Intervention d’Alain Issarni - FIC 2023 Cloud : l’Europe veut-elle faire sa révolution ?

Julia Sieger : Je voudrais accueillir Alain Issarni qui, comme vous le savez, a récemment été nommé à la direction du fournisseur de cloud français NumSpot [1], une coentreprise détenue par quatre partenaires — La Poste, Bouygues Telecom, Dassault Systèmes et Banque des Territoires — et qui entend proposer, dès l’automne prochain, un cloud de confiance, 100 % français. Merci beaucoup de l’accueillir.

Alain Issarni : Bonjour à tous. Ravi d’être parmi vous et ravi d’être là pour cette belle intervention et les interventions qui ont eu lieu jusqu’à présent.
La question qui est posée aujourd’hui : le Cloud, est-ce que l’Europe veut faire sa révolution ?
Vous avez vu la courte vidéo qui a eu lieu au début, le constat que l’on fait : je crois que plus de 70 % du cloud relève des GAFAM, la croissance des GAFAM dépasse la croissance du cloud ce qui fait que les parts de marché conduisent les autres acteurs à se restreindre.

Est-ce que c’est grave ? On pourrait se dire qu’après tout c’est un fait, vivons avec cela.
Il faut peut-être revenir en arrière pour comprendre ce qu’était le cloud et quelles étaient les promesses du cloud à l’origine. Pardon, je vais dire des banalités, vous savez tout cela très bien :

  • le cloud, ce sont des enjeux pour mutualiser des machines, accessoirement je pense qu’à l’origine on ne visait pas tellement cela, mais aujourd’hui ça peut servir sur tout ce qui est éco-responsabilité et éviter de gaspiller de l’énergie inutilement en mutualisant les machines ;
  • puisqu’on mutualise, ça veut dire qu’on utilise mieux, donc ça coûte moins cher. Il se dit, ici ou là, que ce n’est peut-être pas tout à fait vrai ;
  • qu’il y a de la scalabilité, je pense qu’on l’atteint ;
  • qu’il y a de la flexibilité. Oui, il y a de la flexibilité, mais, j’allais dire, pas au point d’avoir la flexibilité d’aller où on veut, c’est-à-dire qu’on va à un endroit, est-ce qu’on peut aller ailleurs, est-ce qu’on a eu cette flexibilité ?, probablement pas ;
  • de la sécurité, c’est quand même la promesse, c’est-à-dire que si un acteur, ou de gros acteurs s’occupent de tout cela ils auront forcément de l’énergie à dépenser pour s’assurer de la sécurité que l’on veut y mettre ; c’est un peu vrai, je crois que c’est plutôt atteint, et c’est aussi un peu faux sur le débat juridique : est-ce qu’on a eu la sécurité juridique avec ce cloud, la réponse est probablement non.

Néanmoins, beaucoup d’acteurs sont allés dan le cloud et vont dans le cloud. Pourquoi ? Parce qu’avec cette promesse-là, le cloud ressemble à une commodité. On a dit « c’est du consommable, on le met à la disposition des différents acteurs ».
Ça a accompagné l’évolution des directeurs informatiques. Juste une petite anecdote ou un petit rappel : historiquement on parlait du directeur informatique, ça a évolué, directeur des systèmes informatiques, directeur des systèmes d’information, aujourd’hui on parle de plus en plus du directeur des systèmes d’information et du numérique et, bientôt, on ne parlera plus que du directeur du numérique.

On crée des projets numériques, vous le savez bien, mais quand il y a des bugs, on parle de bugs informatiques. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le numérique n’existe pas sans l’informatique. Donc cette commodité, qui est une facilité pour pouvoir importer de la valeur le plus rapidement possible, conduit à avoir une dépendance forte vis-à-vis des basses couches. Cette commodité devient de plus en plus, j’allais dire, une servitude au sens où ça rend des services, mais aussi une servitude au sens ça rend servile. Je me permets cette image-là, on connaît des servitudes : on a un terrain avec un passage, on doit passer par un propriétaire autre, on a une servitude ; tant qu’on s’entend bien tout va bien, on peut y aller. Ça peut se gâter un peu. Tout cela ce ne sont que des images, le rapport à la réalité n’est probablement pas totalement fortuit, mais quand même ! Cette servitude, ce passage, si on y met un droit de péage, notamment pour sortir – je pense que vous voyez ce que je veux dire – devient un petit peu plus gênante. Et si on coupe carrément cette servitude ? Vous allez me dire encore un fou, il est en train de dire que nos amis d’aujourd’hui vont devenir, demain, nos ennemis, donc vont couper tous ces services-là. Il y a plusieurs façons de dire non ou on coupe : soit on coupe brutalement, c’est un peu trop brutal, soit on dit « finalement l’usage de cette servitude coûte de plus en plus cher, voire extrêmement cher ».

J’ai un passé de DSI [Directeur des Services Informatiques], je pense que ça peut vous évoquer un certain nombre de choses : quand vous dépendez je vais dire d’un éditeur, sans le citer, avec un mode souscription, à l’échéance de votre contrat vous devez négocier, si le risque est que ça se coupe immédiatement, tout cela vous conduit dans une position de faiblesse vis-à-vis de vos servitudes.

Des exemples au hasard, pas totalement au hasard parce que je les ai connus : quand on se dit « on a des problèmes budgétaires, on veut réduire son empreinte vis-à-vis de tel acteur de, mettons, 60 % », c’est une petite expérience, et quand ce moins 60 % que vous décidez se traduit dans la négociation avec un acteur par un plus 5 % — les chiffres ne sont pas au hasard —, c’est-à-dire plus que fois 2, vous voyez bien que quand vous êtes mis dans cette situation de servitude alors les choses deviennent un petit peu compliquées.

Est-ce que c’est une situation d’avenir vis-à-vis du cloud et vis-à-vis des données que l’on a ? On peut avoir plusieurs réponses.
Vous rencontrez et vous allez probablement rencontrer des acteurs qui vous disent : « De toute façon la bataille est perdue. Ces grands acteurs ont déjà dépensé de l’argent, énormément d’argent, ils ont pris de l’avance, la bataille est perdue ! » Il y a donc le fataliste.
Le fataliste un petit peu plus évolué dit : « Elle est perdue, mais ne jouons pas sur cette bataille, allons sur une bataille un petit peu différente, allons sur des niches un petit peu plus évoluées et c’est là que l’on va se positionner.
Après, il y a ceux qui ne disent pas qu’elle est perdue, mais qui espèrent qu’elle est perdue, qui disent, vous l’avez déjà entendu : « Arrêtez de dépenser de l’argent là-dessus, arrêtez de nous embêter là-dessus. Faites votre boulot, dès que vous aurez quelque chose d’à peu près équivalent au niveau de service, forcément vous serez utilisés ». Vous savez que quand on dit ça, compte-tenu de l’avance qui a été prise, les choses deviennent un petit peu plus compliquées.
Enfin, il y a ceux qui ne savent pas que la bataille est perdue. Je rependrai la phrase de Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » Ce sont ces acteurs qu’il faut effectivement viser et, en plus, il y a des talents, des talents en France, des talents en Europe. Tariq Krim le dirait bien mieux que moi [2], il a déjà expliqué un certain nombre de fois que bon nombre d’innovations, dans le monde du numérique, viennent en fait de la France, viennent de l’Europe, mais n’ont pas été déployées en Europe, ont été reprises par d’autres acteurs, donc les talents sont là. Il faut les utiliser. Les idées sont là. Pour les plus vieux d’entre vous, vous savez que dans les années 70 on disait : « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées », je pense que ça veut dire quelque chose. Maintenant on dit : « On n’a pas de pétrole, mais on a du gaz. » Non ! Pardon on ne dit pas ça ! Maintenant il se dit, en extra-Europe : « Ils n’ont pas de gaz, mais ils ont les données ». La question est de savoir si on veut mettre ces données-là à disposition des autres et dépendre d’eux.

Pour revenir à la première question qui est : « Est-ce que l’Europe veut faire sa révolution ? », j’espère que oui. Je poserais une autre question : « Est-ce que l’Europe peut faire sa révolution ? », la réponse est assurément oui. Et, finalement : « Est-ce que l’Europe peut faire l’économie d’une révolution ? », assurément non. Il faut faire cette révolution, il faut y aller.

Oublions un instant tous ceux qui considèrent que la bataille est perdue.
Je serais tenté de lancer un appel aujourd’hui. On a des compétences, elles existent.
Ceux qui sont convaincus que la bataille n’est pas perdue, ceux qui ne savent pas qu’elle est perdue, ceux qui ont des compétences et qui sont attachés à ces valeurs et à cette éthique-là, mettons-nous ensemble et faisons en sorte de faire émerger ces acteurs qui viendraient concurrencer les grands GAFAM. Il faut commencer petit, mais il faut avoir une ambition extrêmement forte. Je dirais que NumSpot [1], tel que ça a été introduit, est une entreprise très récente. À tous ceux qui adhèrent à cette idée, adhèrent à cette conviction, NumSpot vous accueille à bras ouverts et, si vous voulez participer à cette aventure, nous sommes là pour faire émerger des alternatives crédibles dans le monde du cloud et participer à cette révolution.

Julia Sieger : Merci beaucoup. Venez, je vous en prie, rejoignez-vous. Merci Alain Issarni.

[Applaudissements]