- Titre :
- Le numérique français a-t-il besoin d’un grand planificateur ?
- Intervenants :
- Nicolas Colin - Tristan Nitot - Laure de la Raudière - Hervé Gardette
- Lieu :
- Émission France Culture - Du grain à moudre
- Date :
- Janvier 2015
- Durée :
- 39 min 46
- Pour écouter l’émission Du grain à moudre : Le numérique français a-t-il besoin d’un grand planificateur ?
Transcription
Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans du Grain à moudre. Nous sommes ensemble jusqu’à 19 heures. Une émission préparée par Fanny Richez, Céline Leclère, Antoine Dhulster, réalisée par Jean-Christophe Francis, à la prise de son Bruno Gagnaire Fontanille.
Qu’on se le dise : Emmanuel Macron ne va pas fermer l’œil d’ici dimanche soir, ou alors très peu. Le ministre de l’Économie a l’intention de suivre jour et nuit les travaux de la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, chargée d’examiner la loi qui porte son nom. Le même Emmanuel Macron déploiera-t-il une énergie identique au printemps prochain, lorsqu’il s’agira de défendre le projet de loi relatif au numérique ? Ce serait logique. Certes, c’est sa secrétaire d’État, Axelle Lemaire, qui sera en première ligne sur le sujet. Mais on voit mal le patron de Bercy se dessaisir d’un texte censé organiser la révolution économique, culturelle et politique engendrée par le numérique. Car notre monde est en voie de « numérisation », une mutation profonde qui pose la question du rôle des pouvoirs publics, de leur façon d’accompagner ces changements. L’État doit-il avant tout être un facilitateur pour les entreprises du numérique ? S’impliquer davantage en fixant des objectifs industriels, dans une version digitalisée du colbertisme ? « Le numérique français a-t-il besoin d’un grand planificateur ? » C’est notre sujet du jour.
Et pour en discuter, j’ai le plaisir de recevoir trois invités, à commencer par vous, Laure de la Raudière. Bonsoir.
- Laure de la Raudière :
- Bonsoir Hervé Gardette.
- Hervé Gardette :
- Députée UMP d’Eure-et-Loir, vous êtes la coauteure, avec la députée socialiste Corinne Erhel, d’un rapport consacré au développement de l’économie numérique, que vous avez présenté en mai dernier à l’Assemblée nationale, rapport intitulé « Agir pour une France numérique, de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ». C’est un rapport parmi d’autres qui est censé alimenter le futur projet de loi sur le numérique, tout comme est censée alimenter cette loi la concertation nationale sur le numérique lancée début octobre par le Conseil national du numérique, auquel appartient notre deuxième invité, Tristan Nitot. Bonsoir.
- Tristan Nitot :
- Bonsoir.
- Hervé Gardette :
- Le CNNum [1], j’en dis un mot, c’est une commission consultative indépendante, vous y êtes, une commission assez large donc à laquelle vous appartenez. Vous êtes par ailleurs, Tristan Nitot, fondateur de Mozilla Europe qui est une fondation, c’est ça, qui développe, alors peut-être son produit disons le plus connu, c’est le navigateur web Firefox [2].
- Tristan Nitot :
- Oui, c’est ça, utilisé sur plus de quatre cents millions de machines dans le monde. C’est une organisation à but non lucratif.
- Hervé Gardette :
- Voilà. Et utilisé dans un certain nombre d’administrations publiques d’ailleurs. Troisième invité, Nicolas Colin. Bonsoir.
- Nicolas Colin :
- Bonsoir.
- Hervé Gardette :
- Vous êtes ingénieur, inspecteur des finances et entrepreneur. Vous dirigez The Family [3] qui est une entreprise qui accompagne le développement des start-up françaises. Vous êtes le coauteur d’un ouvrage paru en quelle année ? Rappelez-moi, 2012 ?
- Nicolas Colin :
- En mai 2012.
- Hervé Gardette :
- L’âge de la multitude. Entreprendre et gouverner après la révolution numérique. Vous l’avez écrit avec Henri Verdier, ça a été publié chez Armand Colin. Il y a une deuxième édition qui va paraître en format poche, je crois que c’est au mois d’avril prochain. Alors c’est avec vous que je voulais commencer, en fait, Nicolas Colin. On va s’interroger sur donc la place de l’État dans la définition d’une stratégie numérique. Avant de définir une stratégie numérique il faut peut-être commencer par définir quel est le champ d’intervention de cette stratégie. Le champ d’intervention est-ce que c’est la politique industrielle et seulement ça ? Eh bien non, c’est ce qu’on peut lire sous votre plume, dans ce livre « L’âge de la multitude », Nicolas Colin, « le numérique n’est pas un secteur industriel », je vous cite, « la grande erreur de bien des politiques économiques est de considérer le numérique comme un secteur industriel et de le traiter comme tel. On parle de filière numérique comme on parle de filière agricole, c’est oublier que l’essentiel de la création de valeur et d’emplois proviendra de la puissance transformatrice de ces technologies dans les autres filières ». Est-ce que ça veut dire que, quand on parle d’économie numérique, on devrait peut-être se contenter de parler d’économie, puisque le numérique englobe tout ?
- Nicolas Colin :
- Alors oui, pour faire une réponse courte, c’est exactement ça. Quand on parle du numérique, on parle, à terme en tout cas, de toute l’économie, parce que le numérique c’est une sorte de principe qui se diffuse et qui se réplique de filière en filière, qui s’est amorcé sur les filières qui étaient les plus faciles à transformer pour les entrepreneurs de l’économie numérique, qui étaient les filières qui s’étaient organisées autour des actifs les plus immatériels, d’où les industries créatives, d’où la publicité.
- Hervé Gardette :
- Est-ce que ça veut dire qu’il faut prendre garde à ne pas développer une filière numérique qui permettrait de se contenter de ça ?
- Nicolas Colin :
- C’est exactement ça. C’est-dire qu’il faut considérer par principe, moi ma conviction et celle d’Henri Verdier, avec qui j’ai écrit, et celle de beaucoup d’autres, c’est qu’on ne peut pas faire une bonne politique industrielle du numérique si on ne considère pas, par principe, sans même chercher à le démontrer, que, à terme, toutes les filières de l’économie et toutes les entreprises deviendront des entreprises numériques. Et donc une politique industrielle de développement du numérique, ce n’est pas développer le numérique à côté de tout le reste de l’économie, c’est vraiment orchestrer, en quelque sorte, la transition numérique de l’ensemble de notre économie, pour que nous n’abandonnions pas aux Américains et aux Chinois toutes les positions dominantes dans ces filières, une fois qu’elles seront profondément transformées.
- Hervé Gardette :
- Laure de la Raudière est-ce que c’est une conviction que vous partagez ?
- Laure de la Raudière :
- C’est une conviction que je partage complètement. J’ai en mémoire, par rapport au rôle, vous avez parlé de rôle planificateur de l’État. Ça m’a paru très bizarre comme expression.
- Hervé Gardette :
- Il y a eu un commissariat au plan, qui a pris une autre forme aujourd’hui.
- Laure de la Raudière :
- Oui, mais à l’ère du numérique et dans l’économie numérique on ne planifie pas. Moi je trouve que c’est complètement contradictoire et ça m’a rappelé la rencontre que j’ai eue avec le Maire de San Francisco dans une visite dans la Silicon Valley, où on lui posait naïvement la question de savoir ce que, lui, faisait pour les entreprises de San Francisco, comment il réussissait à un tel succès dans l’économie numérique. Il nous a répondu, un peu malicieux, il nous a dit : « Les entreprises, nous, on leur fiche la paix ». Alors je ne sais pas s’il faut aller jusque là, parce que je pense que l’État a un rôle à jouer dans l’animation des écosystèmes, dans la création d’un contexte favorable, que ce soit un contexte fiscal, un contexte social, des infrastructures de qualité, mais certainement pas une planification.
- Hervé Gardette :
- Tristan Nitot, on ne planifie pas le numérique ? Ça ne sert pas en partie à ça le Conseil national du numérique ?
- Tristan Nitot :
- Il faut être clair. Le numérique c’est surtout une révolution numérique et je ne crois pas qu’on planifie une révolution. C’est un grand changement, avec des nouvelles règles qui arrivent, et qui bousculent successivement une économie puis d’autres, un secteur de l’industrie puis une autre industrie, et encore un autre. Alors on peut apprendre, anticiper ces changements, mais, d’après moi, le rôle de l’État ça va être de s’assurer que cette révolution se fait le mieux possible, pour que la France ait vraiment une place dans les grandes puissances de l’économie numérique dans le futur. Et puis, aussi, en s’assurant qu’on a des règles qui sont saines pour la société en général, en termes de gouvernance, mais aussi en termes de fiscalité, parce qu’il y a beaucoup de, comment dire, d’« optimisation fiscale », avec beaucoup de guillemets, pour ne pas dire évasion, et là aussi, il va falloir légiférer de façon à s’assurer que les géants de l’Internet payent leur dû, en termes d’impôts, pour payer des infrastructures.
- Hervé Gardette :
- Nicolas Colin nous disait qu’il ne faut pas réagir en termes de filière numérique parce que ça va, à terme, englober l’ensemble du secteur économique, pas seulement économique, d’ailleurs, s’agissant du numérique.
- Laure de la Raudière :
- L’éducation, la santé aussi, les institutions.
- Hervé Gardette :
- La politique, dont vous êtes une des représentantes ce soir, Laure de la Raudière. Mais est-ce que, aujourd’hui, le monde politique, d’après vous Tristan Nitot a conscience de ça ? Ou bien est-ce qu’on n’est pas, encore, dans une vision ? Parce que c’est vrai que si on a parlé de planification, de colbertisme, c’est bien parce que c’est une lourde tradition française s’agissant de la politique économique. Est-ce que, quand on parle de numérique, le monde politique a conscience qu’on ne peut pas avoir la même grille de lecture ?
- Tristan Nitot :
- Moi, c’est mon job en tant qu’entrepreneur. Et si je donne du temps au Conseil national du numérique, puisque j’y suis bénévolement, c’est bien pour aider à cette transition, et à ce que la classe politique, qui n’est pas toujours aussi avancée que Laure de la Raudière dans le domaine, et quelques-uns de ses collègues, à comprendre ce que c’est que le numérique et en quoi les règles sont changées. Le travail que je fais c’est un travail d’explication et de pédagogie, pour comprendre comment le numérique est vraiment en train de dévorer et de changer le monde, de façon à ce que la classe politique soit toujours aussi moteur et pas, comme ça arrive parfois, un peu un frein. Dieu merci, ce n’est pas le cas pour tous, mais il faut faire œuvre de pédagogie pour que la classe politique accompagne cette révolution, et qu’elle soit la plus favorable possible à la France.
- Laure de la Raudière :
- Vous pouvez le dire monsieur Nitot, on n’a pas été bons sur certains sujets, que ça soit dans la précédente législature ou que ça soit dans cette législature. Que ça soit HADOPI ou la réponse, plus récemment, sur le problème des taxis et des véhicules avec chauffeur, les gouvernements successifs n’ont pas apporté la bonne réponse à la question qui était posée. Donc il y a un vrai travail de pédagogie à faire auprès des élus, auprès des institutions.
- Hervé Gardette :
- Est-ce qu’on pourrait parler, même, d’un travail d’évangélisation, puisque dans le monde du numérique il y a des chefs évangélistes ? Est-ce que vous vous sentez un peu comme une chef évangéliste à l’Assemblée nationale ?
- Laure de la Raudière :
- Je me sens, quelquefois, pas du tout comprise par mes collègues, très clairement sur les lois qui touchent le numérique, notamment quand le numérique s’invite dans une transformation de la société qui est souvent très brutale. Donc c’est difficile de voir que, finalement, il y a des services qui se développent, qui sont tout de suite adoptés par la population, que ça soit Google News, que ça soit les véhicules avec chauffeur par des plates-formes telles que Uber ou BlaBlaCar, enfin véhicules avec chauffeur, c’est plutôt LeCab, et qui mettent à mal les systèmes économiques traditionnels, et qui mettent à mal des emplois, en fait, directement en France. Et donc, le politique a souvent volonté de protéger, par des espèces de digues de sable, l’existant, plutôt que d’investir pleinement cette révolution numérique et finalement de faire gagner la France. C’est bien l’enjeu aujourd’hui, c’est faire gagner la France dans la révolution numérique actuelle.
- Hervé Gardette :
- Nicolas Colin, est-ce que c’est une forme de conservatisme politique qui pourrait expliquer un certain nombre de retards de la France dans le domaine du numérique ? Je vais encore vous citer dans le livre L’âge de la multitude, on ne va pas le faire trop non plus parce qu’il faut lire le livre, mais vous écrivez « comment un pays qui a donné naissance à tant d’entreprises technologiques, qui compte au moins soixante-dix mille représentants — on était en 2012 — parmi les un million trois cent mille de salariés de la Silicon Valley, comment ce pays peut-il avoir tant de peine avec le numérique ? À l’évidence les efforts de la France en matière de numérique sont mal orientés ».
- Nicolas Colin :
- Vous parlez de conservatisme. Il faut prendre conscience du fait que la transition numérique c’est le passage d’un paradigme à un autre. Ce ne sont pas quelques changements à la marge, ce ne sont pas quelques mutations isolées sur un petit périmètre. Toute la société change, et ce à quoi nous assistons, c’est une relève des institutions, en fait. La protection sociale change, le marché du travail change, la réglementation des différents secteurs de l’économie change, et donc, face à un changement d’une telle ampleur, les politiques sont dépassés pour deux raisons. La première raison pour laquelle ils sont dépassés, c’est qu’ils ont du mal à appréhender l’ampleur de cette transition, tellement elle affecte des dimensions différentes de la société, et tellement elle bouleverse nos institutions, institutions au sens large, socio-économiques. Et la deuxième raison pour laquelle ils se sentent dépassés, c’est qu’ils ont l’impression que, comme tout change, comme on assiste à une sorte de relève généralisée, ils ont peur d’être emportés par la vague. C’est-à-dire que la transition numérique aboutisse, aussi, à une sorte de relève des dirigeants politiques eux-mêmes et que l’élite, en fait, qui gouverne le pays aujourd’hui et qui dirige les grandes entreprises disparaisse en quelque sorte avec l’ancien paradigme.
- Hervé Gardette :
- Je vais vous faire écouter quelqu’un qui dit à peu près la même chose que vous par rapport au fait que les politiques seraient dépassés, peut-être de manière un petit peu moins urbaine, mais ce qui m’intéresse, en vous faisant écouter cet extrait, c’est l’exemple qu’il va évoquer. Je ne vous en dis pas davantage pour l’instant sur l’exemple, en revanche l’identité de cet interlocuteur c’est Laurent Alexandre, que vous connaissez probablement, qui est médecin fondateur de Doctissimo, qui travaille beaucoup, enfin qui a réfléchi beaucoup sur le projet prêté à Google, projet transhumaniste. On l’avait reçu le 4 octobre dernier, au moment, justement, du lancement de la consultation sur le numérique, c’était notre forum de France Culture à Sciences-po sur le numérique, on avait une émission intitulée « Google est-il un projet politique ? ». Écoutez-le : « On a un vrai problème. Notre régulateur, c’est-à-dire l’État, est incompétent. Il connaît mal la technologie, face à ces nouveaux géants qui concentrent les meilleurs cerveaux du monde. Il va bien falloir changer d’élite politique au moment où nous changeons de mode de fonctionnement politique. Vous savez bien que ni Sarkozy, ni François Hollande n’ont d’ordinateur. Nos élites sont des bras cassés informatiques. Il leur est très difficile de comprendre le monde technologique dans lequel nous rentrons. C’est la raison pour laquelle Jacques Chirac, qui n’avait pas non plus d’ordinateur sur son bureau, a lancé cette pantalonnade de Quaero [4], qui a coûté des centaines de millions d’euros. L’objectif était de dépasser Google, il y a quelques années. Ça a été un plantage monstrueux et c’est tombé à l’eau ». Alors, cette pantalonnade de Quaero, comme dit Laurent Alexandre, c’était un projet franco-allemand, lancé il y a quelques années, donc c’était au milieu des années 2000, développé par Thomson. Il s’agissait de créer un concurrent de Google et de Yahoo. Tristan Nitot, est-ce que quand l’État, disons, se prend pour un entrepreneur dans le domaine du numérique, c’est forcément voué à l’échec ? Ou bien est-ce qu’on peut voir, ailleurs, des résultats un peu plus probants ?
- Tristan Nitot :
- Peut-être que les Chinois vont nous contredire, parce qu’ils sont assez étonnants de ce point de vue-là, mais je ne sais pas si on peut parler de démocratie, donc on ne peut pas appliquer ce genre de recette. Pour être franc, je ne crois pas beaucoup à la capacité de l’État à être entrepreneur, parce que monter une start-up c’est avoir une idée, être capable de s’acharner avec des petits budgets, énormément de travail, et beaucoup d’agilité, et ça, ce ne sont pas les qualités de l’État.
- Hervé Gardette :
- Ce ne sont pas non les qualités d’une entreprise, par exemple comme pouvait être Thomson, c’est-à-dire surdimensionnée pour ce genre de projet.
- Tristan Nitot :
- Et ça n’est pas la qualité d’un très grand groupe industriel, qui, on le voit, a souvent tendance à innover en rachetant des petites structures avec des produits naissants, des produits qui ont été élaborés par une petite équipe, de façon très dense, avec un travail intense et, en fait, c’est comme ça qu’ils innovent. Ils rachètent une boîte, ça lance un produit, une nouvelle gamme de produits, et puis, après, ils en rachètent une autre, etc. C’est juste que ça n’est pas possible de faire ce genre de choses, ou alors on n’a pas trouvé la recette magique pour le faire. Mais, à mon avis ce n’est pas possible.
- Hervé Gardette :
- Donc Nicolas Colin, l’État capitaine d’industrie 2.0 , il ne faut pas trop penser à ça ?
- Nicolas Colin :
- On peut y penser mais avec des nouveaux instruments. Le problème qui se passe aujourd’hui, ou qui se passait avec Quaero, c’est que l’État essaye de faire de la politique industrielle, après la révolution numérique, de la même manière qu’il la faisait avant cette révolution. Et, historiquement par exemple, il y a un très puissant instrument de politique industrielle qui est l’achat. C’est-à-dire, pour faire émerger un champion, vous allez acheter massivement ses produits et ainsi lui donner l’impulsion initiale qui va permettre à l’entreprise de grandir et de s’imposer sur le marché, par des effets d’échelle. En fait, vous êtes le plus gros dans le monde d’hier, vous dominez tout. Dans le monde d’aujourd’hui, il ne suffit pas d’être gros, il faut s’allier avec ses clients, il faut rentrer avec eux dans une relation privilégiée, intime, et les enrôler dans la chaîne de production. C’est ce qu’Henri Verdier et moi-même, en empruntant le terme appelé la multitude, c’est-à-dire la multitude joue un rôle actif aujourd’hui dans la désignation des champions. Les entreprises qui dominent l’économie numérique sont celles qui ont le mieux réussi à s’allier avec la multitude.
- Hervé Gardette :
- Néanmoins Nicolas Colin, dans le rôle que peut jouer la puissance publique, vous faites un parallèle, que je trouve assez intéressant, avec l’émergence d’une industrie pétrolière aux États-Unis. C’est-à-dire que vous expliquez qu’il a bien fallu qu’à un moment donné, justement, l’État mette la main à la pâte pour permettre l’émergence de cette industrie-là. Ça peut fonctionner de la même manière pour le numérique ?
- Nicolas Colin :
- Oui, parce que émerger c’est un effort extraordinairement difficile, en fait. Il faut énormément de moyens, énormément de ressources. Il faut une détermination absolue qui est propre aux entrepreneurs. Il faut une capacité d’écoute des clients qui ne comprennent, eux-mêmes, pas très bien leurs propres besoins, et donc, dans cet effort extraordinaire, un petit coup de pouce des pouvoirs publics, ce n’est jamais malvenu. Mais il n’est pas obligé de le faire en désignant un champion a priori, avant même le contact avec le marché, ou il n’est pas non plus obligé de le faire avec de l’achat public. Il peut le faire avec un régime fiscal et là, qui marchait bien pour l’industrie pétrolière aux États-Unis, parce que extraire du pétrole c’était une activité parfaitement identifiée, parfaitement cernée. Là, le numérique se diffuse partout, c’est très difficile à isoler dans une niche fiscale. Et donc, après, il y d’autres instruments sur lesquels on peut revenir.
- Hervé Gardette :
- Laure de la Raudière ?
- Laure de la Raudière :
- Oui, moi je trouve qu’en 2014, il y a eu un phénomène relativement nouveau, où j’ai trouvé qu’en France les astres étaient bien alignés pour le numérique, sans pour autant que l’État, finalement, ne soit responsable pour quoi que ce soit à l’alignement de ces différentes étoiles. D’abord, on a d’excellents entrepreneurs, qui ont été mis en exergue cette année, avec Criteo, Withings, BlaBlaCar. On a aussi une génération d’entrepreneurs qui ont réussi, par exemple je pense à Pierre Kosciusko-Morizet avec PriceMinister, et qui réinvestissent l’argent qu’ils ont gagné dans l’écosystème numérique, donc d’excellents entrepreneurs.
- Hervé Gardette :
- Ça, ça ne date pas de 2014 !
- Laure de la Raudière :
- Non, mais on a tout qui émerge en même temps, comme un effet boule de neige, en 2014. C’est que je ressens profondément cette année. Deuxièmement, des formations qui sont reconnues dans le monde entier comme étant les meilleures, que ça soit les meilleures formations d’ingénieurs ou les meilleures formations de commerce. Avec des jeunes issus de ces meilleures formations, je parle des grandes écoles françaises, Polytechnique, Centrale, HEC, et des jeunes qui, tous, veulent devenir entrepreneurs. Et ça c’est nouveau, c’est relativement nouveau. On a donc des jeunes qui se retrouvent avec des gens de Sciences-po aussi, donc des différents profils, ce melting-pot de profils, qui est formidable pour la création d’entreprises dans le domaine du numérique. Troisième chose, il y a eu plusieurs rapports parlementaires demandés par le gouvernement, le Conseil d’État, aussi, qui dit « il faut que la France devienne leader dans le numérique ». Donc, il y a un effet de pédagogie, aussi, qui a eu lieu en 2014. Et troisième chose, enfin troisième niveau aussi important, ce sont les grands groupes du CAC 40, qui sont, quand même, des puissances financières importantes pour nous, commencent à prendre conscience des enjeux. Ils commencent à comprendre qu’ils sont à risques sur leur propre business.
- Hervé Gardette :
- D’ailleurs, dans les préconisations que vous faites dans votre rapport, Laure de la Raudière, vous suggérez, notamment, que dans les conseils d’administration des grandes entreprises, alors celles du CAC 40, mais enfin, en gros, les grandes entreprises, il puisse y avoir des représentants de cette économie numérique, enfin des startupers, comme on les appelle.
- Laure de la Raudière :
- Oui, mon idée, en fait, derrière ça, c’est que les PDG au plus haut niveau des groupes du CAC 40 prennent conscience des enjeux du numérique et des aspects dévastateurs que ça peut engendrer sur le fonctionnement même de la société. Je prends un exemple, typiquement, dans le domaine des assurances, le monde de l’assurance va être révolutionné très prochainement par l’utilisation des données personnelles des individus pour améliorer l’offre, finalement, et personnaliser les offres des assurances. Il faut que le fonctionnement des startups soit compris au plus haut niveau, pour ne pas que nos assurances, qui sont une force de la France, nos grands groupes d’assurances, soient mis à mal par des startups qui viendraient prendre toute l’activité naissante sur ces secteurs-là, sur ce secteur-là.
- Hervé Gardette :
- Attendez. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il faudrait qu’il y ait des startupers dans les conseils d’administration pour permettre aux grandes entreprises de se protéger de ces jeunes pousses ?
- Laure de la Raudière :
- Non. Pour conseiller le PDG en disant « là je sais que dans le domaine de l’assurance, il y a une start-up hyper intéressante, il faut prendre une participation ou il faut la racheter ». Et il faut avoir le courage, peut-être, de rogner un petit peu sur sa marge, ou sur la rente de l’entreprise traditionnelle, et se lancer dans l’inconnu de cette nouvelle offre, parce que c’est là que vont se faire, sans doute, les affaires de demain.
21’ 55
Musique - France Culture – Du grain à moudre
- Hervé Gardette :
- Le numérique français a t-il besoin d’un grand planificateur ? Nous en discutons ce soir avec Laure de la Raudière, Nicolas Colin et Tristan Nitot. Tristan Nitot, Nicolas Colin, ça vous dirait de siéger par exemple au Conseil d’administration, je ne sais pas moi, disons de Total, par exemple, Tristan Nitot ?
- Tristan Nitot :
- Moi non. Sauf pour les jetons de présence.
- Laure de la Raudière :
- Mais pourquoi pas ?
- Tristan Nitot :
- Non, parce qu’après ça dépend de ses qualités et de ses intérêts. Je pense que ça peut être intéressant si un startuper siège à cet endroit-là. Mais je pense qu’il y a, quand même, beaucoup d’inertie parce qu’il y a un phénomène assez simple qui s’appelle le dilemme de l’innovateur.
- Hervé Gardette :
- Vous avez peur d’être gagné par cette inertie ?
- Tristan Nitot :
- Non, mais je pense qu’en tant qu’individu, ce qui est le plus précieux pour moi c’est mon temps, et donc je suis très stratégique sur la façon dont je l’investis pour arriver à mes fins. Et moi, en gros, je veux servir la France, et je veux changer le monde avec le numérique, en substance. Et donc je ne pense pas que siéger, et je n’ai rien contre Total, mais à cet endroit-là, ce n’est pas là où j’arriverai à faire une différence, parce que je pense que je risque de parler un petit peu chinois. Cela dit, ça ne m’empêche pas, vous voyez, de passer du temps au Conseil national du numérique, parce que je pense que là, par contre, j’ai un effet de levier et je peux être utile. Pour revenir à pourquoi c’est difficile, c’est parce qu’il y a le dilemme de l’innovateur. C’est à-dire que c’est, quand on a un business établi, il y a un moment, il faut accepter de scier la branche sur laquelle on est assis et de lâcher ce qu’on a, qui est établi, qui rapporte beaucoup d’argent, pour se jeter sur quelque chose qui va prendre la relève, mais dans plusieurs années. Et ça, je peux vous assurer que, avec le CAC 40, avec les obligations qui sont liées à la bourse, c’est extrêmement difficile de faire comprendre qu’il faut être capable de dire « oui je vais louper quatre trimestres de suite en bourse parce que je veux favoriser l’émergence de ce nouveau business modèle ». Et ça, la bourse est trop puissante pour permettre ce genre de chose.
- Nicolas Colin :
- Moi j’aurais peut-être un avis plus nuancé. Je pense qu’on est obligé de regarder les spécificités d’un pays comme la France, et de constater qu’il y a une chose que les Américains savent faire et que nous, on ne sait pas faire, c’est faire grandir une entreprise qui part de zéro et en faire un géant mondial, qui va dominer sa filière, à l’échelle globale. On ne l’a jamais fait. Il y a une entreprise qui est bien partie pour le faire sur le marché grand public qui est Blablacar, mais, comme le soulignait Laure de la Raudière, elle a émergé en 2014 en faisant une spectaculaire levée de fonds de 100 millions de dollars auprès d’un fonds, qui n’est, par ailleurs, pas français. Mais, à part Blablacar, aucune de nos entreprises ne peut prétendre aujourd’hui jouer dans la cour des grands. Donc, une manière de conclure c’est de se dire que notre seul espoir d’avoir demain des grandes entreprises qui continuent de dominer l’économie mondiale, c’est que nos grandes entreprises actuelles se transforment, avec suffisamment de vigueur, pour rester compétitives dans l’économie, après sa transition numérique.
- Hervé Gardette :
- On va vous dire « il n’y a qu’à créer une Silicon Valley française ». Faisons comme font les Américains. Il y a trop de spécificités, justement, dans notre pays pour chercher à imiter ce qu’ont fait les Américains ?
- Nicolas Colin :
- Ça, on peut en parler, de comment on crée une Silicon Valley. Si c’était si facile, on l’aurait déjà fait, ou plutôt les tentatives qu’on a déjà faites auraient prospéré.
- Hervé Gardette :
- On aurait déjà réussi !
- Nicolas Colin :
- Mais je voulais juste me faire écho à ce que disait Tristan à l’instant, sur la dimension financière de la transition numérique des grandes entreprises. C’est le nerf de la guerre. Le principal obstacle à la transformation de nos grandes entreprises, pour qu’elles deviennent des entreprises numériques, ce sont les engagements financiers qu’elles ont pris envers leurs actionnaires. Beaucoup de gens voient la transformation numérique des entreprises comme un sujet soit technologique, soit marketing, soit de distribution. Moi, je pense que c’est essentiellement une question financière, et que, finalement, le principal agent, le principal acteur de la transition numérique d’une grande entreprise, c’est probablement son directeur financier.
- Hervé Gardette :
- Eh bien, j’ai une bonne nouvelle pour vous, Nicolas Colin, et pour vous, Tristan Nitot, dans le rapport qu’a coécrit Laure de la Raudière, il y a, notamment, cette proposition, une bourse européenne des nouvelles technologies. Vous voulez créer un NASDAQ européen ? Ça, ça pourrait répondre, justement, aux demandes, et créer cet écosystème, dont on parle si souvent, pour faire fructifier l’économie numérique française ?
- Laure de la Raudière :
- Il s’agit de revaloriser, en fait, Alternext et d’apporter une solution de financement de la croissance des startups. C’est-dire qu’aujourd’hui, il y a une difficulté pour les entreprises dans le domaine du numérique, nos startups qui n’ont qu’une ambition, finalement, aujourd’hui, pour pouvoir grandir, c’est de se vendre à Google ou aux autres. Et il y a des difficultés à trouver des financements.
- Hervé Gardette :
- Donc, allez voir l’entreprise de Nicolas Colin dont c’est une des missions, justement.
- Laure de la Raudière :
- Pour trouver des tickets de cinquante, soixante millions d’euros, l’idée c’est de renforcer naturellement une bourse un peu spécialisée dans la croissance de ces entreprises-là. Mais je pense que faire prendre conscience aux groupes du CAC 40 qu’ils ont intérêt à investir dans ces entreprises est aussi une voie de possible croissance de ces startups. En tout cas, c’est absolument nécessaire, soit de constituer des fonds de développement des startups nouvelles technologies, soit d’améliorer les sorties boursières de ces entreprises, au risque, sinon, que nos meilleures entreprises se vendent toutes à l’étranger. Cette année il y a Blablacar, qui a fait une levée de fonds très importante, il y a Criteo qui a réussi son entrée en bourse, mais on a peu d’entreprises, finalement, qui passent ces étapes-là, en France, et c’est vraiment dommageable pour la suite, pour l’avenir de la France.
- Hervé Gardette :
- Comment vous faites, vous, justement, Nicolas Colin avec The Family pour accompagner le développement de ces startups ?
- Nicolas Colin :
- On fait deux choses. On essaie d’insuffler aux entrepreneurs une chose qui manque beaucoup en France qui est de l’ambition. C’est-à-dire avoir l’ambition, quand on démarre, qu’on n’est pas grand-chose, qu’on part de zéro, de construire une entreprise qui va devenir un géant mondial. C’est assez mal toléré, ici, dans notre pays, en fait. On dit aux gens « mais soyez sérieux, vous êtes une startup, vous allez jouer quelques années dans un bac à sable, et puis, ensuite, vous reviendrez aux choses sérieuses en partant travailler dans la banque, dans le conseil, ou dans l’audit ou dans un cabinet d’avocat. Et ensuite, une fois que les entrepreneurs se sont hissés au niveau d’ambition qui convient, on met à leur disposition une infrastructure, qu’on travaille à déployer en permanence, et qui leur permet d’aller plus vite, d’accéder plus facilement à des capitaux, de ne pas se disperser dans leur stratégie, de rester sourds aux mauvais conseils qui leur sont dispensés à tour de bras sur une place comme la place de Paris, parce que c’est une place qui est immature, en fait. La Silicon Valley, sa grande force, c’est qu’elle a installé une culture qui porte les entrepreneurs et qui les fait aller, tous, dans la bonne direction. Ici, on n’a pas cette culture, on n’a pas cette homogénéité. Les gens, les interlocuteurs que sollicitent les entrepreneurs quand ils cherchent des conseils, répondent des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, qui tiraillent les entrepreneurs, et qui les font partir un peu dans tous les sens.
- Hervé Gardette :
- Puisqu’on parle, d’ailleurs, de la culture de la Silicon Valley, Tristan Nitot, il faut aussi, peut-être, rappeler que c’est une culture à la base libertaire, donc, qui n’est pas forcément compatible avec l’idée qu’on peut avoir, nous, d’une politique économique très centralisée en France.
- Tristan Nitot :
- Ouais, c’est tout à fait vrai. Les choses sont vraiment très différentes dans la Silicon Valley, mais qui est, de toutes façons, une tache par rapport aux États-Unis.
- Hervé Gardette :
- Grosse tache. quand même.
- Tristan Nitot :
- Non, non. Enfin. géographiquement. c’est une toute petite tache. Vous traversez la Silicon Valley en deux heures et demie en voiture, entre San José et San Francisco, donc c’est tout petit. Pour revenir à ce que c’est que, justement, l’ambition politique autour du numérique, effectivement. il ne faut pas arriver avec une classe politique qui a des idées préconçues, qui va essayer de les appliquer à l’emporte-pièce. C’est exactement pour ça que, au lieu de faire de la planification, cette grande concertation autour du numérique, qui vise à faire une grande loi numérique qui sera portée par Axelle Lemaire, aujourd’hui c’est une consultation qui est faite avec, finalement, qui veut en France : des entrepreneurs, des utilisateurs, la société civile, tout ça, et on va en province discuter dans des ateliers pour savoir ce qu’on va mettre dans cette loi et dans les choses qui vont venir par la suite. C’est-à-dire qu’il faut demander à des gens de terrain ce qu’il est important de faire, plutôt que de demander à une classe politique qui n’est pas toujours très au fait de cette révolution numérique.
- Hervé Gardette :
- Je précise d’ailleurs que cette consultation nationale est encore en cours.
- Tristan Nitot :
- Tout à fait.
- Hervé Gardette :
- Et qu’on peut contribuer sur contribuez.ccnumérique.fr, ce n’est pas forcément très radiophonique comme adresse, mais on a mis le lien sur le site.
- Tristan Nitot :
- Surtout que c’est cnnumerique.fr
- Hervé Gardette :
- Eh bien voyez en plus.
- Tristan Nitot :
- Contribuez avec un z, cnnumerique.fr [5].
- Hervé Gardette :
- Le mieux c’est d’aller sur franceculture.fr à la page du grain à moudre, et vous pourrez cliquer directement sur cet espace de contribution. Laure de la Raudière, Nicolas Colin nous disait « ce qui manque d’abord et ce qu’on essaye d’insuffler, c’est de l’ambition ». Il y a, peut-être, des générations perdues pour le numérique, pensons aux prochaines qui arrivent et à la question de la formation, qui commence forcément par l’école. Est-ce que, là aussi, il faut un petit peu révolutionner l’approche qu’on peut avoir du numérique en, par exemple, alors je sais qu’il y a des programmes pour enseigner le code dès l’école primaire, est-ce que c’est dans cette direction aussi qu’il faut aller ? Quand on parle, si ce n’est de planification, mais en tout cas, peut-être, de programmation ?
- Laure de la Raudière :
- Le numérique va révolutionner l’école aussi, comme tous les autres secteurs. Moi, je voudrais prendre un exemple avec l’enseignement de langues. En France, on n’est pas très réputé pour l’enseignement des langues, et on a du mal à enseigner les langues dès l’école primaire, souvent par déficit de formation des professeurs des écoles. Pourquoi on n’utilise pas le numérique pour régler le problème ? Pourquoi, finalement, ce n’est pas un apprentissage vidéo par un cours en ligne, qui est enseigné dans les classes de l’école primaire, à la place du prof ? Et le prof n’est plus qu’un accompagnateur, finalement, de l’enseignement, pas le détenteur du savoir puisqu’il ne maîtrise pas forcément aussi bien l’anglais, l’allemand, l’espagnol. Et donc on pourrait utiliser, je ne vais pas les citer, je ne veux pas faire de publicité, mais des enseignements en ligne existent de l’apprentissage des langues. Ça sera beaucoup plus efficace que d’essayer de mettre à niveau tous les professeurs d’un coup.
- Hervé Gardette :
- Mais ça, c’est réduire un peu le numérique à un outil, et pas, finalement, à…
- Laure de la Raudière :
- Non, non à une transformation complète de la pédagogie. Je vous dis qu’on passe, et c’est un peu pareil pour le politique, on passe, finalement, de l’enseignant qui est détenteur du savoir à l’enseignant qui est accompagnateur. Moi, je pense que c’est pareil pour le politique, en matière économique dans l’économie numérique. Le politique est là pour accompagner, il n’est pas là pour planifier, ou on ne peut pas y arriver, on n’y arrivera pas. C’est de la disruption. On est là pour accompagner. On est là pour faire en sorte que les entreprises qui réussissent en France aient envie de rester en France, et qu’on ait une fiscalité qui soit en adéquation avec ça. On est là aussi pour adapter les cycles de formation supérieure, on a besoin de développeurs en France. Aujourd’hui c’est Xavier Niel, avec l’École 42, qui réussit à trouver un format adapté, qui n’est pas une sélection sur le niveau scolaire des gens, mais sur la capacité à vouloir apprendre, à vouloir exercer ce métier de développeur. Pareil, dans mon territoire, on a monté une école numérique rurale, à La Loupe, où on recrute, dans cette école numérique, des gens extrêmement motivés, mais qui viennent de profils très variés, souvent des personnes qui sont en chômage, ou qui ont des difficultés, et qui veulent se réinsérer sur des métiers d’avenir. Et ça marche. Ce sont des partenariats public/privé qui marchent. Donc on a une formidable opportunité, en plus, de former des gens à des métiers qui existent, sur lesquels on recrute. On devrait avoir moins de formations en sociologie dans les universités, je n’ai rien contre les sociologues, mais je pense qu’il y a moins d’avenir aujourd’hui, il y a moins de débouchés, ce n’est pas forcément d’avenir, il y a moins de débouchés, moins d’emplois, en sociologie que dans le domaine numérique, en tant que développeurs. Donc il faut aussi laisser beaucoup d’initiatives se faire sur le territoire, pour pouvoir former partout des développeurs.
- Hervé Gardette :
- On va avoir du courrier de la part des profs de fac, qui sont en train de nous écouter !
- Laure de la Raudière :
- Et des profs de l’école primaire qui se donnent beaucoup de mal à enseigner les langues ! Je ne suis pas en train de critiquer les efforts qu’ils font, je dis « on peut peut-être faire mieux, et même les placer mieux au sein de l’école ».
- Hervé Gardette :
- Tristan Nitot.
- Tristan Nitot :
- D’autant qu’il y a finalement beaucoup d’adolescents qui sont en rupture avec l’école, et le numérique est une façon de les raccrocher, parce que ça devient vite intéressant, c’est un endroit où on peut vite dépasser le niveau des adultes, et donc, il y a une forme de reconnaissance qui s’associe à ça. Et c’est une façon de raccrocher les wagons avec ces jeunes et ce, pour des jobs, enfin une industrie, où il y a beaucoup de travail quoi. Il y a un autre sujet, aussi, qui est encore une révolution qui doit arriver, c’est la difficulté pour les ingénieurs. Parce que quand on est ingénieur, en France, on vous dit « bon dans l’informatique vous faites un petit peu de développement, mais vite, il faut que vous deveniez chef de projet ». Et en fait, les gens qui sont d’excellents développeurs sont obligés de ramer contre la perception que, s’ils font du développement à très haut niveau, eh bien, en fait, ce sont des ratés. Mais pas du tout ! Un très bon développeur peut être dix fois meilleur qu’un développeur ordinaire, et il a donc beaucoup de valeur pour l’entreprise. Et nous, on le voit chez Mozilla, où on voit arriver des ingénieurs qui sont brillantissimes et qui ont choisi le développement malgré toutes les injonctions qu’on a pu leur signifier par le passé. Ça aussi c’est une révolution qu’il faut qu’on fasse pour que des excellents développeurs, des passionnés, puissent exercer ce métier sans se sentir obligés de faire du management, ou de la gestion de projet.
- Hervé Gardette :
- Nicolas Colin, on parle d’accompagner les entreprises qui sont dans le domaine du numérique, avec toutes les modifications sur l’ensemble de la société que ça suppose. On n’a pas le temps de développer sur la question des travailleurs, mais ces mutations, elles sont aussi à accompagner ? C’est-à-dire que travailler dans le numérique c’est être, peut-être, dans un environnement un petit peu moins sécurisé qu’il ne pouvait l’être ? Est-ce que, par exemple, en termes de protection sociale, il faut aussi que là, les pouvoirs publics, réfléchissent à ce que ça doit être que le travail de demain dans cet environnement-là.
- Nicolas Colin :
- Moi je pense que c’est absolument capital de réfléchir à ça. Laure de la Raudière parlait de 2014 comme une année de réveil, ou de prise de conscience, mais elle faisait suite à une autre année qui était l’année 2013, qui était plutôt l’année de l’inquiétude généralisée sur le numérique. L’année 2013, c’est l’année de l’affaire PRISM, c’est l’année des inquiétudes sur la fiscalité et le bouleversement du droit fiscal par le numérique. Bref, c’est vraiment l’année de tous les dangers dans le numérique. Et c’est l’année aussi du début des inquiétudes sur l’emploi. Si nous, tous remplacés par des robots, est-ce qu’on va retrouver des emplois demain ? La réalité c’est que, encore une fois, nous vivons la transition entre deux paradigmes. Cette transition elle est créatrice, à terme, mais elle est destructrice sur le court et le moyen terme. Et cette destruction, normalement, c’est le rôle des pouvoirs publics de l’accompagner, en déployant des institutions qui permettent de protéger toutes les victimes du stade temporaire de ce processus de transition. C’est pour ça que, dans l’installation d’un nouveau paradigme, il y a une institution qui est absolument capitale. Je disais tout à l’heure que le directeur financier était le principal agent de la transformation numérique des entreprises. Peut-être que la politique industrielle du numérique se décide aussi, en partie, dans le champ des assurances sociales, beaucoup plus qu’au ministère de l’Économie et des Finances. Or ça, malheureusement, nous savons déjà que ça ne sera pas dans le champ du projet de loi numérique de l’année prochaine, refonder la protection sociale pour qu’elle accompagne mieux les carrières et les statuts d’emplois auxquels nous prépare le développement de l’économie numérique.
- Hervé Gardette :
- Enfin l’année prochaine, de 2015, normalement on est en 2015.
- Nicolas Colin :
- Oh oui, pardon.
- Hervé Gardette :
- C’est censé arriver au printemps. On verra bien si, justement, on débat autant de ce projet de loi sur le numérique, qu’on peut débattre aujourd’hui de la loi Macron. Ça n’a, sans doute, pas la même portée l’un et l’autre, et ce n’est peut-être pas celui qu’on croit qui est le plus novateur, disons. On aura, en tout cas, l’occasion…
- Laure de la Raudière :
- Peut-être que la loi numérique sera plus porteur de croissance que la loi Macron qui s’appelle pourtant « croissance et activité » !
- Hervé Gardette :
- C’est bien ce que je voulais dire par cette conclusion un petit peu confuse. Merci d’avoir précisé ma pensée Laure de la Raudière. Merci d’avoir participé à cette émission. Merci Tristan Nitot et Nicolas Colin.
Je vous donne le sujet de demain, on se retrouve évidemment comme chaque jour à partir de dix-huit heures vingt, une semaine après, le récit d’une France fantasmée. Nous nous poserons la question de savoir de quelle France on nous parle depuis une semaine. Ce sera une émission en partenariat avec les pages débat du journal La Croix. Le débat continue comme chaque jour, bien évidemment, sur notre site franceculture.fr à la page Du grain à moudre.