Luc : Décryptualité. Semaine 46. Salut Manu.
Manu : Salut Luc.
Luc : Un tout petit sommaire cette semaine.
Manu : Oui, c’était une petite semaine. Il faut croire que les journalistes n’étaient pas trop au travail, en tout cas ils n’ont pas beaucoup parlé de nos sujets.
Luc : Il n’y a que deux articles remontés, qui parlent de sujets qu’on a déjà évoqués.
Manu : Deux sujets, parce qu’en fait il y a plein d’autres articles derrière, mais que j’ai mis en secondaire.
Luc : aef info, « L’association April juge encourageant le plan de soutien au logiciel libre dans les administrations », un article de la rédaction.
Manu : C’était le sujet du Décryptualité [1] de la semaine dernière. Des bonnes choses ont été déclarées il n’y a pas longtemps par une ministre. Effectivement il faut encourager, ça va dans le bon sens, on est plutôt contents même si on n’est pas non plus nés de la dernière pluie et on sait que ça ne va pas forcément donner grand-chose. Mais on espère, on croise les doigts.
Luc : Ça donnera peut-être quelque chose, mais disons que ça ne changera pas la face du monde. En tout cas c’est un pas très intéressant dans un contexte où il n’y a pas grand-chose habituellement.
Manu : Rappelons, 30 millions d’euros promis pour développer le logiciel libre dans les administrations, or un plan de 1,8 milliard d’euros a été prévu pour déployer et mettre en place du nuage européen, français, avec l’aide d’entreprises américaines.
Luc : ZDNet France, « Blue Mind-Linagora : la Cour de cassation casse un arrêt d’appel », un article de Thierry Noisette.
Manu : Là je me casse la tête. Je ne comprends pas. La Cour de cassation a défait ce que la cour d’appel avait défait d’une cour ; je n’avais pas bien compris. As-tu suivi ?
Luc : De très loin. C’est une affaire qui remonte à dix ans. On en avait parlé lors de la décision de la cour d’appel, sachant qu’une des choses impressionnantes dans l’affaire c’est que ça a jugé un coup d’un côté, un coup de l’autre, un coup de l’autre côté. Beaucoup de rebondissements dans cette affaire. C’est une affaire où, en fait, ce sont des sociétés qui sont dans le logiciel libre, mais le fond de l’affaire n’est que très partiellement lié au Libre proprement dit. On ne va pas s’étendre sur le sujet, on en avait parlé la fois d’avant. Disons que c’était quand même intéressant par rapport à cette question du droit. Dans le logiciel libre, dans le principe du Libre, il y a plusieurs niveaux et c’est pour moi une des grandes forces du logiciel libre, ça part d’une philosophie, de principes de liberté. Après il y a du code, des gens qui vont effectivement produire du code, etc. Entre les deux il y a une couche juridique que sont les licences libres, qui définissent la façon dont vont s’appliquer les grands principes de la philosophie et après ça permet effectivement de faire tourner du logiciel. Cette profondeur du mouvement qui va de l’idée, des principes, jusqu’au code est pour moi une force très importante du logiciel libre.
Manu : Et c’est très fort. Je crois qu’il y en qui décrivent ça comme une prise de judo juridique. En gros, on réutilise le droit d’auteur pour aller un peu à l’encontre. À l’origine le droit d’auteur est fait pour restreindre les usages d’une œuvre. Avec le logiciel libre, c’est largement le contraire. L’optique c’est, au contraire, de libérer, de permettre de plus utiliser, de plus partager du code.
Luc : C’est ça. En vertu de son droit d’auteur, l’auteur du logiciel autorise les gens à faire plein de choses, donc c‘est très fort et la dimension juridique est très importante. En fonction des pays, etc., ça peut être très variable mais bien souvent les licences sont considérées comme des contrats. Ça s’appuie également sur le droit d’auteur donc sur des corpus juridiques ; des juristes sont spécialisés là-dedans. Comme on partage le code et qu’on peut ne pas respecter les licences, etc., il y a cette idée que la justice est là pour cadrer, pour éviter les abus, les détournements, ce genre de choses. Du coup ça reste quelque chose de fort.
Ces affaires nous ont fait considérer que le droit c’est long. L’affaire Blue Mind-Linagora, même si ce ne sont pas exactement des questions de Libre, c’est dix ans. On avait parlé, il y a quelques mois, de l’affaire entre Entr’ouvert et Orange, là on était vraiment dans des questions de Libre.
Manu : Ce n’était pas il y a quelques mois, c’est plus récent que ça, ce n’est pas très vieux.
Luc : Ce n’est pas très vieux, mais c’est une affaire qui date d’il y a neuf ans. Donc neuf ans de procédure pour avoir des décisions. C’est quand même très long tout ça !
Manu : Là c’est encore que dalle. Aux États-Unis il y a des procédures qui ne concernaient pas les licences à proprement parler, qui concernaient des choses liées, on va dire connexes, c’étaient des brevets et des brevets sur des choses idiotes genre des coins des arrondis, qui ont pris la tête de plein de gens pendant des années, qui avaient des enjeux de l’ordre de milliards de dollars, qui ont eu des impacts sur les entreprises. C’est-à-dire que les stratégies planétaires de certaines entreprises ont pris des tournants à cause de ces procédures-là.
Luc : Et puis il y a eu plein d’affaires toujours aux États-Unis, sur l’utilisation d’API ou de code qui était considéré comme libre ou pas, qui étaient en réalité extrêmement simples mais, en fonction des juges, un coup ils disaient que ça tombait dedans, un coup ils disaient que non. On voit que c’est à la fois peu sûr et très long, dix ans de procédure ! D’une part, entre le préjudice et le moment où on a une décision, en informatique dix ans c’est extrêmement long, il s’est passé énormément de choses. Il faut aussi avoir l’argent pour faire ça. Quand on est un particulier il faut bien gagner sa vie pour se payer des procès et même quand on est une PME, ça dépend de la taille de la PME, ça prend du temps, et quand on est une petite boîte on n’a pas nécessairement des gens pour gérer des dossiers de fond comme ça.
Manu : Dix ans, avec les enjeux qui sont derrière, c’est largement suffisant pour mettre la clef sous la porte.
Luc : Oui. Si sur l’instant on perd de l’argent instantanément et que ça dure, ça peut effectivement couler la boîte. Après, même si on n’est pas en situation de voir l’activité s’effondrer à cause de ça il faut sortir les sous et, sur des PME, ce sont des budgets qui ne sont pas complètement ridicules. Il faut des gens qui gèrent ça, c’est du temps et les petites boîtes n’ont pas des ressources illimitées.
Manu : On peut faire remarquer qu’il y avait une personne qui s’était lancée dans des procédures qui ont pris du temps et un petit peu de moyens quand même, mine de rien. Tu te souviens ?
Luc : Laurent Costy [2], de l’April avait essayé, il y a des années de ça, de se faire rembourser la licence Windows d’un ordinateur qu’il avait acheté dans le grand commerce.
Manu : On dirait un fou, on dirait Astérix contre les Romains.
Luc : Laurent avait ça par pure conviction. On estime que le prix de la licence est d’environ 50 euros. Les prix sont secrets, donc on ne sait pas combien on paye les licences quand on achète un ordinateur ; tout le monde pense que c’est gratuit mais ce n’est pas le cas. En théorie, c’eétait faisable. Laurent s’est lancé là-dedans pour montrer que c’était faisable, pour avoir une idée du prix des licences, etc. Il y a passé je ne sais pas combien d’années.
Manu : Il me semble qu’il avait utilisé des procédures hyper-travaillées. Il avait fait des copies d’écran de toutes les procédures d’installation où il montrait bien ce qu’il faisait et qu’il n’acceptait pas la licence. À l’époque on pouvait accepter la licence à l’installation.
Luc : Oui. Il avait tout préparé à l’avance et c’était vraiment avec cette volonté de pousser le système et, juridiquement, aller devant le truc en disant « je dois pouvoir me faire rembourser ». Au bout de je ne sais plus combien d’années, je crois plus de cinq ans, il a fini par lâcher le morceau. À un moment il a dit « je ne fais que ça, ça ne va nulle part, ça me coûte de l’argent, ça me prend du temps. J’ai une vie à côté » !. À un moment il a lâché et on peut le comprendre.
Manu : Je crois que ça lui avait coûté quelques milliers d’euros, parce que, à un moment donné, il y avait bien des avocats à faire venir pour aller aux procédures aux différentes instances.
Luc : Tout ça pour une licence de 50 euros, peut-être 100.
Manu : Oui. Et des principes, Monsieur, c’est important les principes parfois !
Luc : La protection offerte par le juridique est très relative pour ces questions de délais, de coûts et d’insécurité, parce que la justice va dans un sens ou dans un autre, on n’est pas sûr.
Manu : Je te contredirais, je dirais que les institutions font du bon travail de temps en temps. Regarde le RGPD [3] [Règlement général sur la protection des données], magnifique outil qui a été mis entre les mains de plein d’associations et des consommateurs, qui protège, dans une certaine mesure, nos données privées. Il y a du positif, espèce de cynique pessimiste que tu es !
Luc : Il y a des choses qui vont dans le bon sens. De fait ça force des gens ! Même s’ils ne le font pas extrêmement bien, c’est nettement mieux que ce qu’ils faisaient avant.
Manu : On pourrait s’attendre à ce que le RGPD soit un peu implémenté partout, notamment aux États-Unis, incessamment sous peu, c’est presque obligé !
Luc : Je pense que ce n’est pas près d’y être. L’articulation suivante, et c’est ce dont on voulait également parler, c’est que même si la loi est de notre côté, même si on a le temps, même si on a l’argent, la loi ça se change. En fait on reste dans la légalité, mais il y a ce qu’on appelle le lobbying dont on parle beaucoup. Le lobbying peut faire changer la loi et quelque chose qui fonctionne juridiquement, comme le logiciel libre, peut, du jour au lendemain, se mettre à ne plus marcher du tout juste parce que la loi a changé.
Manu : Effectivement, on a dû défendre le domaine du logiciel libre parce qu’il y avait un moyen, assez aisé finalement, de l’enfermer, c’était les brevets logiciels [4]. Aux États-Unis, on le sait, ça a été utilisé devant des cours de justice, il y avait vraiment un gros impact.
Luc : Il y a des dizaines et des dizaines de milliards qui sont passés là-dedans.
Manu : On sait qu’en Europe c’est théoriquement interdit d’avoir des brevets logiciels mais que, pratiquement, il y en avait des dizaines de milliers qui étaient enregistrés.
Luc : Ça remonte maintenant. Ça fait quoi ?, ça fait 15/20 ans, je ne sais plus combien de temps.
Manu : Ça fait quelques années.
Luc : Il y a eu une grosse bataille sur la brevetabilité du logiciel en Europe. Les libristes et d’autres se sont mobilisés pour faire échouer cette décision parce que, par rapport au Libre, même si on a des licences libres – ce qu’on expliquait et ce qu’on explique de longue date – dès lors qu’un logiciel peut être breveté ça veut dire que l’idée même mise en place par le logiciel est protégée par un brevet. Après, que le code soit libre ou pas, finalement ça ne changerait pas grand-chose. Si tu fais un code, que tout le monde peut l’utiliser, je dis « d’accord », mais si l’idée que tu implémentes est à moi, même si ton code est libre, l’idée est à moi, il faut me payer, de fait c’était une façon de neutraliser le logiciel libre. Cette bataille a été gagnée, les États-Unis ont fini par faire marche arrière en se rendant compte que c’était complètement absurde et une perte de moyens.
Manu : Ils ont vaguement fait marche arrière. C’est-à-dire que la Cour suprême a commencé à se rendre compte que c’était un peu idiot.
Luc : Ils ont pas mal refroidi les ardeurs. Après, je suppose qu’il reste encore pas mal de choses. Même les grosses boîtes, les GAFAM, après s’être fait des procès à coups de milliards et tout ça, ont fini par dire « allez, on va mettre tous nos brevets dans des fonds défensifs et arrêter de se foutre sur la gueule là-dessus ».
Manu : On en a même parfois parlé dans la revue de presse parce qu’on voyait venir des grosses boîtes, je ne sais plus si c’est Microsoft et compagnie, ils ont mis un petit peu au pot pour se défendre en commun avec les autres.
Luc : Je ne sais plus où ils en sont, mais si Microsoft l’a fait ils ont été vraiment les derniers parce qu’ils continuent à breveter abondamment. En tout cas, il y a un an ou deux, on avait encore lu des choses là-dessus.
Il y a un autre exemple que j’ai en tête, toujours aux États-Unis, c’est la neutralité du Net [5]. Sujet qui a aussi fait débat chez nous, qui a été dégommé aux États-Unis sous la pression de lobbies, etc., en disant « non, la neutralité du Net ce n’est pas intéressant pour le business, on peut enfermer les gens s’il n’y a pas d’Internet neutre. Si on les enferme on peut en tirer plus de fric ». Le logiciel libre n’est pas nécessairement directement impacté par la neutralité du Net, mais on voit qu’une législation peut changer radicalement la donne et interdire toute une série de choses, en tout cas les rendre matériellement impossibles
Manu : On a vu qu’une entreprise comme Amazon a des moyens, elle les déploie et elle arrive à intervenir au niveau des lois qui sont en train d‘être faites. Elle a des gars, des bons petits gars, qui sont assez efficaces de ce point de vue-là.
Luc : Tu avais remonté un article du Washington Post, toujours aux États-Unis, sur le portrait d’un lobbyiste qui a travaillé pour Amazon, qui a bossé avec Obama, etc., donc un type qui doit avoir un carnet d’adresses monstrueux. L’article disait qu’il a réussi à dégommer des lois.
Manu : Trois douzaines de lois en cours d’écriture dans 25 États.
Luc : Qui étaient des lois pour protéger les libertés informatiques.
Manu : Et la vie privée en général, ça avait l’air d’être assez global, il faudrait regarder le détail.
Luc : On apprend qu’Amazon a, je suppose pour les États-Unis, un groupe de 250 personnes qui ne font que du lobbying. Donc oui, il y a les moyens pour changer la loi, pour l’orienter, pour en faire ce que les gens veulent. Donc l’argument disant « c’est la loi » ou « la loi nous protège » est également limité par le fait qu’avec suffisamment de poids et suffisamment d’influence la loi peut changer et devenir totalement non favorable aux libertés des gens, au logiciel libre et à ce que nous trouvons essentiel pour le bien commun.
Manu : Je te trouve dur. Je suis sûr que si tu poses la question à ces 250 personnes qu’elles vont te dire qu’elles font ça pour le bien commun.
Luc : C’est ça et c’est souvent l’argument qu’il y a. On dit « vous l’April, vous faites aussi du lobbying », donc c’est chacun pour soi. Quand on parle de logiciel libre on a la conviction que ça va dans l’intérêt collectif et je pense qu’on a des arguments assez forts pour ça, on en parle toutes les semaines.
Il m’est déjà arrivé d’être sur des stands et qu’on me dise ce genre de chose, surtout à l’époque d’HADOPI [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet] où ça discutait beaucoup ; je disais « moi je suis pour l’intérêt collectif ». Les autres, en face, peuvent éventuellement sortir des arguments mais, en général, ils sont très creux et, quand tu les examines de près, ça ne tient jamais très longtemps. En général ils n’aiment pas du tout être exposés, les lobbyistes aiment le secret. Il y a eu des choses, notamment à l’Assemblée nationale, où il a été demandé que soient tenus des registres sur les lobbyistes, etc., ça a fait scandale parce que ces gens-là travaillent dans le secret. Je pense qu’un militant pour les libertés informatiques qui connaît son sujet dégomme sans difficulté, sur le terrain de l’intérêt général, un lobbyiste quelconque.
Manu : Rappelons que c’est dans l’obscurité que le lobbying peut assez facilement basculer dans la corruption, tout simplement.
Luc : Il le cherche ! Je veux dire qu’il cherche absolument l’obscurité. Même sans être sur de la corruption pure et dure, échange de valises de billets, même si je ne doute pas que ça existe, le simple fait de dire « fais-moi une loi sur mesure » c’est déjà problématique dès lors qu’il n’y a pas de débat.
Manu : C’est gênant quand, en plus, ce sont les plus grandes entreprises au monde qui n’aient jamais existé – des trilliards de dollars sont contrôlés par ces grosses boîtes, les GAFAM pour les nommer – c’est embêtant parce qu’elles ont un impact phénoménal et elles ont une force de frappe considérable. On a l’April pour se défendre, c’est bien, mais…
Luc : C’est petit par rapport au reste. Je pense que c’est aussi la preuve qu’on est dans le vrai. C’est-à-dire que des associations comme l’April et d’autres, qui ont des moyens dérisoires par rapport à ce qu’il y a en face, arrivent malgré tout à faire bouger les choses. Ce ne serait pas le cas si nous étions juste en train de défendre notre propre intérêt. Pour moi ça démontre l’importance d’avoir une démarche politique avec tout le travail institutionnel que fait l’April parce qu’on ne peut pas juste dire « la loi est avec nous ». Ça démontre aussi que les puissants sont puissants parce qu’ils arrivent à organiser des moyens avec de l’argent, des gens qu’ils payent, etc., et qu’en face les gens ne sont pas très organisés, c’est un peu chacun dans son coin et c’est comme ça qu’on se fait avoir au final.
Manu : Sur ces bonnes paroles, je te propose d’adhérer [6] à l’April.
Luc : Je suis déjà membre.
Manu : Allez, on reparle de tout ça la semaine prochaine.
Luc : Salut. À la semaine prochaine.