Luc : Décryptualité. Semaine 23. Salut Manu.
Manu : Salut Luc.
Luc : Petit sommaire.
La gazette.fr, « La ville de Paris propose une suite de logiciels libres "clé en main" », un article de Baptiste Cessieux.
Manu : C’est un vieux projet qui existe depuis un moment parce que Paris est connue pour faire un site web, en fait il y a des sites de web, une pléthore de sites différents qui vont gérer plein de choses, c’est assez conséquent. Là ils essayent de le décliner dans quelque chose qui serait réutilisable par d’autres villes, probablement, ça s’appelle CitéLibre. C’est destiné à être facile à utiliser, facile à installer, configurer. Je ne suis pas certain que ce soit si facile que ça. Si vous voulez le faire chez vous, faites attention, souvent il faut quand même des professionnels.
Luc : De ce que je vois il y a des logiciels d’agenda et un logiciel de formulaire.
Numerama, « "Les autres partis politiques se foutent de ces questions" : ce que le Parti Pirate veut faire entendre aux législatives », un article de Aurore Gayte.
Manu : Je ne sais pas si je le laisserai dans la revue de presse finale, mais c’est toujours intéressant. Il est vrai que le Parti Pirate a pas mal de positions qui correspondent à ce que le logiciel libre aime bien mettre en avant. Souvent ce sont des petits gars qu’on aime bien, mais c’est difficile de les voir à l’Assemblée nationale.
Luc : Numerama, « Stanislas Guérini perd la gestion du cloud de l’État, car Google emploie son épouse », un article de Julien Lausson.
Manu : Un détail qui s’est quand même révélé tardivement, il semblerait. Mais oui, on ne peut pas diriger un milieu, disons, si son autre soi, son épouse, travaille déjà dans ce milieu. C’est compliqué. En plus on sait bien qu’il y a plein de problématiques de lobbying, on a toujours des suspicions de corruption, tout simplement, c’est toujours compliqué comme sujet. Donc autant ne pas donner matière à se faire battre et retirer ce dossier-là. Pour le coup, ça fait que ce qu’il va gérer sera beaucoup moins important parce le cloud, l’informatique en nuage, c’est un gros sujet.
Luc : Pour rappel il est chargé de la Transformation et de la Fonction publiques.
Du coup de quoi parle-t-on dette semaine ?
Manu : On peut se proposer de discuter de foi. Qu’est-ce que tu en dis ?
Luc : La foi c’est quelque chose qu’on a évoqué indirectement. Les dernières années ont démontré que y croire suffisait pour énormément de gens et que finalement le monde tourne beaucoup comme ça.
On a aujourd’hui des outils de communication complémentent incroyables, on peut discuter instantanément, voir ce qui se passe à l’autre bout du monde en temps réel, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques décennies. On a accès à des sources d’information mises en forme notamment par la communauté, comme Wikipédia, on a énormément de choses. Le savoir scientifique, technique n’a jamais été aussi développé chez les humains et pourtant, on l’a vu avec toutes les formes d’hystérie collective, les théories du complot, Trump et plein d’autres choses, au final toutes ces choses-là n’empêchent pas que le fait que des tas de gens s’appuient sur la foi, que ce soit celle de la religion mais simplement la conviction qu’une chose est vraie même si, de notre point de vue, dans un certain nombre de cas, ça n’a absolument aucun sens et aucune crédibilité.
Manu : Je mettrai en avant un exemple pratique. Il semblerait que cette semaine il y a eu des discussions sur le bitcoin [1], quel est le rapport entre le bitcoin et la foi ? Au départ le bitcoin a été inventé notamment pour assurer la vie privée. On avait eu des exemples dans le passé, notamment un couple qui avait volé, en tout cas qui avait profité de milliards de dollars en bitcoins et qui s’était fait attraper parce que c’était compliqué pour eux de blanchir ces bitcoins, d’en faire quelque chose dans la vie réelle. Un papier est sorti qui montrerait que les bitcoins ne sont pas anonymes, contrairement à l’idée de base du tout début. Pour le coup, on peut mettre en avant les bitcoins comme un système qui dépend vraiment complètement de la confiance qu’on lui donne. Ça fonctionne, en fait, pour toutes les monnaies, mais il se trouve juste que c’est le cas d’autant plus pour cette monnaie-là qu’elle n‘a pas d’institutions qui vont dépendre d’elle, pas de système d’impôts qui vont requérir son existence. Le bitcoin dépend vraiment du fait qu’on a une foi dans son fonctionnement et aussi, éventuellement, une foi dans son augmentation dans le temps, dans sa pérennité et il y a pas mal d’exemples qui montrent que la pérennité des bitcoins ! – c’est un exemple, on tape dessus parce que c’est facile –, mais sa valeur a beaucoup descendu, beaucoup de sujets sont remis en cause sur les problèmes énergétiques parce que ça consomme beaucoup trop d’énergie pour une planète qui a ses limites. On sait qu’il va falloir sortir de ces modèles-là. Par ailleurs d’autres stratégies sont en train de se mettre en place, par exemple du yuan numérique mais aussi des euros numériques ou des dollars numériques ; le yuan numérique est en train d’être expérimenté en Chine et il est question, assez rapidement, à hauteur de mois ou d’années, de mettre en place des monnaies numériques qui seraient basées sur des institutions, sur de l’impôt, des entreprises, des émetteurs, pas forcément que de la foi, mais quand même !
Luc : Cette question de confiance ! On peut s’appuyer sur un côté factuel, c’est-à-dire que si on achète des bons du trésor américain on se dit que ce sont les États-Unis, ils sont solides, ils ont une économie, ils ont une grosse armée, ce sont eux les plus puissants au monde, donc si leur système s’effondre c’est que, de toute façon, il ne restera pas grand-chose autour pour nous sauver la mise, donc c’est un bon investissement.
Sur le bitcoin c’est un peu plus précaire parce que, au final, la foi est dans l’informatique et dans l’idée que ce système est effectivement fiable et dans tous les autres, en se disant que tous les gens qui ont investi dans le bitcoin, qui y croient, qui le font fonctionner, continueront à le faire et continueront à croire que ça a de la valeur.
Manu : Il y a une autre foi qui est assez amusante, je trouve, en tout cas de mon point de vue, on nous vend, on nous promet des technologies un peu miracles, comme on l’a fait dans le passé, comme on le fera sûrement dans le futur, il y en a une qui est intéressante par rapport au Bitcoin c’est tout ce qui est quantique. L’informatique quantique [2] promet, par exemple, de casser le chiffrement qui est nécessaire aujourd’hui aux monnaies électroniques, aux blockchains et à plein d’autres choses.
Luc : Oui, et à beaucoup d’autres choses. Ça fait partie de ces questions qu’on se pose. La France a investi beaucoup sur l’informatique quantique, c’était une des annonces de Macron il y a quelques années, un an ou deux peut-être, d’avoir un plan quantique. C’est une des choses qui est effectivement mise en avant où on dit « si on y arrive, tous les systèmes de chiffrement seront très faciles à faire péter ». Donc beaucoup de secrets, beaucoup de systèmes, comme ça, qui reposent sur le chiffrement s’arrêteront instantanément et seront totalement vulnérables.
Manu : C’est de la croyance, c’est de la foi. On promettait il n’y a pas si longtemps que les nanotechnologies allaient changer le monde, ou peut-être le détruire, ça faisait partie des possibilités, on pouvait transformer le monde en ce qui s’appelait le « goo gris » — Gray goo [3] —, par exemple, où plein de micromachines auraient transformé toute la matière existante. Des films et des séries ont été faits là-dessus, mais on ne voit rien arriver.
Luc : Un certain nombre de complotistes diront qu’il y a quand même un plan pour implanter des nanomachines dans la tête des gens pour les contrôler.
Manu : Oui, les vaccins et les puces 5G aussi !
Luc : C’est ça, tout à fait. On a plein de phénomènes comme ça. On parlait du bitcoin. Il y a les NFT [4], on en a parlé il n’y a pas très longtemps, et les NFT ont l’air d’être une sorte de système qui a du mal à se mettre en place. La confiance n’a pas l’air de bien prendre.
Manu : Ça a pris suffisamment pour que des sommes conséquentes aient quand même été échangées. Peut-être que c’était plutôt une arnaque, il est aussi possible qu’elles aient été échangées juste entre quelques personnes.
Luc : Ce qui est intéressant c’est que cette question de la foi et du fait d’y croire pour penser que c’est vrai, finalement ce n’est pas quelque chose de nouveau, on a ça de très longue date. On peut prendre comme exemple l’homéopathie qu‘on a cessé de rembourser il y a quand même pas très longtemps. Or, ça fait bien longtemps qu’il a été prouvé et reprouvé que ça n’a aucun effet pour soigner les gens, mais comme les gens y croient, on en a vendu et la Sécurité sociale a remboursé pendant des décennies.
Manu : On nous vend à tous des médicaments miracles qui vont tout changer. Les milliardaires payent des milliards pour des thérapies géniques quelconques, des entreprises existent pour ça. Il y a tout ce qu’il s’appelle le transhumanisme, une sorte de foi que la technologie va nous sauver et va peut-être nous rendre immortels, rien que ça !
Luc : Cette question de la croyance est vraiment implantée, mais elle l’est plus ou moins. Personnellement je me considère plutôt comme rationaliste, mais je vois un peu partout, notamment dans des médias qui ont pignon sur rue et tout ça, que le côté complètement ésotérique a finalement énormément d’importance. Je faisais mes courses récemment, il y avait un ces petits magazines télé qui sont auprès de la caisse sur le pouvoir des pierres. Il y a quelques mois j’ai vu un article où une bonne femme vendait des trucs vraiment totalement ésotériques, j’ai oublié le contenu du truc, mais elle était venue dans une émission de télévision, dire « oui, on peut faire ceci cela » avec des trucs qui n’avaient vraiment aucun sens. Tout est mis au même niveau, c’est-à-dire qu’on invite quelqu’un qui est effectivement un scientifique ou quelqu’un qui explique un truc ésotérique, eh bien chacun s’y retrouve, l’important c’est de faire plaisir au public. Ceux qui aiment les trucs magiques sont contents et finalement on se retrouve dans cette espèce de monde où tout se vaut.
Manu : Il n‘y a pas si longtemps on disait « si c’est écrit c’est que c’est vrai ». Aujourd’hui on te dirait « si les Kardashian le disent c’est que c’est vrai », ça peut fonctionner !
Luc : Il suffit d’être suffisamment nombreux à y croire. D’une certaine façon ça toujours été comme ça. Il y a quelques siècles nos sociétés étaient régies par la bible et par la croyance religieuse. La bible était la mesure de toute chose, ce qui était dans la bible était vrai, c’était une sorte de paradigme, c’était le point de départ, ensuite on créait de la cohérence autour de ça. Chez Foucault il y a notamment tout un truc assez intéressant sur la linguistique avant que ce soit la linguistique, dans la bible il était dit que la tour de Babel, tout ça ; comme la bible c’est vrai, les gens qui étudiaient les langues disaient « regardez, on trouve des similarités entre les langues, c’est bien la preuve que toutes les langues découlent d’une langue unique » et ils étudiaient ça pour essayer de retrouver la langue originale que tout le monde aurait compris de façon spontanée dès lors qu’on aurait réussi à la reconstruire. Ça n’est que bien plus tard qu’on s’est dit si ça se trouve il y a une sorte d’ordre chronologique et les langues dérivent les unes des autres, elles évoluent avec le temps, donc quelque chose de beaucoup plus lié à la découverte de l’évolution et on s’est dit c’est peut-être pareil, avec la même logique dans le domaine des langues. Ce qui veut dire qu’on est capable de déployer énormément d’intelligence et de réflexion sur des paradigmes qui sont très différents et ces paradigmes-là sont de la foi.
Manu : Tu sais qu’en informatique on dirait que tout découle de Lisp [5] et tout redevient Lisp avec suffisamment de temps, parce que c’est un langage qui a un paradigme un peu original, on va dire. Moi qui fais du Java, de plein de manières le Java est en train d’évoluer pour devenir plus Lisp dans sa façon d’être travaillé, plus fonctionnel. C’est peut-être le langage originel, c’est peut-être le langage de Dieu ou des anges, allez, disons !
Luc : C’est ça ! Dans l’informatique où il y a quand même beaucoup de gens qui sont rationalistes, pour qui l’univers est fait de 0 et de 1, tout est binaire, tout devrait être extrêmement clair.
Manu : Soi-disant rationalistes, parce que, forcément, il ne faut pas rêver, il y a de tout !
Luc : Dans le domaine des informaticiens, cette question de la foi a quand même de l’importance aussi, non ?
Manu : Oui. Je prends un exemple, la GPL, la licence GPL [6] que plein de développeurs appliquent à leurs projets, on l’applique souvent avec la petite mention « plus », donc on dit « ce projet est sous la licence GPL-3 ou supérieures ». Le « ou supérieures » implique des évolutions possibles de la licence, qui sont gérées par la FSF[ Free Software Foundation], et ça implique qu’on ait confiance dans ses évolutions. Je pense que plein de développeurs n’en ont pas conscience, mais on ne sait jamais ce qui pourrait arriver dans le temps. On a confiance, on a la foi que le système va se perpétuer à peu près tel qu’il est. Si on pense, par exemple, que la société, dans son ensemble, va s’effondrer du jour au lendemain, il est probable que les comportements humains vont changer.
Luc : Il y a eu des projets comme ça où ils sont partis sur une licence, ça a été le cas de Wikipédia. À un moment il a été dit « on va tout licencier à nouveau et on va tout mettre sous une autre licence ». En théorie ce n’est pas très propre, on n’est pas censé faire ça, on a dit « bon d’accord ». Au final, quand on contribue on est un peu coincé là-dedans.
Pour moi qui ne suis pas dans la technique, dans l’informatique, j’ai quand même vu très souvent des développeurs s’étriper pour savoir quelle était la meilleure techno, le meilleur langage, la meilleure solution d’architecture, etc., et ça prend des proportions folles. Les discussions peuvent être interminables, les gens peuvent s’énerver vraiment beaucoup, se fâcher, on connaît tous plein d’exemples là-dessus. Tu te dis que dans un domaine où c’est de la technique, où les choses devraient être objectivables, comment se fait-il que les gens arrivent à être autant pas d’accord, à ne jamais s’entendre et à ne jamais arriver à une position qui tienne debout.
Manu : Heureusement que nous sommes soi-disant rationnels et capables de logique, mais nous sommes des humains et les humains, nécessairement, c’est de l’émotion, on pousse des interprétations qui ne valent pas forcément grand-chose et on remet des couches de sur-interprétation sur nos interprétations, c’est un peu inévitable. La meilleure des choses à faire c’est d’être sceptique sur tous ces comportements-là, mais on arrive toujours à des limites à un moment donné, c’est quasiment inévitable.
Luc : Ce que tu dis me fâche un petit peu parce que j’aime l’idée d’être rationnel et j’aime l’idée qu’on puisse sortir de tout ce côté-là, mais bon, nous sommes des primates, nos ancêtres se sont développés sous la pression de sélection dans des tribus de quelques centaines d’individus. Pour prévaloir au sein de ces tribus il faut faire de la politique, c’est pareil chez les singes, les chimpanzés se font des guerres de pouvoir, des choses comme ça, tous les animaux sociaux font plus ou moins ça. Il faut croire que cette question de la conviction et de la foi est inscrite en nous vraiment très profondément et on n’est pas près de s’en défaire.
Manu : Sur ce j’ai confiance en toi. Je pense qu’on se revoit la semaine prochaine.
Luc : Bonne semaine à tous.