Delphine Sabattier : Pour parler de ce désir, de cette envie de créer un ministère du Numérique de plein exercice dans le nouveau gouvernement qui est en train de se décider en ce moment-même, je reçois deux signataires de la tribune « Pour un ministère du numérique de plein exercice » [1], le titre est assez clair, ça a été publié le 5 mai dans La Tribune. Il s’agit d’Alexandre Zapolsky, qui est en plateau avec moi, président-fondateur de LINAGORA [2], un des champions français de l’édition du logiciel libre et filière du numérique qui vous connaît bien depuis des années. Vous avez été pendant près de six ans administrateur du principal syndicat professionnel de la profession, il s’appelle maintenant Numeum [3], avant c’était le Syntec. Vous étiez également membre du précédent Conseil national du numérique [4].
Nous avons avec nous, en visio, Fabienne Billat, signataire aussi de cette tribune, consultante en stratégie du numérique et ambassadrice du numérique pour la Commission européenne. D’ailleurs, Fabienne Billat, je vais vous poser cette question : en quoi cela consiste-t-il d’être ambassadrice du numérique pour la Commission européenne ?
Fabienne Billat : Bonjour et merci d’abord à tous les deux.
Ce programme d’ambassadeurs du Numérique pour la Commission européenne, est un projet pilote qui se développe en France, en Italie et en Pologne. Ça consiste, en partant des publications des législateurs de la Commission européenne, des rencontres IRL [In Real Life] à Bruxelles ou en visio, à appréhender les sujets numériques qui m’intéressent, parce que nous avons carte blanche, bien entendu, et à transcrire puis transmettre les contenus auprès de mes communautés.
Delphine Sabattier : Très bien.
On va rentrer dans le vif du sujet. Si vous appelez à la création d’un ministère, donc autre chose qu’un secrétariat du numérique tel qu’on l’a connu aujourd’hui, Alexandre Zapolsky est-ce que ça veut dire que vous n’êtes pas très satisfait de l’action qui a été menée jusqu’ici par ce secrétariat du numérique, enfin secrétariat à la Transition numérique ?
Alexandre Zapolsky : D’abord bonjour Fabienne, bonjour Delphine.
Je crois qu’on s’inscrit dans une histoire. Beaucoup de choses ont été faites, bien faites, et un certain nombre de choses auraient pu être mieux faites, mais on est surtout aujourd’hui sur un temps fort. Le président de la République a appelé de ses vœux à ce que ce quinquennat soit un quinquennat utile, il a fixé un agenda qui est essentiel pour lui qui est cet agenda de planification écologique. Notre conviction c’est qu’en miroir de cet agenda écologique il faut mettre en place un agenda, une planification numérique. Il faut faire en sorte que dans cinq ans la situation du numérique français et du numérique européen soit totalement différente de la situation dans laquelle ils sont aujourd’hui et ça ne peut pas se décider en un jour.
Delphine Sabattier : On n’avait pas rien, on avait quand même un secrétariat d’État qui était dédié à cette question.
Alexandre Zapolsky : Oui, mais le numérique pèse aujourd’hui 6 % du PIB, c’est le premier recruteur en France, ce sont 150 milliards de PIB, donc c’est devenu majeur. Autant ce n’était pas illogique que, dans un premier temps, on soit sur un modèle de secrétariat d’État au numérique, mais face aux enjeux que représente aujourd’hui le numérique, il s’agit de consolider institutionnellement les moyens au niveau de l’État pour enfin tirer parti de tout ce que le numérique peut amener à notre pays et de la façon dont il contribue à transformer aussi les autres secteurs.
Delphine Sabattier : Je vais aussi poser la question à Fabienne Billat : est-ce que c’est le fait d’avoir un secrétariat d’État qui était sous la tutelle du ministère de l’Économie qui vous semble un point bloquant et qu’il faut dépasser ?
Fabienne Billat : Oui, ou plutôt insuffisant. C’était Mounir Mahjoubi qui, lors d’un remaniement, avait demandé à être sous la tutelle de Bercy afin d’avoir justement des pouvoirs de décision et les moyens adéquats. D’ailleurs on peut rendre hommage, en tout cas souligner les actions des précédents secrétaires d’État qui ont tous apporté leur vision, que ce soit sur les infrastructures, que ce soit sur les startups, que ce soit sur la French Tech Tremplin [5], etc., ces mandats ont été productifs .
En revanche, je crois, comme Alexandre le soulignait, qu’asseoir un socle plus puissant qui fédère la multitude d’actions et d’initiatives, qui planifie, qui organise avec un ministère du Numérique ayant tous les pouvoirs requis et les moyens à la hauteur. Je m’interroge aussi : pourrait-on en faire un ministère régalien, qui soit directement relié à la souveraineté de l’État ? ; c’est une question supplémentaire.
Alexandre Zapolsky : En fait, il faut essayer d’imaginer ce sujet-là comme on a pu constater l’émergence du sujet écologique. On le sait, c’est Georges Pompidou, il y a 50 ans, qui crée ce ministère de l’Environnement. Pendant très longtemps il a été regardé par le petit bout de la lorgnette, il était même moqué. Et puis tout s’est accéléré il y a une vingtaine d’années avec le regroupement du ministère de l’Équipement et le fait que l’ensemble des directions qui causaient transition écologique ont été rassemblées dans ce grand ministère de la Transition écologique qui a aujourd’hui les pouvoirs d’agir et les pouvoirs de transformer des pans entiers de notre économie. Ça a un impact sur l’agriculture, l’écologie, ça a un impact sur les politiques de la ville, sur la construction. C’est devenu quelque chose de très puissant.
À l’instar de ce qui s’est passé dans le domaine écologique, on a la nécessité de créer un dispositif, une organisation, d’institutionnaliser cette organisation de telle manière à ce qu’elle puisse peser. Il faut certainement rassembler les moyens. Aujourd’hui vous avez, par exemple, un État qui est un État investisseur. Cet État investisseur est réparti dans beaucoup d’endroits de l’organisation publique, un grand bout c’est la Direction générale des entreprises ; le bras armé de la politique du gouvernement c’est Bpifrance, la Banque publique d’investissement, mais vous avez aussi des moyens au niveau du ministère de la Défense. Tout cela est très éparpillé. Et ce qui est assez étonnant et, pour ainsi dire, qui ne fonctionne pas très bien c’est que cet État investisseur investit dans beaucoup de programmes, dans beaucoup de projets, mais il ne cause pas avec l’État acheteur, avec l’État utilisateur.
Delphine Sabattier : C’est une vraie demande de tout l’écosystème.
Alexandre Zapolsky : Oui, bien évidemment. Vous pouvez être, à un moment donné, lauréat d’un concours de l’innovation, l’État peut mettre chez vous des millions d’euros d’aide, de subventions pour vous aider en fait à grandir, mais, à un moment donné, les acheteurs publics, donc l’achat public n’est pas relié à l’État acheteur, à l’État investisseur, et ce n’est pas pour autant que votre solution va être regardée de façon favorable. C’est pour ça qu’on a ce sentiment, dans l’écosystème du numérique, d’avoir des grands messages, des grands discours et puis de toujours dire « quand est-ce que ça va se passer ? Quand est-ce qu’on va accélérer ? »
Et puis il y a d’autres grands enjeux qu’il faut qu’on mette en œuvre aujourd’hui. Vous avez vu que récemment, en début d’année, le président Biden a décidé que 50 % de parts d’achat de produits et services américains dans toute commande publique aux États-Unis n’étaient pas suffisants. Il a transformé ça en Made in America Act. Cette part de 50 % d’achats publics dans des produits et services américains passe à 75 % minimum. En plus du Small Business Act [6], il y a aussi, aux États-Unis, une vraie préférence nationale vis-à-vis des produits et services des États-Unis. Il faut, en France, en Europe, que nous sortions de notre naïveté et que nous soyons enfin ambitieux par exemple sur le sujet de la souveraineté numérique.
Delphine Sabattier : Ce que vous dites, en fait, c’est que le numérique est un sujet transverse, il concerne aujourd’hui évidemment toutes les activités et tous les sujets même sociaux, mais que c’est aussi un sujet en soi qui doit avoir ses propres moyens.
Fabienne Billard, en tant que spécialiste de la communication, l’argument principal n’est-il pas celui-là, c’est-à-dire avoir une voix qui porte vraiment ce sujet en tant que tel ?
Fabienne Billat : Oui absolument. C’est aussi, justement, cette notion de communication avec la nécessité d’établir des feuilles de route qui soient concrètes, à l’intention des Français, à l’intention de l’administration, du public, du privé, des entreprises, quelque chose soit à la fois audible et réalisable avec un calendrier et une planification comme celle de la planification écologique.
Il y a aussi, des menaces à prendre en compte. Par exemple, quand on voit au niveau du numérique les fake news, quand on voit la dérive de l’information avec Twitter, par exemple à propos de la vaccination, que 12 individus ont le pouvoir d’orienter 59 millions de personnes, ou encore le lobbying des GAFAM qui ont mobilisé 100 collaborateurs et dépensé 41 millions d’euros dans les années précédentes ; par ailleurs, 70 % des technologies liées aux données de santé sont accaparées par les GAFAM. Bref ! Par rapport à tout cela la France a la nécessité de s’aligner, de planifier et de se positionner avec un ministère de plein exercice.
Delphine Sabattier : Si on avance un peu un peu dans notre discussion à ce sujet, quel serait le profil idéal du ministre du Numérique s’il a un ministère ? Est-ce qu’il faut un technicien ? Est-c qu’il faut quelqu’un de sérail ?
Alexandre Zapolsky : Fabienne !
Fabienne Billat : Alexandre, tu étais sur la liste !
Delphine Sabattier : J’allais poser la question, est-ce que ça sera vous Alexandre, par exemple, puisqu’il paraît qu’on y a pensé ?
Alexandre Zapolsky : C’est ce que disent les médias, mais il ne faut jamais croire ce que disent les médias !
Delphine Sabattier : Eh bien alors, vous êtes où là ? Où êtes-vous Alexandre ? Doit-on croire ce que vous allez nous dire, je ne sais pas ?
Alexandre Zapolsky : Je rigolais. On retombe dans le syndrome français à partir du moment où on est train d’imaginer, d’organiser les choses pour être plus forts, pour avoir plus d’impact, Fabienne a tout à fait raison, pour organiser un message. Qui parle aujourd’hui de numérique et sur quels domaines ? Les précédents secrétaires d’État avaient des périmètres assez resserrés : le numérique, en matière de formation, c’était au niveau de l’Éducation nationale ; le numérique en santé c’était le ministre de la Santé ; le numérique au niveau de la politique de la ville c’était le ministre de la Ville, donc il y a effectivement un vrai sujet.
Delphine Sabattier : Ça restera un sujet transverse. De toute façon, dans chaque ministère il faut qu’on se préoccupe de cette transformation numérique. Je reviens à ma question : quel serait, selon vous, le profil idéal d’un ministre du numérique qui soit vraiment le spécialiste de cette question ?
Alexandre Zapolsky : Ma conviction c’est qu’il faut être allié avec la vision du président de la République. Le premier des éléments c’est d’avoir un ministre du Numérique qui ait effectivement compris quel est l’agenda du président de la République et qui sera capable de mettre en œuvre cet agenda stratégique. On le sait, c’est le dernier quinquennat du président de la République, je pense qu’il va mettre énormément de son énergie, de son intelligence au sujet de la transformation de la France, il l’a promis à Marseille, faire de la France le premier pays, grand pays décarboné, le premier grand pays qui rentrera dans le 21e siècle. Il y a une course de vitesse. Cette transformation écologique de la France ne se fera pas sans une transformation numérique profonde. Par ailleurs je pense que le sujet de la souveraineté numérique est un sujet essentiel face aux dangers qui sont à notre porte, maintenant on le voit, c’est-à-dire qu’on n‘agite plus des chiffons, on sait que le sujet de l’indépendance numérique est un sujet essentiel.
Vous avez vu, pour le coup c‘est dans l’autre sens, à quel point des services SaaS, des services cloud comme MongoDB qui a pu décider du jour au lendemain de fermer des accès à sa plateforme aux Russes. Aujourd’hui ce sont des clouders américains qui ferment les accès à des acteurs russes, mais vous ne savez pas ce que sera demain la politique américaine et la politique étrangère américaine. Si Trump passe, moi je ne veux pas que la France et l’Europe se retrouvent demain dans une situation où elles ne pourront plus utiliser des services cloud parce que nous n’aurons pas créé des alternatives en France. Je crois que c’est quelqu’un qui pourra porter ces sujets-là. Je ne vais pas vous donner de noms, il y a vraiment des gens de talent.
Delphine Sabattier : On plaisantait sur la liste qui n’est pas du tout une liste des médias qui fantasment, c’est une liste de gens qui pourraient potentiellement tout à fait accéder à ce poste, dont vous faisiez partie, mais il y avait aussi d’autres noms, je pense par exemple à Henri Verdier [7] ou des noms plus proches du secteur de la cybersécurité. Je fais une transition sur ce sujet. Où mettez-vous la cybersécurité ? Dans ce ministère du Numérique ou au ministère de l’Intérieur ? Fabienne Billat.
Fabienne Billat : Avec l’augmentation croissante de cyberattaques, c’est un sujet sensible qu’un Ministère du Numérique doit intégrer [Ajout de l’intervenante, NdT]. Je vais dévier sur le principe de gouvernance. Je trouve que les sujets de gouvernance et de prises de décision sont un vrai sujet en France, que ce soit au niveau du gouvernement et au niveau des entreprises. J’aime bien reprendre le théorème de la diversité que mentionne Émile Servan-Schreiber [8] sur l’intelligence collective, c’est-à-dire que l’intelligence d’un groupe, donc d’un ministère, résulte autant de la diversité des opinions que de l’expertise de chacun. Quand chacun est expert et a une indépendance, une autonomie, on peut créer une bonne gouvernance. Je ne sais pas de quelle manière, mais il me semble que chaque ministère devrait être composé d’une gouvernance qui soit diversifiée pour ne pas faire porter le chapeau par une seule personne avec l’étendue des responsabilités concernées par le numérique et qui lui incombent.
Delphine Sabattier : Et sur la question de la cybersécurité.
Alexandre Zapolsky : Pour ma part je suis très clair. Si on crée un ministère du Numérique, il faut que le sujet cyber soit naturellement porté par ce ministère. Il faut être clair, à un moment donné il faut rationaliser les moyens. La très grande agence qui s’appelle ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information] [9] en France, qui fait un travail formidable, il faut effectivement qu’elle soit du ressort de ce ministère du Numérique. On ne va pas créer un ministère du Numérique avec uniquement la Direction générale des entreprises et un bout de la DINUM ou la DINUM, la Direction interministérielle du numérique [10].
Delphine Sabattier : C’est toute la question : quel va être le rôle, le périmètre de ce ministère ?
Alexandre Zapolsky : Ma conviction c’est qu’il faut rassembler les moyens. Sur le sujet de la création du MTES, de ce ministère de la Transition écologique, on a vu qu’au début ça a été un peu compliqué, on a ressemblé des moyens, l’équipement s’occupait des routes, etc. Je me souviens avoir eu des discussions avec des hauts fonctionnaires de ce ministère, les gens étaient un peu étonnés de ce rassemblement des forces, etc., et s’interrogeaient sur ce que serait la roadmap. Il a été nécessaire de regrouper des forces pour être capables d’impacter la roadmap et la mettre ensuite en œuvre.
Ma conviction c’est qu’il faut rassembler les équipes de la Direction du numérique. Il faut certainement rassembler une partie des équipes informatiques de chacun des ministères. C’est vrai que les ministères ne le souhaitent pas vraiment, disons-nous les choses, donc il y aura un sujet de conduite du changement à opérer.
Ma conviction c’est que le numérique public doit être fait par le secteur public. Les seuls qui peuvent créer des systèmes d’information régaliens sont des fonctionnaires. Il faut arrêter de sous-traiter ça à des tiers. Il y a eu ce scandale des sociétés de conseil. Pendant la campagne présidentielle j’ai été beaucoup sur les marchés, les gens ont été extrêmement choqués par ce sujet-là. Il faut rapatrier ces moyens qu’on donne pour financer et payer correctement nos fonctionnaires qui font de l’informatique, il n’y a pas assez d’informaticiens dans le secteur public, pour faire les systèmes d’information de l’État. À contrario il faut acheter sur le marché, auprès des startups françaises, toutes ces solutions de commodité qui existent et qui sont de très bonne qualité. Que l’État veuille faire sa propre digital workplace alors qu’il existe des dizaines d’offres : nos collègues de Whaller [11], de Jamespot [12], nous-mêmes LINAGORA faisons une solution qui s’appelle Twake [13] ! C’est juste dément de se retrouver en compétition avec l’État alors qu’il y a une offre industrielle sur le marché !
Il faut rassembler ces moyens-là, il faut rassembler les moyens de la Direction générale des entreprises, de l’ANSSI, de cyber-surveillance, de l’ensemble.
Delphine Sabattier : C’est un méga ministère ! Vous l’appelleriez comment ?
Alexandre Zapolsky : On pourrait l’appeler le ministère de la Transition numérique à l’instar du ministère de la Transition écologique, le MTN.
Delphine Sabattier : Fabienne Billat, avez-vous aussi un nom de prédilection ?
Fabienne Billat : Non, je suis et je vote comme Alexandre. Il faut effectivement le périmètre soit le plus large possible avec des moyens adéquats, un petit peu comme c’était fait jusqu’à présent avec chaque secrétaire d’État et une mission. Là il faut que ça couvre et que ça engage le maximum d’expertises. C’est transversal donc le ministère également doit avoir cette dimension transversale.
Delphine Sabattier : Vous avez évoqué le parallèle avec le secrétariat à l’écologie. L’écologie c’est aussi une vraie question pour le numérique. Est-ce que ça devra faire partie des gros sujets traités par ce ministère ? La question de la pollution numérique. Fabienne billat.
Fabienne Billat : Aujourd’hui le numérique n’est pas circonscrit à la technologie et l’écologie, entre autres, est un domaine intrinsèquement lié [Ajout de l’intervenante, NdT]. L‘autre jour j’ai rencontré une boîte qui construit des datacenters et qui mise sur la méthanisation, ce sont les biodéchets, les bouses de vache qui sont récupérées pour améliorer le rendement grâce au data minig. C’est pour cela que mettre le numérique dans un secteur est très réducteur alors qu’aujourd’hui cela touche tous les domaines.
Delphine Sabattier : Si je vous pose ces questions c’est parce qu’on a le sentiment que ça va aspirer énormément d’expertises qui sont déjà dans chacun des ministères. En fait c’est l’argument de la transversalité du sujet, à chaque fois, que je vous repose.
Alexandre Zapolsky : Oui. Mais on avait les mêmes débats au moment où on a regroupé les moyens de la transformation écologique et il est normal que ce débat ait lieu. La réalité c’est qu’il faut laisser une partie de l’expertise au plus proche des métiers ; dans les systèmes d’information c’est quelque chose qu’on connaît bien. Quand vous avez une direction des systèmes d’information, vous regroupez vos moyens dans une DSI, et à côté vous gardez des moyens informatiques de transformation, etc., au plus proche des métiers. C’est un dialogue entre les deux. C’est aussi ça qu’il va falloir organiser et vous faites la montée en compétences entre les deux.
Pour répondre rapidement à votre question, oui, le numérique durable est un sujet qui est tout à fait essentiel. Il faut le prendre en compte, il faut que ça rentre dans les critères RSE [Responsabilité Sociale des Entreprises]. Le numérique durable ce n’est pas simplement une meilleure consommation énergétique, c’est aussi un numérique qui est plus éthique, plus respectueux des utilisateurs. En fait il faut qu’on switche de numérique, il ne faut pas qu’on soit dans un numérique uniquement consumériste, un numérique à la Facebook ou à la Google. C’est là où il faut que nous inventions notre numérique français et européen. Vous savez que je plaide depuis des années pour ça.
Delphine Sabattier : Une troisième voie numérique.
Alexandre Zapolsky : Absolument. Il est temps de mettre en œuvre cette troisième voie numérique. Il est temps de dire, par exemple, que faire de l’open source ce n’est pas la même chose que de faire du logiciel propriétaire. Quand vous faites de l’open source vous fabriquez des communs numériques et vous permettez des externalités positives que vous n’auriez pas si vous faisiez du logiciel propriétaire. Donc vous enrichissez les autres en même que potentiellement vous vous enrichissez vous-même. Tout ça doit rentrer dans des critères RSE.
Delphine Sabattier : Ça conditionne le profil du locataire de ce ministère. Là vous adressez quand même des sujets sur lesquels il faut avoir beaucoup d’expertise. Jusqu’ici on avait une politique qui était plus économique du fait sans doute de la tutelle du ministère, qui marchait autour de cette startup nation, la French Tech, les licornes. Il n’y avait pas forcément besoin de s’y connaître ou d’être très pointu sur les enjeux du numérique. Ça veut dire qu’on va avoir un ministère beaucoup plus expert peut-être, Fabienne ?
Fabienne Billat : Oui, ou de multi-expertise parce qu’effectivement une seule personne ne peut pas remplir tous les rôles et c’est encore une question de gouvernance.
Delphine Sabattier : On pourrait imaginer une gouvernance différente au ministère du Numérique de ce qu’on voit dans les autres ministères ?
Alexandre Zapolsky : Je ne sais pas mais sur ce que vous disiez, c’est vrai qu’on a un secrétaire d’État qui sort dans quelques jours de sa fonction, Cédric O.
Delphine Sabattier : En avez-vous parlé avec lui ?
Alexandre Zapolsky : J’ai beaucoup parlé avec lui au cours des dernières années.
Delphine Sabattier : Que pense-t-il de cette idée d’avoir un ministère de plein exercice ?
Alexandre Zapolsky : Je n’ai pas parlé spécifiquement de ce sujet-là avec lui. Je crois que Cédric O s’est beaucoup consacré au développement de la French Tech et c’était dans l’agenda du président de la République d’avoir ces fameuses licornes. On voulait rattraper un retard et c’est vrai qu’on a rattrapé ce retard. On est devant les Allemands, on reste toujours derrière les Anglais, très loin derrière les États-Unis, mais il y a eu un vrai mouvement d’investisseurs internationaux en France, du coup la France est un des pays qui recrute le plus dans le domaine du numérique. Ce pari-là est gagné, il a été rondement mené et ce n’était pas évident. Aujourd’hui que c’est fait, c’est toujours pareil, on se dit « mince, il n’y a eu que ça de fait ! », mais ça a été quelque chose d’énorme et Cédric O est le chef d’orchestre qui a permis cette transformation-là. Maintenant il faut continuer dans cette voie-là. Il ne faut pas faire l’un ou l’autre, il faut faire, comme le chef aime bien le dire, du « en même temps ». Il faut continuer à accompagner le développement économique du secteur sur le modèle traditionnel avec les investisseurs, le modèle des licornes, mais, en même temps il faut soutenir ce que j‘appelle l’autre French Tech, cette French Tech d’entrepreneurs qui ne souhaitent pas nécessairement faire rentrer d’investisseurs dans leur capital, qui ont une vision à moyen, à long terme, qui développent des logiciels, qui ne sont pas uniquement ceux qui les utilisent, parce que, disons les choses, souvent les licornes ce sont plutôt des plateformes qui utilisent la techno fabriquée par d’autres.
Delphine Sabattier : On n’a pas encore beaucoup de deep techs parmi les licornes, c’est ce que vous voulez dire ?
Alexandre Zapolsky : C’est ça. Et vous connaissez un certain nombre d’entrepreneurs de l’autre French Tech, puisque mon collègue Jean-Paul Smets vient régulièrement sur votre plateau, Madame Sabattier, et Quentin Adam, qui est d’ailleurs la personne à l’origine de cette tribune, il faut lui rendre hommage, le formidable patron de Clever Cloud [14], 33 ans. Il représente pour moi le futur de la French Tech.
Delphine Sabattier : Qui est aussi venu défendre l’ouverture du carnet de commandes de l’État aux startups françaises.
Alexandre Zapolsky : Absolument.
Delphine Sabattier : On n’a pas le temps de continuer davantage. On verra quelle sera la décision. On aura la réponse très bientôt. Merci.
Alexandre Zapolsky : Merci pour votre invitation. Au revoir Fabienne.
Delphine Sabattier : Merci à tous les deux. Merci Fabienne Billat, consultante en stratégie numérique, ambassadrice du numérique auprès de la Commission européenne et Alexandre Zapolsky président fondateur de LINAGORA.
À suivre dans Smart Tech, petite pause et ensuite on va passer au portrait d’une femme tech entrepreneure.