Agnès Crepet : Aujourd’hui vous allez nous parler de ce topic des femmes et du numérique. Isabelle je vous laisse la scène et je voulais vous remercier énormément pour la patience que vous avez eue parce que vous êtes arrivées 20 minutes avant le démarrage. The forum is yours.
Isabelle Collet : Merci.
Je pars pour une demi-heure/35 minutes comme prévu. C’est bon ?
Agnès Crepet : Tout à fait.
Isabelle Collet : Go.
Je vais donc vous parler des femmes dans le numérique pour vous dire que ces tout petits chiffres ne sont pas une fatalité ; alors c’est combien ces tout petits chiffres ? C’est ça ! C’est-à-dire que si, de façon générale, on peut avoir le sentiment qu’un tiers des personnes du numérique sont des femmes, quand on met la loupe de plus près, dans ces 33 %, en fait, il y a beaucoup de fonctions de support, DRH, du marketing, du design et quand on regarde vraiment les fonctions techniques, on tombe à 16 %, donc autant dire que, sur cet anneau, il faut un peu une loupe pour retrouver les femmes. Et ça c’est de manière générale, parce qu’il se passe un phénomène désagréable, c’est que plus la partie du numérique dans laquelle on est est en pointe, moins il y a de femmes : 12 % dans l’IA, ça doit être 7 % dans les startups, 27 % de codeuses, là c’est un peu mieux. Bref ! Pas beaucoup de femmes dans le numérique.
D’où ça vient ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on va en faire ? Ça va être le sujet de ma présentation.
Tout d’abord je vous propose de bousculer quelques idées reçues sur ce qu’on pourrait penser être une fatalité.
Première idée reçue : il n’y a jamais eu de femmes dans la tech
En fait si. Si, mais il faut remonter un petit peu en arrière, voire beaucoup en arrière. Je ne vous reparle pas de Ada Lovelace [1], première femme à écrire un programme et personne qui a inventé le concept de boucle, une itération avec une condition de sortie.
Si on remonte à l’ENIAC [2], que vous voyez sur la première image, à gauche, les personnes qui programmaient l’ENIAC, les personnes que vous voyez ici, ce ne sont pas des demoiselles du téléphone qui mettent des fiches, non ! Ce sont bien les personnes qui programmaient l’ENIAC, elles étaient six.
Il faut reconnaître qu’à l’époque c’était considéré comme étant un métier d’exécution alors qu’en fait c’était des mathématiciennes et qu’effectivement elles n’avaient pas beaucoup d’autonomie, mais, pour autant, comme elles le disaient, si on les cantonnait à des tâches d’exécution, ce que leur disaient les ingénieurs qui s’occupaient plutôt du matériel, il fallait quand même avoir une certaine compréhension du matériel parce qu’il n’existait pas de langage de programmation qu’on suive à la lettre. En gros, on inventait la programmation tout en la faisant. Quoi qu’il en soit, dans ces premières années, le travail de programmation était considéré comme étant de peu de valeur et il y avait un certain nombre de femmes en informatique, en programmation, je vous en reparle tout à l’heure.
À droite vous voyez Margaret Hamilton [3], qui est revenue au premier plan quand on a fêté l’alunissage, parce que Margaret Hamilton est la personne qui a écrit et coordonné l’équipe qui a permis de poser le module lunaire avec une méthode de programmation extrêmement résistante – il y a un petit personnage Lego à son effigie – et à partir d’elle on a commencé à avoir des software engineers, ce qui n’existait pas avant, et la programmation a commencé à prendre ses lettres de noblesse et, vous allez voir, à se masculiniser.
Deuxième idée reçue : OK, avant il y avait des femmes en informatique, mais elles sont parties
Non, justement, elles ne sont pas parties, ce que je vais vous montrer c’est qu’on a les a poussées dehors. Vous voyez toujours cette image de l’ENIAC. Dans l’arrière-plan, à droite, il y a deux femmes qui font leur travail de programmeuses de l’ENIAC et, au premier plan, il y a une personne, un homme en tenue militaire, qui pose pour la photo. Voilà ce qu’est devenue cette photo sur les prospectus de l’armée parce que quand les hommes sont revenus du front, après la Deuxième Guerre mondiale, les vétérans, il fallait leur trouver des places. Pendant la Deuxième Guerre mondiale il y a eu beaucoup de publicité à destination des femmes et des femmes scientifiques pour leur dire « venez, la science a besoin de vous, aucun métier ne vous est fermé, venez vous engager dans les métiers scientifiques et techniques ». Après le retour des vétérans, on s’est dit qu’il fallait quand même qu’elles laissent la place aux hommes et qu’elles feraient d’excellentes profs de maths. Donc il y a eu une vraie volonté de les écarter. Finalement, il n’y avait guère que celles qui avaient obtenu un doctorat qui sont restées en poste.
C’est aussi l’argument d’un livre qui s’appelle Recoding gender history of computing [Janet Abbate], de mémoire, qui explique qu’en Grande-Bretagne on avait embauché dans un premier temps beaucoup de programmeuses essentiellement autodidactes. Puis, à partir d’un certain temps, la programmation s’est mise à s’apprendre à l’université, c’était essentiellement des hommes qui allaient dans ces universités, d’ailleurs un certain nombre d’entre elles étaient encore non mixtes. Ces hommes sont arrivés dans l’entreprise ; comme ils avaient un diplôme supérieur à ces femmes autodidactes ils sont devenus très rapidement leurs managers et soit elles ne l’ont pas supporté, soit elles ont été licenciées parce que quelqu’un d’autre venait faire leur travail.
Donc on ne peut pas dire que ce départ des femmes de l’informatique a été un départ volontaire parce qu’elles se sont dit soudain qu’elles auraient mieux à faire ailleurs.
Troisième idée reçue : il n’y a donc plus de femmes dans la tech...
Là encore ce n’est pas vrai. C’est plutôt un problème occidental que nous avons là quand on dit qu’il n’y a pas de femmes dans la tech, parce que si on se promène un peu en dehors de l’Occident et plus particulièrement en Malaisie, on découvre que ce n’est pas du tout le même paysage.
L’article dont je vais vous parler dit un peu ironiquement « est-ce que la Malaisie serait le paradis cyber-féministe qui reste à découvrir ? » Ce n’est pas tout à fait ça l’explication, mais de fait, dans la faculté d’informatique et de technologies de l’information de Kuala Lumpur, 40 % de femmes en doctorat – en France on est entre 15 et 18, vous voyez ! –, toutes les responsables de département et la doyenne sont des femmes. À Penang, 65 % d’étudiantes en informatique, sept professeurs sur dix sont des femmes ainsi que la doyenne. Que se passe-t-il ? Eh bien quand Lagensen et Mellström sont allés interviewer ces femmes et leur ont demandé : « Est-ce que vous pensez que l’informatique est un métier masculin ? », elles ont dit : « Non, on ne voit pas pourquoi ce serait un métier masculin », ce en quoi nous sommes bien d’accord. L’ingénierie, le bâtiment, oui, c’était bien vu comme des métiers masculins, mais l’informatique, ma foi, c’est un métier dans lequel on n’a pas besoin de force physique, c’est un métier qui n’est pas salissant, un métier qui est plutôt sûr pour une femme parce qu’on peut l’exercer depuis chez soi donc on n’est pas exposée à la violence des hommes. En plus on peut soit s’occuper de ses enfants soit s’occuper des aînés en travaillant à la maison tout en étant informaticienne. Bref ! Pour une femme moderne, en Malaisie, l’informatique est un bon métier pour les femmes.
Ce qui est d’ailleurs comique. À une certaine période, je dirais au début des années 2000, on a dit « OK, l’informatique c’est très masculin, mais avec le développement d’Internet, de la communication, des réseaux ou bien les fonctions commerciales, ça va être plus féminin parce que les femmes sont supposées être plus versées dans la communication ou les relations interpersonnelles ». En Malaisie ces femmes nous expliquent que plus l’informatique est théorique plus c’est féminin parce que, justement, plus on peut travailler seule et de chez soi.
Ce qui nous montre bien, finalement, que la manière dont on définit le sexe d’un métier c’est plutôt à partir du sexe des personnes qui l’exercent et pas à partir des caractéristiques propres du métier qui seraient soi-disant féminines ou soi-disant masculines. En fait, ce qui ne change pas, c’est que d’un pays à l’autre on suppose qu’il existe des métiers masculins et des métiers féminins, qu’on va rattacher un certain nombre de compétences supposées plus féminines et plus masculines. Par contre, ce qu’on constate c’est que, évidemment ça ne tient pas la route, vu que d’un pays à l’autre c’est le même métier, ce sont les mêmes hommes et ce sont les mêmes femmes, mais on ne fait pas les mêmes attributions. Évidemment en Occident, si je dis « l’informatique est un bon métier pour les femmes parce qu’on n’a pas besoin de force physique, parce qu’il n’est pas salissant et qu’on peut le faire de chez soi », ce n’est pas du tout comme ça qu’on va définir l’informatique.
Idée reçue n°4 : en France il n’y a jamais eu de femmes dans la Tech
Les femmes n’ont jamais été majoritaires en informatique, ça c’est certain, y compris en programmation, toutefois il y a eu des époques plus fastes qu’aujourd’hui.
Ça a été assez compliqué de faire ces comptages, je m’y suis employée au moment de ma thèse c’est-à-dire au début des années 2000 et j’ai poursuivi jusqu’en 2010, j’ai essayé d’avoir la part des hommes et la part des femmes dans les filières d’informatique, qui se sont renommées plusieurs fois, dans les écoles d’ingénieurs en France. Vous avez la courbe rouge qui est la part des femmes dans les écoles d’ingénieurs en général ; actuellement on taquine les 30 %, mais c’est plutôt un asymptote, on n’arrive pas à les franchir ; il y a en gros 30 % de femmes actuellement dans les écoles d’ingénieurs. La courbe bleue c’est la part de femmes dans les filières qui peuvent s’appeler informatique, numérique, STIC ou ce genre de nom au cours des années. Ce qu’on constate c’est qu’au milieu des années 80, à l’époque où ce n’était pas très à la mode pour une femme d’être en études d’ingénieur, somme toute c’était encore en informatique qu’on en avait le plus, pour le coup avec l’agro-alimentaire. Aujourd’hui, il y a bien plus de femmes dans les écoles d’ingénieurs, c’est toujours l’agro-alimentaire qui est la filière dans laquelle il y a le plus de femmes, par contre l’informatique est quasiment revenue à son état initial, quasiment comme à l’époque où il y avait très peu de femmes ingénieurs. Ça fait partie des filières les moins féminines.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi on a eu un tel recul ? Vous voyez que ce recul est à peu près dans les années 80. Il y a plusieurs explications.
Une première explication c’est que les années 80 c’est la période où les micro-ordinateurs arrivent et ils arrivent aussi bien dans les foyers qu’en entreprise. Évidemment on ne fait pas du tout la même chose à la maison avec un Atari, un Amstrad ou ces premiers ordinateurs semi-consoles de jeu dans les années 80/85 qu’avec les IBM et leurs clones en entreprise ; c’est certain. Par contre, il se crée une continuité factice entre les deux. Et autour de ces micro-ordinateurs qui arrivent dans les familles se créent des micro-sociétés de garçons, très investis dans le rapport à la machine, qui bidouillent, qui programment, qui s’approprient à l’adolescence cette machine, qui forment des groupes assez homogènes et assez à l’écart des filles qui, éventuellement d’ailleurs, ne sont pas très bienvenues dans ces groupes. Quand on est un parent ou quand on est adolescent/adolescente, on a du mal à imaginer que quand on sera adulte on deviendra une informaticienne quand on voit ces jeunes hommes bidouiller leurs micro-ordinateurs. Comme c’est ce même micro-ordinateur en entreprise, cette continuité donne à penser que c’est plutôt un métier pour ces garçons devenus adultes.
Néanmoins ce n’est pas la seule explication.
Pour comprendre comment ce système s’entretient, je vais vous parler de la division sociosexuée des savoirs, c’est-à-dire ce qui fait que certains savoirs sont considérés comme normaux, attendus, « naturels », entre guillemets, pour un sexe et que d’autres savoirs sont supposés surprenants, tabous, impossibles, voire dégradants pour un autre sexe.
Par exemple si un garçon et en particulier un fils de cadre supérieur dit « papa, maman, quand je serai grand je veux devenir esthéticien ou éducateur de jeunes enfants », il est possible que la conversation soit compliquée parce que quand il annonce ça, il annonce une double transgression : une première transgression à sa classe sociale – esthéticien ou éducateur de jeunes enfants n’est pas vu comme un métier vers le haut des classes sociales –, et il annonce aussi une transgression par rapport à son sexe, même un déclassement en l’occurrence.
De même, une fille qui annonce qu’elle veut devenir, je ne sais pas, programmeuse, trader à l’Union des banques suisses ou peintre en bâtiment, c’est assez inattendu.
C’est ça la division sociosexuée des savoirs.
Comment ça se répartit ? Qu’est-ce qui va décider de cette division sociosexuée des savoirs ?
Prenons l’exemple, évidemment, de l’informatique. Quand un champ de savoirs permet d’avoir un pouvoir sur le monde social, le groupe dominant s’en empare et ce champ prend de la valeur dans le monde social parce que le groupe dominant l’exerce. C’est ce qu’on constate avec l’informatique.
Avant les années 80 on savait moyennement ce qu’était l’informatique, on se représentait de gros ordinateurs dans les administrations, ce n’était pas très connu y compris pour les études, le calcul n’était numérique, ce n’était pas aussi prestigieux que, par exemple, physique théorique ou maths et puis, dans les années 80 puis 90, les métiers d’informatique prennent leur essor, prennent de la valeur. On a un discours politique qui dit que la France doit rentrer dans le 21e siècle avec ses jeunes formés à l’informatique, c’est l’emploi assuré, c’est l’avenir. Bref ! Ces métiers-là prennent de la valeur. Ce sont donc les garçons qui entrent les premiers dans ces filières et plus ils exercent plus ça prend de la valeur.
On a absolument la boucle inverse, par exemple dans les métiers de l’éducation. Les métiers de l’éducation ont perdu de leur valeur dans le monde social, ils se sont féminisés y compris, par exemple, les métiers de la médecine de ville.
Donc cette boucle peut tourner dans un sens ou dans l‘autre. Dans l’informatique elle a tourné le sens de la valorisation du métier donc, en même temps, de sa masculinisation.
Ensuite, ce groupe dominant prouve que ce champ lui revient par nature parce qu’il faut bien justifier autrement que par de la discrimination ou de l’injustice sociale sa composition. Puisque, par nature, ce groupe est légitime à monopoliser le champ de l’informatique, eh bien il est le seul à avoir la capacité de l’exercer.
Comment cette boucle-là se met-elle en place ?
Du temps où la programmation était considérée comme sans valeur, on avait des articles, par exemple dans les journaux féminins, expliquant que la programmation informatique était un très bon métier pour les femmes déjà parce que ça se fait avec un clavier, comme les machines à écrire, donc elles ne sont pas dépaysées, et, en plus, pour une maîtresse de maison programmer un ordinateur c’est comme programmer un repas ou suivre une recette de cuisine, donc c’est un bon métier pour les femmes, des tâches, par ailleurs, d’exécutantes pour lesquelles on avait besoin de petites mains.
Et puis la programmation change complètement de statut, années 80, années 90, et là, soudain, ça devient un métier prestigieux, bien payé, avec de belles carrières et on commence à dire que la programmation c’est de la logique, ce sont des mathématiques, ce sont des métiers avec des responsabilités et on justifie ainsi sa masculinisation.
Ce qu’on comprend dans cette boucle c’est que les stéréotypes viennent après la composition du métier et pas avant. Ce n’est pas parce qu’on a le stéréotype que la composition du métier a changé ; c’est pour rationaliser la composition du métier que le stéréotype est généré ; le stéréotype sert à rationaliser la composition.
Quand on a besoin d’embaucher des femmes sur des tâches d’exécutantes, sous-payées, on rationalise le fait que c’est un bon métier de femmes ; quand ça devient un métier prestigieux et qu’il se masculinise, on le rationalise en disant que ce sont des maths et de la logique.
Idée reçue n°5 : les femmes s’autocensurent
Idée reçue suivante, qu’on entend parfois, c’est que si les femmes ne viennent pas en informatique c’est qu’elles les femmes s’autocensurent, elles n’osent pas, ça les inquiète, etc.
D’où peuvent-elles bien tirer une idée pareille ?
Tous les ans je refais un wake stof, c’est-à-dire que je collecte un certain nombre d’images parce qu’on me dit « les choses ont quand même bien changé en matière d’éducation, en matière de jouets, en matière de tout un tas de choses, on n’en est plus là ! ». Tous les ans je rénove mon corpus d’images, j’ai plein d’images comme ça. Ce que je veux vous montrer c’est que dès la petite enfance on socialise les garçons et les filles à des destins très différents.
La première image c’est le sol de ma pharmacie. Quand il s’agit de se brosser les dents et qu’on est tout petit, eh bien on a Pauline la copine, Wilfrid le bolide, Romy la chipie, Tymeo le super héros et Juliette la starlette ; vous voyez qu’on n’est pas du tout socialisé dans les mêmes destins !
Un peu plus tard, je n’ai pas besoin de vous expliquer, Playmobil garçons et filles. Ce qu’on comprend pour les filles c’est que le sommet de l’aventure c’est d’aller faire du shopping dans la garde-robe, c’est quand même un petit peu moins épique que d’attaquer le château du chevalier Faucon et puis ça ne s’arrête pas.
Le salon de l’étudiant : « Grandes écoles » c’est un garçon, « Études et métiers d’avenir » c’est un garçon, « Santé, social » c’est une fille. On ne peut pas dire qu’on est beaucoup contre les stéréotypes !
Une autre stratégie, soi-disant pour attirer les filles vers les sciences, c’est de repeindre toutes ça en rose en se disant que ça va les intéresser. Vous voyez par exemple deux planisphères. Peut-être que quand vous étiez petit et petite vous aviez le planisphère avec des océans bleus et des terres marron et vous ne saviez pas que c’était le planisphère garçon. Eh bien figurez-vous que c’est le planisphère garçon vu que maintenant il existe un planisphère avec des océans rose clair et des terres rose foncé !
Premièrement c’est idiot. Deuxièmement le problème c’est que quand on crée une version rose, donc pour filles, soi-disant pour attirer l’attention ou intéresser les filles, eh bien l’autre, qui est générale, devient pour garçons. Il n’y a pas de sciences pour filles, il n’y a pas de sciences pour garçons, évidemment, mais à partir du moment où vous prenez une partie et que vous la rendez-vous plus girly, plus rose, etc., avec des licornes, des chatons, quoi qu’on puisse utiliser, on est en train de dire que la science générale est, en fait, pour garçons et, pour que les filles puissent y aller, on en ait fait une déclinaison plus « choupie », plus rose, sous-entendu plus festive, une enclave en quelque sorte. Les filles peuvent faire de la science à condition qu’elles fassent de la science de filles. Ça, si vous voulez, c’est l’enfer pavé de bonnes intentions ou la fausse bonne idée. Je vous montrerai une autre fausse bonne idée tout à l’heure. Repeindre la science en rose est, en fait, une façon d’activer des stéréotypes au moment où, à priori, on voudrait s’en débarrasser.
Autre fausse bonne idée. Ce sont les chemins de fer suisses qui recrutent et qui veulent à priori recruter des hommes et des femmes, donc ils mettent des hommes et des femmes sur l’affiche, sauf que lui il est jeune, il est cool, il est beau gosse, il est devant beaucoup d’écrans et il travaille et elle, elle le regarde en souriant. Ça a l’air anodin, j’ai même un écrit un article [4] qui s’appelle « Il expérimente, elle regarde… », parce que le nombre de fois où quand on a des duos mixtes, il expérimente, fait, travaille et elle le regarde tel le magicien et l’assistante du magicien, c’est malheureusement extrêmement courant. Finalement ce qu’on retient de cette publicité c’est que si vous entrez aux chemins de fer suisses et que vous êtes un garçon il y a aura des jolies filles autour de vous pour vous regarder. C’est une campagne qui cherche à faire la promotion de la mixité, mais comme il n’y a pas eu de savoir-faire, de formation à la mixité, il n’y a pas eu un vrai regard égalité derrière, eh bien le message est raté !
On parle parfois de cette auto-censure de la part des filles. Ce que je suis en train de vous dire c’est qu’on a déjà une socialisation qui ne destine pas les filles et les garçons vers les mêmes avenirs ; des activités scientifiques centrées sur des préoccupations socialement masculines ; des contenus stéréotypés ; des manques de modèles d’identification et puis, de la maternelle à l’université, il y a des tas d’études là-dessus, je ne vous en fais pas le détail ici, des procédures d’évaluation avec des biais de genre, du sexisme, du harcèlement, une pression des pairs. Ce n’est pas facile à l’adolescence de se dire, en tant que fille, qu’on va laisser tomber toutes ses copines pour aller vers une discipline qui a une image de geek et qui n’a pas une image en phase avec les normes de la féminité par exemple. Au final, eh bien oui on constate une perte de confiance en soi, un faible sentiment d’efficacité personnelle, un sentiment d’illégitimité. Oui, au final les filles ont des doutes. Mais ce n’est pas une auto-censure, c’est une censure sociale qui s’applique depuis l’enfance, continuellement, qui fait qu’au bout du compte les filles peuvent émettre des discours qui s’apparentent à de l’auto-censure. Par ailleurs, elles peuvent tout à fait et avec bon sens se dire aussi « certes ce métier m’intéresserait, mais quand je vois tous les obstacles, quand je vois tous les signaux qui m’expliquent que ce n’est pas ma place, est-ce que je n’aurais meilleur temps d’aller dans cette autre discipline, qui m’intéresse également, et dans laquelle, manifestement, je serai mieux accueillie ? ». Évidemment il y a des filles qui restent, qui sont passionnées, qui vont faire de l’informatique, qui sont motivées, il n’y a pas de souci. OK. 16 % !
Bon, alors on fait quoi ?
Il y a plusieurs types de mesures qui sont mises en œuvre. La première série de mesures, ce sont des mesures plus spécifiquement en direction des femmes, que j’appellerai des mesures d’équité.
Je reviens à cette histoire de censure sociale ou d’auto-censure dont le vous parlais précédemment.
Cette censure sociale produit effectivement des discours de l’ordre de l’auto-censure, c’est-à-dire décourage les femmes, leur donne moins de sentiment de compétences.
Là vous avez deux directions dans lesquelles vous pouvez agir : soit vous prenez acte qu’il y a ce sentiment de moindre légitimité, vous renforcez les femmes, les mesures d’équité, soit vous allez attaquer la censure sociale elle-même.
Commençons par les mesures d’équité. C’est ce genre de mesures, role model, c’est-à-dire trouver des femmes qui occupent le champ pour donner le sentiment que c’est possible, du coaching, du mentorat, des concours, des bourses, des prix non mixtes qui mettent les femmes en valeur.
Tout ça fonctionne, tout ça marche, je ne dis pas le contraire, tout ça ce sont des mesures intéressantes, je participe à un certain nombre de mesures de ce genre. J’attire quand même l’attention sur les role models. C’est une excellente solution si on veut faire du gender washing, c’est-à-dire si on veut faire semblant de faire de l’égalité pour se donner bonne conscience. Par exemple en mettant en avant des femmes scientifiques soit très éloignées – PDG ou bien à des postes à responsabilité dans des GAFAM très loin dans la Silicon Valley, donc totalement inaccessibles – ou alors des femmes décédées, alors que dans notre propre institution on aurait des femmes à mettre en valeur mais qu’on peine à reconnaître, ça peut être complètement inoffensif. Les role models qui fonctionnent sont des role models qui sont proches du public que l’on veut toucher. Si vous voulez toucher des lycéennes, il faut leur proposer des role models d’étudiantes ; si vous voulez toucher des étudiantes, il faut leur proposer des étudiantes qui viennent juste de sortir et trouver de l’emploi ; si vous voulez toucher des filles de classes socio-professionnelles défavorisées ou des filles des banlieues, évitez de leur présenter des femmes qui ne leur ressemblent absolument pas et qui sont issues des classes socio-professionnelles supérieures.
Ces mesures permettent effectivement, au niveau individuel, un soutien à des femmes prises dans un système qui les désavantage, mais au niveau individuel. C’est-à-dire quand bien même ça toucherait beaucoup de femmes, ça ne transforme pas ce phénomène de censure sociale.
Souvent on raisonne en termes de manque : les femmes n’auraient pas assez de réseau, pas assez de compétences, pas assez de confiance, mais pas sur la cause de ces manques, pas sur ce qui a provoqué ; les femmes ne naissent pas avec pas assez de réseau, pas assez de compétences ou pas assez de confiance. C’est une conséquence. Effectivement, agir sur cette conséquence ce n’est pas inutile, mais ce n’est pas durable, on n’a pas pris le problème à la source.
Et puis, dans ce cas-là, on a tendance à vouloir aligner les femmes sur un standard qu’on n’interroge pas : celui des hommes qui ont réussi, qui ne correspond pas non plus à l’idéal de tous les hommes. Est-ce que c’est vraiment l’idéal que l’on cherche à avoir ? C’est quoi l’excellence ? Comment la définit-on ? Est-ce que c’est vraiment un one-size-fits-all, une taille unique à laquelle tout le monde – hommes et femmes – devrait se conformer ?
Et puis ça a tendance à rejeter la responsabilité de la discrimination sur les individus qui en sont victimes, c’est-à-dire que c’est la faute aux femmes, elles ne sont pas assez tout un tas et on va les aider à l’être plus. C’est d’ailleurs un discours qu’on m’a beaucoup tenu au début de mes recherches : « qu’est-ce que vous voulez, les femmes ne veulent pas, elles ne veulent pas ! Ce serait bien qu’elles soient plus nombreuses en informatique, mais au fond elles n’ont pas envie », sans demander ce pourquoi elles n’auraient pas envie.
Finalement ces mesures d’équité, dont je rappelle qu’elles sont utiles, je ne suis pas en train de vous dire qu’il ne faut pas les faire, deviennent un moyen de mesurer la taille des inégalités sans supprimer le système qui les a produites.
Je vais vous faire un petit schéma qui symbolise les différentes stratégies d’égalité des chances.
Ça c’est l’égalité des chances [Trois enfants de différentes tailles regardent un match derrière une palissade, chacun juché une caisse ; les trois caisses ayant la même hauteur, le plus petit ne voit rien, NdT]. C’est par exemple ce qui a été permis avec l’arrivée de la mixité à l’école : garçons et filles allaient pouvoir suivre les mêmes cours, les mêmes formations, entrer dans les mêmes écoles, passer les mêmes diplômes, c’est légalité professionnelle qui dit « à travail égal, salaire égal », etc., c’est l’égalité des chances, c’est-à-dire que toutes le monde a les mêmes chances, là d’aller voir le match. Sauf que ce n’est pas l’égalité, manifestement ça ne marche pas, c’est-à-dire que ces enfants qui essaient de regarder le match sont différents, en soi ce n’est pas un problème, par contre les conditions dans lesquelles ils sont mis les rendent inégaux. Ils ont tous la possibilité d’aller voir le match, mais ils sont dans une condition qui fait qu’ils ne peuvent pas être à égalité.
Ça c’est l’équité [Les hauteurs des caisses sont différentes ; chacun des enfants peut voir le match, NdT]. On mesure la taille des inégalités, on compense et effectivement ça produit de l’égalité ; à la fin tout le monde voit le match. Sauf que vous vous rendez bien compte que le problème c’est qu’il faut avoir suffisamment de caisses pour compenser les inégalités. Et puis un jour on vous dit : « Il n’y a plus de budget pour les caisses, il va falloir qu’on choisisse qui est suffisamment méritant, à qui on va en donner ». Ou bien on vous dit : « Mais franchement, depuis le temps qu’on fournit des caisses, ils ne sont toujours pas capables d’être égaux, c’est de l’assistanat, il faut arrêter, on n’aide personne ! ». Vous comprenez bien que le problème ce n’est pas avoir des caisses ou ne pas en avoir assez, le problème c’est que la condition qui les rend inégaux est toujours là et on trouve une espèce de scotch, de palliatif pour faire en sorte que ça marche quand même.
Le problème c’est ni les enfants ni le nombre de caisses, le problème c’est la palissade. Ça c’est l’égalité et c’est durable. [La palissade a été enlevée, NdT]. C’est-à-dire que si vous enlevez les conditions qui rendent les personnes inégales, eh bien vous n’avez plus besoin de caisses, vous n’avez plus besoin de les aider, on a bien des conditions d’égalité.
Sauf que, évidemment, ça veut dire lever la censure sociale, ça veut dire changer le système, ce n’est pas si simple.
Idée reçue n°100 000 : on a fait tout ce qu’on a pu
Ce n’est pas si simple parce que c’est beaucoup plus facile de mettre en place des mesures d’équité, d’essayer de travailler au coup par coup, de tenter des mesures iniques et puis à la fin on vous dit : « On a fait tout ce qu’on a pu, il n’y a rien à faire ! ». Qu’est-ce que j’ai pu entendre, je vous fais une espèce de pêle-mêle :
c’est dans l’ADN de notre société de ne recruter que des ingénieurs, donc il n’y en a que 30 %. OK ;
l’écriture inclusive ce n’est pas joli. C’est très à la mode en France c’est pour ça que je vous l’ai mis ;
on ne peut pas discriminer les hommes ;
les femmes doivent prendre toute leur place sans que les hommes en perde ; il faut des privilèges pour tous ;
la compétition est déjà suffisamment rude sans l’ouvrir plus largement à des femmes ; celle-là je vous jure, je vous l’ai entendue, au moins elle dit clairement ce qu’elle veut dire ;
un quota a pour conséquence de faire baisser le niveau de compétence.
Qu’est-ce que c’est que toutes ces remarques qui, la plupart du temps, attention, sont sincères de la part de la personne qui les prononce.
Quand on me dit que c’est dans l’ADN de notre société de ne recruter que des ingénieurs ou que c’est dans l’ADN de ceci cela. OK. Si vous ne voulez pas changer, on va se quitter bons amis, mais vous n’avez pas essayé, vous n’avez pas fait tout ce que vous auriez pu. Que vous ne vouliez pas faire tout et n’importe quoi c’est une chose que je peux entendre. Mais, à partir du moment où on dit qu’il y a des choses qui sont intangibles, peut-être qu’on ne pourra pas changer.
L’écriture inclusive ce n’est pas joli, c’est vrai. Dire les étudiants et les étudiantes, les hommes et les femmes, les informaticiens et les informaticiennes, à l’oral c’est plus lourd, les tirets, les points, tout ça, peut-être que ce n’est pas joli, ce n’est pas ça le sujet. Le sujet c’est est-ce que ça marche ? Bon, ça marche ! J’ai un collègue [Pascal Gygax, Le cerveau pense-t-il au masculin ?] , qui est psycholinguiste qui montre que dans le cerveau ça marche. La question c’est est-ce que vous voulez faire joli ou est-ce que vous voulez faire de l’égalité ? Quand on écrit en écriture inclusive des offres d’emploi, des plaquettes de présentation, etc., on n’est pas en train d’écrire des poèmes ou des romans, on est en train de faire un texte utile qui a un but ; si votre but c’est, entre autres, l’égalité, eh bien ça fonctionne. Peut-être qu’on se moque que ce ne soit pas joli si c’est égalitaire.
On ne peut pas discriminer les hommes. Actuellement on est à 16 %. Si on arrivait à passer à 20, 25 % je ne pense pas qu’on serait encore dans une situation de discrimination des hommes.
Je saute à cette question des quotas qui est souvent un peu une pomme de discorde à la fois pour les hommes ou pour les femmes. Les femmes se sentent vexées, rabaissées du fait qu’on ait mis en place un quota. Il y a le soupçon qu’on prend des personnes moins compétentes, moins méritantes, donc qu’on va écarter des personnes qui auraient vraiment leur place, bon !, c’est quoi un quota ? Actuellement, vu les performances des garçons et des filles au lycée et en particulier au bac, y compris sciences, si vous mettez un quota dans une école pour qu’il y ait plus de filles, vous montez le niveau, donc cette question de niveau ne tient pas la route.
Si on prend acte qu’il existe une censure sociale envers les femmes, mettre un quota c’est faire du rattrapage, c’est-à-dire donner un coup de pouce à des femmes qui, pour de mauvaises raisons, c’est-à-dire des raisons qui n’ont rien à voir avec le mérite, s’écartent de filières où elles auraient toutes à fait leur place, mais où elles ont peur d’être très isolées. C’est-à-dire que quand vous mettez un quota vous dites « on n’aura pas deux femmes qui vont se retrouver toutes seules, on en aura peut-être 30 % et ce n’est pas du tout le même vécu de se dire qu’on va être deux parmi 40 que de se dire qu’on sera au moins un tiers. Donc si on fait un quota, pour moi il faut le faire fièrement, il ne faut pas le faire honteux. De toute façon, que les femmes soient là par quota ou pas par quota, elles entendent « si tu es là c’est parce que tu es une femme ; si tu as des bonnes notes c’est parce qu’on surnote les filles, si tu as été recrutée… » ; avec ou sans quota ! Alors de toute façon peu importe, autant assumer les quotas et assumer sa place.
Moi je suis une informaticienne quota. Je n’aimais pas le dire, j’en avais moi-même honte, je n’avais pas du tout envie de le reconnaître. Un jour mon directeur de promo m’a dit : « On a mis un petit coup de pouce aux femmes, parce que sinon il y en avait vraiment très peu dans le vivier de recrutement. » Donc je suis une informaticienne quota dans ma licence et je suis sortie quatrième de ma licence. Je n’ai pas l’impression d’avoir pris la place de qui que ce soit. Peut-être que s’il n’y avait pas eu ce quota je ne serais pas entrée en licence.
Trouver des indicateurs...
Pour changer les choses il faut trouver des indicateurs. On connaît les indicateurs, c’est-à-dire qu’il faut évaluer où on en est et ensuite agir : changer sa manière de recruter, mais on ne prend que des ingénieurs et si on prenait des contrats de qualification ? Si on pensait à des filières passerelles ? Si on regardait des évolutions en interne ? Si ça se trouve on a des femmes qui s’ennuient dans des métiers où elles sont arrivées au bout et qui seraient ravies de bénéficier d’une reconversion.
Si on changeait la manière de gérer les carrières ? On a l’impression que les congés de maternité sont une fatalité qui nous tombe dessus, qu’on n’aurait jamais pu prévoir. Les accidents de ski sont une fatalité qui nous tombe dessus, on n’aurait jamais pu prévoir. Il y a plus d’arrêts maladie pour accidents de ski que pour maternité. Moi je pense qu’il faut arrêter d’embaucher des skieurs ! L’avantage d’une maternité c’est que ça se prévoit, il n’y a en pas non plus 40 dans une seule carrière – par exemple ça ne m’est arrivé qu’une seule fois –, c’est souvent assez rare dans la vie des femmes et puis ça se planifie complètement.
Les salaires. On accuse souvent les femmes : si elles gagnent moins c’est parce qu’elles demanderaient moins. Un certain nombre d’enquêtes ont été faites dans les années 90 qui montraient, effectivement, que les femmes avaient tendance à demander moins et c’est aussi pour ça qu’il y avait cet écart salarial. Là j’ai quand même deux choses à dire. La première chose c’est que si on prend acte qu’on a des procédures d’évaluation qui induisent une discrimination systémique, eh bien on en change ! On ne devrait pas se dire « quel dommage que les femmes en souffrent, mais je ne change pas ma procédure ». C’est peut-être plus la faute de la procédure qu’aux femmes. Mais je voudrais rajouter que les analyses récentes montrent que maintenant les femmes demandent autant, ce sont les recruteurs, quel que soit leur sexe d’ailleurs, ou les managers, qui n’ont pas du tout envie de donner autant, c’est-à-dire, de toute façon, quand une femme demande un certain salaire dans un certain nombre de cas il y a cette idée de « quand même, pour qui elle se prend ! »
Changer sa communication externe et interne, c’est un peu ce que je vous ai montré tout à l’heure avec la publicité des chemins de fer suisses.
Et puis, c’est un point très important, faire de l’entreprise ou de l’école un safe space, c’est-à-dire que, surtout quand on est ultra-minoritaire, et même quand on n’est pas ultra-minoritaire, être une femme dans un univers dit masculin ce n’est pas toujours une expérience agréable. Ça peut être une expérience très sympa avec la très grande majorité des gens, mais les filles qui, par exemple, sont en études d’informatique savent très bien que, par exemple, leur manière de s’habiller va cautionner la manière dont leur journée va se passer. Ça ne veut pas dire qu’elles sont être insultées à tout bout de champ, mais ça veut dire qu’elles ont une pression en plus que les garçons. Les filles vous disent « il y a quelques petites blagues, ce n’est pas bien méchant, il faut savoir les prendre » ; elles ont quelque chose en plus à gérer que les garçons, c’est-à-dire que non seulement elles doivent être compétentes comme les garçons, mais, en plus, elles doivent apprendre à gérer le milieu. Ce n’est pas tous les garçons, loin de là ! Sur une promo de 40, il y a peut-être deux/trois garçons qui vont être machos, toxiques, harcelants, etc., sauf que comme elles sont deux filles, pour elles c’est en continu. Si dans cette promo de garçons chaque garçon fait, allez, je ne sais pas, une plaisanterie sexiste par mois, ils sont 40, pour les filles c’est non-stop. Donc le fait d’être ultra-minoritaires donne un vécu très différent. L’école et l’entreprise doivent être un safe space pour les femmes et ça c’est une décision à prendre au niveau du management.
Ça c’est un petit slide un peu ironique. Dans les entreprises, quand on demande aux personnes si elles ont sentiment qu’il y a du sexisme autour d’elles, ça a tendance à se splitter de cette façon-là. Effectivement, la très grande majorité des personnes travaillant dans le numérique n’a jamais souffert de sexisme, ces personnes sont des hommes !
Nous savons par ailleurs, et ça pourrait être l’objet d’une autre intervention, qu’une tech conçue pour et par des hommes n’est pas satisfaisante. Je vous ai mis un certain nombre d’éléments, mais ça ne permet pas de faire une tech inclusive, ergonomique, etc., qui concerne tout le monde et dans une situation de transition numérique, ce n’est pas du tout satisfaisant.
Attirer les femmes dans la tech ce n’est pas pour leur faire une faveur, ce n’est pas pour dire « regardez, vous vous orientez mal, venez donc , on va vous tolérer ». Non, ce n’est pas du tout ça le discours qu’il faut faire passer. Le discours qu’il faut faire passer c’est que la tech a impérativement besoin de mixité si elle veut être performante. On ne peut plus se satisfaire d’une situation où on est en train d’inventer le monde de demain avec une population aussi homogène : 16 % de femmes pour inventer le monde de demain ! Vous vous rendez compte ! C’est quand même un peu un problème, sachant qu’en plus, aujourd’hui, les informaticiennes ont les moyens de choisir leur entreprise. Étant donné la pression qu’il y a et le besoin de personnes compétentes, ça peut être tout à fait un argument d’embauche pour l’entreprise et pour les femmes informaticiennes : qu’est-ce que vous faites dans cette entreprise pour la promotion de l’égalité hommes/femmes ? Qu’est-ce que vous faites pour encourager les carrières féminines ? Si la personne en face de vous répond « euh ! », ce n’est pas bon signe. Fuyez les entreprises toxiques parce les femmes informaticiennes en ont aujourd’hui les moyens.
Je vous remercie.
Agnès Crepet : Merci Isabelle. Merci pour cette présentation. Il y a eu quelques réactions dans le chat. On ne va pas pouvoir prendre énormément de questions puisque, vous l’aurez compris, on a un petit peu de retard aujourd’hui.
Je vais t’en poser une première qui vient de Marjolaine : est-ce que tu as vu baisser le pourcentage d’étudiantes en informatique depuis les années 2000 ? Marjolaine a eu son diplôme il y a à peu près 20 ans et elle disait qu’il y avait moins de 30 % de femmes.
Isabelle Collet : Il y a une baisse, il a baissé. Apparemment il continue encore à baisser de quelques pour cents, vous allez me dire on va être tellement bas qu’on finira par ne plus pouvoir baisser. J’ai fait mes études d’informatique, j’ai été diplômée au milieu des années 80, on devait être un quart. Il a baissé. Apparemment, sur ces cinq dernières années, il s’est encore un petit peu érodé et là on note des augmentations, mais très disparates. Il y a des écoles qui mettent le paquet, qui sont vues comme des écoles sociales ou des écoles attentives à la mixité et qui sont au-dessus de la moyenne, comme l’INSA [Institut National des sciences appliquées] ou certaines écoles de formation continue qui mettent vraiment le paquet sur plus de mixité, et puis des écoles plus classiques, plus traditionnelles, qui restent vers 12 %.
Agnès Crepet : D’accord. OK : On a une question de Florence, merci Florence. Il y a beaucoup de déni et j’entends souvent l’argument « ce sont les autres les méchants », et on a 15 % de femmes, c’est dans la moyenne ! Qu’est-ce qui, à ta connaissance, permet des déclics et des prises de conscience ?
Isabelle Collet : C’est une blague assez connue qui dit « toutes discriminées sauf ma mère et ma sœur ». Je pense que, pour avoir des prises de conscience, souvent il est intéressant de partager. Quand on parle des situations de harcèlement, #MeToo a été un excellent exemple. C’est-à-dire que c’était un secret de polichinelle qui a éclaté à la face de tout le monde. Toutes les femmes savaient que le harcèlement de rue, au boulot, dans les transports en commun était ultra-courant et soudain tout le monde en prenait conscience. En parler, échanger, faire des groupes de femmes qui discutent entre elles c’est également extrêmement intéressant ne serait-ce que pour qu’elles échangent des expériences partagées et ensuite venir en parler avec les hommes.
Par exemple, j’ai fait dans des écoles des interventions auprès de bureaux des élèves où on avait des élèves qui disaient « nous on s’entend bien, il n’y a pas de problèmes, c’est quoi ces histoires de sexisme ! » et qu’on commence à dire « vous avez vécu quoi ? Il s’est passé quoi ? », tout d’un coup ils se rendaient qu’eux en tant qu’hommes il ne leur était à peu près rien arrivé, ils avaient tous vu un ou deux trucs, et quand on mettait tout bout à bout, eh bien, effectivement, ça faisait une ambiance qui n’était pas si sympa que ça, en particulier quand on recueillait des témoignages.
Quand on est au niveau des écoles c’est aussi souvent un grand festival de « balance ton prof ». Les élèves disent « OK, nous on n’est peut-être pas impeccables, mais l’école non plus n’est pas impeccable ». Créer des espaces de parole où on peut discuter de ce genre de choses, où on sort les chiffres, où on échange, c’est quand même un début de prise de conscience.
Qui qu’il en soit on ne peut pas demander aux individus, personnellement, de changer les choses. C’est quelque chose qui vient d’en haut, ce sont les RH de votre entreprise, c’est la direction, c’est un pilotage qui vient d’en haut, sinon, là encore, on individualise les responsabilités, on culpabilise éventuellement les hommes et les femmes et c’est complètement stérile.
Agnès Crepet : Est-ce qu’il y a, à ta connaissance, des exemples de renversement réussis en France sur la diversité et, si c’est le cas, qu’est-ce qui les a permis ? Éventuellement, tu peux faire un parallèle avec l’étranger.
Isabelle Collet : Je n’irais pas jusqu’à renversement, mais oui, si on veut on peut. Par exemple l’École 42 qui est une école qui avait commencé avec un pourcentage de filles à 5 %, mais 42 s’était construite comme une espèce de Koh-Lanta de l’informatique et n’était pas très inclusive, c’est le moins qu’on puisse dire. Changement de direction, changement de politique d’école, une communication très insistante envers les filles qui, en gros, fait passer le message « on vous veut vraiment », et ensuite, comme le diable est dans les détails, si vous faites par exemple des douches et que dans les douches vous avez des distributeurs de protections hygiéniques et des sèche-cheveux, vous envoyez un message, vous envoyez tout simplement le message qu’effectivement on a pensé qu’il y avait une mixité dans cette école. Tout n’est pas taillé essentiellement pour les garçons.
Il y a d’autres écoles, je parle d’écoles parce que je travaille plutôt sur l’enseignement supérieur donc c’est ce que je connais mieux, l’université de technologie de Trondheim en Norvège avait mis en place une forme de quota où on recrutait la promo normalement et les 30 places ouvertes ensuite étaient uniquement pour des femmes. Donc, en gros, ils ont mécaniquement augmenté le pourcentage de femmes. Ce quota a été maintenu quelques années, je dirais une dizaine d’années. Aujourd’hui il y a entre 30 et 40 % de femmes sans avoir besoin du quota et tout en maintenant en particulier des zones non mixtes, des safe spaces, en féminisant aussi l’équipe enseignante, etc.
Carnegie Mellon a complètement réformé son enseignement. Ils n’ont pas mis de quota, par contre ils ont changé les critères de recrutement. Ils se sont rendu compte que si on recrute à l’entrée sur la base de compétences techniques, eh bien les femmes, de par la socialisation, ont moins de chances d’avoir des compétences techniques à mettre en avant dans leur lettre de motivation. Ce n’est pas parce que vous avez fait un jour une LAN party ou branché une live box que vous allez devenir un bon ou une bonne ingénieure en informatique. On a cinq ans pour apprendre la technique ! Par contre, on peut amener d’autres compétences – artistiques, sportives, des voyages, du bénévolat, de l’investissement dans la communauté, etc. – qui peuvent faire également de vous une candidate, ou un candidat, intéressant ou intéressante. Donc ils ont changé les critères de recrutement, ils ont communiqué là-dessus, ils ont recruté en fonction, et puis ils ont fait des cours sur le genre. C’est-à-dire que quand je vous raconte que le vécu d’une fille ultra-minoritaire n’est pas indifférent, c’est intéressant de l’expliquer aussi aux garçons, c’est intéressant d’expliquer à tout le monde pourquoi on fait des efforts envers les filles. Ce n’est pas parce qu’on pense que les filles sont des petites choses fragiles qu’il faut protéger, c’est parce qu’on prend acte de la censure sociale et qu’on veut conscientiser tout le monde à cet effet de censure sociale et qu’on utilise des procédures de rattrapage.
Ils ont fait des cours sur le genre, ils se sont connectés avec des réseaux de femmes, ils ont fait des projets davantage en prise avec la communauté. Bref ! Sans quota, ils sont montés entre 40 à 50 % en quelques années, là je ne vous parle pas de quelque chose qui dure 20 ans, en trois/quatre ans ils ont fait un bond à 40 %.
Donc oui on peut le faire. On peut le faire, mais il faut sérieusement se repenser.
Agnès Crepet : Tu parles de cet exemple du Carnegie Mellon, je ne sais plus si c’est dans un de tes bouquins ou dans un podcast que tu as fait, c’est vrai que c’est incroyable en fait. C’est toi qui en parles en France un petit peu, mais c’est vrai que c’est un exemple qui devrait être beaucoup plus entendu en fait, parce que ça a ça a marché effectivement.
Isabelle Collet : J’avais arrêté de travailler sur la question parce que je me disais je n’ai pas d’idées, il n’y a rien qui marche, je ne vois pas. Et quand j’ai vu Trondheim d’une part et Carnegie Mellon d’autre part, je me suis dit OK. Donc si on y met les moyens, si on y réfléchit vraiment, si on se pose la question, on peut, mais pas en l’espace d’une génération comme on le dit parfois, en deux/trois ans, c’est quand même tout à fait déterminant.
Agnès Crepet : OK. Je suis désolée on va s’arrêter là parce qu’on a déjà pas mal de retard. Merci beaucoup Isabelle de ta patience et d’avoir fait ce talk qui a été enregistré donc tout va bien. Au moins on a sauvé ça pour le monde.
Isabelle Collet : Merci beaucoup.