Sky : Guillaume Pitron, bonsoir.
Guillaume Pitron : Bonsoir.
Sky : Nous vous recevons pour une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview. Nous sommes en direct. Est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement ?
Guillaume Pitron : Je m’appelle Guillaume Pitron. Je suis journaliste, je suis réalisateur de documentaires, je suis chercheur associé à l’IRIS, l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques. Je suis également l’auteur de plusieurs livres, un premier pour lequel vous m’aviez reçu il y a quelques années de cela La guerre des métaux rares : La face cachée de la transition énergétique et numérique, aux éditions Les Liens Qui Libèrent et, plus récemment, auteur d’un autre livre L’enfer numérique : Voyage au bout d’un like.
Sky : Ce soir, on va parler transition écologique, coûts en termes énergétiques, coûts en termes de consommation de matières, de métaux, des répercussions que ça peut avoir sur nos sociétés, sur l’écologie, la planète, quelles sont les préconisations, les perspectives et les possibilités et les liaisons dangereuses que ça peut avoir sur une société. Par quoi commence-t-on, Guillaume ? On commence par l’intelligence artificielle ? Allez, open bar.
Guillaume Pitron : Puisque vous me donnez la parole et que j’ai open bar, comme vous dites, lorsque vous m’avez reçu la fois dernière, c’était en 2019, on avait parlé de métaux pour la transition énergétique. On avait évoqué le coût matériel de réaliser une transition vers le monde bas-carbone. Or, le monde bas carbone est un monde haut-métaux, c’est-à-dire qu’il va falloir plus de métaux et plus de minerais pour pouvoir fabriquer les technologies vertes grâce auxquelles nous allons aller vers un monde bas-carbone.
Je m’explique.
Les éoliennes, les panneaux solaires, les voitures électriques, les batteries des véhicules électriques, tout cela c’est de la matière, je parle de la partie transition énergétique. C’est du cuivre, c’est du nickel, c’est du graphite qui est un minerai important pour les batteries, ce sont des terres rares pour les moteurs de la plupart des véhicules électriques, c’est de l’aluminium, c’est du fer, c’est du phosphate pour les batteries d’aujourd’hui et de demain. Il y a un coût matériel à cela, un coût matériaux que l’on n’avait pas vu venir jusqu’à maintenant. À telle enseigne que des études ont été produites, ces dernières années, notamment une étude de l’OCDE, qui est très intéressante, qui nous dit que nos besoins tous confondus en matières premières, seront deux fois et demie plus élevés, en 2060, que les besoins de l’humanité en 2011 [1].
Sky : Concrètement, ça représente quoi ?
Guillaume Pitron : Ça veut dire que nous allons consommer deux fois et demie plus de ressources alimentaires, deux fois et demie plus de métaux et de minerais notamment, et la transition énergétique, qui est une transition du pétrole vers les matières premières minérales et métalliques, est une transition qui accélère cette consommation de métaux et de minéraux. La transition énergétique est une transition qui, d’un, côté est une bonne nouvelle puisque nous allons y mettre moins de CO2, et on souhaite tous la transition énergétique, et, de l’autre côté, en fait je reprends d’une main ce que j’ai donné de l’autre, parce qu’il va bien falloir aller chercher ces métaux quelque part, avec un coût absolument colossal.
Je vous avais laissé en 2019 avec un chiffre qui est toujours d’actualité, qui est que pour tous nos besoins — le BTP, la défense, mais aussi la transition énergétique —, l’humanité va consommer, dans les 30 prochaines années, plus de métaux et minéraux que tout ce qu’elle a consommé depuis 70 000 ans. Et dans le même temps, ces dernières années, on a vu surgir dans le débat, dans le discours public, des mots fascinants : dématérialisation, cloud,— je vais mettre ma fiche de paye dans le cloud —, virtualisation, avatar. Que des mots qui, au contraire, laissent à penser que, parce que nous déployons des technologies numériques et l’intelligence artificielle, l’âge est à la disparition du matériel, puisque tout cela est, quelque part, dans un monde éthéré, qu’on appelle le cloud et cela participe de la dématérialisation.
Je suis allé voir mon éditeur, aux Liens Qui Libèrent, et je lui ai dit « il y a quand même un paradoxe entre la réalité d’un monde toujours plus matériel – on va être dans un monde peut-être plus bas-carbone, ce que je souhaite, mais plus haut-métaux et haut-minéraux et peut-être d’autres matières –, et les mots qui viennent accompagner nos diverses transitions actuelles, qui sont des mots qui laissent à penser que nous allons dématérialiser. Et si l’on s’attaquait à ce paradoxe de la dématérialisation ? ». Y a-t-il réellement une dématérialisation, ? C’est un discours très agréable, on a tous envie d’entendre parler de dématérialisation, parce que c’est cette promesse que nous allons pouvoir continuer à croître tout en ayant un impact moindre sur la planète, donc faire entrer des ronds dans des carrés, c’est-à-dire, finalement, faire de la croissance verte, de la croissance dématérialisée. Et si on s’attaquait ce paradoxe-là ?
Sky : Qu’avez-vous découvert en cherchant, en creusant, en vous déplaçant sur ce paradoxe ?
Guillaume Pitron : « En me déplaçant sur ce paradoxe », c’est très beau, parce qu’il faut se déplacer. D’abord, je suis parti d’un like, mais ça pourrait être une photo de vacances, un e-mail, un SMS. Là, Sky, vous êtes derrière une caméra, à 2,50 mètres de moi, à supposer que je vous adresse un SMS pour vous dire « j’arrive, tout va bien, merci », où va ce like, où va ce SMS, où va cette donnée ?
Sky : Par où ça passe ?
Guillaume Pitron : En fait, où va la donnée, littéralement ? Elle va à votre téléphone, ça c’est sûr, mais par où passe-t-elle ? Est-ce que, littéralement, elle traverse cette pièce ou est-ce qu’elle passe par un autre chemin, un itinéraire bis ? En l’occurrence, l’itinéraire bis, c’est le véritable trajet de cette donnée, puisque cette donnée va d’abord rejoindre une antenne 4G qui se trouve, peut-être, sur le toit de cet immeuble, elle va redescendre, ensuite, via la fibre optique, dans les parties communes, sous le trottoir de la ville dans laquelle nous nous trouvons, à 80 cm de profondeur sous le trottoir, dans de la fibre optique, mais aussi des câbles en cuivre qui vont progressivement disparaître mais qui sont encore existants. Cette donnée va rejoindre d’autres données, une espèce de boîte à likes que sont les locaux techniques de l’opérateur et puis ce like, cette donnée, va aller jusqu’à l’océan Atlantique, la côte Atlantique française, la Vendée, Bordeaux ou peut-être plus au nord, vers Brest, et elle va traverser l’océan Atlantique parce que cette donnée a été probablement produite sur un réseau social américain type, par exemple, WhatsApp ou un autre réseau social. Elle va traverser l’océan Atlantique dans des câbles sous-marins, elle va arriver dans les centres de stockage de données qui se trouvent éparpillés sur le territoire américain, notamment sur la côte Est américaine, on pourra y revenir, et, une fois arrivée sur place, elle va être démultipliée en plusieurs centres de données parce que, si jamais un centre de données tombe en panne, on veut pouvoir quand même disposer de la donnée en temps réel, donc il y a une dedondance.
Sky : Tu as oublié un passage : quand la donnée arrive aux États-Unis, elle passe dans les mains et les oreilles de quelques mouchards.
Guillaume Pitron : Je ne suis pas trop rentré dedans, mais je pourrai parler, tout à l’heure, si vous le voulez, de tout l’impact de la surveillance, le coût écologique de la surveillance de masse, parce qu’on a des chiffres, notamment via un centre de données de la NSA qui se trouve dans l’État de l’Utah.
Toujours est-il que cette donnée est répliquée dans plusieurs centres de données, on redonde les infrastructures, pour les sécuriser, pour sécuriser nos vies connectées en temps réel, et la donnée va repartir en sens inverse à travers l’océan Atlantique, retraverser la Vendée, les côtes de Vendée, arriver jusqu’à votre téléphone.
Donc la distance entre vous, Sky, et moi, ce n’est pas 2,50 mètres, la distance c’est 10 000 kilomètre ; entre vous et moi, la distance actuelle est de 10 000 kilomètres. On ne s’en rend pas compte parce que la donnée voyage à la vitesse de la lumière, ou quasi la vitesse de la lumière, 200 000 km/seconde, c’est la vitesse de la transmission de l’information dans les câbles optiques. Donc, la donnée va arriver dans la seconde à votre téléphone parce qu’elle voyage très rapidement et, pour autant, on ignore la réalité matérielle du voyage de cette donnée, ce fameux voyage d’un like et on ignore toute l’infrastructure qui se trame derrière tout cela pour vivre des vies censément dématérialisées.
Et si on enquêtait pendant quelques années le long de cette route ? Si on suivait littéralement point par point le voyage du like ? J’adore les matières premières, je fais ce métier de journaliste depuis 15 ans, 17 ans et j’adore suivre les matières premières — le pétrole, la route d’une tomate, d’une terre rare —, mais j’adore aussi suivre la route des migrants, ce sont, concrètement, des hommes, des femmes, c’est très physique, c’est très concret, que l’on suit à travers l’Afrique jusqu’aux rivages européens et quelquefois, d’ailleurs, beaucoup de migrants restent en Afrique.
Je termine cette explication pour vous dire qu’on peut aussi suivre la route d’une donnée, de quelque chose qui paraît aussi immatériel, aussi impalpable, aussi irréel, aussi intangible qu’un like. En fait, c’est très tangible, c’est très matériel, c’est très concret.
Donc, en remontant la route de cette donnée, de toutes ces données, on touche à l’infrastructure internet. L’infrastructure internet, dit Greenpeace, est en passe de devenir l’une des choses les plus immenses, les plus vastes, que l’homme n’a jamais construite pour vivre nos vies connectées. C’est une infrastructure qui est souterraine, qui est sous-marine, qui est extra-atmosphérique, on ne l’appelle pas forcément suprastructure, elle est infra, elle est sous nous, on ne la voit pas et pourtant, c’est grâce à cela que nos vies sont connectées et il y a un coût matériel à cet immatériel. Notre monde dématérialisé est un monde, finalement, qui est très matériel. C’est donc tout ce paradoxe que j’essaie de toucher.
Sky : On essaiera, durant cet entretien, de parler aussi des risques géopolitiques de cette infrastructure, en termes de géopolitique des câbles, en termes de dissuasion nucléaire nord-coréenne qui veut faire péter tous les satellites avec ionisation par arme nucléaire et d’autres petits détails que nos politiques ont l’air de sous-estimer. On voit, concrètement, qu’ils n’ont pas l’air très au fait de la situation.
Quand vous avez découvert le coût énergétique, le coût matériel de ces data, quelle a été votre déduction et quels sont les chemins que ça va nous obliger à prendre en termes d’exploitation, d’ouverture de mines, d’ouverture d’infrastructures et éthiquement parlant aussi, on reviendra sur l’éthique de la data et de l’intelligence artificielle, qu’est-ce que vous en avez fait immerger ? C’est viable, ce n’est pas viable ? Est-ce que c’est une vraie transition écologique ? Est-ce que la dématérialisation de la data nous télétransporte dans un monde vert, avec des bullshit words à tous les coins de rue ou, réellement, est-ce que ça va fonctionner ?
Guillaume Pitron : D’abord, il faut savoir que le numérique et l’IA, l’intelligence artificielle au sens large, peuvent être mis au service de l’environnement, c’est une réalité. Nous passons aujourd’hui notre vie à avoir des réunions sur Zoom, Teams ou Google Meet avec des gens qui se trouvent à l’autre bout du monde, qu’on aurait pu, concrètement, aller voir en nous déplaçant et en prenant un avion avec un coût carbone que l’on sait. Pour autant, le lien physique et la connexion humaine entre ces personnes, moi la première, se fait par la grâce de ces infrastructures numériques qui ne m’obligent plus à me déplacer. Il y a donc un gain réel et je peux mentionner des tas d’autres gains tout à fait réels. J’aime bien citer cette application, je leur fais un peu de pub ce soir, c’est Too Good To Go. Too Good To Go est une application qui est très connue, qui met en relation des vendeurs et des consommateurs de produits périssables. Vous avez une tomate qui est concrètement pourrie dans 24 heures et puis vous avez un acheteur.
Sky : Comment s’appelle la fondatrice de ça ?
Guillaume Pitron : Vous avez raison, c’est une fondatrice, elle est française et je n’ai pas son nom l’instant et vous l’avez ! Je vois qu’il y a déjà des réponses en direct.
Sky : On la connaît. Elle est allemande, c’est Lucie Basch.
Guillaume Pitron : Globalement, des gens vont se rencontrer. Ce qui est très intéressant c’est que là, tout d’un coup, c’est un gain écologique évident : à partir du moment où vous gaspillez moins, ça veut dire que vous avez moins besoin de produire de nouvelles tomates, qui dit moins de production alimentaire, agricole, veut dire moins de déforestation, moins d’entrants, moins de pesticides, moins de transports. C’est typiquement un exemple très intéressant du gain que le numérique peut générer sur l’environnement.
Un véritable discours s’est construit ces dernières années, porté par des études dont on peut d’ailleurs discuter la viabilité, le sérieux, tendant à montrer le coût numérique sur l’environnement est réel, certes, mais que les gains contrebalancent largement, dépassent largement les coûts écologiques. C’est la bonne nouvelle et il faut insister là-dessus : la transition énergétique sans numérique ne peut pas être faite. La transition énergétique, ce sont les énergies intermittentes : vous avez du soleil qui ne rayonne pas tout le temps et du vent qui ne souffle pas tout le temps. Comment est-ce qu’on gère l’intermittence ? Seul le pilotage informatique des réseaux énergétiques peut permettre de faire se rencontrer, en temps réel, l’offre et la demande. Le numérique est donc absolument indispensable, la transition énergétique est une transition qui doit s’appuyer sur le numérique, c’est donc un gain.
Sky : Et sur le nucléaire.
Guillaume Pitron : Et sur le nucléaire qui a l’avantage de ne pas être une énergie intermittente, puisque vous pouvez décider quand vous éteignez la centrale ou quand vous l’allumez. C’est un avantage, de même que, par exemple, l’hydroélectricité est une énergie dont la production peut être davantage organisée pour limiter l’intermittence.
Mais si nous allons vers un monde plus vert, au sens des technologies éolienne et solaire, nous allons vers un monde avec plus d’énergies intermittentes et le numérique doit être au service de ces sources d’électricité-là.
Sky : N’y a-t-il pas un peu de schizophrénie entre tout ça ?
Guillaume Pitron : C’est là qu’il y a une schizophrénie que l’on touche du doigt. D’abord, tout cela a un coût qui est matériel ; le premier coût du numérique est un coût matériel. Par ailleurs, il y a un coût énergétique, parce qu’il faut de l’électricité pour faire tourner les centres de stockage des données, il faut de l’électricité pour la mine.
Sky : Pour refroidir les stockages de données.
Guillaume Pitron : Les refroidir grâce à des systèmes de climatisation qui sont énergivores et qui représentent, ça dépend des centres de données, entre 30, 40, 50 % de la consommation du centre de données. Tout cela, c’est d’abord un coût électrique et on considère que le numérique, au sens large du terme, de la mine jusqu’aux centres de stockage de données en passant par le recyclage du métal de votre téléphone, c’est environ 10 % de la consommation d’électricité mondiale et c’est un coût qui serait susceptible d’augmenter avec la numérisation de nos sociétés. C’est un coût matériel, c’est-à-dire qu’il faut de la matière pour produire le monde censément immatériel, qu’on appelle peut-être le métavers si on décide d’y aller, en tout cas le numérique, Internet.
Très concrètement, vous avez dans votre poche un téléphone et, dans ce téléphone, vous avez des matières premières et vous en avez beaucoup, vous avez 50, 60, 70 matières premières dans un téléphone. Chacune de ces matières, c’est un approvisionnement et, souvent, un approvisionnement issu d’une mine. Par exemple, vous avez dans votre téléphone une batterie qui est faite de lithium, de cobalt, de nickel, de cuivre, de graphite. Vous avez un aimant permanent qui est lui-même fait de néodyme, une terre rare, et cet aimant permanent vibre quand vous êtes en mode vibreur ; quand votre téléphone vibre, pensez que c’est grâce à un aimant de terre rare.
Vous avez un écran qui, aujourd’hui, est tactile. Comment est-il tactile ? Parce que, en fait, on l’a recouvert d’un oxyde, une poudre qui confère à vos écrans leur qualité tactile.
Sky : Pas facile à recycler, d’ailleurs !
Guillaume Pitron : Non, très difficile à recycler, parce que l’oxyde est littéralement fondu dans l’écran, on ne va donc pas recycler ça.
Sky, est-ce que vous vous souvenez de l’âge d’avant l’indium ? Est-ce que vous vous souvenez de l’âge d’avant cet oxyde, qu’on appelle l’indium, qui rend vos écrans tactiles ?
Sky : Je m’en souviens très bien !
Guillaume Pitron : C’était l’âge et téléphone à 12 touches et il fallait trois minutes pour écrire « j’arrive » avec un correcteur de texte T9. Personne n’a envie de revenir à l’âge d’avant l’indium ! Tout le monde est très heureux d’avoir de l’indium dans sa poche qui rend nos vies tellement plus fluides.
Sky : Est-ce que vous êtes réellement sûr de cela ? Est-ce qu’une machine à remonter le temps, nous rendant à l’époque des tam-tams, des be-bop et des dictionnaires T9… N’était-ce pas une meilleure époque ?
Guillaume Pitron : J’ai pensé, ces dernières semaines, revenir à un Nokia. J’y ai vraiment pensé, un 33 ou un 63.10, j’ai vraiment pensé l’acheter. Il y en a chez Darty, ils ont été complètement re-designés, ils sont tout beaux, et je me suis dit « je vais me passer de mon téléphone sur lequel je vais tout le temps et je vais essayer de me déshabituer de cette technologie-là. »
Sky : Désintoxiquer.
Guillaume Pitron : Désintoxiquer, complètement, et je n’ai pas réussi à faire le chemin parce que je me suis rendu compte que j’en ai besoin, pas forcément pour aller sur TikTok, je ne suis pas sur TikTok, mais j’ai besoin de la base du téléphone dit smartphone, à savoir partage de connexion, Internet, quelques applications d’information, je ne peux pas m’en passer. Donc, je ne reviendrai pas, je pense à ces téléphones du monde d’avant, donc, je ne reviendrai pas au monde d’avant indium, je pense que je n’y reviendrai pas. Néanmoins, je pense que c’est un progrès et vous me voyez plutôt m’adapter ou épouser certains progrès numériques, évidemment.
Tout ça pour vous dire qu’il y a de la matière et, cette matière, il faut bien aller la chercher quelque part. Donc, derrière toutes les matières de votre téléphone, il y a des mines. Il ne faut pas oublier que tout ce qui est immatériel, le nuage, naît d’une entaille dans le sol, une mine. J’ai passé des années et des années, d’ailleurs je continue, d’aller dans les mines, de me rendre dans ces zones grises dont on n’est jamais freer, même les mines les plus respectueuses des standards internationaux, c’est toujours une entaille dans le sol et ça reste un impact qui va durer dans le temps, quelquefois un impact qui va rester ad vitam æternam, parce qu’on ne va pas faire de la post-mining, on ne va pas réparer ces impacts après la fin de la mise en production de la mine et il faut bien avoir conscience de cela.
Pour insister dans ce sens-là, parce que c’est votre question matérielle, des chercheurs allemands d’un institut de recherche qui s’appelle le Wuppertal Institut, dans la ville éponyme, ont mis au point, il y a quelques années de cela, un ratio qu’on appelle le sac à dos écologique ou, en termes plus complexes, le MIPS, le Material input per unit of service [2]. Ça consiste à faire le ratio entre le poids final d’un produit et de toute la matière qui a été nécessaire pour le produire. En gros, il faut plus de ressources que ma chemise pour produire le poids final de ma chemise. Ma chemise est faite en coton et, pour du coton, il faut de l’irrigation, il a peut-être fallu déforester, il a fallu le transporter donc il faut un peu de pétrole dans je ne sais quel tracteur et après, il va falloir transformer la balle de coton en tissu, ce tissu va être assemblé et, ensuite, la chemise va être transportée jusqu’au magasin où je l’ai achetée. Tout cela, c’est un ensemble de coûts matériels. Le MIPS, c’est donc le ratio entre le poids final de ma chemise, quelques centaines de grammes, et toute la ressource, depuis le champ de coton jusqu’au magasin – je ne parle pas, encore après, du recyclage –, qui va être nécessaire pour pouvoir fabriquer cette chemise. Et on arrive à un ratio qui est de 30, 40 pour 1, 50 pour 1, 100 pour 1, c’est assez classique. Il faut des dizaines de fois plus de matière que le poids final de mon produit, parce qu’il y a un coût en eau de ma chemise.
Si je pousse cela à des produits connectés, qui sont des produits excessivement complexes, qui sont des produits qui contiennent, comme on l’a vu, des dizaines de matériaux, qui sont des produits souvent très dilués dans l’écorce terrestre – le néodyme, une terre rare qui fait vibrer votre téléphone, est un matériau pour lequel il faut un vrai effort extractif, un vrai effort énergétique pour pouvoir le raffiner et le mettre dans votre téléphone. Si on multiplie tout ça par les dizaines de matériaux qui se trouvent dans votre téléphone, on aboutit à un MIPS, un sac à dos écologique, qui n’est pas de 40 pour 1 ou de 50 pour 1 ou de 100 pour 1, pour un téléphone il est de 1200 pour 1. Donc, il faut 1200 fois plus de matière que le poids final de votre téléphone. Votre téléphone ne pèse pas 150 grammes, il pèse 182 ou 183 kilos.
C’est encore plus vrai pour une puce électronique qui est le cerveau de votre téléphone. La puce électronique, c’est l’emblème de la mondialisation, c’est un objet d’une complexité folle. Il y a 50 matières premières dans une puce électronique, c’est absolument incroyable. Cette puce électronique peut avoir un ratio qui va jusqu’à 16 000 pour 1. Il faut 16 000 fois plus de ressources que le poids final de la puce. Si votre puce pèse deux grammes, il faut jusqu’à 32 kilos de ressources.
Ça nous dit quoi tout ça ? Ça nous dit, en fait, que plus c’est léger dans la poche, plus c’est lourd. Plus c’est petit dans la poche – merci la miniaturisation –, plus, paradoxalement, l’impact est gros. Et cela ne nous dit-il pas que plus c’est virtuel, est-ce que ce n’est pas, paradoxalement, davantage matériel ? Plus nous allons vers des objets qui sont la porte d’entrée dans le monde virtuel, ces objets sont des interfaces – les téléphones, les tablettes, les ordinateurs –, plus il y a une complexification, plus il y a de ressources et plus il y a un coût matière qui est élevé. Je pose la question : plus c’est virtuel, n’est-ce pas, paradoxalement, plus matériel ?
Sky : Est-ce que plus c’est vert, c’est-à-dire moins ça produit de carbone, plus, en fait, c’est sale ?
Guillaume Pitron : En fait, plus c’est vert, donc plus c’est zéro émissions, plus, paradoxalement, il faut de métaux. Aujourd’hui, on considère qu’une voiture électrique c’est évidemment moins d’émission de CO2 que lorsqu’on roule en voiture thermique, surtout en France, c’est moins vrai quand vous êtes en Chine, parce que, en Chine, une voiture électrique est rechargée à de l’électricité qui a été produite à base de charbon et de pétrole, c’est malheureusement le mix électrique chinois ;. Pour autant, ça reste un gain, en termes d’émissions de CO2, par rapport à la voiture thermique, mais ce n’est pas idéal. En tout cas, disons globalement que la voiture électrique c’est mieux que la voiture thermique en termes d’émissions de CO2. Mais une voiture électrique, et c’est un chiffre de l’Agence internationale de l’énergie, nécessite, pendant l’ensemble de son cycle de vie et, évidemment, pour sa fabrication, surtout, six fois plus de ressources que la voiture thermique. Vous avez donc un coût matières, matériaux et métaux qui est plus élevé pour une voiture électrique que pour une voiture thermique. Vous gagnez d’un côté, vous êtes moins sale parce que moins d’émissions de CO2, mais vous perdez de l’autre parce que vous avez besoin de plus de métaux par rapport à l’homologue thermique.
Sky : Il n’y a pas des puces à base de cellulose, ou d’autres technologies, qui permettraient de baisser notre impact, notre pression sur le biotope ?
Guillaume Pitron : Des puces, je ne sais pas, mais des batteries oui. Donc tout l’enjeu, aujourd’hui, c’est une course de vitesse puisque la technologie dit, notamment les chimistes, qu’on est au-devant et nous accompagnons une révolution de la chimie parce que les voitures électriques sont faites, aujourd’hui, avec des batteries nickel/manganèse/cobalt, avec un coût matière important, un coût énergétique et un coût écologique, mais on développe de nouvelles technologies de stockage, notamment la grande technologie qui, aujourd’hui, fait rêver les Chinois et va peut-être faire rêver les Européens, c’est la technologie LFP, lithium-fer-phosphate, et d’autres technologies dont on peut reparler.
Le LFP, c’est l’idée qu’on va se passer du nickel et du cobalt et qu’on va substituer certains matériaux qui sont plus rares que d’autres, plus dilués dans l’écorce terrestre, plus compliqués à extraire, avec un coût écologique plus élevé, par d’autres matériaux plus abondants, typiquement le fer qui est plutôt très abondant, ce qui va permettre un coût écologie de la voiture électrique, de la batterie, qui va être moindre. Il y a une donc course de vitesse.
Sky : Dans quelles proportions ? Est-ce quantifiable ? Est-ce que c’est « moindre » pour dire « cosmétique » ou est-ce réellement moindre et ça va permettre de diminuer notre impact ?
Guillaume Pitron : C’est très compliqué comme question. Oui c’est quantifiable, et là je suis obligé de citer Stephen Hawking [3], « L’avenir est une course entre la puissance croissante de nos technologies et la sagesse avec laquelle on va être capable de les utiliser ». En gros, je peux toujours faire des batteries plus efficientes, l’avenir est à des batteries toujours plus efficientes et c’est une très bonne nouvelle. Pour autant, immédiatement émerge ce qu’on appelle un effet rebond : puisque je pollue moins par kilomètre émis, puisque c’est moins cher, puisque, comme j’ai regardé une publicité à 19 heures 55 sur une grande chaîne qui m’a gavé avec la voiture propre, zéro émission, responsable, durable, tout ce que vous voulez, du coup je vais pouvoir rouler encore un peu plus, puisque j’ai l’illusion – je ne parle pas d’une illusion –, de ne pas polluer, alors qu’évidemment on pollue, simplement on ne pollue pas quand on roule : quelqu’un doit polluer chez lui pour qu’on puisse être responsable envers les générations futures, être propre et dire « il y a zéro émission chez nous » ; puisque j’ai cette illusion-là, en fait je vais surconsommer. L’effet rebond, c’est l’effet boomerang de l’amélioration technologique : je m’améliore technologiquement, mais, du coup, mes voitures électriques sont plus lourdes, je vais davantage les utiliser.
On arrive à un effet rebond où, concrètement, je boucle sur cette idée, je ne suis pas complètement certain – et ça vaut pour le numérique et c’est là que c’est schizophrène – que l’amélioration technologique et la rapidité de l’amélioration technologique en termes de gains matière, d’efficience CO2 aussi rapide que l’explosion des nouveaux modes de consommation que cela génère.
C’est là, pour répondre votre question, que tout cela est complétement schizophrène et c’est là que le numérique est schizophrène : le numérique promet une dématérialisation là où, en fait, il re-matérialise pour partie et c’est là que le numérique génère un surplus de consommation, cf. ChatGPT. Jusqu’à maintenant, j’allais sur Google pour faire une recherche et, maintenant, je pose la question à ChatGPT avec un coût, en terme environnemental, qui est plus élevé sur ChatGPT pour une recherche.
Sky : Ça a été quantifié par qui ? Quelle est la source ?
Guillaume Pitron : Ça a été quantifié, j’ai juste immédiatement le trou du rapport que j’ai regardé cinq minutes avant d’arriver sur ce plateau, qui quantifie l’impact environnemental de ChatGPT, on l’évoquera à nouveau. ChatGPT c’est phase d’entraînement, phase d’inférence c’est-à-dire d’utilisation, on parle de ChatGPT 3, tout cela a été calculé, on sait que c’est, en gros, des centaines ou des milliers de tonnes, je peux vous citer les chiffres très précisément si vous voulez, d’émissions de CO2 pour la phase d’inférence, la phase d’entraînement et la phase d’utilisation, et, pour ChatGPT 4, c’est encore plus élevé que cela. En gros, c’est moins bien d’aller sur ChatGPT si vous êtes soucieux de l’environnement que faire une recherche sur Google. C’est un effet rebond permanent qui fait je ne suis pas sûr que les gains ne soient pas contrebalancés par les pertes dues à mes consommations aggravées de ces matériaux par ces outils.
Sky : Le fait d’aller sur ChatGPT, les gens font ce qu’ils veulent, mais il y a quand même cette pression sur le biotope. Ce type de boîte, ce type d’entreprise, travaille pour diminuer sa consommation énergétique. Avez-vous suivi cela ?
Guillaume Pitron : Le rapport c’est Data for Good. Data for Good est un rapport [4], qui a été publié, je ne sais plus exactement la date ; pour être vraiment auprès de ceux qui nous écoutent et nous regardent, les chiffres sont très précisément évoqués : 552 tonnes d’émissions de CO2 équivalent pour la phase d’entraînement et 220 fois plus pour la phase d’utilisation de ChatGPT 3. On ne connaît pas les coûts de ChatGPT 4, parce que OpenAI ne communique pas sur ces coûts, mais ils seraient au moins 10 fois supérieurs, sinon 100 fois supérieurs.
Face à cela, que font les entreprises ? Évidemment qu’elles ont conscience de ces sujets-là et, pour elles, ça devient un vrai sujet parce que, d’abord, pour commencer, c’est un coût énergétique. On va donc éviter de dépenser plus d’énergie, donc de payer plus à la fin du mois : si j’ai un numérique plus sobre, il est moins énergivore, du coup je vais faire des économies. C’est un coût réputationnel. On commence à comprendre ces impacts-là, le public commence à percevoir la réalité de ces impacts écologiques-là, notamment en France, on est assez en avance en France. Je ne dis pas cela parce que nous sommes Français, mais parce que les Français, les Allemands et les Scandinaves ont une perception beaucoup plus fine et claire des impacts environnementaux du numérique. Je reviens des États-Unis, ils sont largués ! Déjà qu’aux États-Unis on n’est pas sûr que le climat se réchauffe, parce que, malheureusement, pour une partie d’entre eux, c’est tristement la réalité, quant à leur dire qu’un e-mail pollue, c’est vertigineux comme démonstration.
En France, on est quand même plus avancé sur ces sujets-là, donc les entreprises sont conscientes de ces enjeux-là, sont conscientes que, demain, ça va être un enjeu réputationnel pour elles, notamment pour les grandes entreprises de centres de stockage de données et puis c’est un enjeu aussi de ressources humaines : vous voulez embaucher des jeunes de la génération Greta, qui ont une conscience écologique plus affinée que celle de la génération précédente – je sens que vous allez me relancer là-dessus –, vous avez envie d’avoir une communication des actions qui soit cohérente avec les valeurs de cette génération-là. Il faut donc pouvoir avoir une politique de réduction des impacts. Donc, lorsque vous êtes dans les entreprises de la tech, vous allez avoir tout un discours qui, clairement, est aussi et largement empreint de green washing total, aussi mais pas que, qui consiste à dire qu’on va effectivement baisser les impacts du numérique. Et ça passe par toutes sortes de réorganisation de l’architecture de votre centre de stockage de données et ça passe, Sky, par le fait de déplacer le cloud dans le Grand Nord.
On a dit, tout à l’heure, que le cloud c’est de la consommation d’électricité, ça veut dire que vous allez devoir le refroidir. Pour refroidir les serveurs à 20/25/27 degrés, on utilise des systèmes de climatisation énergivores. Mais si je déplace mes vidéos de chats, mes e-mails, mes likes, mes photos de vacances, dans le Grand Nord européen, si je les déplace en Laponie là où il fait naturellement froid, là où il y a du froid gratuit, du free cooling, je simplifie, que j’ouvre la porte de mon centre de stockage de données, que je laisse le blizzard à moins 40 degrés rentrer et rafraîchir naturellement mes vidéos de chats, en fait, la clim est naturelle, je fais du froid gratuit, je profite du froid gratuit.
Sky : Vous chauffez l’extérieur !
Guillaume Pitron : Peut-être que je chauffe l’extérieur, en tout cas, sans consommation d’électricité je refroidis mes données, mon cloud, le nuage, du coup je gagne, il y a ici un gain écologique qui peut être réel.
Sky : Il y a aussi un gain monétaire.
Guillaume Pitron : Il y a un gain monétaire, évidemment, puisque vous avez moins besoin d’électricité.
Sky : Question internet : est-ce que Guillaume s’est intéressé aux questions de calcul haute performance pour les datacenters à température cryogénique ?
Guillaume Pitron : Je ne vais pas rentrer là-dedans et je ne sais pas comment on stockerait les données à une telle température. En tout cas, ce qui est sûr c’est qu’on fait des calculs de performance, on connaît un ratio, dans l’industrie des centres de données, qui s’appelle le PUE, Power Unit Efficiency, qui consiste à calculer la performance énergétique du stockage d’une quantité x de données. Les centres de stockage de données courent après ce type de PUE qui était très élevé il y a les quelques années, qui baisse progressivement, on atteint 1,3/1,2, qui montre les efforts qu’ils font pour, finalement, maximiser l’utilisation d’électricité proportionnellement à la quantité de données consommée. Mais, encore une fois, on va consommer toujours plus de données.
Sky : On va revenir là-dessus. Juste une question : vous êtes-vous intéressé aux datacenters dans les pays producteurs de gaz ? Pas du tout ?
Guillaume Pitron : Pays producteurs de gaz, je pense au Qatar.
Sky : À l’Algérie.
Guillaume Pitron : Je ne me suis pas spécialement intéressé aux centres de stockage de données en Algérie. J’ai regardé ça côté marocain, pour tout vous dire. Après, je me suis intéressé aux datacenters dans les pays où l’électricité provient du charbon.
En fait, vous avez un grand hub de stockage de données qui se trouve aux États-Unis, au sud de Washington, donc sur la côte est américaine, dans une ville qui s’appelle Auburn. Pour des raisons historiques qu’on peut expliquer, Auburn s’est muée ces dernières années, même ces dernières décennies, en Silicon Valley des centres de stockage de données. Parce que l’électricité n’est pas chère, parce qu’elle est abondante, parce que le foncier est lui-même accessible. Auburn est devenue ce qu’on appelle une cité nuage, a cloud city. En fait, c’est un rassemblement physique de tas d’industriels, parce que je les considère comme des industriels, du stockage de données – Amazon Web Services, Microsoft Azure pour ne citer qu’eux – qui se rassemblent dans cette ville-là. Or, une partie de l’électricité qui est fournie par les fournisseurs d’électricité locaux à ces industriels est une électricité qui provient du charbon des Appalaches. Les Appalaches, c’est une chaîne de montagnes qui descend, file vers le sud des États-Unis depuis le sud du Canada, à 700 km dans les terres. Il faut donc se rendre dans les mines de charbon où on fait péter à la dynamite les sommets des montagnes pour en récupérer le charbon qui, lui-même, sert ensuite pour partie, dans le mix, dans le bouquet électrique, de la production d’électricité américaine, qui, elle-même, termine pour les systèmes de refroidissement des centres de stockage de données de cette ville, qui est l’une des plus grandes villes de stockage de données de la planète. Là, on prend conscience du lien entre l’immatériel qui est ma vidéo de chats stockée sur un serveur et la réalité qui est que tout cela réchauffe la planète, puisque le charbon a été préalablement brûlé pour produire l’électricité du stockage de données.
Sky : Question internet : il est maintenant possible de faire tourner des IA sur des équipements personnels à des coûts abordables. Un GPU [Graphics Processing Unit] avec 12 gigas de NVRAM, 300 euros, donne de bons résultats. Va-t-on avoir une explosion d’acquisitions de matériel HW personnels plutôt que centraliser dans des datacenters à la CHATGPT ?
Guillaume Pitron : C’est une question de DSI, de directeur des services informatiques ou d’informaticiens, je précise que j’ai fait un bac L, donc, là, je ne vais pas être capable de répondre.
Sky : Journaliste, c’est ça ?
Guillaume Pitron : Je suis journaliste et je fouille extrêmement les faits, mais je ne suis pas rentré dans ce détail précis.
Je peux répondre à votre question que nous sommes avec une technologie, nous sommes en possession d’une technologie qui se démocratise. Aujourd’hui, combien avons-nous d’écrans et comparons ce nombre d’écrans au nombre d’écrans dont nous disposions il y a encore quelques années de cela. Et nous allons toujours davantage vers ce type d’évolution-là. Mon Google Drive a une capacité de stockage qui n’a rien à v/>
Je ne répondrai pas à votre question qui est extrêmement pointue, je n’ai pas la réponse, je ne sais pas. Mais pour vous dire qu’il est logique que nous allions vers davantage d’acquisitions de ces technologies-là, à titre personnel, et, peut-être, des systèmes qui soient aussi plus décentralisés.
Sky : Là c’est une question très importante, qui va d’ailleurs vous faire rebondir sur tout un tas de sujets de cette interview.
Question pour l’invité : « Bonsoir. J’ai été créateur de contenu pour une entreprise internationale spécialisée dans l’intelligence artificielle. Je me suis rendu compte que les clients de la boîte en question n’étaient pas du genre vertueux – entre parenthèses, une liste de boîtes longue comme le bras – jusqu’à des agences de surveillance des frontières. J’ai l’impression d’avoir nourri un monstre au-delà du coût écologique d’une société technologique à l’extrême. Pensez-vous que l’IA sert majoritairement les intérêts d’entreprises ou des États très éloignés du bien commun ? ». Je la repose : j’ai l’impression d’avoir nourri un monstre. Au-delà du coût écologique d’une société « technologisée » à l’extrême, pensez-vous que l’intelligence artificielle sert majoritairement des intérêts d’entreprises ou des États très éloignés du bien commun ?
Guillaume Pitron : Vous posez une question qui est absolument immense, il faudrait trois heures pour y répondre. L’IA est ni bonne ni mauvaise ni neutre, elle est ambiguëe.
Sky : Elle est ce qu’on en fait et ce que l’on en a fait. Qui la fait ? Comment on la fait ? Quels sont les biais ?
Guillaume Pitron : Évidemment, en fonction des biais, vous savez mieux tous les biais des IA qui peuvent être racistes, sexistes.
Sky : Ou inversement, qui peuvent être ultra wokes, ultra friendly.
Guillaume Pitron : Totalement. Je reviens à ce que je maîtrise mieux, on parlait d’environnement, mais l’IA et le numérique n’ont pas été déployés au service de l’environnement, ce n’est pas le sujet. L’IA et le numérique ont été déployés et sont déployés au service de la croissance, au service de la puissance.
Sky : Au service du pognon.
Guillaume Pitron : Au service du pognon. On n’est pas là pour sauver la planète. Il se passe que, tout d’un coup, ce coût explose, c’est une consommation d’électricité, ce sont des émissions de gaz à effet de serre. Tout à l’heure, je ne vous l’ai pas dit, mais on considère que le numérique en général ce sont environ 4 % des émissions de gaz à effet de serre, c’est donc plus que le l’avion et ce chiffre pourrait augmenter, ça dépend des scénarios. L’ADEME [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] a fait des scénarios [5], ce sont des scénarios dans les tendances et les dynamiques business as usual, on ne change rien, ce coût-là va exploser.
Et tout d’un, coup surgit ce débat qui est un véritable sujet, qui est perçu comme étant un enjeu de réputation par l’industrie des centres de stockage de données, l’industrie numérique au sens large du terme, qui veut, en fait, faire coïncider numérique, croissance, enrichissement et environnement, People, Profit, Planet, une quadrature du cercle et je ne crois pas un instant à ce vernis vert, je ne pense pas un instant que le numérique soit fait pour cela.
Aujourd’hui, si vous n’êtes pas dans le numérique, si vous n’êtes pas dans le cyberespace, c’est la Russie qui est dans le cyberespace ou c’est la Chine ou ce sont les États-Unis. Si vous n’avez pas votre propre flotte de satellites qui proposent des services d’internet spatial, eh bien ce sont d’autres pays, peut-être moins attentionnés et moins bienveillants à votre endroit, qui vont le faire. Si jamais je n’ai pas mes propres antennes 5G, ce sont les Chinois — Huawei — qui vont déployer des antennes 5G et on ne sait pas vraiment ce qu’ils ont mis dans leurs antennes 5G.
En fait, nous sommes, en Europe, pour prendre l’exemple européen, pris dans une espèce de contradiction totale, une forme de schizophrénie entre la prise de conscience de l’impact croissant du numérique sur l’environnement et, si jamais on veut le faire coïncider avec les accords de Paris, il y va falloir changer sa façon de faire, changer sa façon de le consommer et, pour autant, une « technologisation » accrue de nos sociétés et une numérisation accrue de nos sociétés, parce que, de toute façon, si on ne le fait pas, il est question de souveraineté technologique, de souveraineté géopolitique, et de ne pas faire sortir l’Europe de l’Histoire. Vraiment ! Et je ne voudrais pas, aujourd’hui, être un de nos dirigeants qui, probablement, prennent plus ou moins conscience de ces sujets-là, mais sont face à une vraie schizophrénie, notre schizophrénie, qui est de vouloir mettre le numérique au service de l’environnement, alors que, et je le crois profondément, il ne peut pas être compatible avec les accords de Paris, tout en ne pouvant pas se passer de cette technologie-là qui, aujourd’hui, est concrètement la condition d’une forme de souveraineté dont nous avons besoin dans un monde qui, géopolitiquement, se tend.
Donc, que fait-on ?
On passe des lois pour optimiser, c’est la loi RENN de 2021 [6], loi française, sur la réduction de l’empreinte environnementale du numérique. On optimise, on essaye de faire plus avec moins, on demande aux sociétés de datacenters de faire plus avec moins, c’est le fameux PUE que j’ai évoqué. En fait, on ne cesse d’essayer d’optimiser pour pouvoir tenter de faire entrer des ronds dans des carrés.
Je crois que nous sommes face à une véritable schizophrénie et le numérique soulève, met en avant, met en lumière, les paradoxes de cette dématérialisation qui n’est, en fait, qu’une sur-matérialisation dont on ne peut pas se passer si l’on perçoit tous les enjeux géopolitiques, technologiques, qui se trament derrière cette technologie.
Sky : On va passer sur les enjeux géopolitiques juste après la question que je vais vous poser : est-ce que l’IA peut administrer la complexité, l’intrication de nos sociétés mieux que nos politiques ? Est-ce qu’on va confier l’administration de nos sociétés à de l’intelligence artificielle ? Comment cette intelligence artificielle aura-t-elle été entraînée ? Qui aura pissé sa ligne de code juste avant ? Avec quels biais ? Quels sont les risques de cela ?
Guillaume Pitron : Pour commencer, on est déjà dans ce que vous décrivez. Pour mes travaux, j’ai pu me rendre en Estonie qui est un État très avancé en matière de e-administration, même l’un des États les plus avancés au monde. Je repense aux propos d’Édouard Philippe, ex-Premier ministre français, expliquant que l’exemple estonien est remarquable et que nous, Français, devrions le suivre et de facto nous le suivons, puisque notre administration est toujours plus une e-administration, cf. les maisons France Services [7] que l’on déploie partout maintenant en France pour pouvoir aider les Français à s’y retrouver dans tous les services numériques pléthoriques qu’offre l’administration française. C’est donc au service d’une forme de fluidité.
On voit cela également au service de la transition écologique. On commence à entendre un débat, un discours, que j’ai vu surgir en Chine, faisant le lien, tirant des corrélations entre la numérisation accrue de la gestion des villes et la capacité de l’IA et du numérique à protéger l’environnement de ces villes. Je m’explique. En Chine, à Pékin, les villes émettent, l’activité humaine émet du CO2, émet des particules fines. Une IA, déployée par Microsoft il y a quelques années, a dit « je suis capable, à trois jours, de prédire la météo, la direction des vents, notamment les centrales à charbon du Roubaix voisin qui pourraient venir finalement mettre Pékin sous un nuage de pollution, mais également l’activité du BTP qui génère des particules fines, l’activité du trafic sur les six ou sept périphériques que compte Pékin. À trois jours, je sais qu’on se dirige vers un pic de pollution et moi, intelligence artificielle, je vous dis, à vous administrés, mais aussi administrateurs qui gèrent la ville de Pékin, voilà pour les trois prochaines journées exactement ce que vous allez faire. » Donc, vous appuyez sur un bouton, vous laissez l’IA vous dire exactement quoi faire pour pouvoir gérer au mieux ces sources d’émission de CO2 et autres particules fines et éviter le pic de CO2 et la fameuse Airpocalipse dont on parle souvent à Pékin. Et Microsoft de se vanter, de dire « en fait ça fonctionne ».
Pour répondre à votre point, pour prendre un exemple concret de votre point, on voit comment la numérisation de nos sociétés, notamment de l’administration, peut se mettre au service, en tout cas c’est clamé comme tel, d’une baisse des émissions de CO2 dans des zones très concentrées, avec des populations très concentrées, pour le meilleur, si j’en juge l’aptitude des habitants de Pékin à supporter les pics de pollution.
On va plus loin. Puisqu’on peut faire ça, cette capacité de l’IA à me dire, pour les trois prochaines journées, les 62 prochaines heures, ce que je peux faire, pourquoi ne projetterait-on pas ça aux dix prochaines années ? Pourquoi ne projetterait-on pas ça aux 100 prochaines années ?
La transition écologique, baisser les émissions de CO2, c’est excessivement complexe, ça requiert des tas de données que mon cerveau, mon petit cerveau d’humain, n’est pas capable, de processer tout seul, pour reprendre un anglicisme. Je ne peux pas mettre face à face, en tout cas faire interagir dans mon cerveau, la complexité de cette transition qui implique de réfléchir aux transports, donc la façon dont je me déplace, ce que je bois, la façon dont je m’alimente, la façon dont j’utilise mes outils informatiques et ainsi de suite. En fait, seule une IA générale, disent certains technophiles, technosolutionnistes, pourrait proposer, pourrait fournir des solutions.
Donc, si je suis capable d’acquérir suffisamment de données, de faire tourner en apprentissage profond des algorithmes qui apprennent sur ces zettaoctets de données, en fait je suis en mesure de mettre en œuvre, de créer une IA générale, espèrent certains, d’ailleurs je ne sais pas si cette IA générale existera, qui me dirait « à 100 ans, voilà exactement ce qu’il faut faire ». Et j’ai parlé à ces personnes qui pensent à ça. Ça veut dire quoi concrètement ? Ça veut dire, en fait, de quoi serai-je responsable demain si j’ai donné mandat aux machines d’être maîtres et possesseurs de la nature en lieu et place de l’Homme. Si j’ai décidé de me déresponsabiliser de la conduite environnementale d’une société pour les 10/15/20/100 prochaines années au service de machines dont, d’ailleurs, je ne comprends pas forcément le fonctionnement ? À telle enseigne que ce sujet a donné lieu à un symposium à Oxford, en 2019. Des chercheurs se sont rassemblés pour se demander ce que serait le futur d’un monde dans lequel on a accédé à cette idée qu’on allait confier la politique écologique d’une société à des intelligences artificielles dont on n’est pas forcément capable de très bien comprendre pourquoi elles ont pris cette décision-là. Quelle responsabilité demain ? Est-ce que je suis parfaitement certain que cette IA n’est pas en train de vouloir détruire l’Homme sur la planète parce que, après tout, si vous lui donnez mandat de protéger la planète, elle peut peut-être vouloir se débarrasser de celui qui nuit à la planète ? Ça pose donc des questions philosophiques extrêmement passionnantes, qui se posent aujourd’hui de façon très théorique, qui se posent dans certaines universités, Oxford : est-ce que, finalement, l’IA est une bonne façon d’administrer nos sociétés demain ?
Sky : Avez-vous rencontré quelques politiques pour discuter de ces sujets-là ?
Guillaume Pitron : Non, pas tant que ça. Sur mon premier livre, oui, sur les questions d’impact écologique des technologies vertes, oui. Sur la partie numérique, j’ai rencontré quelques sénateurs qui avaient produit la fameuse loi RENN dont je vous ai parlé, en 2021, la loi pour la réduction de l’empreinte environnementale du numérique, quelques députés extrêmement spécialisés sur la question, mais, d’une manière générale, je dirais que le sujet n’est pas vraiment dans l’air du temps, je pense que le politique n’a pas nécessairement envie de se saisir massivement de ces enjeux-là, donc je dirais non.
Sky : Quelle perception avez-vous des boîtes qui développent ce type d’IA ?, sans citer de noms.
Guillaume Pitron : On a évoqué ces mots-là. Encore une fois, nous sommes dans un imaginaire de puissance et de croissance.
Sky : Quand l’imaginaire fait face à la réalité, qu’est-ce qui se passe ? Quand la réalité est beaucoup plus dure que l’imaginaire de ce discours de « on va sauver les bébés phoques, on va sauver la planète, on va sauver tout ça. » ?
Guillaume Pitron : C’est une réalité qui est encore difficilement palpable parce que, aujourd’hui, qui a vu un centre de données ? Qui est entré dans un centre de données ? Pas grand monde ! Ça se trouve dans les banlieues des grandes villes, on ne les voit pas.
Il y en a à Paris, dans le centre de Paris, notamment dans le Sentier. Il y en a aussi surtout dans la Plaine Commune, au nord de Paris, pour autant peu d’entre nous sommes entrés dans un centre de données. Qui a assisté au décollage d’une fusée prête à déployer et à mettre en orbite une constellation de satellites au service d’un service internet spatial ? Pas grand monde ! Qui a assisté à la pose d’un câble sous-marin au fond de la mer ? Pas grand monde !
Sky : Qui a visité une mine de cuivre ?
Guillaume Pitron : Qui a visité une mine de cuivre et une mine de charbon qui sert à produire l’électricité, laquelle est nécessaire pour, ensuite, stocker et rafraîchir les vidéos de chats ? Pas grand monde ! En fait, il faut aller se confronter à la réalité, mais elle ne s’invite pas facilement dans votre petit écran et, si vous n’allez pas la chercher, elle n’est pas là.
On peut sentir Internet, Internet a une odeur. On peut goûter Internet, Internet a un goût. On peut entendre Internet, on peut écouter Internet, mais qui sait ça ? Qui s’est confronté sensoriellement à la machine, à la matrice, à l’infrastructure ?
Sky : Comment fait-on pour sentir Internet ?
Guillaume Pitron : Eh bien je vais dans une mine de graphite, en Chine, et je sens le graphite qui sort de la mine, ce graphite nécessaire pour la fabrication d’une batterie de téléphone portable. Ça a une odeur de beurre rance. C’est très concret. Tu parlais tout à l’heure de concret, OK, pas de problème, mais qui est allé dans une mine de graphite au fin fond de l’Heilongjiang, dans le nord de la Chine, avec la police aux fesses, parce que c’est ce qui s’est passé, pour pouvoir sentir Internet ?
On peut entendre Internet, on peut écouter Internet. Internet émet un son très particulier, c’est le son dans un centre de données ; je suis entré dans un centre donné en Laponie, et là vous avez 1000, 10 000, 100 000 serveurs qui sifflent.
Sky : Boules Quies ?
Guillaume Pitron : Vous avez l’impression d’être entré dans une immense ruche et que vous venez de déranger 100 000 abeilles ouvrières. Donc, on peut écouter le cloud, on peut écouter Internet. On peut goûter Internet, ça a un goût.
Sky : Est-ce que tu lèches les câbles, le soir ?
Guillaume Pitron : Je les ai léchés au Portugal. En fait, 95 % de l’information passe par des câbles sous-marins. On a parlé de constellations de satellites, mais ce n’est que 5 % des volumes d’informations transmis dans le monde, 95 % c’est sous la mer, les câbles sont posés sous la mer. Un câble, ce n’est pas très épais ! En fait, j’en ai eu dans les mains, ce n’est pas plus épais qu’un tuyau d’arrosage et, dedans, il y a de la fibre, il y a des paires de fibres et ces paires de fibres, c’est de l’information qui transite à travers le monde sous forme de pulsations de lumière.
Il y a un mec qui recycle la toile du Net au fond des mers. Qu’est-ce qu’on fait, au bout de 15 ans quand le câble a vécu sa belle vie et que, finalement, on le décommissionne ? On le débranche, on le laisse sur le fond marin. Et puis, une entreprise sud-africaine recycle la toile du Net au fond des mers, elle envoie ses bateaux au milieu de l’Atlantique, elle envoie ses équipages de Philippins et d’Indonésiens récupérer les câbles internet. Ils les enroulent, ils les rembobinent sur des milliers de kilomètres et ils les rapportent à terre. Donc au Portugal, sur l’un des ports de Porto, je suis sur un quai avec ces milliers de kilomètres de câbles qui ont été découpés en tronçons et là je lèche, en tout cas je mets ma main, donc Internet c’est salé, ce n’est pas sucré.
Donc on peut goûter Internet, on peut se confronter sensoriellement à la matière, à l’infrastructure, à ce qui est aussi éthéré et apparemment aussi impalpable qu’Internet. Prendre conscience que tout est lié à un coût. Le temps que nous percevions, nous consommateurs, sans même parler de l’opérateur du centre de données, de la réalité matérielle, qu’il y ait cet atterrissage au sens le plus physique du terme, sur le plancher des vaches où se construit l’infrastructure, je pense qu’il va encore passer quelques années avant cela et, du coup, je crains que nous soyons encore dans cette illusion d’un déploiement d’une infrastructure sans coût, sans réalité, sans impact sur la santé des hommes, sans impact sur la biodiversité, qui, en tout point, est faux puisqu’il y a cet impact, mais que cet impact n’est pas perceptible compte tenu du fait qu’on ne peut pas sentir cette infrastructure, on ne peut pas la voir, on ne peut pas la goûter, on ne peut pas l’entendre, sauf si on se donne la peine de le faire.
Sky : En termes de risques géopolitiques, tu parles de la matière. Quand on voit certaines compagnies déployer un câble tout neuf juste en face d’un pays qui est un peu fâché, le pays des Houthis, ne penses-tu pas que ce déploiement d’infrastructures, dans un monde de plus en plus instable, nous expose à des risques structurels très importants, qui mettraient à la fois notre économie à mal si, par exemple, on faisait tomber un câble internet très important, on faisait tomber un datacenter très important et, par effet domino, ça ferait planter toute l’infrastructure ? Ou, par exemple, Kim Jong Un qui fait péter un missile thermonucléaire vertical terrain, histoire d’ioniser tous les satellites qui se baladent ? Ou une éruption solaire ? Ce déploiement invasif d’une infrastructure a-t-il des risques géopolitiques et, je dirais, naturels ?
Guillaume Pitron : On peut penser que oui, mais non, sauf une éruption solaire. On ne maîtrise pas les impacts d’une éruption solaire, personne ne sait ce qui va se passer. La dernière éruption solaire a eu lieu, je crois, il y a 120 ans, 130 ans.
Sky : Apparemment, il y en a eu une il n’y a pas longtemps.
Guillaume Pitron : Oui, récemment, ça a fait des jolies couleurs dans le ciel, mais ça n’a pas éteint tout le système électrique. Lors de la précédente éruption solaire, qui a eu lieu il y a plus d’un siècle, notre monde n’était pas électrifié comme il l’est aujourd’hui, donc personne, en tout cas pas moi, est en mesure de dire ce qu’il se passera s’il y a une éruption solaire. Je ferme cette parenthèse.
Sky : Laisse-la ouverte une seule seconde. Quand tu t’es renseigné sur tous ces types de technologies, personne ne t’a dit « on travaille, au cas où il y aurait une grosse éruption solaire » ?
Guillaume Pitron : Non, je n’ai jamais entendu ça !
Sky : C’est dommage !
Guillaume Pitron : Pour répondre à ta question, on peut penser qu’il y a une fragilité, je dirais systémique, du réseau. D’abord, il faut savoir qu’Internet ce sont trois millions de centres de stockage de données, trois millions à travers le monde, dont 500 qui sont ce qu’on appelle des datacenters à hyper scape, c’est-à-dire les plus volumineux de tous les centres de stockage de données. Il faut savoir que le plus grand centre de stockage de données, à ma connaissance, se trouve en Chine. Certes, il se trouve dans un immeuble qui fait plusieurs étages, mais, en gros, il s’étend sur une surface équivalente à celle de 110 terrains de football. Après, il y a les câbles, on considère 1,3 million de kilomètres de câbles. Ce sont 450 ou 500 câbles, on va vers les 500, déployés, qui, s’ils étaient mis bout à bout, équivaudraient à 1,2 million de kilomètres de câbles. Après, il y a les satellites.
Encore une fois, notre infrastructure repose sur cette technologie clé et critique qu’on appelle les câbles. C’est sûr qu’on peut s’attaquer à un câble, on peut couper un câble, il y a des situations qui ont été constatées, notamment récemment au large de la Norvège, où deux câbles de télécommunications extrêmement stratégiques ont été sectionnés.
Sky : Il y avait des chalutiers russes là-bas, ils pèchent trop profond, ça attrape les câbles !
Guillaume Pitron : Il y a aussi une information que l’on connaît parce qu’elle a été partagée par une ancienne ministre de la Défense, Florence Parly.
Sky : Celle qui avait un Pegasus sur son téléphone.
Guillaume Pitron : Disant qu’un sous-marin russe, qui s’appelle le Yantar, se promène à la verticale de certains câbles stratégiques reliant l’Europe aux États-Unis, au large de l’Irlande. Donc, que fait là ce sous-marin, il fait peut-être du repérage en vue d’une opération de sabotage.
Tu as parlé des Houthis, il y a effectivement aujourd’hui des craintes qui sont exprimées pour les câbles sous-marins qui passent par la mer Rouge et qui, in fine, passent par Djibouti, qui remontent par le canal de Suez, puisque le canal de Suez est un centre de transit de marchandises au sens des containers, mais c’est un centre de transit de la matière du monde numérique qu’on appelle les données. Donc, vous avez des câbles qui passent par le canal de Suez. Si jamais les Houthis veulent effectivement saboter, je ne sais pas si, technologiquement, ils en ont les moyens, en tout cas, il y a des craintes qui sont exprimées, est-ce que, pour autant, on peut craindre que la toile s’éteigne ? C’est une question compliquée. Oui, quatre ou cinq câbles transatlantiques qui sont sectionnés, c’est un vrai sujet. Pour autant, ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que la toile d’araignée du Net, ses câbles, s’épaissit. Chaque jour qui passe, on ne cesse de rajouter des câbles, à la fois des câbles qui explorent de nouvelles régions du monde, qui relient de nouvelles régions du monde qui n’étaient pas reliées par des câbles ; peut-être qu’un jour, par exemple, on essaiera de relier l’Europe au Japon en passant par des câbles qui traverseraient l’Arctique, ce n’est pas encore le cas mais ça pourrait l’être demain ; ou alors en redondance de certaines routes déjà existantes, c’est-à-dire que les routes des câbles sous-marins de l’Europe aux États-Unis, qui passent par l’Atlantique, sont toujours plus redondées, il y a des itinéraires bis, ter, de façon à ce que si la donnée n’emprunte pas tel câble, elle emprunte un autre câble.
Et puis l’Europe dit « je suis très inquiète pour mes câbles, on ne sait jamais ce qui pourrait se passer, donc je vais déployer une constellation de satellites, IRIS2 ». Il y a des sujets, est-ce qu’on va les déployer ou pas, les Allemands ne sont pas d’accord, mais IRIS2 c’est non pas la substitution des câbles sous-marins par de l’Internet spatial, c’est de l’addition. On va additionner à l’infrastructure qui existe sous la mer de nouvelles infrastructures dans l’espace. Qu’est-ce qu’on fait là ? On redonde, donc on sécurise.
Donc, il n’y a pas, selon moi, et je n’ai jamais entendu dans la bouche des experts, de craintes que tout d’un coup Internet s’éteigne, il y a trop de câbles qu’il faudrait couper, il y a trop de redondements de l’infrastructure, il y a trop d’itinéraires bis, il y a trop d’épaississements de l’infrastructure pour que, véritablement, une coupure générale du Web se produise à l’échelle mondiale, c’est impossible.
En revanche, et ça c’est vrai, il va y avoir plus de technologies pour aller espionner les câbles au fond des mers, voire pour aller sectionner les câbles, on appelle tout cela le cyberwarfare. Nos armées ont publié une stratégie de guerre dans le fond des mers, le cyber des planchers n’intéressait pas grand monde jusqu’à récemment et, tout d’un coup, on réalise que c’est un enjeu stratégique parce qu’il s’y trouve notamment les câbles.
Oui, ça peut être un sujet et je pense qu’il va y avoir demain également des armées pour protéger les câbles. Donc demain, je pose la question comme ça, est-ce qu’il faudra que nous fassions la guerre au fond des mers pour que nous puissions nous distraire sur TikTok et les réseaux sociaux ? Est-ce que ma distraction à coup de vidéos de 15 secondes dans le métro passera par plus d’affrontements demain, entre armées, celles qui attaqueront le réseau et celles qui défendront le réseau. Soyons clairs, je ne suis pas dupe, les Français feront tout : ils attaqueront et ils défendront, il ne faut pas croire qu’on sera juste là pour nous défendre, ce n’est pas vrai, évidemment qu’on sera là pour attaquer aussi.
En tout cas, on voit surgir ces enjeux de sécurité parce que, encore une fois, derrière mon like il y a tout cela.
Sky : Tu parlais de combattre sous la mer comme combattre dans les terres. On se retrouve maintenant avec des essaims de drones pilotés par de l’intelligence artificielle, on verra peut-être des essaims de drones patrouiller le long des câbles comme des chiens le long du mur est allemand. La guerre et les ressources et l’intelligence artificielle, ça donne quoi ?
Guillaume Pitron : Déjà, des essaims de drones sous-marins, c’est pensé par des experts. Quand vous interrogez les armées sur les essaims de drones sous-marins qui patrouilleraient le long des câbles, parce que c’est ça la question, elles attendent de voir parce que ça coûte cher. Mettre en place des essaims de drones, c’est très complexe, il faut savoir qu’un drone ça coûte très cher, que les armées elles-mêmes ne sont pas très bien équipées en drones par rapport à d’autres sociétés privées qui sont en avance sur l’année française en matière de mise à l’eau de drones sous-marins. C’est quand même compliqué ! Mais on peut envisager un futur, ça reste plausible, dans lequel, effectivement, le fond des mers sera davantage patrouillé par des drones qui feront plein de choses, qui ne feront pas que surveiller les câbles ou les attaquer. Ça peut être des drones autonomes ou des drones qu’on appelle des ROV, remotely operated underwater vehicle qui sont guidés par un système de communication filaire ; ils peuvent être au fond des mers, mais, en fait, ils sont commandés en mer via un bateau. En tout cas c’est plausible, ça peut exister, aussi bien pour les câbles, à commencer par la cartographie des fonds sous-marins, l’exploration de champs de nodules poli-métalliques puisque, demain, on ira peut-être chercher les petites boules qui ressemblent à des truffes au fond de l’océan Pacifique pour pouvoir être en ligne. Ce sont les mêmes matériaux de la transition énergétique et de la transition numérique que certaines sociétés espèrent aller extraire du fond des mers pour pouvoir les mettre dans les batteries des voitures électriques ou de nos téléphones portables.
Tu m’as posé une question sur le lien entre armée, câble et ressources, mais j’ai oublié.
Sky : Est-ce que l’armée s’intéresse à ces questions de pression sur les ressources ? As-tu creusé le truc ou pas du tout ? Est-ce qu’elle sécurise, par exemple, son approvisionnement en cuivre ? Est-ce qu’elle sécurise son approvisionnement en coton pour faire des obus ? Des petites choses comme ça, pour des obus de 155 mm. Penser à faire la guerre sans coton, pour les bourres, il faut quand même être un sacré crétin !
Guillaume Pitron : Les armées consomment ces matières. Il faut savoir qu’un F-35, qui est l’équivalent du Rafale, consomme quantités de matériaux.
Sky : Tu parles de l’avion furtif mais pas furtif sous la pluie !
Guillaume Pitron : Je n’entrerai pas dans ces considérations-là, je suis pas assez expert pour dire si le F-35 est furtif ou pas, en tout cas, il est fortement consommateur de tout un tas de matériaux, du titane au lithium en passant par le graphite et les terres rares. Les missiles intelligents ont besoin de néodyme pour, précisément, être intelligents. On a besoin d’antimoine pour durcir le plomb des balles, les munitions sont faites d’antimoine qu’on va chercher, aujourd’hui, en Chine.
Sky : On a besoin de titane qu’on va chercher en Russie.
Guillaume Pitron : On va chercher le titane en Russie, surtout les Européens. En fait, les Européens sont substantiellement dépendants du titane russe et ils n’ont pas le choix. Concrètement, c’est aussi pour des avions A320 que l’on prend le week-end pour aller à Madrid.
Sky : Tu as de la chance parce que nous, on ne prend pas les A320 pour aller à Madrid le week-end.
Guillaume Pitron : Ou des A380 pour aller à Johannesburg. Je veux dire que l’aviation civile est fortement dépendante du titane russe. Il y a un vrai sujet de dépendance de l’industrie aéronautique civile, également du secteur la défense, au titane russe. Pour le moment, la Russie n’a pas interdit, n’a pas stoppé ses exportations de titane russe à destination de l’Europe.
Sky : Ni d’uranium.
Guillaume Pitron : Pas plus que de palladium, de nickel et autres matériaux produits en Russie ou de platine russe, tout cela continue de faire son chemin jusqu’en Europe, en France, de la même façon que nous, Européens, n’avons pas sanctionné le titane russe, on en a besoin. La grande question est : que se passe-t-il si un jour, demain, les Russes décident de stopper le titane russe ?
Sky : On fait des mines. Quand on a imposé des sanctions aux Russes et que les Russes, par effet miroir, nous ont mis des sanctions sur le fromage, tu sais ce que les Russes ont appris à faire après ça, ils ont appris à faire du camembert. Ils savent que les sanctions ça ne marchera pas, ils vont se dire « on va nous mettre des sanctions, on va les plomber pendant deux ans, ils vont ouvrir des mines chez eux », ça ne sert à rien. Est-ce que tu crois au fait qu’on va rouvrir des mines chez nous ?
Guillaume Pitron : Le truc, c’est que transformer du lait de vache en camembert c’est nettement moins compliqué que de transformer un minéral de terre rare en aimant permanent pour un F-35.
Avant de répondre à ta question sur les mines, je finis de répondre à ta question sur les armées. Les armées ont conscience de leurs besoins en matériaux. Je connais deux exemples, c’est l’armée française et l’armée américaine.
L’armée française, à la DGA [Direction générale de l’Armement], on a conscience de ces besoins en matériaux et de la criticité de ces matériaux — notamment certaines terres rares, le graphite — et des risques qui pèsent sur ces approvisionnements, c’est ce qu’on appelle la criticité. Pour autant, je ne crois pas, mis à part constater qu’il y a un problème, que grand-chose soit fait à la DGA en termes d’anticipation de ces risques-là.
Après il y a la partie américaine, c’est hyper-intéressant. Les Américains ont beaucoup plus de besoins en métaux parce que, évidemment, ils dépensent davantage que nous dans leurs armées.
Sky : C’est mal formulé ! Dis plutôt qu’ils ont besoin d’une grosse armée pour protéger le dollar et protéger leurs intérêts extérieurs.
Guillaume Pitron : Le Pentagone se soucie vraiment d’approvisionnement en cobalt, en terres rares et en antimoine, pour ne citer que ces matériaux. Il y a une vraie politique du Département de la Défense américain, le DOD, pour l’approvisionnement et la sécurisation d’un certain nombre de ces matériaux. Donc oui, les armées sont sur le coup et oui, les armées participent, de différentes manières, de la réouverture de mines sur le territoire américain.
Les Chinois ont également besoin de ces matériaux, l’avantage c’est qu’ils en produisent une bonne partie sur leur propre sol et, quand ils ne les produisent pas, ils vont les chercher chez les autres. Ils ont toute une diplomatie minière qui s’étend jusqu’en Amérique latine, en Afrique, qui consiste à aller chercher ces matériaux, ça vaut pour le cobalt du Congo-Kinshasa qui sert pour les industries de défense dans de faibles proportions, surtout pour les batteries voitures électriques, mais qui sont sécurisées par la Chine, donc la Chine a accès à ces matériaux de façon plus sécurisée que les pays occidentaux.
Vient la question qui a été posée qui est de savoir si on rouvre des mines dans nos propres pays, des mines qui pourraient servir à la fois pour les technologies vertes, pour les voitures électriques, mais des mines qui serviraient également pour les technologies numériques, puisque ces deux transitions utilisent les mêmes matériaux.
Un sujet d’actualité est évoqué en France, c’est l’ouverture d’une mine de lithium dans l’Allier, une mine qui serait ouverte en 2027/2028, qui produirait du lithium et qui serait opérée par une entreprise française, Imerys [8]. Ce qui se passe là est hyper-intéressant, parce que, en fait, c’est la première fois que la question de la relocalisation de la production minière sur le territoire européen se pose au sens physique du terme. Jusqu’à maintenant, je pouvais dire « je veux de l’électrique, mais je laisse les Chinois, les Congolais et les Boliviens produire à ma place » ou « je veux un téléphone portable, je veux de l’IA et du ChatGPT, de toute façon le coût matériel est assumé par un autre ». Sauf que là, tout d’un coup, le sujet est porté sur un nouveau front au sens physique, géographique du terme, qui est l’Allier et là, tout d’un coup, ça crée le débat. Vous avez des riverains qui disent « attendez, vous êtes sympas, vous allez creuser plus profondément pour faire du vert ou faire du dématérialisé ? ». Il y a un véritable sujet, donc il y a des débats. La mine est plutôt partie pour ouvrir, mais, peut-être qu’elle n’ouvrira pas parce qu’il y a des sujets, par exemple autour de la consommation d’eau de cette mine de lithium et tout n’est pas clair autour des impacts environnementaux de cette mine. Ça nous place complètement face à nos contradictions, puisque je veux toutes ces technologies, qui sont toutes proposées dans un paquet de jeu narratif, si je puis proposer cette expression, c’est-à-dire qu’il dit qu’on va faire mieux et plus de croissance en consommant moins. Le monde des technologies vertes et le monde des technologies numériques sont deux familles de technologies qui se superposent, qui s’accompagnent au service de la croissance, tout en ayant l’illusion que tout cela va générer moins d’impacts. En fait, la mine d’Imerys est saine et elle est pédagogique parce qu’elle nous force à regarder en face les considérations matérielles de notre monde plus vert, plus dématérialisé et à nous positionner par rapport à ça.
Est-ce qu’une mine peut ouvrir ? La mine d’Imerys dans l’Allier ? Je le souhaite pour les raisons que je viens d’évoquer, pour être cohérents avec nous-mêmes, pour sortir de l’hypocrisie. J’espère donc qu’elle va ouvrir.
Mais, derrière la mine d’Imerys, qu’y a-t-il après ? Le BRGM, le Bureau de Recherches Géologiques et Minières, nos géologues nous apprennent qu’il y a en France 43 sites d’intérêt pour l’extraction du lithium. Est-ce qu’on va ouvrir 43 mines de lithium ? Et, derrière le lithium, qu’y a-t-il ? Du cuivre, du manganèse, du cobalt, des terres rares, du fer, du phosphate. Ce sont potentiellement des centaines de mines qu’il faut ouvrir dans le monde et pourquoi pas en Europe.
Si je dis à l’électeur, dans le pays que l’on voit actuellement, très éruptif, qu’on va ouvrir des mines à tout bout de champ, vous comprenez bien que ça ne va pas être facile. Je suis donc assez inquiet, non pas de la possibilité d’ouvrir une seule mine, je suis plus inquiet de la capacité de l’acceptabilité sociale, en France et en Europe, de l’ouverture de centaines de mines, parce que c’est bien de cela dont il est question.
Sky : As-tu écouté Marine Le Pen quand elle parle des technologies de transition écologique, ?
Guillaume Pitron : En fait, Marine Le Pen vient dire que les technologies vertes ce n’est pas propre et que, du coup, il ne fallait peut-être pas faire la transition énergétique que l’on fait actuellement, en tout cas peut-être freiner. Je ne voudrais pas trahir ses propos. Elle s’est positionnée récemment contre le déploiement des technologies vertes, en tout cas pas à ce rythme-là, parce que ce n’est pas propre. En fait, c’est un propos qui est profondément démagogique sur un sujet qui est complexe.
Cette histoire de technologies vertes et numériques qui sont fortement matérielles, c’est compliqué. Le dire, ça ne veut pas dire que je suis contre la transition énergétique et contre la transition numérique. Évidemment qu’il faut déployer un numérique intelligent et évidemment qu’il faut déployer une transition écologique et la transition vers des technologies vertes de façon intelligente. Mais le sujet n’est pas de le freiner. La complexité du message, c’est qu’il faut dénoncer ces effets pervers, ces revers, mais pour les corriger et en vue de l’accélérer. La transition énergétique est une transition où on a juste proposé de remplacer des bagnoles thermiques par des bagnoles électriques et des centrales à charbon par des panneaux solaires en disant « tant que tu fais ça, tu auras sauvé les pandas chinois, les perroquets brésiliens et les lémuriens malgaches. »
Sky : Et les bébés phoques !
Guillaume Pitron : Non, ce n’est pas ça, c’est trop simple ! Il faut se lancer dans cette transition qui est une transition minière et, immédiatement, rentrer dans la transition énergétique 2.0. La transition énergétique 2.0, c’est comment vais-je faire pour mitiger ses impacts ? Comment vais-je faire pour relocaliser les mines à un coût acceptable pour tout le monde ? Comment vais-je faire pour aller chercher le minerai dans d’autres pays, en m’assurant que les standards de production de ces pays sont cohérents avec les miens, pour que mon consommateur accepte le minerai en retour, en France, donc la technologie verte, la bagnole, parce qu’il sait que les minerais en amont de la chaîne de valeur ont été extraits de façon respectueuse. Comment est-ce que je déploie une nouvelle géopolitique qui ne soit pas au service de nouvelles guerres, mais qui soit, au contraire, au service de nouveaux liens commerciaux entre nouveaux États partenaires ? Comment est-ce que je réfléchis à la façon dont je consomme ces technologies ? Pardon, ce n’est pas tout d’avoir une bagnole électrique ; il y a 50 nuances de voitures électriques.
Sky : Est-ce qu’il y a 50 nuances d’immaturité de consommation de ressources ? Est-ce qu’il faut légiférer en quadrille, avoir une société, je vais grossir le trait, beaucoup plus totalitaire pour encadrer la consommation de matières ? Après ce qu’on nous a mis dans la tête depuis, je dirais, les années à la sortie de la guerre 39/45, comme quoi on aurait tous deux bagnoles, qu’on aurait deux maisons de campagne, qu’on vivrait tous avec une armée d’esclaves qui nous permettrait de ripailler et de faire bombance et bamboche tout au long de notre vie, là, on est en train de se faire rattraper par les réalités physiques et minières de notre pauvre monde. Dans une société profondément immature, avec ce type de technologie et une consommation à outrance pour regarder des vidéos de chats, des vidéos de gens qui se cassent la figure, à qui il arrive des petites mésaventures, ne faut-il pas implémenter, dans cette société, soit de la maturité, soit de la réglementation coercitive ?
Guillaume Pitron : Il y a 50 nuances de technologies vertes, c’est compliqué mais la transition 2.0, dans laquelle on est, c’est la transition qui consiste à dire qu’une fois qu’on a ces technologies, comment est-ce qu’on fait pour mieux sourcer les matériaux, comment est-ce qu’on fait pour mieux les consommer ? C’est là que Marine Le Pen est profondément démagogue parce qu’elle dit qu’il faut l’arrêter. Il ne faut pas l’arrêter, il faut l’accélérer en faisant un saut de conscience qui s’additionne au saut technologique.
Derrière, se pose la question que tu poses. En fait, on voit surgir des limites qui peuvent être des limites géologiques. Aujourd’hui, certains calculs disent qu’à l’horizon 2050 on aura consommé 70/80 % des ressources de cuivre et de cobalt pour la transition énergétique. Après, on voit surgir d’autres limites et ça va revenir exactement à la question de l’acceptabilité de tout cela et des types de régimes qui peuvent accompagner cette transition. On constate des limites qui peuvent être des limites psychologiques, je les appelle comme ça.
Le minerai est disponible, on sait qu’on peut creuser là et qu’on va extraire de ce gisement du cuivre, du cobalt, du nickel. Pour autant, il y a un coût écologique, il y a un coût énergétique, il y a un coût social, il y a un coût politique, il y a un coût géopolitique qui est insupportable et nos opinions poussent pour un meilleur encadrement de la production du métal. Il faut que le métal de demain ne soit pas juste le métal x, il faut que ce soit un métal éthique et, si ce métal n’est pas éthique, en fait on n’ira pas l’extraire, en tout cas, s’il est extrait, on n’ira pas l’acheter.
Ce que je veux vous dire c’est qu’on a besoin de métal, mais on n’a pas le désir du métal, parce que le métal est toujours associé à la saleté et les limites à la transition sont les standards que la société impose à la façon dont on extrait ces minerais. Et si jamais on se met des standards tellement élevés en termes d’extraction éthique, en respectant les bébés phoques, les pandas, les perroquets et les lémuriens, peut-être qu’on ne va pouvoir extraire.
Sky : Les riverains de la mine.
Guillaume Pitron : Surtout les riverains de la mine, évidemment, et je ne parle pas encore de la déforestation, de la biodiversité et de l’eau, etc.
Là où ça pose un problème, c’est qu’on a quand même besoin de ces métaux et, si on veut être plus verts et plus dématérialisés, il va falloir creuser plus profondément.
Quelle société, dans le monde d’aujourd’hui, a été capable de faire accepter à sa population – l’a-t-elle vraiment accepté ? –, d’imposer à sa population d’avoir une production minière qui soit cohérente avec ses ambitions vertes et numériques ? La Chine et la Chine est un État totalitaire..
Donc, est-ce qu’on peut imposer un renouveau minier, qui est consubstantiel à la transition énergétique, à des sociétés de gens qui expriment leur désaccord sur TikTok à longueur de journée. C’est évidemment une question qui est immense..
Là, vous avez un enjeu passionnant et un discours passionnant, qui est porté notamment par la Russie de Vladimir Poutine, qui dit que la transition énergétique ne peut se faire que dans des États totalitaires.
Sky : Ça a été dit ?
Guillaume Pitron : Oui. Ça a été dit par les conseillers, il y a quelques mois, dans un bulletin de Politique internationale qui est un trimestriel et l’un des conseillers de Poutine, dont le nom m’échappe, celui dont la fille a été tuée dans un attentat, disait précisément ça.
Sky : Un propagadiste, comment s’appelait-il ? Le barbu.
Guillaume Pitron : J’avoue que je ne sais plus. Il disait : « On ne peut imposer une telle radicalité de transition – parce que c’est une transition qui est quand même assez radicale vu le temps dont on dispose pour la réaliser – qu’à des peuples qui soient soumis », il ne l’a pas dit comme ça, mais c’était le sens de son message.
La Chine montre au reste du monde qu’elle est capable de faire une transition minière et, quelque part, la transition écologique est un combat de valeurs. C’est un combat entre les valeurs chinoises qui disent « il faut accélérer cette extraction minière pour que les intrants matériels métalliques, dans nos économies, soient suffisants pour pouvoir supporter le basculement vers l’électrique ? Très bien, dans ce cas il va falloir creuser plus profondément, il va falloir qu’on vous l’impose. Donc c’est notre régime, le régime totalitaire, qui est le mieux à même de réaliser cette transition écologique. Et moi, régime totalitaire, je prouve que je peux le faire mieux que les autres, la preuve c’est que j’inonde le monde de mes minerais et de mes panneaux solaires à bas coût. Auriez-vous, en France, autant de panneaux solaires, auriez-vous un taux de pénétration des technologies solaires dans les mix électriques français qui serait celui-ci si jamais je n’avais pas imposé la transition minière à mes populations ? ». Il y a donc un lien direct, excusez-moi de le dire, entre une dictature et la capacité, en fin de chaîne, nous Français, à avoir plus de panneaux solaires, que si jamais on avait attendu, que si jamais on avait produit ces minerais nous-mêmes. Je l’explique de façon volontairement brute, comme ça, pour faire ce lien-là. Ce qui ne veut pas dire que je pense exactement ce que je dis. Je dis juste aussi, en partie, ce qui se passe dans la tête d’un hiérarque chinois.
Face à ça vous avez une autre philosophie qui consiste à dire que la transition écologique ne peut être réalisée que si elle est acceptée par tout le monde. Et c’est exactement le sens de la convention qui a été réalisée au CESE [Conseil économique, social et environnemental] récemment, en ce sens qu’on a mis autour de la table un panel représentatif de l’opinion publique pour dire « on va se mettre tous d’accord autour d’un avenir écologique partagé, on va se fixer des objectifs ». Le sens du Gouvernement c’est de dire qu’on va suivre, ensuite, ces préconisations-là qui ont plus ou moins, voire pas du tout, mal été suivies.
En tout cas, c’est cette idée de dire qu’on ne peut le faire qu’ensemble, il faut donc que cette transition soit démocratique et c’est la condition d’une acceptabilité sociale, parce que quoi ? C’est quoi les Gilets jaunes ? C’est la première jacquerie de la transition énergétique.
Sky : Sais-tu comment on appelle ça ? On appelle ça les canaris dans la mine de la mondialisation.
Guillaume Pitron : Je dirais que ce sont les premiers troubles sociaux de la transition énergétique. C’est le moment où une frange de la population française est sortie dans la rue, avec les violences que l’on sait, parce qu’on leur a dit « vous allez payer plus cher votre diesel ».
Sky : Pas les violences des Gilets jaunes.
Guillaume Pitron : Ça a été violent sur les Champs-Élysées.
Sky : Sur les Champs-Élysées, mais des Gilets jaunes éborgnés, énucléés.
Guillaume Pitron : Les violences au sens large. J’explique qu’on leur a dit « on va vous prendre trois centimes à la pompe – je sais plus combien c’était –, on va vous taxer plus pour pouvoir financer davantage le déploiement de technologies vertes ». La question était de savoir comment on répartit l’effort, notamment un effort fiscal. Il y a eu une expression de colère dans la rue qui, en fait, touchait à l’enjeu de savoir comment on se répartit un effort, notamment un effort financier.
Je crois vraiment que si jamais on n’est pas capable d’emmener tout le monde, pardon de ce terme que je n’aime pas, inclusif, si jamais il n’y a pas une forme d’inclusivité dans la façon d’emmener tout le monde vers ces choix plus verts, mais aussi vers la répartition d’un effort y compris fiscal – cette transition va coûter très cher –, en fait on n’y arrivera pas et évidemment sans justice sociale. Et ça passe par la question savoir qui en paye le coût, cf. ce qui s’est passé avec la crise des Gilets jaunes.
Encore une fois, je ne fais que répondre à cette question en disant qu’il y a deux façons de voir la chose : il y a une façon radicale et dictatoriale de la voir en disant qu’on ne peut pas faire autrement qu’en l’imposant par le haut, de façon hiérarchique, avec une forme de violence étatique qui nous l’impose et l’autre façon, une autre façon de faire, plus bottom up, pour reprendre un anglicisme, qui consiste à associer davantage l’opinion publique parce que c’est consubstantiel de nos régimes démocratiques et ce n’est que comme ça qu’on pourra le faire. J’ose espérer que nos sociétés peuvent réaliser la chose de façon démocratique, parce que face à ça il y a des États qui, aujourd’hui, promeuvent une autre façon de gouverner les foules et qui se servent de leur expérience en matière de transition énergétique pour pouvoir justifier des modèles non démocratiques.
Sky : Tu veux creuser un peu plus Le sujet ?
Guillaume Pitron : Au sens figuré ou au sens propre ?
Sky : Comme tu veux.
Guillaume Pitron : Non. J’ai dit ce qui me paraissait être les messages importants autour de ça.
Sky : Question internet, je prends la première qui passe : dans les limites de la croissance, les auteurs construisent un modèle informatique simplifié du monde pour en étudier les principales variables en fonction de la population, de la production industrielle, de l’exploitation des ressources. L’intelligence artificielle pourrait-elle amener à construire une supervision de ce modèle pour déterminer les meilleures voies pour l’humanité et ainsi décider de nos politiques industrielles, sociales, et écologiques ? En début d’interview, on a parlé un peu de cette question-là.
Guillaume Pitron : Oui, c’est ça. Ça fait penser à cette idée qu’une IA générale forte est capable d’envisager… Ce qui est sûr c’est que, aujourd’hui, on a besoin de modèles prédictifs et on fait de la prédiction. C’est vrai dans des universités françaises, on réfléchit et on prévoit, on prédit – c’est très imprécis parce qu’on ne sait pas quelles seront les technologies du quotidien en dix ans –, on essaie de se projeter dans un futur à 10/15/20 ans, 30 ans, pour dire « voici quels seront nos besoins en produits du quotidien compte tenu notre mode de vie, mais également nos besoins en matières premières », donc on fait de la prédiction de nos besoins. Il y a des scénarios qui sont plus ou moins optimistes, plus ou moins pessimistes, qui permettent, ensuite, d’affiner ces prévisions de consommation de matières.
Face à ça, on met la question de la capacité de notre système productif à fournir cette matière première. J’espère que ça répond à la question. En gros, vous avez face à ces besoins, d’abord un système qui produit, un système productif qui produit, qui produit aussi parce qu’on extrait du sol, parce qu’on substitue certains matériaux plus dilués dans l’écorce terrestre, plus rares, par des matériaux moins rares, du coup ça permet de nouvelles disponibilités de matériaux ; on substitue et on recycle. Recycler, ça veut dire réutiliser une matière qui a été déjà été utilisée, on la remet dans le produit suivant et, de facto, on limite, si tant est qu’on puisse le faire, notre retour à la mine parce qu’on retourne chez le recycleur plutôt qu’à la mine.
Face à ça il y a des limites que j’appellerais biophysiques, c’est-à-dire qu’aujourd’hui il faut creuser toujours plus profondément pour obtenir la même quantité de matière, par exemple dans les mines de cuivre. J’en discutais avec Mark Cutifani, l’ancien PDG de Anglo American, une grande entreprise minière qui extrait du cuivre, qui me disait « 100 ans plus tard, en 2020 – je crois que j’ai discuté avec lui en 2020/2021 – par rapport à 1920, il faut extraire 14 fois plus de matière première, de roche d’une mine, pour obtenir, à l’arrivée, la même quantité de cuivre par rapport à 1920 », parce que le gisement s’est appauvri. C’est ce qu’on appelle les milieux physiques, mais le milieu physique c’est la disponibilité de l’eau. On manque d’eau dans le désert d’Atacama au Chili là où on extrait notamment du cuivre.
Sky : Es-tu déjà allé là-bas ?
Guillaume Pitron : Non, je n’y suis pas personnellement allé, mais j’ai travaillé là-dessus. On manque d’eau, il n’y a pas assez d’eau dans les aquifères, il faut donc aller chercher l’eau dans l’océan Pacifique : est-ce qu’on va manquer de cuivre ou est-ce qu’on va manquer d’eau pour extraire le minerai ? Ce sont les limites biophysiques.
Après, vous avez les limites du système productif lui-même : est-ce qu’on a assez d’électricité ? Est-ce qu’on a assez d’eau industrielle, c’est-à-dire de l’eau qui est désalinisée, qui provient de l’océan Pacifique ? Est-ce qu’on a assez de main-d’œuvre ? Est-ce qu’on a assez de logistique ? Est-ce que les systèmes logistiques, les flux logistiques sont assez perfectionnés ? Est-ce qu’on a assez de propriété intellectuelle ?, elle peut être tenue par un pays plutôt qu’un autre.
Après, vous avez des limites économiques, par exemple guerre commerciale avec des États qui décident de cesser leurs exportations ou d’imposer des quotas aux exportations ou des taxes aux exportations ou à l’importation de métaux, ce qui fait que ça crée, en fait, des disruptions dans la fluidité des matériaux.
Et, la dernière limite, c’est une limite qui est plus socio-politique, ce sont les normes ESG : j’impose des normes environnementales, sociales et de gouvernance à la production de minerai. Mes normes deviennent de plus en plus strictes, parce que les opinions européennes sont de plus exigeantes quant à l’origine du minerai, mais à un moment, ça devient tellement strict que je peux plus aller extraire du minerai.
Ces quatre formes de limites s’intègrent dans les modèles et c’est là que ça répond à la question. On fait des modèles qui intègrent ce type de variables-là et qui mettent face à la puissance du système productif et à sa réinvention par la « grâce » de la technologie, je dis la grâce entre guillemets évidemment, toutes ces limites-là. Et là, vous avez besoin de faire tourner des modèles algorithmiques pour être capable de répondre à la question de savoir si en 2050 vous aurez assez de cuivre, vous aurez assez de nickel ou de cobalt, même de métaux très abondants, par exemple le fer, pour vos besoins.
Donc oui, il faut de l’IA pour ça, donc l’IA peut être bien utilisée.
Sky : Question Internet : que pense l’invité des smart grids pour optimiser la production ou consommation locale d’énergie, entre parenthèses renouvelables, ou pas ?
Guillaume Pitron : On a un peu traité ce point tout à l’heure. Il n’y a pas de transition écologique sans transition numérique, c’est-à-dire que j’ai besoin du smart grid, du réseau intelligent, pour faire ma transition énergétique.
Concrètement, je le disais rapidement tout à l’heure, les technologies vertes, solaire et éolien, sont intermittentes. Comment je fais pour faire en sorte que l’offre et la demande se rencontrent en temps réel ? En fait, il faut du pilotage informatique des réseaux, c’est du smart grid et c’est la smart city.
La smart city n’est pas tout à fait inutile non plus. Bien que j’aie énormément de critiques à émettre à l’encontre de la smart city, pour autant la smart city, c’est quoi ? Quand je ne suis pas chez moi et que, tout d’un coup, le soleil vient inonder mon salon, automatiquement les rideaux se baissent et ça permet de conserver une forme de fraîcheur chez moi, du coup de moins faire tourner la climatisation. Dit de façon aussi simpliste, la smart city n’est pas du tout inutile, l’industrie rêve de déployer la smart city partout au service de l’optimisation. J’espère que ça répond à la question.
Sky : Le petit capteur de domotique pour fermer les rideaux dans deux millions d’appartements, ça fait ouvrir combien de mines ?
Guillaume Pitron : Exactement. Donc, face à ça, il y a ce qu’on appelle le métabolisme urbain. Les urbanistes pensent en termes de métabolisme urbain, en fait, ils pensent la ville comme un corps. C’est-à-dire que je suis un corps qui consomme de la matière qui, ensuite, la digère et la rejette sous une autre forme. Pardon de le dire comme ça, mais c’est pareil pour une ville. Je consomme de la ressource et je digère cette ressource comme un corps, je consomme de l’eau, je la digère, de l’électricité et aussi de la matière.
Sky : Sais-tu ce qu’est un fatberg ?
Guillaume Pitron : C’est une grosse montagne ?
Sky : C’est un gros bouchon de graisse dans les égouts.
Guillaume Pitron : Je ne connaissais pas le terme de fatberg. En tout cas, le métabolisme urbain c’est cette idée que ma smart city, si je regarde juste son pedigree environnemental à l’intérieur des limites du périph, je vais plutôt voir des effets positifs, parce qu’elle va mieux gérer mes administrés, mieux fluidifier les flux d’hommes, de biens et d’énergie.
Sky : Bobo !
Guillaume Pitron : Mais si je regarde tout ce qu’elle consomme et si je considère que les véritables limites de ma smart city se trouvent au-delà du périphérique, jusque dans les mines de métaux critiques chinois dans lesquelles on extrait le cuivre qui termine dans les fameux outils de domotique de mon appartement ; si je considère que la véritable frontière de ma smart city c’est le centre de stockage de données qui se trouve peut-être à des centaines de kilomètres de là, qui œuvre comme un serveur, dans lequel il y a des serveurs qui stockent les données de la smart city, en fait si je contrebalance un gain par l’ensemble de ces coûts négatifs, tout d’un coup j’ai eu une appréciation de mon métabolisme qui est plus nuancée.
On peut penser que la smart city génère des bénéfices, mais elle génère aussi des coûts et c’est très difficile de savoir si tout cela est plutôt bénéfique ou moins bénéfique pour l’environnement. Ça dépend des villes, il faut regarder au cas par cas.
Sky : Question de pas Internet. Le nickel en Nouvelle-Calédonie représente 35 % des ressources mondiales. Pouvez-vous nous réexpliquer l’importance de l’île pour un pays comme la Chine et faire le lien du rôle qu’elle aurait pu avoir avec les événements récents ?
Guillaume Pitron : Le nickel est un métal de la transition énergétique. Il faut du nickel pour la transition énergétique et pour la transition numérique aussi.
La Nouvelle-Calédonie est un important producteur de ce métal. Le problème de la Nouvelle-Calédonie c’est que les coûts de production du nickel sont élevés. Ils sont très élevés pour des tas de raisons.
Sky : On a des mines en France ! La Nouvelle-Calédonie, c’est la France !
Guillaume Pitron : On a des mines en France, pas en France métropolitaine, dans nos territoires d’outre-mer et communautés outre-mer. Le coût de l’énergie, en Nouvelle-Calédonie, est hors de prix. Il y a, par ailleurs, des troubles sociaux autour de sites miniers qui font que des concessions minières ne peuvent pas opérer et, d’une façon générale, vous avez un coût de production de la matière qui est plus élevé qu’ailleurs.
Qui est le premier producteur de minerai de nickel de la planète ? En réalité, c’est l’Indonésie et également les Philippines. L’Indonésie produit, c’est une filière qui n’est pas tant historique que ça, mais c’est une filière qui monte en puissance ces dernières années.
Sky : Et qui a décidé de tuer ses concurrents.
Guillaume Pitron : C’est exactement ce qui se passe, j’allais venir ça. L’Indonésie produit le minerai, elle le raffine sur place, mais elle l’envoie également beaucoup en Chine. Il y a donc un triumvirat Chine, Philippines, Indonésie, qui est assis sur une majorité de la production mondiale de nickel. Je crois pouvoir dire, je parle de tête, il faudrait vérifier les chiffres, que la production minière, je parle juste de la production de ces trois pays, est de l’ordre de 60 à 70 % et je crois que c’est pareil pour le raffinage, à vérifier, mais c’est dans ces ordres-là.
Que fait l’Indonésie ? L’Indonésie a décidé de tuer le marché. En fait, elle peut produire à des coûts qui sont plus bas. Il y a donc un dumping social, il y a un dumping environnemental qui est agencé par l’Indonésie, parce que ça tue ses concurrents et ça ne permet pas à la Nouvelle-Calédonie de tenir les coûts de production et, plus personne, aujourd’hui, ne veut soutenir une production minière néo-calédonienne qui est bien trop chère. Le coût du minerai est plus cher à la production que le prix auquel on peut le revendre. Donc Eramet, Glencore, pour ne citer qu’eux, n’ont pas d’intérêt, ils l’ont signifié, à soutenir la production de nickel. L’Indonésie veut tuer ses concurrents pour tenir la production de nickel, pour pouvoir, ensuite, être leader du marché du nickel, descendre la chaîne de valeur et produire, in fine, des batteries de voitures électriques. C’est ce qu’expriment, depuis des années, les autorités indonésiennes.
Sky : Que penses-tu de la dématérialisation de la monnaie ? Les shitcoins, les bitcoins, les monocoins, les PooCoins, les Togocoins ?
Guillaume Pitron : Je vais traiter la question sous un angle environnemental, parce que c’est comme cela que je le connais.
C’est connu, ce sont des chiffres qui datent un peu, qui datent peut-être de 2020, il faudrait les mettre à jour. On considère que le bitcoin c’est la consommation d’électricité d’un pays comme l’Argentine, un pays d’une quarantaine millions d’habitants, je crois que l’Argentine c’est 45 millions d’habitants.
On considère que ce sont les émissions de CO2 d’un pays comme la Grèce.
En fait, toutes ces technologies, toutes ces nouvelles monnaies, peuvent avoir une utilité, parce qu’au-delà du bitcoin, ce sont aussi toutes les monnaies locales qui peuvent être des monnaies d’échange et qui peuvent créer du lien dans un quartier, dans une ville, dans un village. Il en existe des milliers à travers le monde. Quelquefois, dans des pays où l’inflation est telle que la monnaie n’a plus de valeur à un instant donné, vous pouvez avoir des monnaies virtuelles qui sont plus stables que des monnaies en physique, des monnaies nationales. Il ne faut pas complètement, aujourd’hui, faire le procès systématique de ces monnaies qui peuvent être utiles. Néanmoins, pour connaître un petit peu qui investit dans les bitcoins, avoir passé un peu de temps avec des investisseurs de bitcoins, ce n’est pas pour ces usages-là qu’on utilise majoritairement le bitcoin, c’est pour boursicoter.
Sky : Juste un détail. Les investisseurs en bitcoins que tu as rencontrés avaient-ils une voiture verte ?
Guillaume Pitron : Je sais pas !
Sky : On a des copains investisseurs en bitcoins depuis 2010, ils ont tous une voiture verte, alors on ne comprend pas !
Guillaume Pitron : À quoi sert le bitcoin ? Aujourd’hui, à quoi sert-il ? Quelle est l’utilité sociale exacte ?
Sky : Contrecarrer la mégalomanie des politiques ?
Guillaume Pitron : Je ne parle pas de mégalomanie encore, mais je suis très dubitatif de l’utilité sociale, sociétale, politique de cet outil. Apprécions quand même le coût des émissions CO2 de la consommation d’électricité de cette technologie, de cette monnaie, comparativement à l’utilité que ça représente. Je suis extrêmement dubitatif quant à cette monnaie virtuelle qui, je vous le rappelle, est quand comme la première des monnaies virtuelles. La deuxième monnaie virtuelle, après le bitcoin, je ne sais plus laquelle c’est, je ne sais pas si ce n’était pas l’Ethereum, je ne suis plus sûr, mais énormément derrière en termes de volume de richesse créée, échangée, etc.
Sky : Le monocoin ? Non ?
Guillaume Pitron : Je ne sais plus, j’avoue que je ne suis pas un spécialiste de ces monnaies-là au point de rentrer là-dedans, mais il y a un véritable coût d’opportunité à faire. On fait tous des coûts d’opportunité dans la vie, on fait tous des calculs d’opportunité.
Sky : Tu te présentes à la présidence française ?
Guillaume Pitron : Non. Depuis l’origine de l’humanité, l’homme passe sa vie à faire des choix qui sont guidés par une analyse coûts/bénéfices de ce qu’il fait. Ce soir je suis ici parce que je considère que le temps que je passe à vous voir est contrebalancé par le gain, peut-être pour moi, mais aussi peut-être pour ceux et celles qui nous écoutent, je l’espère, en tout cas on fait des analyses coûts/bénéfices. Quand on arrive sur les questions du numérique, on ne fait plus ces analyses-là pour deux raisons : on ne les fait plus parce que, d’abord, le numérique c’est dématérialisé, c’est zéro impact, donc pourquoi calculer cela, puisque, par définition, j’ai en face du gain que je tire d’être sur TikTok et sur d’autres applications numériques parfaitement respectables, aucune espèce de référentiel quantifié de l’impact environnemental que ça a puisque on m’a dit que c’est zéro impact. Par ailleurs, je vous rappelle que c’est gratuit. Quand vous allez sur Facebook c’est gratuit.
Sky : Non, ce n’est pas gratuit.
Guillaume Pitron : Non, ce n’est pas gratuit, parce que c’est vous le produit. C’est vous le produit, ça veut dire que vous payez en donnant des morceaux de vous-même qu’on appelle vos données utilisateurs, mais vous avez l’illusion que c’est gratuit.
Si c’est zéro coût financier, en tout cas je vis dans l’illusion que c’est zéro coût financier, et si vous avez l’illusion que c’est zéro coût écologique, pourquoi faire des analyses coûts/bénéfices.
Vous posez précisément la question du bitcoin : personne n’a l’idée de faire une analyse coûts/bénéfices, puisque, par définition, ça fait partie de cet environnement numérique qui est présenté comme étant gratuit et à zéro impact. D’où la dangerosité, évidemment, du discours et du récit de la gratuité autour de ces technologies.
Sky : Que penses-tu de Parcoursup ?
Guillaume Pitron : Je n’ai aucune aucun avis là-dessus.
Sky : D’accord. Est-ce que tu as trois bouquins à conseiller à notre communauté ? Le dernier livre de Bruno Le Maire ?
Guillaume Pitron : Non, pas celui-ci, je pense à deux livres.
Sky : L’avant-dernier livre de Bruno Le Maire ?
Guillaume Pitron : Non plus. J’ai deux livres à conseiller.
Je fais partie du jury d’un prix de la Société des gens de lettres, le Prix Elina & Louis Pauwels, et, tout récemment nous avons choisi comme lauréat de ce prix un livre de François Héran, professeur au Collège de France, et ce livre s’appelle Immigration : le grand déni. Là tu te dis « OK, j’ai invité un frontiste sur mon plateau », pas du tout. En fait, quand on dit « immigration, grand déni » on pense évidemment que ce sont des expressions d’extrême droite pour dire « vous niez l’importance de l’immigration ». En fait, Immigration : le grand déni de François Héran, c’est l’inverse, je vois que certains l’ont lu. Ça veut dire « vous niez, vous ne voyez pas, on ne voit pas les réels chiffres de l’immigration ». En fait, ce livre entre dans toute la nuance de la complexité du phénomène migratoire à l’échelle mondiale, à l’échelle européenne, à l’échelle française, pour complètement nous « déshystériser », si tant que le mot existe, autour de ces sujets-là, on en a bien besoin par les temps qui courent, pour nous montrer que la France n’est pas du tout le principal pays d’accueil européen, qu’il y a toute une complexité d’appréciation de ces flux migratoires et de transit. Le transit est hyper-intéressant. Par exemple, ce qu’on ne dit pas, c’est que plus de la moitié de l’immigration en France ce sont les étudiants venus notamment d’Afrique, de notre zone d’influence post-coloniale, qui viennent étudier en France et qui repartent à la fin de leur séjour.
Sky : Tu as les chiffres ?
Guillaume Pitron : Je crois que c’est plus de 50 %, ce n’est moi qui ai écrit écris le bouquin. Autant sur ce qu’on a dit précédemment, je m’engage sur les chiffres, autant ayant lu ce livre il y a quelque temps, j’ai oublié, mais je crois et je laisse les fact-checkers vérifier, que 50 % de l’immigration en France est une immigration étudiante, des étudiants qui, pour une part substantielle d’entre eux – je ne connais plus le chiffre, invitez François Héran sur ce sur ce fauteuil – repartent à la fin de leurs études. On parle souvent de ceux qui rentrent, on ne parle pas de ceux qui sortent, on oublie de faire le solde au passage. C’est un livre passionnant, qui permet de remettre de la raison, de la nuance dans ces phénomènes migratoires, qui permet d’expliquer que si la France veut garder une influence dans les pays qui ont été parmi ses colonies, et ce n’est pas mal de vouloir garder des liens avec le Mali, le Burkina Faso, l’Algérie, il faut que ces échanges se fassent, il faut qu’il y ait des politiques de visa. Qu’est-ce qu’on va faire ? On va s’enfermer et on va laisser les Russes gagner en influence au sud de nos frontières ? Ça pose des questions qui sont fascinantes, ça les remet en perspective, ça les nuance. On a donc eu envie de nommer, comme lauréat de ce prix, ce livre que j’ai trouvé extrêmement intéressant.
Le deuxième livre, c’est un livre sur un autre sujet, c’est un livre de José Rodrigues dos Santos qui s’appelle La formule de Dieu. J’ai adoré ce livre. C’est un livre qui a maintenant quelques années. C’est une histoire vraie : Einstein, en 1929, reçoit un télégramme d’un rabbin new-yorkais, Goldstein, qui lui dit « croyez-vous, ou non, en Dieu, courte réponse espérée en un télégramme ». Et Einstein répond « je crois au Dieu de Spinoza ». Tout le livre consiste à analyser qui est le Dieu de Spinoza et qui est le Dieu d’Einstein, parce qu’Einstein était très spirituel et il s’est beaucoup exprimé sur sa conception de Dieu disant « je ne crois pas que Dieu soit quelqu’un qui régente ma vie au quotidien. Je vois Dieu – dit-il – dans la beauté et l’harmonie des lois de l’univers ». Et tout le livre explique de façon très scientifique où en est la science aujourd’hui, ce qu’elle peut prouver du Dieu d’Einstein et c’est passionnant.
Sky : Nietzsche un peu ? Troisième bouquin ?
Guillaume Pitron : J’en ai dit deux. J’en aurai certainement un troisième qui me viendra à l’esprit. Je vous ai parlé de certains sujets qui sont ceux de l’enfer numérique, ça peut être le troisième ça va me revenir d’ici là.
Sky : Comment s’appelle ton dernier bouquin ?
Guillaume Pitron : L’enfer numérique : Voyage au bout d’un Like et je vous ai fait le voyage d’un like avec tous les enjeux.
Sky : Combien ça coûte ? Quelle édition ?
Guillaume Pitron : Édition Les Liens Qui Libèrent, il est en poche, 9,90.
Sky : Un conseil pour les jeunes générations ? Une bouteille à la mer, quelque chose d’impérissable.
Guillaume Pitron : Pour moi, il y a un message qui est important et qui est un peu la sève de ce que nous avons dit : nous entrons dans un monde bas-carbone mais haute-matière. On va faire demain nos bilans matière comme on fait aujourd’hui nos bilans carbone. Les entreprises, les États, vous et moi, comprendront que nous ne pouvons pas vivre dans un monde qui soit bas-carbone et qui ne soit pas basse-matière, et que tous les sujets qui sont aujourd’hui extrêmement importants autour de la baisse de nos émissions de carbone vont être basculés, progressivement, vers la question des ressources naturelles. Les jeunes rentrent dans ce monde-là, ils sont les acteurs de ce monde-là parce qu’ils ont tous dans les mains un téléphone portable. Un jeune Français aujourd’hui, qui a entre 18 et 25 ans, en est à son cinquième téléphone portable. Il passe des heures sur TikTok, il est le fer de lance d’un monde haute-matière et, à vous les jeunes, je pose la question : êtes-vous si écolos que vous le pensez ? Êtes-vous si Greta Thunberg que vous le croyez ? ous me dites, à moi qui suis de la génération d’avant, j’ai 43 ans, « vous avez pollué avec le plastique, vous polluez avec les émissions de CO2 et il faut consommer moins de viande », je suis complètement d’accord. Mais vous êtes en train de remplacer ces types de pollution par d’autres pollutions matières, qui sont les pollutions du numérique et vous êtes placés face à vos premières contradictions.
En 68, on sait ce qu’ont fait nos parents. Ils sont sortis jeter un pavé et après ils sont venus cadre sup dans les sociétés du CAC 40, c’était le paradoxe de la génération 68. Surgit un paradoxe de la génération Greta : vous êtes écolos jusqu’au moment où vous avez un portable entre les mains. Mon message c’est : où est votre cohérence sur ces sujets-là ?
Dernier message en ces temps un tout petit peu troublés. Le pouvoir de notre imagination et notre capacité à réinventer nos sociétés va au-delà du pouvoir des technologies à changer notre monde. Ayons confiance en ce pouvoir de créativité qui est le nôtre.
Sky : Tu connais le poème Le Reniement de saint Pierre : « Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait, d’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve. »
Guillaume Pitron, merci.
Guillaume Pitron : Merci à vous.