nouveau dans le paysage français, parce que la France est un pays de gouvernement. Nous sommes une vieille démocratie qui est beaucoup ancrée dans l’idée de la représentation, de l’élection, etc., ce qui est très bien, mais quand les enjeux deviennent extrêmement complexes et que, pour les politiques, c’est difficile de rester au niveau de l’expertise, on en vient à des situations multipartites sur des thématiques nouvelles comme celle de l’Internet qui n’a pas plus d’une vingtaine, une trentaine d’années ; l’Internet commercial naît aux États-Unis en 1996. C’est un phénomène récent, c’est nouveau, il faut qu’on se pardonne de ne pas tout comprendre, mais simplement, maintenant, c’est devenu notre espace public partagé et certainement l’espace public partagé de nos jeunes. Donc, dans ces cas-là, nous avons aussi une responsabilité de les accompagner, de s’assurer que cet espace public soit un espace public dans lequel ils s’épanouissent. C’est l’idée que je développe en disant savoir devenir, c’est-à-dire savoir utiliser tout ce qu’offre le numérique pour se projeter dans l’avenir, pour ne pas avoir peur et, en même temps, ne pas se mettre en danger, ni soi, ni les autres.
Donc essayons de comprendre ensemble ce dont il s’agit. Je vais essayer de ne pas être trop technique, mais, de temps en temps, il faudra que je le sois en essayant d’être légère. On va essayer de comprendre l’histoire déjà, parce que l’histoire c’est toujours un moyen de nous dire qu’on n’est pas dans la rupture mais dans la suture, dans la continuité de certaines choses, notamment de certaines démarches humaines.
Ensuite on ira vers les enjeux culturels, les enjeux des données. La MAIF a effectivement une position très claire sur les données, une position française que nous essayons de développer aussi, sur la trace, la traçabilité.
Et puis évidemment, toujours, puisque nous sommes actionnaires militants, les possibilités d’action.
Premier truc technique – il y en a déjà qui se disent « mon Dieu mais qu’est-ce que je fais ici ? » Quand on essaye de comprendre l’Internet, parce que souvent on a du mal à mettre une réalité sur un mot comme Internet ou comme numérique — moi je dis que le numérique n’existe pas, e qui existe c’est Internet — il faut penser à Internet comme à un mille-feuilles, en couches et au milieu il n’y a pas de crème mais c’est à vous de la mettre.
La façon dont Internet s’est créé historiquement, c’est qu’il a d’abord fallu une couche physique, il a fallu des serveurs, des câbles, de l’électricité, des terminaux, c’est toute la question de l’accès, notamment dans des régions comme les vôtres qui ne sont pas nécessairement centrales. Sans la couche physique qui est maintenant la couche des opérateurs de téléphonie, etc., Internet ne pourrait pas fonctionner.
Et puis, et c’est ça qui fait qu’Internet est très spécial et qu’il n’est pas un média ni une technologie comme les autres, il y a une couche intermédiaire, qui est cette couche logique ; c’est en fait la couche informatique. Le numérique c’est avant tout de l’informatique. Et cette couche informatique c’est celle qui permet de développer des logiciels, des applications, des protocoles qui donnent des adresses. C’est une couche qui est ouverte. La chose la plus remarquable de l’Internet c’est que ceux qui ont inventé Internet, ils sont quatre ou cinq pionniers, ils ont décidé de ne pas le breveter. Ils ont fait comme ceux qui ont inventé l’écriture, ils l’ont laissé ouvert et accessible ce qui fait qu’on peut tous se brancher dessus. C’est un très grand acte de générosité dont il faut se souvenir maintenant qu’on va vers des systèmes plus propriétaires et des systèmes qui sont plus fermés. Pour le moment les inventeurs d’Internet sont toujours là, y compris un Français qui s’appelle Louis Pouzin [1], mais on parle aussi de Vin Cerf, de Tim Berners-Lee, donc des gens vraiment extraordinaires qui ont fait passer l’intérêt général avant le leur, de manière à ce que nous, les usagers habituels que nous sommes, on puisse bénéficier d’Internet pour sa couche socio-culturelle, c’est-à-dire tous les contenus de la culture, de la connaissance, auxquels nous avons accès. Une énorme démocratisation de la connaissance et de la créativité nous est donnée par ce biais au-delà de nos propres frontières. C’est vraiment l’idée du village global avec à la fois du copyright mais aussi des licences libres, des choses en accès libre comme celles que fait la MAIF avec le MAIF Social Club.
Donc pensez à ces trois couches, c’est une façon très claire de comprendre comment s’organise Internet et le numérique. Le numérique c’est un mille-feuilles. Quand vous mangerez un mille-feuilles, tout à l’heure, vous y penserez.
Cette couche logique fait que c’est un média différent des autres puisque c’est un média extrêmement ouvert, extrêmement opérable, extrêmement agile comme on dit en informatique, c’est-à-dire qui bénéficie à chaque fois de l’amélioration apportée par les usagers. L’idée d’Internet c’est qu’on vous écoute, on regarde ce que vous faites, vos suggestions sont prises en compte, on améliore le produit en continuité par l’usage.
Cette couche logique donne beaucoup de pouvoirs à ceux qui maîtrisent Internet. Par exemple, monsieur Zuckerberg qui possède Facebook, qui l’a créé en tant que média social, a pu, lors des évènements tragiques en France, les attentats en novembre 2015, créer ce filtre bleu, blanc, rouge, dans la nuit, pour montrer sa solidarité avec la France, en disant à ses usagers « ceux d’entre vous qui veulent exprimer leur solidarité, vous pouvez mettre ce filtre sur votre image Facebook ». Plus de cinq millions de personnes l’ont utilisé. Il a fait ça dans la nuit, en jouant sur la couche logique. Il l’a affecté à des contenus : l’émotion, l’empathie, le soutien politique, tout ce que vous voulez. Donc il faut voir à quel point cette dimension des applications est puissante.
Maintenant je vais vous promener de votre côté, de ce qui vous arrive quand vous êtes là-haut [image d’un doigt sur un clavier, NdT] en train d’appuyer sur votre ordinateur, votre smartphone ou autre et ce qui se passe. Il faut que vous ayez le sentiment de ces couches et de cette profondeur sur laquelle nous reposons. Cette image du surf, de la légèreté de l’Internet, en fait, elle repose sur beaucoup de profondeur.
Vous avez plusieurs types d’action en tant qu’usager. Vous pouvez adhérer à ISOC [2] [Internet Society] qui a des chapitres dans chaque pays et qui vous explique comment fonctionne Internet. C’est une instance intéressante qui finance et qui norme Internet. Mais en général vous allez plutôt être quelqu’un qui a besoin d’acheter une connexion chjez un fournisseur d’accès ou quelqu’un qui a besoin d’acheter un nom de domaine. Il y en a dans la salle qui sont concernés, qui ont déjà acheté des noms de domaine ? Voilà, ça me rassure d’avoir des gens qui sont avec moi quand même là-dessus, sur ce type d’expérience qui est toujours intéressante. On peut avoir maintenant des noms de domaine à son nom. Les noms de domaine ce sont les .org, les .fr, donc à la fois les noms de pays, mais aussi les secteurs économiques et industriels qui donnent une sorte de cartographie d’Internet, une sorte de carte, mais qui permet aussi, qui exige aussi d’avoir des adresses, parce que sinon on se perd dans la masse et on ne peut pas se retrouver. C’est très important d’avoir cette possibilité, d’avoir des adresses avec des protocoles internet, des protocoles IP.
Quand vous êtes en train de vous abonner, de payer votre abonnement, vous avez souvent besoin d’un câblo-opérateur. Il y en a plusieurs en France, SFR et compagnie, qui viennent dans la couche physique vous permettre à vous, ensuite, d’avoir accès à votre ordinateur et à toute la couche socio-culturelle.
Là on arrive à la question de qui contrôle tout ça. Parce que, pour avoir accès à des adresses individuelles, il faut qu’un organisme centralise tout ça et vous les donne, parce que sinon on pourrait donner à plusieurs personnes la même adresse. Il faut bien quelque chose qui régule et l’instance qui régule s’appelle ICANN [3] [Internet Corporation for Assigned Names and Numbers] avec IANA [Internet Assigned Numbers Authority], avec le « A » de « adressage », dans les deux cas. C’est cette instance-là qui contrôle Internet en termes de territoire, en termes d’adressage, en termes de votre vie quotidienne pour pouvoir avoir une place, pour exister sur le Web.
Ce qui est intéressant quand on regarde qui contrôle celui qui nous contrôle, celui qui contrôle Internet, c’est de voir que nous avons à faire, en fait, à un État, les États-Unis, et à une législation particulière celle de Californie. Les autres États ne sont pas particulièrement présents. Donc pour nous, l’instance importante à suivre, il y en a plusieurs, il y a l’IETF [Internet Engineering Task Force], etc., mais ce sont des instances très techniques, l’instance qui nous intéresse aujourd’hui pour comprendre, c’est l’ICANN.
Quand on regarde ICANN de près, ce qu’on essaye de faire là, eh bien c’est une instance de gouvernance, c’est-à-dire que c’est une instance qui n’est pas élue et les personnes qui sont les premières concernées dans ICANN ce sont les inventeurs et les techniciens. Donc Internet est avant tout contrôlé par ces inventeurs et par les ingénieurs. C’est sans doute une des premières fois dans le monde où une communauté particulière, la communauté des ingénieurs, contrôle une grande partie de nos activités. C’est intéressant. Ça déplace le questionnement démocratique et politique et c’est vrai que les ingénieurs, pendant très longtemps, n’ont pas voulu entrer dans les enjeux politiques, ce n’est pas leur truc. Eux, leur truc c’est : il y a un problème à résoudre de connexion ou d’interconnexion, c’est ça qu’il faut qu’on fasse. Les premières questions des ingénieurs ce sont les protocoles, la sécurité, comment est-ce qu’on protège tout ça, l’attribution des noms de domaine et ça c’est vraiment le job d’ICANN. Et il prend conseil, il a des experts et ces experts, et c’est ça qui est intéressant dans la gouvernance, ce sont des opérateurs, la couche physique rappelez-vous, des entreprises, donc ceux qui vont effectivement développer des logiciels, des applications, et vous voyez, ce n’est pas un rêve, des particuliers. Par exemple moi je suis dans ce groupe-là quand j’essaye de faire bouger les choses sur Internet en tant qu’activiste ; je vous recommande de suivre, on a des représentants français. Donc c’est cet ensemble-là qui est le cœur de la gouvernance d’Internet et ce qui est nouveau, ce qui est étonnant, c’est que les États sont marginalisés. Dans Internet, pour le moment, les États ont très peu de choses à dire, sauf les États-Unis, mais même les États-Unis sont dans une délégation de pouvoir et maintenant, parce qu’Internet est devenu international, il y a aussi l’ONU qui s’en mêle, l’Union européenne, mais ce n’est pas dans l’ADN de la gouvernance de départ. Ce sont les ingénieurs, souvent universitaires d’ailleurs, puisqu’ils exercent aussi dans des systèmes universitaires. Et, quand il y a un problème, on retombe sur le système judiciaire californien qui est un système hyper-protecteur du business, du commerce.
Ça va ? Vous me suivez ? C’est clair ? On va clarifier de plus en plus, ne vous inquiétez pas !
Dans les choses importantes que contrôle ICANN, c’est le type de serveurs qui ont servi aux origines à créer Internet et à le rendre autonome. Une des raisons pour lesquelles on avait besoin un Internet autonome, c’était, vous vous en souvenez, une très grande peur de la guerre froide, une très grande peur que les centres vitaux d’information du pays, notamment aux États-Unis, soient touchés, donc la nécessité de pouvoir redistribuer cette information sur le territoire si un centre était touché. Donc les Américains ont développé un certain nombre de serveurs racine, c’est-à-dire les serveurs de tous les serveurs, ceux sur lesquels reposent les serveurs actuels en surface, des serveurs de profondeur, et la géographie de ces serveurs va vous révéler aussi un certain nombre de chose sur qui contrôle.
Typiquement vous avez des serveurs sur la côte Est américaine puisque c’est là que se trouvent les centres de pouvoir, c’étaient les premiers autour de Washington donc en Virginie, le VA c’est pour Virginie, le MD c’est pour le Maryland, donc vous avez un certain nombre de serveurs qui sont ici, il y en a six sur la côte Est.
Pour pouvoir s’assurer que les informations de la côte Est sont retransmises à l’identique sur la côte Ouest on a créé un certain nombre de serveurs sur la côte Ouest, on parle maintenant de la Silicon Valley, c’est là que ça se passe. En mettant énormément de ressources on a créé de toutes pièces la Silicon Valley comme un lieu de l’informatique et du numérique. C’est aussi là qu’il y a la NASA. Donc il y a quatre serveurs ici ; vous avez peut-être entendu parler de Palo Alto qui est le lieu où se trouve l’université de Stanford où il se trouve que je suis allée dans les années 80 et ensuite qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils sont allés mettre des serveurs racine où ? – c’est là que j’ai besoin de votre intelligence géopolitique – ils en ont mis un à Londres, vous avez compris pourquoi, ce sont des alliés, donc une géographie d’après-guerre, après la Deuxième Guerre mondiale, avec des extensions sur Amsterdam et Francfort, donc vers les alliés allemands. Ils en ont mis un autre là-haut, Stockholm, c’est-à-dire les autres alliés, les Nordiques, Finlande mais aussi Estonie, avec la possibilité de toucher un petit peu du côté des pays baltes et évidemment c’est quoi l’idée ? L’URSS, à l’époque, contrôler et surveiller l’URSS. Du coup vous avez tout compris pour Tokyo, même chose, un autre allié de l’après-guerre, le Japon qu’il fallait reconstruire comme il fallait reconstruire l’Allemagne et la possibilité de surveiller l’autre pays à risques, si je puis dire, la Chine communiste.
C’est encore le cas, cette distribution c’est la même. Qu’on ait un milliard de personnes connectées ou trois milliards et demi, la distribution des serveurs racine n’a pas changé. Vous allez me dire ça fait quoi ? On est dans la couche physique mais aussi la couche logique : là où il y a des serveurs on amène de la technologie, on amène des chercheurs, on amène des applications. Les pays en bénéficient à plusieurs niveaux.
Donc vous avez compris qu’on a une géopolitique qui sort de la guerre froide. Internet est avant tout une arme, une arme d’information massive, si vous voulez, mais basée sur les alliances de la guerre froide, même maintenant.
Il y a encore un autre schéma qui se plaque là-dessus pour ce qui est de la gouvernance, c’est celui-ci. Quand vous regardez ce qui se passe au niveau des flux d’Internet, où circule l’information, là où c’est très riche dans ma carte, eh bien qu’est-ce que vous remarquez ? Ce que vous remarquez c’est qu’entre l’Europe et les États-Unis côte Est tout va bien, les serveurs jouent bien leur rôle. Entre la côte Ouest et l’autre côté, du côté de la Chine, ça se passe bien aussi et après, vous voyez bien qu’il y a des choses qui se ne se passent plus et qui permettent de créer, de temps en temps, des nœuds comme ici ou ici et d’énormes vides. Cette situation vous l’avez déjà repérée, quand on met des accès dans les ports et pas ailleurs, c’est une forme de néocolonialisme : on extrait les données de certains endroits, mais on ne donne pas grand-chose en retour. Donc Internet c’est aussi cette carte-là. Il y a des pays qui sont riches, riches en données, riches en échanges, la montée de la Chine ne s’explique pas autrement, mais il y a des pays et des zones qui sont pauvres en information. Donc on cumule une situation de guerre froide et une situation néocoloniale. Il n’y a pas grand-chose de nouveau dans l’histoire et le nerf de la guerre c’est l’info.
Ça se voit encore mieux de nuit et de l’espace si je puis dire parce que là, les flux de données, très bien Amérique côté Est, côté côte Ouest ; ce n’est pas génial ici, il y a des déserts aux États-Unis aussi. Ça se passe très bien pour nous en Europe, merci, et là-haut dans les pays nordiques. Un peu là, un peu dans la zone Pacifique et tout le reste, voilà, la fracture numérique qui est une fracture de flux, qui est une fracture d’infrastructure, mais aussi, du coup, qui ne permet pas à la couche logique et la couche culturelle de venir s’installer.
Fini pour la géopolitique, l’histoire. Internet est issu d’une histoire et n’arrive pas par hasard, il s’installe sur des relations et des comportements historiques qui sont, grosso modo, liés à la Deuxième Guerre mondiale.
Si on oublie un petit peu cette histoire de mille-feuilles et qu’on ne regarde que la couche d’en haut, la couche socio-culturelle qui est la nôtre, ça s’organise par les réseaux sociaux qui ont commencé vers 2005-2006, qui ont permis beaucoup d’interactions entre les individus, avec des moteurs de recherche qui permettent d’exploiter et déjà de faire la transition entre la couche logique et la couche culturelle, et puis la couche physique avec des câblo-opérateurs et les systèmes d’exploitation qui permettent de remonter tout ça.
Vous retrouvez le mille-feuilles avec les différentes couches. Ce qui est remarquable, ils sont toujours grosso modo en binômes, ici ça va devenir des binômes, ils sont en train de se racheter les uns les autres, c’est qu’on est dans une situation vraiment commerciale à l’américaine de duopoles. Ils ont tellement peur des trusts, ils ont tellement de lois antitrust qu’ils font attention à ne pas avoir un seul trust, mais ils en ont deux et il y en toujours un qui est beaucoup plus gros que l’autre. Google/Yahoo, il n’y a pas photo. Facebook, par rapport aux autres, il n’y a pas photo. Donc il y a aussi des asymétries au niveau de comment ça se passe, mais, dans la manière américaine, ça s’organise de manière commerciale et ça s’organise de manière trustée : Google a acheté YouTube, a acheté AdSense ; Facebook a acheté Instagram. Suivez bien l’actualité parce qu’ils sont en train de s’acheter les uns les autres, ils essayent de s’organiser en portail, comme ça. Concast a acheté General Electric, je ne sais pas si vous voyez ce qu’est General Electric, c’est juste la plus vieille et la plus grosse entreprise américaine qui fait à la fois l’électricité donc tout ce qui est la couche physique, mais aussi le nucléaire. Donc on a le nucléaire américain qui est possédé par un câblo-opérateur. Apple, que vous connaissez, est le seul à procéder un peu différemment, lui il intègre tout, il ne cause pas avec les autres, mais Microsoft oui, Amazon, Twitter, etc. Vous êtes sans soute sur un de ces réseaux sociaux, parce que leur idée, évidemment, c’est de ne pas laisser d’autres réseaux sociaux se développer ailleurs et ils les rachètent régulièrement.
J’appelle ça le continent bleu parce que c’est quand même un continent sympathique : c’est le continent du surf, c’est le continent où sont les enfants, c’est le continent de l’interaction, c’est le continent des amis – Facebook et l’idée de l’amitié, les amis, les friends, etc. –, donc cette idée d’essayer de vous garder le plus possible dans un des univers qui fait sens pour eux, de vous fidéliser.
Ça vous fidélise tellement qu’on en arrive maintenant à une situation qu’on appelle la bulle de filtres. À force de vous tracer et de vous suivre on sait que vous allez sur Netflix, on sait que vous lisez The Washington Post, on sait que vous êtes sur Google et, petit à petit, on vous envoie de plus en plus d’informations qui vous ressemblent et qui vous confortent dans ce que vous aimez lire, dans ce que vous aimez acheter, etc. Ce qui vous fait avoir de temps en temps des petits mails qui arrivent en disant « vous êtes déjà allé à Bali, vous êtes allé à Miramas vous pouvez y revenir dans tel ou tel hôtel ». C’est ça. La couche logique a développé toute une série d’algorithmes pour pouvoir s’autogérer parce qu’à force d’accumulation de données ça se perdait : il y a beaucoup de données qui se perdent dans le Net, plus de 50 % d’entre elles, mais on garde les données importantes et intéressantes et on les organise. C’est à ça que servent les algorithmes, à trier et à filtrer, mais se pose la question de ces filtres qui n’ont pas de responsabilité publique, qui sont simplement commerciaux et c’est un des problèmes liés aux fake news en ce moment, l’arrivée dans l’espace public, l’espace d’intérêt public, de choses qui sont un peu toxiques.
Ça c’est une façon de se représenter ces continents. Je vous ai montré des cartes, je vais essayer de vous en montrer une autre qui est celle de cette vision continentale d’Internet.
Il y a un autre de continent. On le connaît moins, mais il est très utile, c’est celui qui essaye de rester ouvert. Vous vous souvenez de la couche logique, la plus ouverte possible de manière à ce que l’Internet puisse évoluer, c’est pour ça que ça n’a pas été breveté, de manière à ce qu’on puisse continuer à le développer, à le rendre interopérable. J’ai appelé ça le continent orange parce que vous aurez remarqué les couleurs, l’orange est la couleur de l’alternance dans la culture. C’est aussi un sacré bestiaire, ils n’ont presque que des animaux : le gnou, le canard, le renard, le petit chat. Et là aussi, si on veut rester dans le monde orange, on peut y rester sur les trois couches : il y a la couche physique, la couche logique et la couche sociale et culturelle où on peut aussi apprendre, par exemple la plateforme Moodle d’apprentissage, etc. Donc ceux qui souhaitent rester sur le continent orange peuvent, bonne nouvelle quand même ! C’est souvent le continent du Libre, des logiciels libres, de tout ce qu’on appelle le open. Il y a une économie de ça, ce que souvent on ignore. En France c’est tout ce qui est autour de Framasoft [4], la Framasphère, etc., qui a un réseau social libre qui s’appelle Diaspora.
Cet univers-là continue à évoluer. Il est moins connu, il est beaucoup moins marketé que celui du continent bleu qui a tous les moyens de publicité possibles et imaginables.
Puis il y a un continent noir, ce qu’on appelle le darknet, celui qui n’est pas justement dans le surf, celui qui est dans la mine, dans l’extraction de données et de données qui ne sont pas toujours des données légitimes ou légales. C’est le domaine de l’activisme et l’activisme a deux faces. Il peut être, on va dire, de l’ordre de la vigilance, de la surveillance du Net comme avec le groupe Anonymous [5], mais il peut être aussi dans le piratage de l’information, de l’information sensible, dans l’espionnage, l’espionnage de Merkel, l’espionnage de nos hommes politiques comme l’a révélé le scandale PRISM [6] de la surveillance organisée.
C’est aussi la surveillance organisée d’État. La NSA aux États-Unis qui, à des fins de sécurité nationale, surveille ; en France aussi, bien entendu, on a la même chose.
C’est aussi là que peut s’organiser la terreur, les éléments de la radicalisation et les éléments de cryptage qui peuvent être positifs. Le cryptage ça peut protéger l’anonymat de certains, des lanceurs d’alerte par exemple, mais c’est aussi une façon de continuer à être nocif sur le Net. Et vous voyez que là, du côté des choix de couleurs, le noir aussi s’impose.
Donc le continent noir c’est celui de tout ce qui est un peu illégal, que ce soit au niveau des drogues, au niveau du piratage, au niveau de la vente d’armes, au niveau de l’exploitation sexuelle notamment des femmes, mais pas seulement, des mineurs aussi, au niveau des médicaments falsifiés ou autre, au niveau des vols d’identité. Donc c’est là que se réfugient les activités illégales qui ont des retombées sur le continent réel, les masses continentales que sont les nôtres.
J’espère que cette vision continentale séduit votre imaginaire parce qu’on va avoir besoin de ça pour continuer à réfléchir.
Ça va ? Vous n’êtes pas trop perdus ?
Quand Internet s’est développé dans les trois couches ce n’était pas planifié. Le gouvernement américain, en 1996, a eu la sagesse de dire « comme on ne sait pas ce que c’est, mais on sent que c’est important, que ça va devenir une ressource critique, on ne va pas la réguler, on va la laisser se sédimenter justement dans ses couches, etc., dans ses différents continents, bleu, orange et noir et, pendant longtemps, ça a été un peu financé, on va dire, à perte. On y va, on y va, on y va, mais certains des réseaux sociaux n’étaient pas en bourse, on n’arrivait pas à trouver le modèle économique de l’Internet. C’est quand on a commencé à se rendre compte qu’on pouvait récupérer des données et les exploiter que l’idée d’une exploitation minière de la donnée a commencé à émerger comme étant le modèle économique.
Une idée de ce que sont ces données. Vous avez tous dû voir parce que ça circule beaucoup sur Internet et c’est régulièrement mis à jour, ce qui se passe en une minute sur Internet, le flux de données. Par exemple 29 millions de messages par WhatsApp, 33 millions de posts sur Facebook. En une minute ! C’est juste monstrueux en termes d’interaction et en termes d’échanges et de partage et de participation. Quand on parle d’une culture de la participation c’est ça qu’on évoque, ce sont des photos, des recherches sur Google, des vidéos sur YouTube. En une minute, plus que ce que toutes nos chaînes de télévision ont pu fournir en 30 ans ! Donc c’est juste massif. On est dans des échanges de données massifs, surtout cette couche physique dont on a vu à quel point elle irrigue certaines régions plus que d’autres.
Pendant ce temps-là nous on réfléchit. Les données, le mot « données », en anglais data, c’est sympa comme mot puisque c’est l’idée qu’on donne, qu’il y a une volonté de partage. Et cette caractéristique d’Internet, cette culture du partage, je vous disais au début que les inventeurs n’ont pas voulu le privatiser et le breveter, donc il y a cette idée de démocratisation du contenu, de la connaissance, de l’information. Ça n’est qu’au fur et à mesure qu’on développe le modèle d’affaires. Pour trouver un modèle d’affaires ça a été problématique et il commence maintenant à être stabilisé, donc je peux vous en parler de manière plus précise avec ce triangle de base.
Vous êtes là, usagers, et vous, vous donnez vos données, on vous a entraîné à faire ça, gratuitement et, en échange, vous recevez un autre service gratuit de la part des entreprises du Net, que ça soit la couche logique, que ça soit surtout la couche socio-culturelle, etc. – Facebook vous y entrez sans rien payer, Twitter, etc. – donc le sentiment dans cette relation est un sentiment de confiance, de surf, de plaisir, d’échanges, d’interactions. Vous le sentez là ? Oui ! Vous le sentez bien. OK !
Mais là, du coup, eux qu’est-ce qu’ils font ? Longtemps ils n’étaient pas en bourse, ils étaient à perte. D’accord ? Ça commencé à se construire quand les entreprises réelles, celles qui sont vraiment dans le dur — je vous ai mis Alstom, je vous ai mis les Françaises, EDF, etc., Vivendi — se sont dit « on a besoin d’eux puisqu’ils ont accès à trois milliards, quatre milliards d’usagers, il faut qu’on fasse notre pub chez eux ». Donc les entreprises réelles payent les entreprises virtuelles qui leur permettent de faire de la publicité sur leurs réseaux. L’échange d’argent commence là, entre ces deux groupes. Et puis, et là c’est plus classique, les usagers, eux, vont aller vers les secteurs économiques de ces entreprises-là parce qu’ils ont besoin de services et eux aussi ils vont payer. Donc dans le triangle, la circulation financière est là et eux restent tranquillement en dehors de ça. Vous allez me dire « mais comment ils peuvent faire ? » Ça c‘était la quadrature du Net si je puis dire, et la solution a été trouvée, ça ne va pas vous étonner, par Google, le moteur de recherche, qui a acquis dans les années 90 deux petites entreprises qui n’avaient l’air de rien, DoubleClick et AdSense et là, ils sont tombés sur le jackpot et ils sont retombés sur un système américain très classique d’utilisation de la publicité : c’est la publicité qui va payer pour les médias, comme dans le système américain. Pas l’usager. Le business, les entreprises, le secteur commercial va payer pour la publicité et les contenus, la couche culturelle sera d’accès gratuit pour les usagers.
Encore fallait-il trouver comment monétiser, comment faire payer. La solution trouvée par Google c’est la solution actuelle de faire payer par clic. Chaque fois que vous cliquez c’est comme si vous marquiez votre intérêt, vous faites du like, etc., c’est comme si vous votiez, en quelque sorte, et que vous disiez « ça m’intéresse, ça m’intéresse ». Comme Google peut vous tracer, il peut dire « sur ce produit, sur ce site il y a eu 20 000, 30 000 clics ». Ça commence à devenir intéressant en matière publicitaire quand il y a plus de 20 000 clics et ça permet à Google de dire « nous, on peut vous vendre de l’espace publicitaire et on va augmenter la somme que vous allez nous payer selon le nombre de clics ». C’est AdSense qui fait ça, donner du sens à la publicité. Donc c’est la régie publicitaire classique mais adaptée au numérique. On vous vend une plage.
Mais ça n’est possible que dans un système américain, parce que, pour vous vendre cette plage, il faut qu’on puisse vous profiler, il faut qu’on puisse dire « oui, il y 50 000 personnes ici qui sont intéressées par des voitures rouges ». Il faut pouvoir dire au vendeur de voitures « on a la bonne cible » ; on ne vend pas ça à des gamins qui n’ont pas le droit de conduire ! Donc le ciblage, comme toujours en publicité, est très important. Le profilage. Et là aussi l’exploitation de la trace devient importante et DoubleClick est une entreprise qui avait pour caractéristique d’acheter et d’agréger toutes sortes de listes d’utilisateurs et d’usagers, ce qui est permis dans le droit américain et californien, pas dans le droit français. La MAIF ne peut pas vendre la liste de tous ses sociétaires. L’État peut lui demander un certain nombre de choses, peut-être, pour vérifier, mais normalement en France chaque secteur garde ses listes. La vente et le rachat de listes à des tiers, anonymes, qui n’ont rien à voir avec le secteur, n’est pas autorisée. Aux États-Unis oui. Vous imaginez le truc ! C’est-à-dire que c’est devenu massif. Ils peuvent avoir en même temps vos données bancaires, vos données scolaires, vos données de santé, etc., donc vous faire un ciblage comportemental que vous-même vous ignorez. Ils vous connaissent mieux que vous. Ils anticipent vos goûts. On est sur des algorithmes « prédictifs ». Ce n’est pas prédictif du tout ! C’est basé sur ce qu’on sait de vous, que vous n’avez pas le temps de tout le temps garder en tête parce que la vie continue, etc., mais Google a tout. Et il fait payer les entreprises pour ça. Donc avec ça, on a un modèle d’affaires.
Ça va ? Vous me suivez ? L’économie rapide !
Résultat des courses, eh bien il est là, c’est que les entreprises dont on vient de parler, elles sont pratiquement toutes là dans le top 9, c’est devenu des médias. Ce sont des entreprises du Net, certes, mais celles qui vraiment gouvernent, gèrent notre quotidien, ce sont des médias. Dedans on retrouve Comcast qui a aussi acheté des médias. Alphabet c’est le nouveau nom de Google, oui, parce qu’il a pratiquement des applications qui représentent toutes les lettres de l’alphabet sauf une, Q, pour Qwant, et là arrive un groupe récemment créé en Europe pour essayer de faire le contrecoup et vous retrouvez quelques Français, Vivendi qui est notre premier français, Lagardère, France-Télévisions, TF1 qui essaient de se placer sur le numérique. Regardez la taille ! C’est ça la situation de monopole, en quelque sorte, et de position acquise des États-Unis ; ce n’est pas une question de complot ou autre, c’est une position acquise. Ils étaient là les premiers, ils ont inventé un modèle d’affaires, ils en retirent le plus de bénéfices.
Évidemment cette situation a posé un certain nombre de problèmes. C’est-à-dire qu’un certain nombre de gens, moi, d’autres, la MAIF, se sont dit « il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, on est en train de perdre nos données, on n’a aucun contrôle. Il y a de la surveillance, il a du dark web, il faut qu’on essaye de modifier ce système de gouvernance de manière à pouvoir reprendre du contrôle, du contrôle politique éventuellement, régulatoire si nécessaire ». C’est tout le débat de cette transition.
Dans les acteurs de cette transition il y a tout. Il y a les médias, il y a les citoyens, les ONG, il y a l’UNESCO, il y a ICANN évidemment, les Nations-Unies, enfin bon ! Tout le monde s’est réuni, la gouvernance est un processus multi-acteurs et on discute à la fois d’infrastructure, la couche physique, de la couche du développement et de l’économie et puis de la couche socioculturelle. J’ai pris ce petit diagramme assez amusant parce qu’est vraiment l’idée que c’est en cours.
On a réussi, depuis le sommet mondial sur la société de l’information en 2005, à obtenir qu’il y ait une discussion globale de toutes ces questions qui dépassent ICANN, sortir de cette première gouvernance technique parce que les problèmes politiques, culturels, etc., sont devenus énormes et surtout sont devenus transfrontières, ce n’est plus simplement un problème américain. Donc on a créé une instance différente, qui s’appelle le Forum sur la gouvernance de l’Internet [7], dans lequel ICANN est invité – tous ceux qui décident des normes, des adresses, etc. sont là –, mais aussi la société civile, des citoyens comme vous et moi, le secteur privé dont la MAIF, bien entendu, mais aussi tous les politiques, les gouvernements et sous l’égide du l’ONU, en disant puisque c’est devenu un système mondial, il faut peut-être que ça soit quand même régulé par un système mondial. Voilà la situation actuelle depuis 2005/2006 : ICANN continue à réguler d’un point de vue technique, mais il y a aussi des discussions sur les droits de l’homme qui ont lieu autour du Forum sur la gouvernance de l’Internet. C’est donc un forum multi-acteurs dans lequel on se retrouve, par exemple la France y est, etc.
Et on a obtenu du gouvernement américain qu’il cède ses droits sur Internet. Depuis 2016, les Américains se sont effectivement mis d’accord pour dire « OK, si vous voulez on va libérer Internet de notre seule emprise, on accepte qu’il soit gouverné autrement ». Donc IANA et ICANN et le département du Commerce américain ont accepté de faire expirer [8] leur relation privilégiée, vous l’aviez vu dans les premières slides. Donc nous sommes en ce moment dans une période de transition, ça s’est fait sous Obama, et on a deux ans, ça va finir cette année, en 2018, pour arriver à proposer une solution de ce que pourrait être une nouvelle forme de contrôle de l’Internet à un niveau mondial. On est à moment historique, je ne sais pas si vous le sentez. C’est pour ça qu’il faut vraiment se cultiver et après il faut se préparer à éventuellement agir et à voir ce qu’on peut faire, mais c’est officiel.
Alors, à quoi ça pourrait ressembler ?
Une idée serait de faire WICANN, genre Yes We Can, World ICANN, c’est un peu un hommage déguisé à Obama, de le remplacer par un organisme mondial où on retrouve les serveurs racine, maintenant vous connaissez tout ça, les noms de domaines, tout ce qui serait les registres régionaux, IETF [Internet Engineering Task Force] pour les normes, et tout ceci créerait un Conseil mondial de l’Internet. Ça vous botte ? Vous dites « oui, mais Conseil mondial de l’Internet, ONU, 192 pays, là-dedans il y a une cinquantaine de démocraties, est-ce que je veux vraiment que ça soit le vote combiné de certains pays théocratiques et autoritaires qui décide de ce qui va se passer avec ma liberté sur Internet ? » Je vous vois là ! Là on devient tiède ! Ça avait l‘air d’une mauvaise idée que ce ne soit que pour les États-Unis, cette situation de guerre froide, colonialisme. Pas sûr ! Est-ce qu’on veut vraiment que l’ONU contrôle une instance de démocratisation de la connaissance qui peut tomber sous la coupe d’États pour qui l’information c’est le secret ? Vous sentez bien les enjeux. Alors on essaye de border ce à quoi pourrait ressembler cette gouvernance, en se disant qu’il faut aller vers une espèce de traité et il faut que ce traité ait un certain nombre de principes acceptés par tous, quel que soit le régime politique. Rêvons !
Déjà accepter, parce que quand on parle à certains pays d’ouverture, vous voyez, déjà là, même sur le principe ils ont un problème. Je vous laisse penser lesquels.
Sécurité, ça ils sont relativement tous partants.
Fermer, ça tous les pays, souveraineté, etc., ça c’est possible.
Interopérabilité, rendre mes données, mes applications compatibles, celui-là aussi est dur à négocier, mais là c’est une portée technique qui peut intéresser tout le monde.
La diversité ça n’intéresse pas tout le monde ; ce sont les Français qui poussent beaucoup les questions de diversité, de langue, etc.
Et la neutralité du réseau, l’idée qu’il n’y ait pas un Internet à deux vitesses, certains qui ont des données très rapidement et d’autres pas.
Voilà à quoi ça ressemblerait au niveau des contenus et des principes. Ça donné NETmundial [9] au Brésil où ces principes ont été discutés et on commence à avoir une diplomatie autour de ça.
Et puis, au niveau du principe, on a mis aussi l’idée que ça devait être multi-parties prenantes, c’est-à-dire surtout pas que les gouvernements : la société civile, les universitaires, les techniciens, les ingénieurs, garder présents tous ces acteurs du départ, ne pas en éliminer un et ne pas donner le pouvoir juste aux gouvernements. Ça c’est encore une question qui est en débat, qui est de plus en plus acceptée et qui suppose un processus où il faut qu’on soit transparent, il faut qu’on rende des comptes, il faut qu’il y ait une participation critique, il faut que ça soit inclusif, y compris donc les communautés qui sont en handicap, qui ont besoin d’accessibilité et qui font partie de la société civile, elles sont très représentées, je vous rassure. Le processus est complexe et vous voyez que là aussi il peut y avoir des difficultés de mise en œuvre. Il faut s’assurer que chaque acteur s’y retrouve sinon ça ne va pas marcher.
Donc on est sur un mode d’organisation que je vous montre ici où l’État reste dans sa mission principale, assurer la souveraineté, la sécurité de ses citoyens, que ce soit en ligne ou pas. Les entreprises, elles, ont besoin de stabilité et de confiance parce qu’il faut puissent faire le commerce et le commerce déteste quand c’est instable. Et la société civile, nous, on est encore sur nos débats sur les droits de l’homme, la vie privée, la liberté d’expression et les questions que nous nous posons ce sont celles de protection des données, des usages responsables. On est en train d’essayer de se diviser un peu les tâches. Vous voyez que chacun retrouve ses billes, mais l’idée c’est qu’on soit tous dans le design de départ. Après chacun retrouve ses missions, mais au départ il faut qu’on soit tous ensemble pour décider des orientations. Et c’est ça une gouvernance bien comprise. Ce n’est pas de dire « vous société civile, vous appliquez ! Ça a été décidé, vous appliquez ! » Non ! La société civile est là dès le départ en disant « nous on veut que dans le design des applications il y ait la protection des données ». Et vous savez qu’on a passé un traité qui sera mis en application bientôt. Donc les combats sont là.
Ce que je vous présente est super condensé, mais j’espère que vous comprenez aussi à quel point c’est complexe, mais tout est lié et il faut vraiment le penser dans sa globalité. C’est cette culture générale qu’il faut avoir. Après vous allez avoir des modes d’action à vous, qui sont plus ciblés, au niveau de vos compétences et de vos envies. Mais il faut agir.
Et là je change de casquette, comme je vous disais, je me place côté société civile et d’ailleurs les universitaires, à l’ONU, sont considérés comme faisant partie de la société civile, pas des États, mais de la société civile, donc avec beaucoup plus d’indépendance et d’autonomie que si on était des États ; on est indépendants, même si on est payés, qu’en France on est fonctionnaires, mais ce n’est pas le cas dans d’autres pays. Donc côté société civile et côté usagers qui est celui qui intéresse la MAIF et qui m’intéresse aussi parce qu’on peut avoir le sentiment de pouvoir un peu agir sur ces évènements énormes qui sont en train, je vous le dis, de gérer notre espace public commun.
Toujours sur les couches, rappelez-vous le mille-feuilles, il y a la question de l’accès, il faut pouvoir accéder, vous avez vu la fracture numérique, dans chaque pays il y en a une, il faut donc une neutralité du Net, c’est-à-dire un accès pour tous, des systèmes sécurisés et puis des données protégées, qu’on sache où elles sont stockées, archivées, etc., pas volées, pas perturbées.
Et puis dans la couche logique, la couche des contenus sociaux, les questions c’est cette histoire de vente à des tiers, rappelez-vous DoucleClick qui peut vendre des listes partout, y compris des listes françaises aux États-Unis.
La protection de la vie privée.
Les données et leur portabilité, c’est-à-dire l’idée que vous puissiez partir d’un serveur ou d’un portail pour aller à un autre en emportant tout avec vous. Pour le moment si, par exemple, vous voulez partir de Facebook, Facebook garde tout : vos images, vos photos de famille, tout le bataclan, pas portable. Or, si c’est interopérable, le combat de l’interopérabilité, vous devriez pouvoir tout prendre, mettre dans un autre système et les deux systèmes doivent se causer.
Le droit à l’oubli. Vous vous souvenez de ce gros problème d’arriver à effacer certaines traces quand on estime qu’on est injustement interpellé en ligne.
Le pluralisme des moteurs de recherche parce que n’être dominé que par Google ça pose quand même un problème, même si Google est génial.
Et puis la transparence de l’information et actuellement le débat qu’on a c’est celui des fake news. Il se trouve que je suis dans le groupe d’experts de haut niveau de l’Union européenne sur les fake news et croyez-moi, on rebat toutes les cartes de ça, en fait, juste à partir de cette petite question de la fake news, de la désinformation.
Donc vous, en tant que personne, vous pouvez choisir d’agir dans n’importe lequel de ces domaines et ça avance, je vous rassure. Je suis dans un pep top, un truc optimiste, ça avance.
La portabilité des données, d’abord on se disait ça va être impossible, ce n’est gérable, etc. Mais en jouant sur la couche logique, la couche interopérable, on peut, et il faut aussi y mettre un peu de droit donc ça arrive très bientôt, ça sera en vigueur en mai 2018 [10], ça va concerner tout le monde, que ce soit les maires, les municipalités, etc., les rectorats, vous êtes tous amenés à réfléchir à ça, parce qu’il va falloir garder le côté ouvert et interopérable – vous reconnaissez les principes dont je vous parlais, de la gouvernance – et puis cette possibilité de récupération.
Des standards qui restent ouverts, toujours la couche logique, là, vous ne me bloquez pas la couche logique s’il vous plaît, donc ça permet aux consommateurs d’être dans une relation transparente.
À la MAIF je pense que vous êtes assez en pointe sur cette question. Les Américains ont devancé ça en disant « ah ! mais si on vend ça à l’avance, si on crée la portabilité, ça va encore plus nous amener de clients ». Donc la portabilité, dire « je peux aller ailleurs », ce n’est pas anti-commercial. En fait ça attire, ça suscite encore plus de concurrence.
Le droit à l’oubli ça y est c’est passé. La première fois que j’en ai parlé à Google c’était avec le Conseil de l’Europe, il a dit : « Ça nous intéresse » et ils l’ont mis en place eux-mêmes. Google a décidé, vous remplissez tout simplement un petit document comme ça, vous nous faites une demande, puis on va prendre en compte, on va décider et on supprimera ou pas. Vous voyez qu’ils ne suppriment pas tout et ils font des rapports sur ce qu’ils suppriment, il y a la question de la transparence, mais on peut donc être déréférencé. On peut enlever vos traces de l’Internet, en tout cas au niveau de votre nom ; le contenu ne changera pas nécessairement mais au niveau de votre nom. On essaye en ce moment de faire que ce ne soit pas que Google qui décide, c’est la petite bataille dans laquelle on est, mais on y est et la CNIL est aussi en train de surveiller tout ça.
La neutralité du Net on l’a sanctuarisée dans le droit européen et vous avez vu, si vous avez suivi l’actualité, que la Federal Communications Commission, la commission qui s’intéresse à Internet et aux médias aux États-Unis, vient de la supprimer aux États-Unis. Mais rassurez-vous, les États-Unis étant, eux aussi, pays de liberté d’expression, il y a 22 États en ce moment qui sont en train de faire un recours auprès du gouvernement américain pour qu’elle soit réinstallée. Cette idée d’un Internet à deux vitesses, donc d’une citoyenneté à deux vitesses, passe très mal à cause de cette culture qui s’est développée, vous avez vu, les échanges gratuits entre les usagers et les plateformes. Les plateformes ne veulent pas qu’on enlève la neutralité du Net pour pouvoir faire passer plus de services, ce sont les câblo-opérateurs, ce sont les autres qui le veulent. En France ça en fait partie, donc là aussi on avance.
La traçabilité des données, Michel Trinquet vous en parlait tout à l’heure, en France et en Europe on a maintenant un moteur de recherche qui ne trace pas [Qwant [11]], donc qui permet de chercher, de faire des requêtes d’informations sur le Net sans vous tracer. Donc il y a des moteurs respectueux de la vie privée, il suffit de faire jouer la concurrence. S’il y en a qui ne sont pas respectueux et qu’on en crée qui sont respectueux, eh bien ça donne du choix aux consommateurs. Et vous, en tant que consommateur, votre intérêt c’est d’avoir des moments où vous êtes sur Google parce que ça ne vous dérange pas d’être tracé, ça vous intéresse peut-être même, et des moments où vous ne voulez pas être tracé, par exemple quand vous êtes en position d’enseignant, que vous avez des élèves dans la classe, c’est une responsabilité, en tout cas en France, donc il y a Qwant Junior, par exemple, qui a été créé dans ce but-là. C’est simplement rétablir un peu, si vous voulez, la concurrence au sens le plus noble du terme, de rééquilibrage des positions par rapport à des positions acquises au départ et une culture commerciale de départ qui est la culture américaine pour y remettre des valeurs culturelles qui sont les nôtres. Ça va se faire.
La promotion de l’éducation. Là, hum ! Que dire ? Il n’y a pas beaucoup de formation au numérique ni au médiatique dans les écoles. Il y a bien le CLEMI [Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information], il y a bien CANOPÉ, il y a bien des référents numériques, etc., et les rectorats essayent un maximum de le faire. Ça n’est pas dans les programmes, dans les disciplines ! C’est considéré comme une chose transversale ce qui, à mon avis, est devenu insuffisant et c’est un débat qu’on pourra peut-être avoir. L’urgence de comprendre cette culture générale-là, à mon avis, dépasse certaines autres priorités parce qu’on est quand même dans la citoyenneté numérique et, au bout du compte, il y a à la fois de l’emploi et du vote. Donc on a un devoir, je pense, au niveau de l’école de former à cela. C’est un débat.
Les biens communs, rappelez-vous le continent orange, sont souvent dans le Libre, dans l’évolutif du Libre. Ce sont des lieux qui ne sont pas rivaux, où on peut vraiment s’échanger des informations et le fait d’utiliser une information ça ne la vide pas, elle reste, donc d’autres peuvent s’en servir, c’est ce que veut dire non rival, c’est comme ça que la connaissance se développe. Donc là il faut vraiment se battre pour qu’il n’y ait pas que des services payants et propriétaires. En ce moment il y a urgence parce qu’un certain nombre de services qui étaient libres, qui étaient ouverts et gratuits sont en train, maintenant, de vous faire payer : premium, freemium, des choses comme ça et ça c’est sur vos données, sur vos dons gratuits à vous, il y a quelque chose qui n’est pas très éthique là-dedans et c’est dans les biens communs qu’on peut encore retrouver des valeurs de service public, tous.
L’e-inclusion, c’est lié bien sûr à plusieurs types d’exclusion, une qui est celle de la pauvreté et des inégalités, mais aussi, évidemment, de l’accès et de l’accessibilité donc essayer, dans la mesure des possibles, de penser à toutes les communautés qui sont concernées par la fracture numérique dans laquelle il y a des retraités, des sans-emploi, etc. Donc là il y a aussi du travail à faire pour ramener tous ces groupes de personnes dans le numérique afin qu’elles ne soient pas exclues.
Et quelque chose qui nous rapproche beaucoup, la MAIF et la société civile, c’est cette idée qu’il y a une urgence numérique, il y a aussi une urgence climatique et, en fait, il faudrait qu’on fasse travailler les deux ensemble, que les deux convergent, s’entraident, que notamment le numérique vienne en soutien du climatique et pas simplement pour avoir des satellites là-haut qui surveillent les courants et les modifications du climat. Donc l’idée de la frugalité, l’idée d’avoir un comportement et une consommation frugale d’Internet, deux choses qu’il faut, à mon avis, développer. On sait que, pour le moment, Internet pollue, le numérique pollue, donc le numérique va contre le climatique si on ne fait pas attention. Là vous voyez une ferme de serveurs Google, elle fonctionne au diesel, ce sont des émissions de CO2 énormes : la couche physique d’Internet est une couche polluante. La couche des terminaux, la couche des ordinateurs est polluante. Il y a des produits qu’on n’arrive pas à recycler, des matières, etc. Donc là il y a vraiment un problème et ils sont chauffants surtout, ils contribuent au dérèglement.
Ça commence à faire son chemin. Il y a en ce moment différentes initiatives, l’opération Cœur Vert notamment, où il y a des forêts internet qui sont plantées, où on peut faire contribuer ces instances tellement riches pour planter et reconstruire, si vous voulez, des forêts, donc moins de CO2. Vous savez aussi qu’on commence à mettre des serveurs dans les océans, qu’on en met là-haut dans la couche arctique en disant « comme il fait froid là-bas, que ça réchauffe, ce n’est pas grave ! » Là il y a un manque de culture générale et il faut préciser les enjeux auprès des populations parce que les deux urgences vont ensemble.
Comment agir politiquement aussi, à part mener ces actions dans différents secteurs. Moi j’essaye d’agir du côté de l’Europe, du Conseil de l’Europe notamment. On a essayé de dire que maintenant arrive aussi l’Internet des objets qui est un Internet de plus en plus avec des senseurs, des capteurs où ça va être encore plus ce que je viens de vous montrer au niveau de la frénésie des données et des échanges. Il faut remettre de la citoyenneté là-dedans, donc on a fait une Recommandation sur l’Internet des citoyens [12] qui reprend, vous le voyez, tout ce qu’on a dit, les valeurs de la société civile et les valeurs de la couche culturelle, de la couche socio-culturelle. Cette recommandation existe, vous pouvez aller la voir en ligne.
On en a fait une autre depuis sur les données, l’école et la démocratie.
Et la MAIF n’est pas en reste puisqu’elle a elle-même développé sa charte numérique [13] « Pour un monde numérique résolument humain et éthique », donc une certaine logique qui reste, qui va à la fois dans l’histoire de la MAIF mais qui permet aussi à la MAIF de savoir devenir, de se projeter et d’aider à projeter ses clients. Je pense qu’il faut aller dans ce sens-là et je pense que la prochaine étape, pour la MAIF, c’est que d’autres entreprises solidaires signent une charte similaire. Donc là il y a peut-être un travail à faire de mise en réseau.
Merci de votre attention.
[Applaudissements]