Faut-il breveter les logiciels ? SATT Aquitaine Science Transfert

Titre :
Faut-il breveter les logiciels ?
Intervenant·e·s :
Céline Serrano - Pierre Breesé - Hervé Lardin - Owen Lagadec-Iriarte - Jacky Chartier
Lieu :
Les tables rondes de la recherche - Aquitaine Science Transfert®
Date :
novembre 2013
Durée :
2 h 03 min
Visionner la vidéo
https://www.youtube.com/watch?v=-AloH5gJ4lE
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
April, Les 4 dangers, Autocollant Brevets logiciels - Licence : sauf mention contraire, LAL version 1.3 ou ultérieure, CC-BY-SA version 2.0 ou ultérieure et GNU FDL version 1.3 ou ultérieure (en savoir plus)

NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant mais rendant le discours fluide.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Deux visions s’opposent souvent entre les défenseurs du logiciel libre et les adeptes de la protection par brevet. Quelle stratégie adopter entre les différents modèles économiques du logiciel libre ou propriétaire, du logiciel gratuit ou payant ? La vision des industriels diffère-t-elle de celle des établissements de recherche publique ? Quels bénéfices et difficultés pour valoriser un logiciel selon les différents modes de protection possibles ?

Transcription

Jacky Chartier : Je propose de commencer cette cinquième table ronde. C’est la cinquième d’une série de huit tables rondes qui se sont déroulées depuis quelques mois maintenant et qui se termineront avant la fin de cette année. La table ronde d’aujourd’hui s’intitule « Faut-il breveter les logiciels ? ». Cette table ronde est organisée par Aquitaine Science Transfert. Aquitaine Science Transfert est la société d’accélération du transfert technologique de la région Aquitaine. Les missions d’Aquitaine Science Transfert, juste en quelques mots avant de rentrer clairement dans le vif du sujet, sont pour le compte de ses actionnaires que sont l’université de Bordeaux, l’université de Pau et des Pays de l’Adour, le CNRS et l’Inserm, principalement d’assurer le suivi du portefeuille de titres ou d’assurer, finalement, la valorisation des résultats de la recherche, avec un pan important en termes de maturation, c’est-à-dire simplement investir le juste nécessaire qui permet à ce que les résultats de la recherche et des laboratoires de nos actionnaires puissent être correctement appréhendés et saisis par les entreprises ou les entités vers lesquelles on souhaite effectuer ce transfert. Voilà en quelques mots les missions d’Aquitaine Science Transfert.

Pour cette table ronde nous sommes en retransmission aussi au sein de l’université de Pau et des Pays de l’Adour et nous sommes aussi en retransmission en direct par Internet. Nous pourrons, à certains moments, avoir des questions qui pourront venir de la part des personnes connectées par le Web, c’est pour ça que, du coup, je ne manquerai pas à certains moments de regarder sur la tablette si certaines informations ou si certaines questions ou précisions nous arrivent.

Pour cette table ronde nous avons fait le choix d’avoir quatre intervenants qui vont se présenter ensuite rapidement. Céline Serrano qui est responsable du Patrimoine Brevets à la Direction du transfert et de l’innovation au sein d’Inria, Pierre Breesé, qui est président de Fidal Innovation, Hervé Lardin, qui est le président de ProLibre et Owen Lagadec-Iriarte, qui est le président d’IKlax. Je vous propose peut-être en quelques mots de commencer simplement par une courte présentation de qui vous êtes.
Céline Serrano : Céline Serrano. Je suis à l’Inria l’Institut National de Recherche en Informatique et Automatique, à la direction du transfert et de l’innovation, donc je gère le portefeuille de brevets de l’Inria, portefeuille de brevets qui est de taille très modeste, cent vingt familles, puisque la plus grosse production de l’Inria c’est essentiellement du logiciel. Donc voilà. Petit portefeuille de brevets mais qui m’occupe quand même pas mal.
Pierre Breesé : Pierre Breesé. Je suis conseil en propriété industrielle, mandataire européen en brevets. Je suis physicien de formation au départ, avec une formation complémentaire en droit de la propriété industrielle. J’ai commencé à travailler dans la recherche publique à L’Inserm. Il se posait d’ailleurs déjà des questions de protection des logiciels dans le domaine de l’imagerie notamment. Je dirige un cabinet de conseil en propriété industrielle qui intervient auprès de startups, dans la recherche publique et de grandes entreprises et je suis souvent confronté à la question de « faut-il breveter ou non des innovations dans le domaine, pour utiliser la langue de bois, des inventions mises en œuvre par ordinateur » ?
Hervé Lardin : Bonjour. Je suis Hervé Lardin. Je suis ici pour représenter l’association ProLibre [1] qui est le groupement des entreprises logiciel libre en Aquitaine et je suis également, évidemment, un entrepreneur dans ce domaine, selon qu’on me considère par un angle ou par un autre, je suis soit une société de services en logiciel libre, soit un éditeur en logiciel libre, les deux ayant tendance à se confondre. Nous en parlerons plus tard.
Owen Lagadec : Bonjour. Je suis Owen Lagadec, le président d’IKlax et de la société Apps and Co. Mon expérience dans les brevets c’est d’avoir conçu un brevet en partenariat avec le LaBRI, Laboratoire Bordelais de Recherche Informatique, que nous avons amené jusqu’à devenir une énorme MPEG. Ça a été une des justifications de la brevetabilité, on en parlera tout à l’heure. Toute la journée je fais un peu comme mon collègue à gauche, je fais de la prestation de service informatique, donc je suis amené à développer de nombreuses lignes de code et la question de la brevetabilité se pose bien souvent.
Jacky Chartier : Avant de rentrer, j’allais dire dans le vif du sujet, ce qu’on propose c’est d’aborder avec Pierre qui est peut-être le plus juridique des membres autour de la table et sans rentrer exclusivement et sans orienter l’ensemble de notre table ronde autour de questions juridiques, mais c’est un peu de rentrer avec Pierre Breesé justement, sur quelques notions et peut-être quelques définitions qui vont permettre à tout le monde d’être d’accord sur, finalement, « de quoi parle-t-on quand on parle de logiciel, quand on parle de programme d’ordinateur, quand on parle peut-être d’algo, en quelques mots.
Pierre Breesé : Un empereur chinois expliquait que pour que son peuple vive en harmonie il faut lui offrir un dictionnaire. Et je pense qu’on pourra débattre en harmonie si on utilise les mêmes mots pour désigner la même chose et c’est vrai que dans ce domaine entre guillemets « de la brevetabilité des logiciels », beaucoup de confusions viennent de ce qu’on n’utilise pas forcément les bons termes. Donc on va partager les définitions pour être sûrs qu’on parle des mêmes choses.

Quand on parle de programme d’ordinateur, que ce soit pour le juriste ou pour le technicien, pour le développeur, c’est une liste d’ordres qui indique à un ordinateur ce qu’il doit faire. On est à peu près d’accord là-dessus.

Le terme de code, qu’on va probablement utiliser les uns et les autres, c’est un jeu d’instructions spécifiques à un type de processeur qui va être exécuté par une machine, donc un processeur, pour réaliser le programme informatique. Il peut être en langage machine, direct, ou dans un langage évolué qui ensuite est interprété.

Le logiciel, puisque c’est le terme qui est employé dans cette thématique, le logiciel qu’on utilise tous, OpenOffice ou Word ou d’autres, est souvent constitué de plusieurs programmes d’ordinateur, parfois un très grand nombre de programmes d’ordinateur, des DLL, des applications, parfois des programmes extérieurs à l’ordinateur qui fonctionnent ensemble.

L’algorithme, on peut le dire, c’est le précurseur du programme d’ordinateur, c’est la représentation schématique de la succession d’instructions qui vont être exécutées par le programme d’ordinateur.

Juste pour terminer sur cette présentation terminologique, quand on parle de propriété intellectuelle, qu’est-ce que ça recouvre ? Ça recouvre les droits de propriété industrielle dont le brevet, la marque, les dessins et modèles, et la propriété littéraire et artistique ou, plus simplement, le droit d’auteur. Dans tous les cas la propriété intellectuelle c’est juridiquement un droit d’interdire : le détenteur d’un droit de propriété intellectuelle a le droit d’interdire à un tiers l’usage de ce qui est protégé. Lorsqu’il s’agit d’un brevet, le titulaire du brevet est en droit d’interdire à un tiers l’exploitation de l’invention brevetée, et l’invention brevetée c’est aujourd’hui une solution technique à un problème technique.

Celui qui est détenteur d’un droit d’auteur est en droit d’interdire à quiconque l’utilisation de ce qui est protégé par le droit d’auteur et peut l’organiser en concédant une licence qui peut être libre ou qui peut prendre des formes diverses et variées.
Jacky Chartier : OK. Donc concrètement, si quelqu’un ou, si par exemple, je code et je crée un logiciel, quels sont mes droits et comment je peux revendiquer dans un premier temps ce que j’ai fait et qu’il est à moi ?
Pierre Breesé : Ce qu’un développeur va produire, bien sûr va se traduire par un programme, par du code, qui peut faire l’objet de deux types de droit de propriété intellectuelle.

Il peut faire l’objet d’un brevet, il peut être considéré comme une invention brevetable, on y reviendra tout à l’heure et, à ce moment-là, c’est le régime des inventions du salarié qui s’applique et il s’applique en ce sens que les inventions réalisées par un salarié dans le cadre de sa mission inventive appartiennent à l’employeur. Et le législateur, en matière de brevet, a été relativement généreux puisqu’il a prévu que, certes l’invention brevetable appartient à l’employeur, mais le salarié a droit à une rémunération supplémentaire.

Mais cette création, ce développement, peut aussi, est aussi constitutif d’une œuvre de l’esprit, protégée par le droit d’auteur. Le droit d’auteur, dans le domaine de l’informatique, connaît une exception au régime général puisque, en France, les droits d’auteur portant sur un logiciel créé par un salarié appartiennent à l’employeur. Donc même statut que pour les brevets, avec une petite différence, c’est que là, le législateur n’a pas jugé opportun de prévoir une rémunération supplémentaire. Bien sûr l’employeur peut, s’il est généreux, le faire, mais en tout cas la loi ne prévoit pas, de façon nécessaire, cette rémunération supplémentaire au profit du développeur salarié qui a produit un logiciel protégé par le droit d’auteur.
Hervé Lardin : Je voudrais juste apporter une petite précision. Le brevet appartient à l’arsenal juridique existant dans le domaine général de la propriété industrielle, par contre le brevet n’appartient pas à l’arsenal juridique propre au domaine du logiciel. Le logiciel est clairement exclus du domaine de la brevetabilité. Il ne peut pas y avoir de protection d’un logiciel par l’utilisation du brevet.
Pierre Breesé : C’est un sujet qui est forcément polémique. Bien sûr, je ne partage pas ce point de vue. Le logiciel, comme un fauteuil, comme une table, est un objet qui peut être brevetable ou pas suivant certaines circonstances.

La remarque que vous avez faite s’appuie effectivement sur une formulation que j’admets, un peu amphigourique, du code de la propriété intellectuelle en matière de brevet et qui a été reprise dans toutes les législations internationales. Comment est formulée cette disposition ? Je comprends votre remarque. C’est un article qui est divisé en trois alinéas :

  • le premier alinéa indique que sont brevetables les inventions nouvelles, inventives, et susceptibles d’applications industrielles. Jusque-là ça semble clair. Juste une remarque, vous remarquez qu’on n’a pas déterminé ce qu’est une invention, alors que dans la vieille loi de 68, c’était défini ;
  • deuxième alinéa. Ce deuxième alinéa précise que toutefois des éléments sont exclus de la brevetabilité, ne sont pas considérés comme des inventions brevetables au sens du premier alinéa un certain nombre de choses : les découvertes scientifiques, les méthodes intellectuelles en tant que telles et les programmes d’ordinateur. Alors on dit eh bien voilà, vous avez tout à fait raison, les programmes d’ordinateur ne sont pas brevetables, l’alinéa deux le précise expressément ;
  • l’alinéa trois, précise toutefois que ces éléments n’en sont exclus qu’en tant que tels. Alors là vous voyez effectivement la difficulté d’interprétation : qu’est-ce qu’un programme d’ordinateur « en tant que tel » qui n’est pas brevetable et un programme d’ordinateur « pas en tant que tel » qui est brevetable ? Je reconnais que ça peut sembler un peu byzantin mais, heureusement, la jurisprudence a aujourd’hui apporté un éclairage sur ce qui est considéré comme une invention et relève donc du brevet, y compris dans le domaine de l’informatique, et ce qui est un programme d’ordinateur « en tant que tel » ou une méthode intellectuelle ou une méthode économique « en tant que telle » qui n’est pas brevetable. Et ça a été l’objet de 20 ans de débats, de jurisprudence, mais qui est en train de se stabiliser, avec une évolution importante des États-Unis qui étaient très laxistes et qui se sont rapprochés très fortement de la position française.

Et quand je disais, tout au début, que j’utilisais un peu la langue de bois pour parler de brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, c’est parce que le législateur a été vigilant à ne pas créer de confusion en parlant de brevetabilité des programmes d’ordinateur ou des logiciels, comme on l’a fait pour cette table ronde, mais en utilisant ce terme plus neutre, je pense que ce sera un point qui sera abordé tout à l’heure. Aujourd’hui on admet que dans le domaine de l’informatique on a un résultat qui est brevetable lorsqu’on est face à une solution technique à un problème technique, y compris lorsqu’il s’exprime sous une forme de code informatique.

Je vais vous donner des exemples de logiciels entre guillemets « brevetés » que vous utilisez tous les jours, notamment ceux qui nous écoutent à distance. Les logiciels, les codecs de compression et de décompression de fichiers audio ou vidéo sont protégés, certains sont maintenant dans le domaine public, mais à un moment il y avait 435 brevets qui portaient sur la compression, qui a fait ensuite l’objet de la norme MPEG. Pourquoi est-ce que ce sont des solutions qui sont brevetables ? Parce qu’elles apportent une solution technique à un problème technique qui est, par exemple, de réduire la taille du fichier tout en préservant la qualité d’écoute inchangée ; ou qui permettent de réduire la bande passante nécessaire pour transmettre une information sans en dénaturer le sens. Donc on est bien dans une solution technique à un problème technique, qui devient brevetable si elle est nouvelle et inventive, et qui s’exprime aussi, bien sûr, sous forme de code qui est protégé par le droit d’auteur. Cette solution technique qui consiste à échantillonner à telle fréquence le signal puis à appliquer une transformation, une formule de Fourier, rapide, puis à supprimer telle fréquence etc., peut être implémentée sous un grand nombre de formes logicielles, un grand nombre de codes. Mais ce qui sera protégé, c’est la formulation technique qui est, disons, le précurseur du code informatique qui sera ensuite développé et protégé par le droit d’auteur, éventuellement exploité sous une forme libre.
Jacky Chartier : Donc on comprend un peu la démarche relative à la notion, peut-être, de brevetabilité des solutions techniques à un problème technique qui peuvent être mises en œuvre par un ordinateur. Alors peut-être directement quelque chose qu’on entend aussi souvent notamment en relation avec la protection ou la notion de protection des logiciels. Beaucoup de gens nous disent « moi j’ai protégé mon logiciel à l’Agence de Protection des Programmes », justement cette notion de « j’ai protégé mon logiciel à l’Agence de Protection des Programmes ». Déjà est-ce que l’Agence de Protection des Programmes — peut-être Céline Serrano, Owen Lagadec — protège en tant que tel le logiciel ? Est-ce qu’on est dans une démarche obligatoire, contraignante auprès d’un office ? Finalement qu’est-ce que ça peut signifier quand on entend « j’ai protégé mon logiciel auprès de l’Agence de Protection des Programmes » et est-ce qu’il ne l’est pas déjà avant même de faire cette démarche ?
Céline Serrano : Avant même de faire la démarche je pense qu’on a automatiquement le droit d’auteur, le copyright dès la création en fait du logiciel. À priori il n’est pas obligatoire de déposer à l’Agence de Protection des Programmes.

A l’Inria c’est quelque chose qu’on pratique énormément, on en fait 150 par an à peu près, dans un but d’avoir une preuve de la création de cette œuvre logicielle et d’avoir une reconnaissance de la paternité Inria.

Ça nous permet aussi, en interne, de tracer des auteurs, d’avoir les auteurs du logiciel et, en même temps, les ayants droit, c’est-à-dire les organismes qui ont aussi contribué à la production de ce logiciel, puisque la plupart des équipes de l’Inria sont des équipes communes avec des partenaires académiques. Et finalement, à l’Inria, ça va aussi nous permettre de recenser une partie de la production logicielle. On va donc aussi utiliser le dépôt APP comme une façon de recenser ce qu’on produit. Mais ce n’est pas du tout obligatoire. C’est beaucoup moins coûteux qu’un brevet, c’est plus simple. Il suffit de graver un ou deux CD, donc c’est une procédure qui est assez simple et peu coûteuse, et qui peut, en cas de litige, nous apporter la preuve de la création du logiciel.
Pierre Breesé : Effectivement c’est important d’avoir à l’esprit qu’une œuvre de l’esprit, et notamment un programme d’ordinateur, est protégée sans qu’on n’ait rien à faire, dès la conception de l’œuvre. C’est-à-dire même avant qu’on l’ait transcrite sous forme de lignes de code, etc. Néanmoins, pour se prévaloir de ses droits, il faut pouvoir en apporter la preuve et le rôle de l’APP est donc un tiers de confiance à qui on peut faire confiance sur le fait que ce qui a été déposé a bien été conçu à une date antérieure et correspond bien à ce qu’on a déposé. Donc c’est un moyen de preuve, utile pour identifier ce dont on peut se prévaloir d’un droit qui préexistait avant ce dépôt. Alors qu’en matière de brevet le droit n’existe qu’après avoir accompli la formalité de rédiger une demande de brevet, de la déposer, de payer des taxes — 268 euros, ça reste raisonnable —, mais il n’y a pas de droit qui préexiste avant l’accomplissement de cet acte administratif de dépôt.
Jacky Chartier : Juste avant que tu ne prennes la parole c’est simplement pour vous demander à tous, intervenants, de bien parler près du micro parce qu’on fait remarquer du coup en message que, dans certains cas, on ne vous entend pas suffisamment.
Owen Lagadec : Les messages marchent donc !
Jacky Chartier : Oui, tout à fait.
Owen Lagadec : Petit détail important pour ceux qui ne maîtriseraient pas particulièrement la différence entre l’APP et la brevetabilité, c’est une notion quand même fondamentale dans ce dont on va discuter ; quand on brevette on dit comment on a fait. Quand on dépose à l’APP, on a simplement créé une date d’antériorité, et ça c’est une différence fondamentale, parce que c’est bien la question de la brevetabilité des logiciels, sans rentrer dans trop de détails. Le logiciel ça peut se résumer à « j’ai choisi un chemin pour aller au même endroit que toi ». Quand on dépose à l’APP c’est comme écrire un bouquin : l’histoire de, peu importe, Le Rouge et le Noir de Stendhal, on pourrait écrire la même histoire d’une autre manière mais l’histoire reste la même. On ne dépose pas un brevet sur le principe de l’histoire. Alors que quand on fait un tire-bouchon on résout un problème technique qui paraît évident même en voyant l’objet. Et c’est là que dans les brevets il y a un vrai souci et, en tout cas, une difficulté à choisir entre un brevet dans lequel on va dévoiler la recette qu’on a utilisée et on considère donc que c’est la recette qui a de la valeur, alors que quand on dépose à l’APP c’est plutôt comme du copyright, on dépose le fait d’avoir codé le logiciel de cette manière-là. Mais quelqu’un pourrait le coder d’une autre manière, à ce moment-là l’APP n’intervient plus. C’est un petit détail juridique mais qui a son importance dans la partie stratégique future, c’est pour ça que c’est le contexte qui va aussi conditionner un peu le choix entre les deux.
Jacky Chartier : Du coup puisque tu as le micro, juste peut-être 30 secondes, tu es aussi confronté à des clients qui te demandent, quand tu fais du code pour eux, d’apporter cette preuve de dépôt à l’Agence de Protection des Programmes.
Owen Lagadec : On est un peu dans de la sémantique. Quand on parle d’un logiciel, au sens du grand public et même du nôtre, c’est finalement le produit final qui est désigné comme le logiciel, c’est-à-dire que c’est la boîte que j’ai achetée à la Fnac ou c’est, moi qui développe beaucoup d’applications pour les mobiles, c’est l’application iPhone qui est publiée sur l’App Store qui paraît être le logiciel final pour le client. Et moi, dans mon droit de prestataire, c’est bien sur cet objet final que je lui donne le droit d’exclusivité.

En revanche, je ne donne pas de droit sur les codes, c’est-à-dire que je me garde le copyright sur la manière dont je suis arrivé à ça, parce que quelqu’un d’autre pourrait lui faire strictement la même application avec un autre phénomène.

En revanche, effectivement pour lui, pour mon client, la question se pose souvent « Comment vous me garantissez que personne ne fasse la même chose ? » Je ne peux pas. Je ne peux pas parce que, c’est bien ça, mon logiciel est une somme de sous-logiciels eux-mêmes, qui sont une somme de sous-logiciels et ça c’est incompréhensible pour le grand public et pourtant c’est l’enjeu même de la brevetabilité. Si on ne comprend pas cet algorithme-là on voudrait poser un logiciel sur l’idée, du coup, et on revient au final, juste une idée, j’ai refait ça comme ça, or la méthode du logiciel c’est vraiment quels outils de programmation j’ai utilisés pour aboutir au résultat ; et c’est en ça, on y reviendra sans doute, mais démontrer qu’un logiciel peut-être breveté c’est qu’il faut résoudre cette question-là. Vous arrivez-là, mais votre méthode ? En quoi vous pouvez prouver qu’en gros, pour le grand public, elle est incompréhensible, voire pour l’homme de l’art ? Et c’est là qu’il y a l’innovation particulière à trouver.
Hervé Lardin : Je voudrais reprendre les deux aspects qui viennent d’être présentés.

La notion de la brevetabilité ou même, l’existence d’un brevet sur un logiciel, si c’était possible, ne préjuge en rien de sa validité juridique. Les logiciels, en tant que tels, sont clairement exclus du champ de la brevetabilité. Les logiciels sont des œuvres de l’esprit et, en tant que tels, bénéficient automatiquement d’un droit, qui est un droit qui existe pour toute œuvre de l’esprit, qui est le droit d’auteur. Le droit d’auteur est inclus automatiquement dès lors que vous créez un logiciel. Ce droit d’auteur vous pouvez être amené, effectivement, à devoir faire la preuve que vous en êtes en détenteur. Cette preuve peut-être apportée à l’aide de l’APP que je ne connaissais pas avant aujourd’hui, mais nous, dans l’univers dans lequel on vit, la publication du logiciel me semble déjà de nature à faire la preuve de la paternité.

Pour reprendre un peu ce qui vient juste d’être dit, l’histoire du gâteau au chocolat est très intéressante. C’est-à-dire que si vous faites une recette de gâteau au chocolat qui soit innovante et qui va intéresser des gens, cette recette-là c’est le code. Donc vous pouvez publier cette recette et la signer, mettre votre nom et c’est vous qui avez créé la recette. Mais vous pourriez par ailleurs, selon un autre process qui n’a rien à voir avec le droit d’auteur, dire « je dépose un brevet sur le fait de fabriquer un gâteau au chocolat ». De ce fait, tous les autres qui voudraient fabriquer des gâteaux au chocolat, si votre brevet a été accepté, seraient à ce moment-là obligés de venir vous voir pour discuter ou vous pourriez les attaquer parce qu’ils ont fait un gâteau au chocolat.

C’est un exemple assez clair et il se trouve qu’effectivement nous, en Europe, de ce côté-ci de l’Atlantique, nous avons un organisme qui s’appelle l’OEB, l’Office européen des brevets, qui enregistre les brevets. Son métier c’est d’enregistrer des brevets. Il gagne de l’argent en enregistrant des brevets. Et il y a un métier corollaire, ce sont tous les gens qui travaillent pour aider à enregistrer les brevets et ensuite les défendre. Donc cette activité propre d’enregistrement des brevets n’a pas de consistance juridique, n’est pas reconnue légalement. C’est-à-dire qu’il y des brevets déposés sur des choses aussi grotesques que le gâteau au chocolat. Il y a un brevet déposé, par exemple, sur la barre de progression d’un téléchargement, celle que vous voyez s’afficher, il y a un brevet là-dessus. Fort heureusement je dirais, le brevet n’est pas reconnu juridiquement. Personne ne va venir m’attaquer en tant que créateur de logiciel parce que j’ai mis une barre de progression de téléchargement, parce qu’effectivement le brevet n’a pas de validité juridique. Mais le brevet a été déposé, l’OEB a enregistré le brevet, la personne qui l’a déposé a payé pour que son brevet soit enregistré. Mais le brevet en tant que tel ne sert pas à protéger une œuvre de l’esprit. Une œuvre de l’esprit est naturellement protégée par le droit d’auteur qui vous garantit, de manière très forte, contre toute forme d’exploitation à votre insu de votre œuvre.
Pierre Breesé : Je pense qu’il faut clarifier les choses parce que c’était un peu du n’importe quoi !

Première chose, les idées sont de libre parcours. Donc l’idée de faire un gâteau au chocolat c’est de libre parcours, ni le droit d’auteur ni rien ne permettra d’interdire une idée d’être partagée, etc. Ce qui sera protégé c’est la façon de formaliser cette idée, elle peut se faire par l’écriture d’une recette et, à ce moment-là, on aura une protection sur la calligraphie de cette recette ou sur le texte de cette recette, mais pas sur le principe de la recette elle-même. Et si cette recette représente une solution à un problème technique elle pourra être brevetée. Le brevet ne portera jamais sur un idée, sur un résultat, mais sur les choix techniques qui permettent de réaliser cette idée et d’autres pourront trouver d’autres choix techniques pour la réaliser également. Première chose.

Deuxième chose, l’Office européen des brevets, comme l’INPI, comme l’Office américain des brevets ne sont pas des organes dans la nature, ils appliquent un droit, le même droit qui est appliqué par le tribunal. Ce qui est examiné par l’Office européen des brevets se fait en application du code de la propriété intellectuelle pour la France, de la Convention sur le brevet européen qui est également le texte qui sera appliqué par les tribunaux s’ils doivent se prononcer sur une présumée contrefaçon. Les offices procèdent à un examen de fond. Effectivement, vous pouvez déposer un fil à couper le beurre si vous voulez ; le brevet sera déposé, il ne sera pas accordé. S’il était accordé, les tiers peuvent faire opposition et il arrive que des brevets soient malgré tout délivrés. Ils seront annulés s’ils ne méritaient pas de l’être.

Dernière chose, ce micro que je tiens en main est protégé par le droit d’auteur comme est protégé le logiciel développé par les uns et les autres. Sa forme esthétique est protégée par le droit d’auteur et ses solutions techniques à un problème technique sont protégées par un brevet. C’est pareil pour n’importe quel objet : ce gobelet est protégé par le droit d’auteur pour son design, pour ses cannelures qui représentent un choix de la personne qui a dessiné ce gobelet, comme le logiciel est protégé par le droit d’auteur pour celui qui a écrit le code, et par ailleurs s’il apparaît que le renforcement de ce gobelet permettant de réduire la masse de plastique pour le mouler est une solution technique nouvelle et inventive, il sera aussi protégé par un brevet. Donc un même objet peut être protégé, présente différents attributs protégés par le droit d’auteur pour certains, par le brevet pour d’autres. C’est vrai pour le logiciel comme c’est vrai pour une brouette, un micro ou un gobelet.
Jacky Chartier : Donc, peut-être avant, j’allais dire de terminer sur cet aspect, non pas sur la stratégie puisque, à un moment donné on en viendra quand même à quelle stratégie nous conduit à quoi. Je dirais du coup, autour de cette assemblée, on a donc au moins trois personnes qui finalement se sont trouvées, enfin se trouvent confrontées régulièrement à, j’allais dire, des dépôts de solutions techniques à un problème technique pouvant impliquer un programme d’ordinateur, au sens de dépôt de demande de brevet. Donc au niveau de l’Inria il y en a à peu près en termes de brevets&nbsp ?
Céline Serrano : Une centaine de familles de brevets.
Jacky Chartier : Il y a une centaine de familles. D’accord. Pierre le disait tout à l’heure, il y a eu aussi pas de mal de brevets qui ont été suivis dans le cadre de dépôts de son côté, et notamment aussi Owen, tout au début de la création de ta société, tu t’es orienté, en relation avec le LaBRI par exemple, vers du dépôt de brevets. Sans rentrer forcément dans les détails peut-être un ou deux exemples ou un ou deux éléments qui ont pu faire l’objet de quelque chose qui a nécessité ou justifié cette demande de dépôt de brevet. Sans être trop long, est-ce qu’il n’y a pas un ou deux exemples qui peuvent venir à l’esprit et qui nous serviront peut-être à illustrer les questions stratégiques à un moment donné ?
Céline Serrano : Au niveau Inria, on va breveter préférentiellement tout ce qui concerne des dispositifs, donc tout ce qui peut être, qui peut faire appel à du matériel en fait, à du hardware. On peut avoir ce genre d’activité. Tout ce qui est interface aussi avec des dispositifs matériels. Ce sont des choses dont on va effectivement regarder le caractère brevetable, c’est-à-dire nouveau, inventif, de ce genre de productions, à Inria. Par contre, je ne sais pas, un langage de programmation, effectivement toutes les déclarations d’invention qui arrivent dans ce genre de domaine, de sujet, tout ce qui est mathématiques appliquées, là ces déclarations d’invention sont refusées, on ne va pas du tout dans ce genre de brevet.

C’est très souvent aussi à la demande de certains partenaires industriels qui ont une grosse activité de brevets où là, effectivement, l’Inria peut suivre la stratégie de ces industriels et faire des co-dépôts avec ces industriels qui ont une grosse activité brevets.

L’Inria va déposer prioritairement ses brevets aussi pour les startups puisqu’on pense que ça peut être un réel plus pour les startups de l’Inria, donc pour certaines startups on a une grosse activité de dépôt de brevets qu’on leur concède en licence par la suite.
Pierre Breesé : Je peux peut-être donner l’exemple de deux brevets sur lesquels je suis intervenu au cours des semaines écoulées.

Le premier concerne une application qui se trouve d’ailleurs maintenant dans des applications Apple. C’est une application qui permet de réveiller lorsqu’on approche d’une station de métro ou d’une station de train. Ce sera bien utile, j’ai raté la station de la ligne 9 parce que j’étais en train de téléphoner. Donc c’est une application qui est destinée à déclencher un signal lorsqu’on arrive, on approche de la station de gare ou de la station de métro. En fait il y a un vrai problème technique parce que la couverture GPS n’est pas assurée en permanence dans le métro ou dans certaines conditions. Bien entendu, si on veut avoir une fiabilité absolue, il faut pouvoir résoudre un problème technique qui est celui d’assurer le suivi de la position, y compris en l’absence de couverture GPS. C’est une application purement logicielle, qui coûte 4 euros 99, que vous téléchargez sur App Store, qui n’est que du code, mais qui est bien une solution technique à un problème technique, qui passe sur l’analyse, la signature des vibrations, etc., captées par le petit capteur de l’Apple pour, comment dire, extrapoler la position, y compris en l’absence de couverture. Donc un exemple où on est clairement dans un problème technique pour lequel on a apporté une solution technique qui s’est avérée nouvelle et inventive, qui est, bien sûr, implémentée sous forme de code, mais qui, pour autant, est brevetable et protégée par le droit d’auteur sur le code qui a été ensuite distribué par l’App Store.

Une autre solution technique, purement logicielle, qu’on a brevetée pour un fabriquant de raquettes de tennis dont Nadal se sert et a remporté Roland Garros, cette société a déjà intégré des capteurs gyroscopiques pour avoir, en temps réel, une information sur la vitesse de la balle au moment de l’impact. Elle cherchait à raffiner l’information qu’elle fournit à des joueurs semi-professionnels, notamment en ce qui concerne l’effet de la balle. Donc, la question qui se posait, c’est comment est-ce qu’on peut donner une information sur la vitesse relative de la balle sur la raquette de tennis. Et là on a travaillé avec des mathématiciens pour analyser les vibrations et trouver une signature qui permet de fournir une information sur la vitesse de rotation relative de la balle, donc l’effet de la balle. Là aussi c’est purement logiciel, ce sont des mathématiques, mais c’est une solution technique qui répond à un problème technique. Et des exemples comme ça il y en a un grand nombre.

Donc de qu’on brevette ce n’est pas Word, Excel ou OpenOffice. Ce sont vraiment des solutions qui peuvent mettre en œuvre des outils mathématiques, des outils logiciels, mais toujours dans cette logique de fournir une solution technique à un problème technique.

En général quand je suis face à un informaticien qui se pose cette question, dire on ne va pas faire de dogme, on va faire quelque chose de très simple. On va regarder les bases de données brevets pour identifier des brevets qui se rapprochent de votre finalité. Par exemple des brevets sur la reconstruction des trajectoires en l’absence de couverture GPS. Et là on va réagir pour déterminer ce qu’on a fait de différent. Et l’inventeur en général dit : « Ça, ça ressemble, mais attention, si on prend les perturbations magnétiques ça ne va pas marcher parce que, etc. ». Donc là il va exprimer quels sont les choix différenciants qu’il a faits par rapport à cet existant, et on va pouvoir déterminer si ces différenciations sont de nature ergonomique, esthétique, auquel cas ça ne relève pas du brevet ; ou si ces différences sont de nature technique, apportent une solution technique à un problème posé par ce qui existait déjà, auquel cas, on est dans le domaine du potentiellement brevetable. Et après se posera une autre question « est-ce que ce qui est potentiellement brevetable mérite de l’être ? » et ça. c’est par rapport à la finalité visée.
Owen Lagadec : L’histoire de notre brevet. Pour la faire simple, le contexte c’est que je suis musicien passionné. Dans la musique, vous ne le savez peut-être pas, mais la musique que vous écoutez à la radio est d’abord produite avec ce qu’on appelle du multipiste, c’est-à-dire que tous les instruments sont enregistrés séparément et, en tant que musicien, j’étais un peu frustré de ne pas pouvoir écouter de la musique en pouvant couper, en étant capable de couper la guitare, le piano ou la voix. D’autre part il se trouve que je suis guitariste et quand je fais des concerts je ne fais jamais le même solo de guitare sur le même morceau. Je me suis dit « il y a là une perte de créativité », donc j’ai cherché une solution technique pour résoudre ça. On a donc conçu une technologie qui permet d’intégrer dans un seul format de fichier, c’est-à-dire un point quelque chose, tous les instruments dissociés. Et puis je me suis rapproché du LaBRI à Bordeaux pour réaliser ça et s’est donc posé le premier problème. Nous sommes deux entités différentes, avec des stratégies intellectuelles différentes et des stratégies à long terme différentes. Comment est-ce qu’on peut allier ou plutôt comment est-ce qu’on peut rassurer les deux entités ? La première réponse était « on va figer la propriété intellectuelle de chaque apport sous une certaine forme ». On n’était pas encore au brevet mais on peut se rapprocher là de ce qu’on fait avec l’Agence de la Protection des Programmes.

Et puis, deuxième élément, j’étais un Petit Poucet au pays basque et s’est posée la problématique du modèle économique. Or, le modèle que j’avais choisi, c’était celui du MP3. Le MP3 gagne sa vie avec du licensing, c’est-à-dire que chaque fois que vous achetez un lecteur MP3, le consortium qui possède l’exploitation de la licence touche quelque chose.

En choisissant ça je me retrouvais confronté à deux sous problèmes : l’internationalisation du droit, ce qui est valable en France n’est absolument plus valable dans le reste du monde, en tout cas pas en totalité. Et deuxièmement, pour atteindre le niveau du MP3 je devais devenir un standard, c’est-à-dire que mon format .iKlax devait devenir un standard. Il se trouve que le monde est ainsi fait, on pourrait en discuter, mais lorsque vous devez intégrer votre technologie comme une norme, alors vous êtes confronté à plein d’industriels, en l’occurrence c’était Microsoft, Pionner et autres, qui eux-mêmes ont construit leurs technologies en important leurs brevets à l’intérieur.

Si on débarque dans cette norme avec une technologie du Libre, c’est-à-dire le Libre face au privé dans un seul domaine, alors j’avais un problème de moyens pour pouvoir me défendre et ainsi de suite.

Toute cette problématique étant posée, on a décidé de poser un brevet qui a permis de figer dans le temps qui étaient les inventeurs et quelles étaient les entités qui possédaient ça, mais également d’avoir un élément juridique tangible à mettre, à confronter, à tous les industriels avec lesquels on négociait lorsqu’on a intégré notre technologie dans la norme. C’est donc ainsi qu’on a fait toute cette démarche. Donc, nous, notre brevet n’a pas été sur le format de fichier parce que ce n’était pas brevetable. La solution technique qu’on a résolue c’est que, lorsque l’on écoutait une piste, on faisait des règles de liaison avec les autres pistes. Par exemple lorsqu’on écoutait la guitare, il était alors impossible d’éteindre la basse. C’était ce qu’on appelait des règles d’inclusion. Ensuite on avait des règles d’exclusion : si vous éteignez la batterie alors la guitare s’éteint aussi parce que les deux ne peuvent pas marcher ensemble. Et c’est là-dessus qu’on a réussi à poser un brevet, non pas sur le lecteur final qui lit la technologie, ni sur le format de fichier parce qu’en tant que tel, on ne pouvait pas le déposer.

Je fais quand même un parallèle parce que vous avez parlé de MPEG et comme je connais un peu le truc, je vous donne un autre exemple qui montre à quel point toute la discussion qu’on va avoir est quand même confrontée à l’internationalisation du droit. Il se trouve que dans le fichier MP3, vous savez quand vous le mettez dans votre lecteur, vous avez le titre du morceau qui est en train d’être joué, vous avez sa durée. Et ça c’est intégré, pour ne pas faire trop compliqué, dans ce qu’on appelle les métadonnées d’un format de fichier. Les métadonnées, c’est comme votre carte d’identité, ça dit tout ce qu’il y en en vous, à peu près. Eh bien en Corée du Sud, par exemple, on peut breveter cette petite métadonnée. C’est-à-dire le fait d’avoir mis une balise qui s’appelle « titre » dans un format de fichier, c’est brevetable. Ça c’est impossible à faire en France parce qu’il n’y pas de démonstration d’innovation technique là-dedans.

Voilà aussi pourquoi la stratégie des brevets avait été choisie dans mon cas, c’est que, déjà qu’on était tout petits, on était en plus — là je mets un peu les pieds dans le plat mais je donne mon point de vue — contraints par le droit français, ce n’est même plus européen, c’est par le droit français là-dessus, pour lequel la brevetabilité des logiciels doit être constituée par une innovation vraiment large. Alors que le simple fait d’apporter un petit élément dans un logiciel peut parfois tout changer. Mais voilà, il y a certains domaines où ce n’était pas faisable, en tout cas avec tout ça, on a fait ce choix-là. Je ne sais pas s’il était bon, mais c’était le contexte.
Jacky Chartier : Dans les quelques éléments que tu viens de nous donner là, que tu viens justement d’aborder, à un moment donné tu as dit « on n’était pas dans le domaine du Libre ». On va peut-être aussi échanger un peu sur cette question, forcément, d’autant plus que le choix qu’on avait fait autour de la table était finalement de faire venir Hervé. Hervé qui a une société de services qui vit finalement de la mise en œuvre de solutions libres. Avant de rentrer dans les détails de la société en tant que telle, peut-être des activités ou de l’entité ProLibre, peut-être simplement quelques éléments sur ce qu’on appelle un logiciel libre, déjà entre, j’allais dire, les éternels dilemmes, le gratuit, le pas gratuit, le ceci, le cela, sans rentrer trop longtemps parce que je pense qu’on pourrait rester jusqu’à dix-huit heures sur la thématique. En quelques lignes — Pierre. éventuellement si tu veux compléter, tu pourras le faire aussi — peut-être quelques éléments sur ce qu’on appelle, finalement, cette notion de logiciel libre.
Hervé Lardin : En fait, ça découle de ce qu’on a dit précédemment. Un logiciel, s’il n’entre pas dans le champ d’application du brevet, a, par contre, des droits qui lui sont attachés qui sont des droits d’auteur. Et moi en tant qu’auteur d’un logiciel je peux décider de conclure un contrat avec un tiers qui peut être l’utilisateur, mais qui peut être un industriel, qui peut être une autre société, un tiers, à qui je vais concéder tout ou partie de ces droits. Donc il s’agit d’un contrat. La licence logiciel libre est un contrat que passe le détenteur des droits patrimoniaux, des droits d’auteur, avec un tiers qui va pouvoir en bénéficier et avoir les obligations qui sont liées à ce contrat.

Il existe énormément de contrats.

Il existe des contrats qu’on dit privatifs, c’est-à-dire que l’utilisateur, le destinataire du contrat, est privé d’un ensemble de droits sur le logiciel.

Il existe des contrats qu’on dit libres qui donnent à l’utilisateur un ensemble de droits sur le logiciel pour lequel on conclut ce contrat.

Pour qu’une licence soit libre, je vais le répéter mais tout le monde doit le connaître par cœur, il faut que cette licence accorde trois droits à l’utilisateur : le droit d’utiliser le logiciel, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des licences des logiciels que vous utilisez, vous n’avez pas le droit de l’utiliser dans certaines conditions ; le doit de regarder comment est fait le logiciel et de le modifier ; et le troisième droit c’est le droit de distribuer ce logiciel. Si ces trois droits sont attachés au contrat que je conclus avec le tiers qui peut être, je le répète, un utilisateur ou un industriel, à ce moment-là, dans ce cas-là, cette licence est dite libre. Voilà.
Jacky Chartier : Du coup si je complète, juste une petite chose suite à ce qui a été dit en introduction, je fais du code, si je n’ai pas d’employeur, tel que le disait Pierre au départ, alors je suis bien titulaire de mon code et, entre guillemets, « je fais et je peux faire exactement ce que tu viens de nous expliquer ». Si, par contre, j’ai un employeur, les droits sur mon code, enfin une partie des droits, donc les droits patrimoniaux sont liés, enfin sont dédiés, sont dévolus à mon employeur et c’est finalement lui qui va choisir un peu de faire ce contrat en respectant plus ou moins. Mais voilà ! C’est peut-être la seule notion que je souhaitais rajouter, finalement c’est, en qualité de salarié, la dévolution que je dois avoir à certains moments à mon employeur. Tu voulais rajouter quelque chose ?
Pierre Breesé : Ce point est important, parce qu’on rencontre quand même assez souvent, que ce soit dans des entreprises ou des organismes de recherche publics, des développeurs qui font des choix personnels sur des droits qui ne leur appartiennent pas en réalité. Moi je pourrais être généreux et militer pour la liberté de cet amphi qui est magnifique, bien chauffé. Simplement je n’en suis pas le propriétaire et même si c’était très généreux de ma part, j’outrepasserais mes droits. Ce sont des situations qu’on rentre parfois aussi, malheureusement, chez des chercheurs.

Deuxième point que je voulais rajouter. Le développeur de logiciel est titulaire d’un droit d’auteur, comme ça a été dit, et c’est un droit d’interdire. Il peut choisir, s’il est titulaire de ce droit ou sinon c’est son employeur qui choisit, d’en donner accès, de renoncer à ce droit d’interdire, sous certaines formes, telles que celles qui nous ont été exposées, acceptation de renonciation à l’interdiction de l’utilisation, de la reproduction, de la distribution, etc. Par contre, beaucoup de ces licences dites libres, sont en réalité des licences avec une liberté conditionnelle, parce que ce droit généreux s’applique à une condition, qu’on désigne souvent par la viralité, qui est que celui qui bénéficie de ces droits applique à ses propres créations ces mêmes dispositions. Si j’utilise un logiciel libre, je suis en droit de le modifier, de l’utiliser, de le distribuer, à condition que tout ce que j’ai moi-même créé pour le compléter, pour l’améliorer, pour le mettre dans une application, soit régi par ces mêmes dispositions. Cette contrainte est plus ou moins forte suivant les soixante-dix types de licences libres qu’on a recensés.

Si je suis utilisateur de licence d’un logiciel libre et que je suis un cancre en développement, j’utilise Apache pour mon serveur, moi ça me va très bien, je suis prêt à m’engager à apporter les mêmes droits à toutes les modifications que je ferai parce que je suis absolument incapable d’en faire. Et quand je suis société de services, je suis un fervent supporter des licences libres, comme le garagiste sera un fervent supporter des outils libres. Alors que si je suis un producteur de logiciels à forte valeur ajoutée, je peux avoir une réflexion un peu différente : peut-être adhérer à cette logique parce qu’on va partager au sein d’une communauté notre excellence et aller plus vite et, dans d’autres cas, on va être plus réservés.

Donc il n’y a pas de vérité absolue. Chacun se construit sa réflexion par rapport au contexte dans lequel il intervient et je comprends très bien que lorsque je suis plutôt consommateur de logiciels, le logiciel libre me va bien, avec le droit de l’utiliser, de le modifier, etc. Dans d’autres cas, c’est moins adapté.
Hervé Lardin : Cette restriction concernant les licences me semble un petit peu exagérée. Je vais faire référence à un bouquin qui vint de sortir qui s’appelle Droit des logiciels de François Pellegrini et Sébastien Canevet, que je n’ai pas encore eu le temps de lire dans sa totalité, que j’ai parcouru en diagonale.

Il existe effectivement beaucoup de licences logicielles dans le domaine du logiciel libre, ce qui peut être, à première vue, un peu décontenançant. En fait, c’est la preuve de la diversité des modèles économiques qui sont attachés au développement de logiciels et c’est également la preuve de la diversité des emplois et des valorisations possibles du logiciel. Je ne peux pas considérer que l’utilisation d’une licence libre pour un logiciel est un abandon de droits. Au contraire, bien au contraire ! L’utilisation d’une licence libre pour un logiciel est la création d’un nouveau droit, est la création d’une nouvelle valeur, d’une valeur supplémentaire à la valeur initiale qui était attachée à ce logiciel, qui était une valeur relativement restrictive puisque c’était une valeur d’exploitation qui m’était accordée, à moi en tant qu’auteur, personne morale ou personne physique, en tant qu’auteur du logiciel. Par le contrat que je vais conclure avec des tiers, je vais créer une nouvelle valeur et c’est cette valeur-là qui a un intérêt. C’est bien là-dessus que je vais pouvoir baser mon modèle économique.

Considérer une licence libre comme l’abandon d’un droit ou d’un droit d’exploitation avec des retombées économiques me semble une erreur d’interprétation. Au contraire c’est la création d’un modèle de valeurs. Je voulais préciser ça.
Pierre Breesé : Ce n’est pas un abandon, au contraire, c’est une liberté très conditionnelle et à peu près 80 % des logiciels utilisés sous licence libre sont sous des licences contraignantes de type GNU GPL [2] qui doivent représenter à peu près 40 % des logiciels sous licence libre, etc. Personne ici n’a parlé d’abandon de droits, au contraire, on parle de liberté conditionnelle et cette liberté conditionnelle est souvent plus contraignante que d’autres formes de licences.
Hervé Lardin : On ne va pas débattre trop longtemps, mais en fait, grosso modo, c’est pour ça que j’ai attrapé le bouquin. On peut classifier les licences en trois types de licences :

  • des licences diffusives qui ont tendance à vouloir être diffusées et à augmenter le nombre d’utilisateurs du logiciel qui a été fourni avec cette licence, qui je le rappelle est un contrat, un contrat que vous en tant qu’utilisateur vous acceptez de remplir ;
  • il y a des licences persistantes, c’est le type de licence auquel vous venez de faire allusion, c’est-à-dire quel que soit l’usage qui est fait du logiciel, la licence doit rester attachée à ce logiciel avec les droits et autorisations qui y sont attachés ;
  • il existe un troisième type de licence qui est très utilisé et qui est particulièrement intéressant dans votre cas et dans tous les cadres de valorisation industrielle qui sont sont les licences dites évanescentes, c’est-à-dire je fournis le logiciel avec une licence qui, dans le contrat que je conclus à travers cette licence, permet à l’utilisateur de transférer, de diffuser ce logiciel sous une autre licence. Donc ça c’est un troisième type de licence, on va peut-être en parler après.

Dans le cadre de la valorisation économique d’un projet logiciel, d’un logiciel, il y a donc trois types de licences qui peuvent être employés conjointement, qui peuvent être employés de manière associée ou dissociée. C’est-à-dire on peut faire un logiciel avec deux licences séparées pour avoir une valorisation économique maximale.
Jacky Chartier : Donc du coup, de ton expérience personnelle — je disais tout à l’heure que tu es une société de services utilisant des solutions libres, c’est forcément une société donc on espère qu’elle a une activité, qu’elle a du chiffre — finalement quel est le modèle économique dans le cadre de ta société par exemple ?
Hervé Lardin : En fait, il y a de nombreux modèles économiques qui sont liés au logiciel libre. Ces modèles sont souvent impliqués par le type de licence des logiciels utilisés. C’est le type de licence qui va un peu conditionner les modèles économiques applicables.

Dans mon cas, en fait, je suis une société de services, c’est-à-dire que j’apporte de la valeur ajoutée à un logiciel, mais on pourrait très bien imaginer qu’une société comme la mienne fasse du service autour d’un logiciel qui ne soit pas un logiciel libre. Je pourrais très bien installer un logiciel privatif dans les entreprises et apporter du service, de la formation, autour de ce logiciel.

Donc ce qui rend mon activité économique intéressante c’est que je vais avoir, en fait, un double rôle à travers ce logiciel. De part le fait que j’en suis utilisateur et contributeur je vais pouvoir avoir une action sur l’orientation du logiciel, orientation qui m’aurait échappée dans le cas du logiciel privatif, qui aurait été laissée à la seule discrétion du détenteur des droits qui m’aurait juste donné le droit de l’utiliser. Et je vais pouvoir, dans le même temps, assurer un service supplémentaire à mes clients en leur garantissant que de part l’emploi de ce logiciel les données qui seront générées par ce logiciel, les données qui appartiennent à l’entreprise, qui sont le cœur de l’entreprise, ces données seront, quel que soit l’avenir de ma société, du logiciel utilisé, seront de toute manière réemployables, réutilisables et valorisables.

Ça fait partie, par exemple, des deux éléments principaux, qui font que mon activité de société de services, quand elle se base sur un logiciel libre, me permet d’avoir cette double garantie : garantie de pérennité pour mon client et garantie de ma pérennité économique, puisque j’interviens en tant que tel, auprès des développeurs du logiciel.
Jacky Chartier : Donc du coup au niveau de ProLibre y a-t-il éventuellement un ou deux autres exemples de modèle économique de sociétés basées sur le libre ?
Hervé Lardin : Au sein de ProLibre oui. Nous avons par exemple une société qui est très active et qui est même une des premières sociétés en France pour ce qui est de l’équipement des écoles. C’est-à-dire, eux, ils ont une contrainte, je vais dire presque morale supplémentaire, c’est qu’il faut que le matériel pédagogique qui est mis à la disposition des élèves et à la disposition des instituteurs puisse bénéficier des ajouts de l’ensemble des acteurs. Si un instituteur décide de rajouter un module de formation autour de matériels existants, en le transformant ou en y ajoutant des informations, il est important que ce qu’il a créé ne soit pas en contravention avec la licence sous laquelle le matériel pédagogique lui a été mis à disposition. L’exemple fréquent : dans toutes les écoles primaires de France l’outil le plus employé pour la diffusion de la connaissance c’est la photocopieuse, en infraction totale avec la licence qui est attachée aux livres pédagogiques qui sont achetés par les écoles.
Pierre Breesé : Inaudible.
Hervé Lardin : Il y a des autorisations, il y a effectivement des adaptations, mais d’une manière générale je n’ai pas le droit de prendre un bouquin, de le photocopier et de le distribuer autour de moi. Il se trouve qu’avec une licence libre, non seulement j’ai ce droit, mais, en plus, j’ai des droits complémentaires qui me sont accordés, je peux le modifier, je peux l’enrichir et je peux le diffuser autour de moi.
Jacky Chartier : D’accord. En effet, c’est dans le cadre du, j’allais dire, du logiciel et en fonction de la licence libre donnée.
Hervé Lardin : J’ai juste oublié de citer la société. Il s’agit de la société Ryxeo, qui n’est pas loin d’ici, qui est à Pessac et la solution qu’ils installent dans les écoles s’appelle AbulÉdu [3].

On a une autre société qui a une place assez importante en termes d’édition logicielle, qui est à cheval sur Midi-Pyrénées et Aquitaine, qui travaille dans l’univers du logiciel d’entreprise l’ERP et qui a par exemple dans le cadre de cette diffusion d’ERP au sein des entreprises — l’ERP [Enterprise Resource Planning] c’est un logiciel qui fait un peu tout dans l’entreprise — a été amenée à développer un logiciel de paye. Donc aujourd’hui on a un nouveau logiciel de paye sur un marché qui est un marché tenu par trois grands acteurs on va dire en France et ce logiciel de paye, qui est un logiciel très dynamique sur lequel je ne taris pas d’éloges, est sous licence libre.
Jacky Chartier : Du coup pour tenter de ressouder un peu l’ensemble des acteurs présents autour de la table, quand même une question : est-ce que globalement vous avez déjà, l’un et l’autre, induit à un moment donné, que ce soit une personne morale ou physique, à s’orienter vers une licence libre dans un logiciel ? Oui, je pense.
Céline Serrano : Pour l’Inria je ne sais pas si on induit les chercheurs à faire du logiciel libre. On essaye, dans la mesure du possible, de les sensibiliser. Peut-être que le comportement par défaut d’un chercheur va être de mettre tout de suite la solution qu’il a développée sur le Web, en Libre, pour que ses collègues chercheurs puissent se saisir du logiciel, donc le tester, expérimenter, faire des améliorations. Nous, ce qu’on cherche à faire à l’Inria, on croit beaucoup à l’open source, on croit que c’est effectivement créateur de valeurs que ça soit d’un point de vue sociétal ou économique. Par contre, c’est une démarche qui doit être accompagnée et il n’est pas forcément évident de passer d’une petite communauté d’utilisateurs proches du chercheur à une communauté de contributeurs qui va grandir encore, donc qui vont faire des contributions importantes, qui vont demander de nouvelles fonctionnalités, qui vont demander ensuite du support, un soutien informatique que les chercheurs ne pourront plus donner. C’est ce genre de projets qu’on va chercher à soutenir à l’Inria avec une réelle communauté de contributeurs qui va passer ensuite vers des contributeurs dans l’industrie, donc qui va intéresser les chercheurs qui sont plutôt dans le secteur privé et qui va permettre à Inria de faire sortir cette communauté open source du giron Inria. Et c’est là où on estimera qu’on aura gagné la partie, c’est lorsque la communauté open source autour d’un logiciel arrive à vivre soit par le biais d’un consortium qui n’est plus géré par Inria soit par la création d’une société dédiée qui va se charger de l’édition de ce logiciel.

Ça c’est un processus qui peu être très long, qui ne va pas être fait en quelques mois et c’est ce genre de comportement que l’Inria va chercher à favoriser et à soutenir.

Maintenant, ce ne sont pas tous les logiciels en open source qui ont ce genre de destinée. On en a plusieurs à l’Inria. On a plusieurs grosses plates-formes open source qui sont connues, je pense à Scilab [4], Coq [5]. Il y a aussi la plateforme Consortium SOFA [6].

C’est sûr que ça va être un outil pour attirer les industriels vers des travaux de recherche faits par Inria, mais, au bout d’un moment, il faut que ça sorte du monde académique et que ça passe dans le monde industriel, donc sous la forme de logiciels open source.
Pierre Breesé : J’interviens sur beaucoup de projets informatiques où aujourd’hui un développement informatique est généralement réalisé sous forme d’agrégation de multiples briques logicielles qui sont très souvent soumises à des licences libres, dont 80 %, quand même, sont des licences virales, c’est une étude de l’Inria. L’agrégation de ces briques pose un problème, c’est que souvent les licences ne sont pas compatibles entre elles et ça peut conduire à des difficultés, notamment pour des startups, lorsqu’elles veulent ensuite valoriser ce type de développement, elles peuvent arriver à des difficultés du fait de l’incompatibilité des licences applicables à certaines. Donc ça nécessite, disons un pilotage de projets informatiques rigoureux. Aujourd’hui, dans la recherche publique, l’ISEAM a mis en place des équipes d’ingénieurs qui accompagnent les développements de façon à avoir une traçabilité de l’origine des différentes briques, des licences applicables et de vérification de la compatibilité. Chez Digiteo, ça a été mis en place, à l’Inria aussi. Dans les grandes SSII il y a des outils qui permettent d’automatiser ce travail d’identification des briques logicielles, de vérification de la compatibilité des licences entre elles, pour aboutir à un produit qui, ensuite, puisse ensuite être valorisé dans des bonnes conditions.

Deuxième situation, c’est dans des développements industriels. J’ai plusieurs clients qui utilisent tantôt des briques libres et participent activement à des communautés et sur d’autres aspects, qui sont généralement le cœur de leur métier, ont d’autres choix de protection et de valorisation de leur développement. Je pense à un constructeur de matériel ferroviaire qui utilise des briques sous GNU GPL pour toute la couche transport des données. Pourquoi ? Parce que c’est une couche qui doit être aussi interopérable que possible avec tous les équipementiers, avec tous les partenaires, qui a un intérêt à mutualiser les ressources en matière de développement des différents partenaires, donc le modèle libre est parfaitement adapté à ces couches basses de transport des données.

Par contre, tout ce qui est cœur de métier sur les systèmes de sécurité, de freinage, de régulation, etc., là, au contraire, cette entreprise n’utilise jamais ne serait-ce qu’un bout de code libre pour éviter la viralité sur l’ensemble de ses développements, ce qui la mettrait en difficulté dans des réponses sur ses marchés qui sont en général des appels d’offres de sociétés de transport ferroviaire. Voilà ! dans cette société on utilise en toute cohérence du Libre pour certains développements et d’autres modèles pour d’autres.

Et enfin dernier point, ce qu’on a commencé aussi à développer dans la recherche publique ce sont des licences hybrides avec des développements libres pour la communauté scientifique et un redéveloppement à partir du savoir-faire et des brevets qui ont été déposés sous forme d’un code qui est ensuite complètement reconstruit par le partenaire industriel, pour répondre à toutes les contraintes de robustesse, etc.

Donc les deux modèles coexistent pour permettre à la fois à la communauté scientifique de faire vivre le logiciel et, en même temps, d’avoir une exploitation industrielle répondant à toutes les contraintes de robustesse, de standardisation, etc.
Owen Lagadec : Du coup je vous propose juste un point de vue là-dessus, ça n’est que le mien, 15 ans d’expérience là-dedans, mais il semble que le sujet de tout ce qu’on discute c’est aussi où on pose la valeur sur le droit. Dans le monde du logiciel on passe d’un monde où ce qui avait de la valeur c’était l’objet. Je suis désolé de reparler de ma boîte, mais on était dans un monde à distribution physique et puis, avec le développement de la dématérialisation et autre, ce qui a de la valeur maintenant c’est le savoir-faire. En tout cas une grosse partie de la valeur informatique c’est le savoir-faire. Or quand la valeur c’est le savoir-faire, c’est le savoir-faire d’installation d’un logiciel, de maintenance d’un logiciel, de conseil sur son utilisation. Du coup, c’est complètement le support du Libre qui est totalement pertinent, c’est-à-dire que là où vous devez me payer c’est pour le fait que je sois venu, exactement comme un conseil juridique n’écrit pas le droit français, en revanche il conseille, il guide sur son usage. Le monde du logiciel libre c’est cette idée-là de dire que ce n’est pas l’objet qu’on doit posséder tous, parce que le mieux c’est que si l’objet est partagé par un maximum, alors il sera de meilleure qualité, en tout cas c’est le vœu fait au départ.

Du coup il y a cette problématique de la sécurité qui se pose, mais je vous donne deux points de vue. C’est un, l’avantage du libre c’est que quand il y a une faille de sécurité il y a une grosse communauté qui intervient très vite. Or, quand on est dans le privé et qu’on n’a pas ouvert son logiciel, si quelqu’un trouve une faille, on est tout seul face à sa faille et ça peut durer très longtemps. C’est une réalité. Donc voilà ! Il y a des stratégies différentes à avoir.

Du coup, dans toute la discussion qu’on a, effectivement, finalement rien ne s’oppose. La question que chacun doit se poser avant de breveter ou autre c’est plutôt sur quoi je veux être payé. Il y a en gros trois cas.

On a parlé tout à l’heure du mot valorisation. Je pense en plus — il y a peut-être là autour beaucoup de techniciens — que la valorisation d’entreprise c’est très clair c’est quel prix une personne extérieure est prête à payer pour acheter l’intégralité de ce que je suis. C’est comme quand vous vendez votre voiture. D’accord ? Donc de ce point de vue-là, la protection d’un brevet c’est simplement de dire que non seulement on a pris, pas le brevet du logiciel, c’est qu’on a pris une avance dans le temps, mais qu’en plus pour atteindre, pour si un concurrent atteint le même niveau technique, il va être confronté à ce que j’ai fait. Et ça ça vaut le coup quand on dit « mais moi je monte une boîte pour que dans trois ans on me la rachète très, très cher ».

En revanche, si je dis que je veux monter un business, un business c’est plutôt basé sur le service, c’est-à-dire je vais vendre mon temps, je vais vendre mon savoir-faire et c’est le simple fait de vendre ma matière grise à moi qui va donner de la valeur à l’entreprise, alors le cas du Libre est extrêmement intéressant et ça ne vaut pas le coup de réinventer la poudre 100 fois parce qu’on ne va peut-être pas très bien le faire. En revanche, on va pouvoir venir rajouter une couche sur des objets très métier dont on a besoin, mais à d’autres modules que d’autres ont développés avec leur propre savoir-faire.

Et puis il y a le troisième modèle économique qui existe, et qui était le plus ancien mais qui tend à disparaître, c’est je veux vendre mon logiciel en intégralité comme un objet, comme je vends une voiture ou comme je vends une télé. Sauf que le problème là-dedans avec ce qu’on appelle maintenant le multi-canal, il faut l’évoquer, la multiplication des supports, le développement aussi des différents systèmes d’exploitation ; avant, rien que sur la mobilité, on en avait près de 117, on n’en n’a plus que deux dans le monde qui sont très grandement majoritaires, donc ce sont eux qui conditionnent aussi un peu ce qu’on a le droit de faire. Or, son logiciel, si on veut qu’il marche sur ordinateur, on veut qu’il marche sur mobile, on veut qu’il marche sur télé connectée, dans ce cas c’est vrai que les problématiques de normes, les problématiques de connaissance de personnes d’une communauté qui vont pouvoir m’aider à intégrer — par exemple moi je suis spécialiste mobile et quelqu’un est spécialiste TV-connectée — si on n’a pas discuté ensemble, avec un logiciel, avec un langage commun, puisque le logiciel n’est qu’un langage, on a un vrai souci.

Du coup, dans la question « faut-il breveter le logiciel ? », et logiciel libre ou pas logiciel libre, c’est surtout où est-ce que je vais mettre ma valeur. J’ai tendance à dire, mais ce n’est que mon point de vue, qu’on va finir par une société de savoir-faire, c’est ce qui arrive en Occident, on devient une société de services et non plus une société d’industrialisation du logiciel où je vais simplement être payé pour avoir conçu ou innové là-dessus. Mais ce n’est que mon point de vue, c’est un peu pour mettre des braises sur le feu. En tout cas, quand je vois en 15 ans l’évolution et moi qui ai fait un gros pari avec l’université de Bordeaux sur « je vais breveter un logiciel et essayer d’en tirer une valeur pour le simple fait qu’il existe », je me rends compte que le monde a évolué vers « c’est plutôt celui qui possède le savoir qui est payé ». Et quand Facebook vaut beaucoup d’argent, ce ne sont pas que les brevets qu’il a posés qui valent, mais tout le savoir-faire qu’il y a derrière pour aller animer une communauté. Je pense que dans la question c’est un élément important à prendre pour la recette des gâteaux au chocolat.
Hervé Lardin : Je vais piquer la place de Pierre pour poser une question à Owen parce qu’effectivement, moi je suis tout à fait d’accord puisque je suis dans ce modèle économique, la transposition de la valeur faciale de l’objet vers la plus-value apportée par celui qui maîtrise, ou qui connaît, ou qui a un savoir-faire. C’est évident qu’on est dans ce cas-là.

Toi dans ton cas, face à cette possibilité de valoriser une invention, puisque vous avez commencé par inventer quelque chose, est-ce qu’à l’époque vous vous êtes posé la question, plutôt que le modèle MPEG que vous avez considéré comme cible, de regarder du côté d’un modèle concurrent comme le modèle Ogg et, à ce moment-là, vous auriez pu diffuser votre logiciel sous une licence évanescente, type Berkeley [7], et vous auriez eu des industriels qui auraient dit « y’a bon ! Je vais mettre ce logiciel dans mon appareil et je vais le vendre sous ma marque », parce que la licence Berkeley permet ça, et ça aurait permis de gagner beaucoup de temps sur la diffusion de la norme que vous vouliez voir reconnaître et utiliser par les tiers. Est-ce qu’à un moment, au début, vous vous êtes posé cette question et vous l’avez évacuée ?
Owen Lagadec : Oui, on s’est posé la question, mais on est dans un cas très concret. Je pense qu’il faut être ultra-pragmatique sur l’histoire des brevets. Il se trouve qu’au niveau international dans la musique, les industriels s’étaient tous mis d’accord pour utiliser la norme MPEG, donc ce n’était plus discutable. Pourquoi je dis ça ? C’est parce que dans le lecteur DVD que chacun a chez lui, c’était la norme MPEG qui était utilisée. Dans les devices, ce qu’on appelle le hardware, c’est la norme MPEG qui est diffusée et l’Ogg Vorbis, en l’occurrence, qui aurait pu être utilisé et qu’on utilise dans notre format pour la partie ordinateur, était impensable sur la partie mobile, parce qu’il se trouve que tous les fabricants d’objets mobiles s’étaient mis d’accord pour utiliser la licence MPEG. Et c’est là que stratégiquement je n’ai pas breveté, moi, pour l’idée, j’ai breveté parce que c’était, pour ces industriels, une vraie valeur à donner. Eux n’estiment que le brevet. J’aurais pu discuter et dire « vous avez tort », mais, à ce moment-là, ils n’auraient pas pris mon objet. Et quand il a fallu trancher, ce qu’on s’est dit c’est, sur le système ouvert on va utiliser l’Ogg Vorbis, en l’occurrence, méthode de compression interactive, très bien. Sauf qu’il se trouve que si on voulait aller sur iPhone, on ne pouvait que passer par du système ARM11 et donc c’était MPEG à l’époque.

Donc la réalité — je ne sais pas, il y peut-être en face des gens qui ont des idées de logiciel ou de startup — il se trouve que quand on va lever des fonds et qu’on doit convaincre des investisseurs — on pourrait le regretter mais c’est toujours pareil — aujourd’hui la grande majorité des investisseurs connaît ce modèle économique de l’objet. Ça tend à évoluer, mais comme ils le connaissaient, eh bien moi qui cherchais des ronds, pour parler un peu vulgairement, je leur ai parlé dans le langage qu’ils connaissaient et dans le modèle économique qu’ils pouvaient maîtriser. Ça c’est aussi une réalité !

« Faut-il breveter des logiciels ? » Je connais plusieurs développeurs qui ont comme stratégie de dire « puisqu’on ne va jamais atteindre le niveau des gros industriels, c’est impossible, alors je vais fabriquer des logiciels à diffusion virale pour me faire repérer par un très gros industriel ». Et c’est là que je continue dans mon pavé dans la mare, j’aimerais qu’on ait à nouveau cette discussion sur le Libre dans 30 ans, parce que je n’ai pas la conviction profonde que les stratégies du Libre n’aboutissent pas quand même, à la fin, à un usage privé, c’est-à-dire qu’on va quand même donner une valeur à ce qui était Libre, parce qu’il y a une communauté derrière, et qu’au final on arrive, même si on n’a pas breveté, que le Libre ne devienne pas vraiment libre. Je ne donne qu’un exemple là-dessus, très polémique, qui est la réalité, c’est Android. Android départ, c’est un projet open source. Au final c’est Google qui a la main dessus et qui, par une chaîne de valeur extrêmement intéressante qui est « je maîtrise le téléphone, l’OS et le supermarché de distribution des applications, ce qu’on appelle maintenant l’écosystème mobile » et bien par là ils viennent de donner une valeur à quelque chose qui était open source au départ. C’est pour ça que je me demande si, à la fin, on verra le résultat des courses, on ne va quand même pas donner une valeur à tout. Moi je pense que l’argent peut acheter beaucoup de choses. En tout cas c’est pour ça qu’on n’a pas choisi, nous, cette stratégie-là, c’est que ce sont les industriels qui nous imposaient une norme et on ne peut pas lutter contre Microsoft, en tout cas moi j’étais trop petit pour ça !

Pierre Breesé : Peut-être aussi par rapport à cette discussion et en vous écoutant, l’impression que quand on parle de logiciel on a finalement un panel assez large, une espèce de continuum entre des applications vues par l’utilisateur final — l’application qu’on utilise sur son iPhone, etc. — et, à l’autre extrémité, des couches basses très techniques. Plus on se rapproche de ces couches basses, plus on est, clairement, dans une logique de brevets que l’utilisateur ne voit jamais, il ne voit jamais le traitement qui est réalisé au moment de l’échantillonnage du signal. Et là on est bien dans le monde du brevet. Et plus on va vers le monde de l’utilisateur de l’application, plus on est dans une autre logique. Je pense que c’est peut-être ça ce qu’il faut garder à l’esprit. Si vous êtes dans des choses très conceptuelles, applicatives, le brevet n’est certainementpas bien approprié et trop souvent on entend « je vais breveter mon idée ». On est dans l’erreur. Si, au contraire, vous êtes sur des aspects très techniques là, très clairement, le Libre n’est pas adapté parce que ce n’est pas le bon outil, c’est plutôt vrai.

Je pense juste à un autre brevet que j’ai déposé il y a quelques temps pour des petits jeunes centraliens. Ça ne me serait même pas venu à l’idée de penser que ça puisse être exploité sous forme Libre. Ils on fait un truc assez malin, c’est de pouvoir gérer et auditer la consommation d’un immeuble, par exemple de cet immeuble, non pas en mettant des capteurs sur chacun des équipements électriques, mais en analysant les micro-perturbations qu’on peut mesurer sur l’alimentation principale du bâtiment. Donc ce sont des traitements informatiques extrêmement complexes pour, en fait, qualifier la signature de l’allumage ou de l’extinction d’un spot, d’un ordinateur, de la climatisation, pour fournir une cartographie du fonctionnement de l’immeuble par juste un capteur posé sur le compteur d’alimentation. C’est uniquement du logiciel et clairement on est dans le monde du brevet, de la solution technique au problème technique.

J’ai un autre client que j’ai rencontré qui avait conçu quelque chose de très innovant aussi sur la gestion d’un bar avec des QR codes posés sur la table, etc. Là, clairement, c’est de l’agrégation de briques techniques parfaitement banales. La malice venait de la vision marketing et là, le modèle, effectivement, ne relève pas du brevet.

Je pense que c’est probablement ce qui permet de justifier à la fois le développement du Libre dans certains secteurs et l’importance du brevet dans d’autres.
Jacky Chartier : Avant de laisser quelques questions à la salle, une dernière chose par rapport à ce qui vient d’être dit là, par rapport à ce que tu disais aussi tout à l’heure sur les acteurs avec lesquels tu devais agir, c’est-à-dire, finalement, les financeurs, et ça rejoindra un peu ce qui a été dit tout à l’heure par Céline. Finalement Inria aussi se positionne à certains moments au regard d’une stratégie. Dans certains cas en effet pour les startups, c’était ce qui a été dit tout à l’heure, il y a peut-être plus de dépôts de demandes de brevets, etc. On en pense ce qu’on en veut et on n’est pas sur cette table ronde-là pour être dans ces sujets-là, mais y compris les financeurs vont avoir besoin, à certains moments, qu’il puisse y avoir peut-être des actifs, des choses à valoriser, dans le cadre de la création de sociétés, et ce sont peut-être aussi des éléments de la stratégie de réflexion de Inria sur cet axe entre le Libre, entre… On en profitera en même temps pour répondre à une question sur la différence entre logiciel libre et open source. C’est une question, je pense que tu peux répondre aussi.
Céline Serrano : Je vais d’abord répondre sur la première question.

Je pense vraiment qu’il ne faut pas opposer open source à brevet. A l’Inria ce sont des choses, ce sont des outils qu’on va manipuler. Pour nous, ce sont des outils qu’on va manipuler différemment, qu’on va appliquer de façons différentes en fonction des acteurs qu’on a en face de nous, en fonction des acteurs socio-économiques qu’on a en face de nous. Effectivement, certains marchés, certains types d’industriels ne veulent voir que des brevets. Si on est capable de leur en fournir et s’ils veulent bien nous les acheter eh bien pourquoi pas ? Pour les startups effectivement c’est un plus. Je pense à une startup, LYaTiss, qui est en train d’essayer de se développer aux États-Unis. Ils ont en licence cinq brevets qui avaient été déposés par Inria et je pense réellement que pour les investisseurs américains c’est un réel plus. Donc ça faisait partie de la mission d’Inria d’aider cette startup à déposer ses brevets et après à lui vendre pour qu’elle puisse les utiliser aux États-Unis.

On a d’autres startups à l’Inria qui sont sur des modèles logiciel libre, je pense à Sysfera, je pense à InSimo, qui fait une plateforme de simulation médicale, qui est partie sur un modèle open source, le noyau est complètement open source. Il y a eu de plus en plus de contributeurs, de plus en plus d’industriels du domaine médical intéressés par cette plateforme, et maintenant la société, enfin la startup, vit avec des commandes où ils font des plugins qui là maintenant sont propriétaires en fait.
Donc on est vraiment capable de jouer sur plusieurs modèles et c’est ce que l’Inria cherche à faire sans opposer du tout le Libre et le brevet.

Je pense à trois exemples de chercheurs, enfin d’équipes de recherche, qui bossent dans le même domaine, le domaine des maillages.

Il y a en une qui fait du logiciel propriétaire, donc qui concède des licences de ce logiciel propriétaire à des industriels comme Dassault Systèmes par exemple. Donc là on vend une licence de logiciel.

Une autre équipe, toujours dans le domaine du maillage, qui là a choisi le Consortium open source ; il font des algos différents, ce sont des algos différents. C’est le même domaine, mais eux ont choisi le Consortium open source, donc ont développé toute une communauté autour de leur plateforme logicielle.

Et puis j’ai un autre chercheur, toujours dans le même domaine, qui lui a choisi la voie du brevet.

Je pense que ces trois démarches sont respectables. Moi je ne vais pas leur dire « non, surtout pas ! ». On verra après. Pour l’instant il n’y a pas de modèle, en tout cas dans ce domaine-là, qui s’est avéré meilleur que les autres. Les brevets n’ont pas encore été délivrés, on ne les a pas encore vendus, mais on s’emploie à le faire.

Je pense vraiment qu’il ne faut pas opposer les tenants du Libre et les tenants du brevet. Ça répond à des logiques complètement différentes et qui sont tout aussi respectables.

Il y avait une autre question, la différence entre Libre et open source. Je vais laisser Pierre répondre.
Pierre Breesé : Je pense que c’est le même. C’est le terme anglais ou français pour désigner la même chose.
Jacky Chartier : Volontairement ce titre de table ronde avait clairement joué la provocation déjà, parce qu’en effet, on l’a vu, on ne peut pas breveter le logiciel en tant que tel. On verra peut-être, à un moment donné, en effet on a déjà abordé la question des exceptions, Owen a fait référence à la Corée, c’est ça ? Et puis on peut aussi faire référence aux États-Unis qui était quand même un petit peu…
Pierre Breesé : Oui, mais les États-Unis, avec l’administration Obama, ont vraiment convergé vers la position européenne. Il y a deux décisions importantes de la Cour fédérale, l’affaire Bilski, qui a reformulé à sa manière la solution technique à un problème technique en parlant d’une invention qui doit être concrète et non pas abstraite, et implémentable par une machine. Autant il y a 15 ans, aux débuts des années 2000, au moment de la bulle Internet, effectivement certains pays comme les États-Unis avaient choisi de breveter à tour de bras. Entre temps ils ont fermé le robinet et il y a un alignement sur la position que j’évoquais : solution technique à un problème technique qui doit être nouvelle et inventive.
Jacky Chartier : Et en effet, par rapport à ça, il ne faut se fermer aucune porte quelle que que soit, finalement, la stratégie que l’on souhaite mettre en œuvre.

Il y a peut-être quelques questions. Tu veux ajouter quelque chose ?
Hervé Lardin : Oui. Je suis un peu embêté qu’on se soit enfermé dans ce débat brevet contre logiciel libre. Ça n’a rien à voir !

Le logiciel libre, la licence libre est une méthode pour diffuser un logiciel qui rentre dans le champ d’application de tous les moyens de diffuser un logiciel. Et, en dehors de ça, dans un champ qui n’a rien à voir, il existe la création de brevets qui une aberration dans le domaine logiciel, qui n’est d’ailleurs pas reconnue, et qui produit des effets complètement pervers.

Effectivement, dans une vision à court terme, certains investisseurs vont être impressionnés par un portefeuille de brevets d’une entreprise parce que ça sonne bien, « je dispose de dix brevets », mais dans une vision d’exploitation un brevet peut-être attaqué. Le brevet du logiciel qui permet de trouver la bouche de métro correspondant à ma ligne, il est forcément attaquable puisqu’il y a déjà plein de logiciels dans ce domaine-là. Il y a une société sur Bordeaux qui fait un logiciel qui permet de trouver les toilettes publiques les plus proches, par exemple, enfin il y en a énormément ! Donc le brevet en tant que tel est forcément attaquable.

Par contre, les droits moraux sur l’œuvre que j’ai créée, les droits patrimoniaux, ceux-là ne sont attaquables.

L’hérésie que constituent les brevets c’est ce à quoi a été confronté Owen. C’est-à-dire que dans le domaine technique, spécifique, où il veut faire connaître son invention, il ne peut pas le faire savoir, le faire connaître, parce que l’univers est blindé, est miné, par des brevets logiciels qui empêchent de marcher. Et cette hérésie du brevet logiciel arrive à une telle dimension qu’on a aujourd’hui des sociétés purement juridiques, qu’on appelle des patent trolls, qui sont des sociétés qui rachètent des fonds de brevets, qui ont un portefeuille de brevets, qui rachètent des brevets — souvent sur des sociétés qui sont en fin de vie — et qui ont un tel corpus d’avocats et de personnes juridiques qu’elles sont capables d’aller inquiéter des entreprises petites ou moyennes, même de taille moyenne, en leur disant « attendez, là votre logiciel contrevient à tel brevet ». Et quand vous recevez la lettre, parce qu’autour de nous ça arrive même en France, on reçoit la lettre, c’est évident que le logiciel en question, dont je suis détenteur des droits patrimoniaux, n’est pas en infraction avec ce brevet, mais quand on regarde la complexité de la procédure pour arriver à faire valoir que ce logiciel n’est pas en contradiction avec ce brevet ou qu’il préexistait à ce brevet, on se dit « bon, je vais payer, ça ira plus vite ». Et c’est ce que font la plupart des sociétés.

Donc aujourd’hui, tout le contentieux autour du brevet logiciel est animé à près de 70 % par ces sociétés qui sont des patent trolls.

En fait on est allé trop loin dans cette idée de brevets aux États-Unis, on a créé une nouvelle entité qui est une hérésie, qui est une nouvelle activité économique, qui consiste à exploiter des droits sur des brevets.

Le brevet est quelque chose qui est annexe à la création logicielle, c’est quelque chose qui est refusé en Europe, qui est accepté encore aux États-Unis, mais ils commencent à se dire « jusqu’au va t-on aller ? ».

Il existe une manière de valoriser les créations de logiciels. Cette manière est simple, c’est de créer une licence qui peut être soit libre, soit non-libre, soit open source, qui est encore une autre manière de diffuser le logiciel, choisir une licence qui soit adaptée au modèle économique visé. Et il existe des licences qui permettent de conclure des accords privilégiés avec des industriels. C’est tout à fait possible. Voilà !
Pierre Breesé : Un prédicateur mormon n’aurait pas fait mieux !
Jacky Chartier : Justement ça va rejoindre, à part si vous avez des questions, une interrogation quand même. Oui il y a une question.

Public : Bonjour. J’ai deux questions. Il y en a une, j’ai cru lire qu’il y avait le brevet unitaire qui allait être mis en place. Il y a des signaux d’alerte pour dire que ça allait peut-être arriver en Europe. Et la deuxième question c’est par rapport à l’innovation. Par exemple aujourd’hui, si je veux créer un nouveau téléphone portable, je vais être confronté à énormément de brevets. Est-ce que je peux encore faire ça ? Est-ce qu’il y a des choses qui vont être empêchées à cause des nombreux brevets qui peuvent exister à droite, à gauche.
Pierre Breesé : C’est vrai, sur la deuxième question, si vous voulez créer un téléphone, vous allez être confronté à 4500, 5000 brevets au moins. Mais si vous voulez créer une voiture ce sera pareil, si vous voulez créer un avion ce sera pire. Donc c’est vrai comme pour n’importe quel objet industriel.

Sur la première question, le brevet unitaire, ça fait partie des fantasmes des militants un peu dogmatiques. Brevet unitaire, c’est tout simplement une procédure qui intervient après la délivrance, donc ça ne change strictement rien à la procédure actuelle. Simplement, au lieu d’avoir trente-sept brevets nationaux issus du brevet européen, on n’aura plus qu’un effet, un brevet à effet unitaire qui produira des effets sur un territoire de vingt-cinq pays. Mais ça ne change strictement rien sur la procédure d’examen de délivrance qui est conduite comme elle l’est aujourd’hui, suivant les mêmes textes, la Convention sur le brevet européen, par le même office, l’Office Européen des Brevets. C’est juste la partie administrative de maintien en vigueur. Au lieu de payer des annuités en Allemagne pour la partie allemande, de traduire en tchèque pour la partie tchèque, en roumain pour la partie roumaine, on n’aura plus qu’un seul texte. Ça n’a rien à voir avec les critères de validité qui sont appliqués pendant la phase d’examen.
Public : Inaudible.
Pierre Breesé : Ça va réduire les coûts. Il ne faut pas non plus être complètement dupe. La taxe pour les vingt-cinq pays, elle ne sera pas l’équivalent de la taxe française à soixante-quinze euros. On estime que ce sera la taxe correspondant à 16 taxes actuelles. Simplement l’Inria, quand vous validez un brevet européen, vous le validez dans huit pays, au mieux, peut-être même moins. Donc réduction des coûts, oui, pour les sociétés qui ont l’habitude de valider dans trente-sept pays européens. Clairement, là ce sera une réduction des coûts. C’est l’exception. Pour la grande majorité des déposants qui se contentent de valider en France, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne, je ne suis pas certain que ça revienne moins cher.
Public : Inaudible.
Pierre Breesé : Huit pays ont déjà renoncé aux traductions par la signature du protocole de Londres, donc les principaux pays industrialisés, l’Allemagne, la France, l’Angleterre, etc., ont déjà renoncé aux traductions. Effectivement, pour ceux qui valident en Roumanie, en Tchéquie, etc., là ça va réduire les coûts.
Hervé Lardin : La question comportait deux volets. Un, le brevet en tant que soutien à l’innovation. Clairement le brevet est aujourd’hui un frein à l’innovation. Rares sont les sociétés qui réussissent à exploiter correctement une innovation pendant la durée de vie de leurs logiciels : un logiciel est remis en cause, grosso modo, tous les dix-huit mois à deux ans. Pour réussir à exploiter l’invention, la création de l’œuvre logicielle, il faut trouver une solution qui permette d’aller au-delà, sauf à avoir un objectif à court terme, encore fois, qui est de revendre sa société très rapidement. Et concernant cette histoire de brevet unitaire, c’est effectivement une troisième fois, on leur a dit non par la porte, on leur a dit non par la fenêtre et ils reviennent par la cheminée.

En 2005 l’Office européen des brevets a essayé de faire valider le brevet logiciel par le Parlement européen. Ils se sont fait opposer un refus net et définitif. Ils sont revenus par la suite avec une idée de brevet communautaire qu’ils ont abandonnée. Et là ils reviennent une troisième fois avec une idée de brevet unitaire parce que leur problème, c’est qu’ils ont un portefeuille de brevets qu’ils ont acceptés au sein de l’Office européen du brevet, ils ont accepté un grand nombre de brevets logiciels qui n’ont pas de valeur légale. Donc ils sont assis sur quelque chose qui est un vrai problème juridiquement. Ils ont une difficulté c’est de faire reconnaître le brevet logiciel pour pouvoir assurer la pérennité de leur activité de dépôt de brevets logiciels.
Pierre Breesé : Non, ça n’a vraiment strictement rien à voir puisque le brevet unifié concerne la procédure postérieure à la délivrance, donc ça n’a rien à voir !
Hervé Lardin : Justement sa reconnaissance dans le droit.
Jacky Chartier : Une autre question ? Sinon j’aurais une autre question qui nous est venue, je pense qu’elle sera une question polémique aussi.
Public : Vous avez abordé le sujet de la complexité des licences libres à priori de par leur nombre. Or, il me semble que si on compte d’un côté les licences libres, vous en avez dit soixante-dix à peu près, on trouverait dans le monde propriétaire plusieurs milliers de licences propriétaires. Côté libre, elles font une dizaine de pages maximum. Côté propriétaire, elles peuvent atteindre sans problème une centaine de pages. Donc finalement, dans l’absolu, si on veut développer un logiciel en utilisant des briques existantes, il me semble plus simple de s’orienter du côté des logiciels libres dans la mesure où les licences sont plus facilement compréhensibles.
Pierre Breesé : Pas exactement parce que la licence propriétaire porte en général sur l’ensemble du programme que vous utilisez et non pas sur chacune des briques constitutives du programme. C’est pour ça que ce n’est pas vraiment comparable. Quand je prends une licence Word je n’ai pas à me poser la question est-ce qu’ils implémentent une compression MPEG, plus un lecteur. J’achète le paquet. Si j’ai un agrégat de kernels, de briques régies l’une par le GNU GPL, l’autre par une Berkeley, l’autre par une BSL, etc., là c’est un travail extrêmement complexe.
Public : Là vous citez en exemple Word. Si je vais à la Fnac acheter Word familial, je n’ai pas le droit de l’utiliser dans le milieu professionnel parce que la licence me l’interdit, donc il me faudrait lire la licence pour savoir dans quel cas, dans quelle situation, pour faire quoi, j’ai le droit d’acheter cette licence Word. Donc c’est quand même compliqué.
Pierre Breesé : Eh bien vous achetez ce dont vous avez besoin ! Si vous l’achetez à fins professionnelles vous payez la licence professionnelle. Si vous utilisez à des fins familiales, vous l’utilisez….
Public : Mais pour le savoir il faut lire quatre licences différentes, quatre licences pour chaque famille de produits Word. Ça c’est un point.
Pierre Breesé : Oui mais vous savez quand j’achète des chaussettes c’est pareil, j’ai trente chaussettes en coton, en laine.
Public : Deuxième point. Vous avez cité aussi le fait d’une société ferroviaire qui utiliserait du logiciel libre pour faire de l’interopérabilité mais qui éviterait le logiciel libre dans les systèmes de freinage parce que ce serait, je ne sais plus exactement les termes que vous avez utilisés. Pourtant, un domaine extrêmement concurrentiel et technique qui arrive, ce sont les véhicules autonomes, qui se conduisent tout seul, et Mercedes a mis en ligne une vidéo qui fait la démonstration de son état de l’art. Dans cette vidéo, on voit que le système de contrôle est manifestement basé sur un système Linux/Ubuntu et utilise le logiciel de cartographie JOSM [8] qui est aussi un logiciel libre. Donc Mercedes fait la preuve que l’on peut utiliser du logiciel libre sur des logiciels extrêmement pointus et dans un domaine, extrêmement concurrentiels, en devenir. Donc ce n’est pas un frein non plus.
Pierre Breesé : Chaque société effectivement se bâtit sa stratégie, sa philosophie. Je pense que ce qui est un petit peu quand même déplaisant dans cette discussion c’est qu’on a l’impression qu’on a une volonté de moraliser, d’imposer une vision du monde. Moi je m’en fous, je n’ai pas d’à priori sur telle ou telle vision du monde. Chacun construit sa stratégie pour développer son activité de recherche scientifique et de valorisation, de développement de sa startup, de développement d’une flotte de véhicules autonomes. Il n’y a pas à apporter de jugement moral sur une stratégie ou sur une autre. Il suffit qu’elle soit efficace pour atteindre l’objectif visé de pérennité, de développement pour une société industrielle, de qualité des échanges scientifiques pour un organisme de recherche public et de conjugaison de sa politique de valorisation de manière pertinente pour créer de l’emploi, pour créer une valorisation des résultats de la recherche vers le monde économique et les utilisateurs.
Owen Lagadec : Pour compléter un petit bémol quand même. J’entends ce que vous dites. On ne peut pas regarder l’échelle de la brevetabilité des logiciels sans regarder l’échelle du temps. C’est-à-dire que là on est en train d’essayer de figer ça comme si ça n’allait pas bouger. La réalité, quand même, c’est qu’effectivement dans le cadre de l’innovation, plus le temps va avancer, et il ne faut pas se leurrer, ce sont les télés que vous avez devant vous, c’est le projecteur qui est là qui rapportent beaucoup d’argent.

Quand on parle ensuite de startups qui veulent se développer, je vais vous le dire, moi c’est un devis concret que j’ai : si j’avais voulu breveter au niveau mondial mon brevet c’était 100 000 euros. C’est-à-dire que je me levais le lendemain matin, je faisais un chèque de 100 000. Là c’était le devis global. Traductions et tout le grand jeu. C’est quand même pour donner les masses !

Donc la problématique c’est qu’effectivement si on ne se pose pas la question dans le temps, si les gros industriels ne se posent pas la question d’arrêter une brevetabilité systématique sur tout ! Je reviens juste sur mon histoire de la balise titre dans le MP3 parce que ça tourne au stupide, il n’y a pas d’innovation là-dedans et pourtant c’est un brevet, donc ça donne lieu à des droits. Quand vous payez une licence à MP3, il y a 450 droits associés, c’est hallucinant ! La réalité c’est que dans 25 ans ce sont les très gros porteurs industriels qui vont maîtriser les choses. Et je n’ai pas de vision, je suis d’accord avec vous, il n’y a pas de vision morale : quand on prend un euro dans la poche de quelqu’un il ne faut pas débarquer en disant « je te le fais de manière morale », non ! Tu as pris un euro, tu as pris un euro ! Assume que tu l’as pris ! Par contre, la question c’est : est-ce que je vais encore pouvoir prendre un euro dans ta poche ou est-ce que tu vas être content de me le donner au moins ? Et la réalité c’est que la brevetabilité ça donne le pouvoir à ceux qui ont les moyens de se défendre. On l’a vu dans le cadre de la mobilité, ça a quand même ces contraintes-là, et il ne faudrait pas, ce n’est qu’une interrogation, que ça décourage les plus petits inventeurs parce qu’effectivement, après notre discussion-là, on a forcément l’impression que si on va dans le monde du Libre tout va être beau et ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai ! Il y a plein de logiciels à utiliser dans le monde du Libre qui sont des catastrophes, qui sont des hérésies informatiques, mais les communautés les mettent en avant parce que c’est du Libre. C’est tout aussi moraliste que de dire de l’autre côté « tu as posé un brevet ». Oui ! Mais c’est peut-être parce que ce que j’ai fait, ça avait de la valeur. La réalité c’est « est-ce que ce brevet je vais pouvoir face aux très gros porteurs, lui donner une valeur ? »

Et là moi je suis comme vous, je suis interrogatif sur l’innovation. Ici on est en France, on est assez bons pour avoir des idées super, en attendant vous n’avez pas vu une seule ligne de très, très gros logiciels français que vous avez dans votre ordinateur quand vous l’achetez à la Fnac ! Ça m’interroge sur la valorisation de ce qu’on fait et on parle bien de brevet logiciel-là. Donc voilà ! Pour répondre à ça, regardons dans le temps comment ça va. Je suis d’accord pour dire qu’il y a une menace. Je ne dis pas encore que c’est une fin, mais il y a une menace dans l’utilisation du brevet comme une barrière, que ce soit un outil de protection.

Il y a toujours deux manières de voir le brevet : soit effectivement c’est un outil d’interdiction, c’est la réalité juridique, soit c’est un outil de prévention, c’est-à-dire « attention, j’ai fait une innovation », alors c’est une vue de l’esprit, mais n’empêche qu’on autorise son usage dans un cadre qu’on a défini. C’est tout aussi honorable que de dire « tu ne commences même pas à mettre un seul pied dans ce que j’ai fait ». La mobilité est très intéressante pour ça. On a deux modèles qui s’affrontent et aucun n’a gagné la partie pour l’instant. Il y en a un qui représente 7 % du cash américain, c’est Apple, 105 milliards de dollars générés avec l’iPhone, donc pourquoi contester la brevetabilité ? Ils ont bien fait ! On parle d’entreprises ! Quand on parle de brevets on parle d’entreprises, on ne parle pas d’une vision spirituelle de l’innovation. Quand on innove soit c’est parce qu’on avait un besoin de publication, c’est parce qu’on est dans la recherche, soit c’est parce qu’on a besoin d’argent et qu’on doit trouver un modèle économique pour travailler dans sa passion. Sinon, après, c’est ésotérique comme discussion.

Donc dans ce cadre-là, comment est-ce que je veux gagner de l’argent à la fin ? Soit j’ai le modèle fermé à la Apple, ils sont en train de faire la démonstration que ça marche, ce n’est pas contestable. Soit c’est le modèle à la Google, ils font croire que c’est ouvert, mais tout est blindé, tout est surveillé, tout est breveté, et c’est pour ça je reviens sur cette histoire de Libre pas Libre, moi je ne crois pas une seule seconde au Libre. Le Libre, la seule liberté qu’il y a et c’est la seule idée du savoir-faire du Libre, c’est dans votre tête. C’est dans la tête de l’inventeur que se trouve la seule chose non achetable, pour l’instant. Voilà ! C’est quand même important, parce que si on oppose les deux, on est en train de dire qu’il y a des entreprises vertueuses et d’autres pas vertueuses. Non ! Une entreprise ça fait de l’argent. La plus maligne, c’est selon son échéance. Celle qui veut en faire à court terme elle pose un brevet sur un logiciel ou non. Si elle a réussi tant mieux. La seule interrogation que ça pose c’est : les très gros industriels représentent-ils des menaces parce qu’eux ont les bras suffisants pour avoir de très bons cabinets comme Fidal [Fidal Innovation], pour avoir une protection logicielle extrêmement performante. Et ça c’était pour vous titiller !
Pierre Breesé : Oh ! Je sais ! C’est principalement des startups. Quand même, ça fait 30 ans maintenant que je fais ce métier, en grande partie pour des startups dont beaucoup ont bien réussi. Je dirais que la première protection et le meilleur gage de succès, c’est la vitesse de déploiement. Je crois que pour mettre tout le monde d’accord c’est ça. Après, pour cette vitesse de déploiement, la propriété industrielle peut servir pour conforter des investisseurs. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que les investisseurs sont, comment dire, sensibles aux questions de brevets ? Non pas parce qu’ils sont un peu frappadingues et pensent que parce qu’il y a des brevets ils vont avoir le jackpot ! Parce qu’ils investissent par rapport à un projet, un business modèle, un plan, des perspectives de revenus qui sont annoncées et qui peuvent être sécurisées par la propriété industrielle qui permet de conforter le fait que l’entreprise va bien capter le flux financier qui est annoncé, si elle en a les moyens. C’est ça la logique de l’investisseur. En l’absence de brevet, effectivement, c’est la loi de la jungle.

Lacordaire, l’écrivain et juriste du siècle dernier, disait que dans les rapports entre le fort et le faible la liberté opprime et le droit protège. En l’absence de propriété industrielle, c’est la loi du plus fort qui l’emporte. Et le brevet permet au faible, à la startup, de trouver sa place, de construire son développement dans cet univers. En 30 ans de métier j’ai vu, quand même, un grand nombre d’entreprises, notamment dans le domaine high-tech, se développer par une stratégie. Il se trouve que mon métier m’amène à rencontrer plutôt des entreprises qui déposent des brevets, mais j’en ai aussi vu d’autres.
Jacky Chartier : Vous avez une question ?
Public : Oui. Moi j’ai une question à propos du droit d’auteur, enfin du logiciel en tant qu’œuvre de l’esprit, donc de dépôt à la Société des auteurs. Comment est-ce qu’on fait exactement ? Parce que si on ne veut pas breveter, il faut tout de même protéger le logiciel. Bon, vous avez l’Agence de protection des logiciels [Agence pour la protection des programmes], oui, mais vous dites que c’est automatiquement protégé. Pour moi, quand vous écrivez un livre, vous le déposez à la Société des auteurs.
Pierre Breesé : Non. Vous êtes protégé dès le moment où vous avez écrit ou même conçu votre œuvre. Par contre, vous êtes protégé pour ce que vous avez écrit. Ça n’empêchera pas quelqu’un d’autre de reprendre la même histoire et de la récrire à sa manière.
Public : Il y a des plagiats !
Pierre Breesé : Il y avait la fameuse affaire qui avait opposé Régine Deforges aux héritiers de Margaret Mitchell. Elle avait repris la même thématique et en fait, ce qui s’est passé, ce qui a donné lieu au contentieux judiciaire, c’est qu’elle avait tout à fait conscience qu’elle avait repris toute la trame de Autant en emporte le vent pour la retranscrire, dans le bordelais, au moment de la Seconde Guerre mondiale. Donc c’était un peu un clin d’œil, une coquetterie d’artiste qu’elle a exprimée avec sa patte, là-dessus rien à reprocher, et elle s’en était rendu compte. Elle a poussé son clin d’œil un peu plus loin en reprenant un paragraphe ou une page entière de Autant en emporte le vent en la replaçant dans son roman. Et quand c’était déjà sous presse, elle a dit « là j’ai fait une connerie, je n’aurais pas dû ». Et le débat judiciaire s’est porté non pas sur la reprise de la trame, ce qui n’était pas une atteinte au droit d’auteur, mais sur la reproduction de ce texte. Il se trouve que les héritiers de Margaret Mitchellont été jaloux du succès etc., ont trouvé là un pouvoir de nuisance.
Public : D’accord. Donc sur un logiciel, si vous retrouvez des morceaux de code d’autre chose, c’est là-dessus que vous pouvez attaquer ?
Pierre Breesé : Exactement. Il y a une décision très intéressante, qui a été rendue récemment. J’étais intervenu, là je défendais plutôt le Libre pour une société, WPL. WPL est une société qui a développé un me too d’un logiciel très utilisé dans le monde bancaire de la société SAS. Donc c’est un logiciel dont la licence vaut plus d’un million d’euros pour un établissement financier et ils ont une situation quasiment de monopole. Et WPL a dit « nous on va faire l’effort de redévelopper quelque chose qui présente les mêmes fonctionnalités, soit interopérable », et on a fait un travail très rigoureux. C’est-à-dire que WPL a veillé à ne jamais recruter quelqu’un qui un jour ait eu connaissance à des informations privilégiées de SAS. Jamais quelqu’un qui ait un jour travaillé chez SAS, ni même qui ait eu accès, à titre de maintenance, à des documents confidentiels, a veillé à ne jamais utiliser SAS, dont ils ont pris une licence, au-delà de ce qui était autorisé. Cette boîte est assez étonnante parce qu’ils ont trois développeurs autistes, qui ont une capacité de production incroyable.

Donc ils ont réalisé un logiciel qui fonctionne exactement comme SAS, dont la licence est de 150 000 euros par an. Bien sûr SAS est allée jusqu’à une action judiciaire, c’est monté jusqu’à la Cour de justice de l’Union européenne, qui a considéré qu’il n’y avait pas atteinte au droit d’auteur parce qu’il n’y avait pas de copie du code mais du everse engineering, c’est-à-dire une réécriture du code avec des investissements pleins et entiers, sans aucune information obtenue frauduleusement.

Donc ça montre la portée du droit d’auteur et les limites du droit d’auteur.

J’ai eu un autre cas où une SS2I, plutôt une Web Agency avait développé une application, vous savez ces gens Web Agency avec des développeurs à catogan, moyenne d’âge 19/20 ans, et avec une grosse pression parce que les clients sont un peu durs actuellement, donc un développeur, malin comme un singe, a trouvé sur une application similaire la fonctionnalité qu’il devait développer. C’était déjà le vendredi, il devait remettre son travail le soir. Il a pris le code source du site en question, il l’a réinjecté, ça s’est su et là il a été condamné pour atteinte au droit d’auteur.
Jacky Chartier : Je vais juste reposer une question qui nous a été formulée. Je parlais tout à l’heure de ma question un peu polémique — je n’ai pas les mots exacts, vu j’ai encore cassé le système qui m’envoie les questions — qui simplement était de dire « j’ai fait un logiciel, j’ai écrit quelque chose, est-ce qu’il faut quand même que je vérifie que je ne suis pas dans le champ d’un brevet ? » Je sais que forcément c’est polémique puisque, du coup, je peux potentiellement être, même si je suis auteur, dans le champ d’un brevet.
Pierre Breesé : Oui. Comme si je suis fabricant de bouteilles en plastique ou de microphones, je peux être sous un brevet. Si c’est un logiciel applicatif, etc. ! Ce souci est un souci de risque. C’est-à-dire que ce risque se produira quand il sera Facebook ou quand il sera Google. Tant qu’il sera développeur, bordelais, avec une application utilisée par 5000 internautes, je ne pense pas que quelqu’un dépense ne serait-ce que 2000 euros pour envisager… Bon ! Si vous fabriquez des téléphones portables et que vous voulez concurrencer Sony ou Samsung, là vous avez intérêt à faire une sérieuse recherche de liberté d’exploitation. Si vous faites une application vendue à 200 exemplaires à quatre euros, faites l’économie.

Céline Serrano : C’est ce que j’allais dire. Probablement ce développeur, pour l’instant, n’est pas solvable. De toutes façons il n’y a aucun intérêt à ce qu’un détenteur de brevet aille l’attaquer en justice. Il y aura attaque en justice seulement s’il y a beaucoup d’argent à la clef et solvabilité du contrefacteur.
Pierre Breesé : Les investisseurs, avant de mettre beaucoup d’argent, feront ce qu’on appelle des due diligence pour vérifier l’existence de ce risque. Tout ce qu’on souhaite à cet auditeur c’est de se trouver dans une situation d’avoir un grand succès qui le mette sous la menace d’un brevet !
Public : Juste peut-être un bémol. Dans la recherche, par exemple j’ai travaillé sur le GPU, ce sont les processeurs graphiques, là c’est une jungle de brevets à tel point que lorsqu’on va écrire un papier pour décrire des choses de recherche, on se pose la question de savoir est-ce qu’on peut même les publier, parce qu’on va avoir 10 ou 20 brevets qui sont derrière. Ces brevets sont pour moi une hérésie. C’est comment dessiner un cercle avec le processeur graphique. Ça veut dire aller appliquer l’équation du cercle dans un programme. Je ne comprends même pas comment ce brevet a pu être donné. On est confronté à…
Pierre Breesé : Mais ne vous inquiétez pas. À ce moment ce brevet est dépourvu d’activité inventive et il ne sera pas accordé.
Public : Ce brevet appartient à Nvidia.
Pierre Breesé : Qu’il appartienne à quelqu’un ! S’il est nul pour défaut d’activité inventive !
Public : Je pense qu’ils en ont une utilité s’ils l’ont déposé, qu’ils ont dépensé de l’argent pour le déposer. Donc j’imagine qu’il doit servir soit dans la guerre des brevets envers les autres. En tout cas nous on a des problèmes très concrets : on veut faire une recherche, on se tape les brevets directement.
Céline Serrano : Il y a deux réponses à cette question. Toujours la même réponse : un institut de recherche n’est pas solvable du point de vue de l’attaque en brevets, et vous avez le droit de faire de la recherche sur un brevet. Tant que vous ne vendez pas votre solution qui ferait appel, éventuellement, à un brevet valable de Nvidia, il n’y a aucun problème ; vous avez le droit de faire de la recherche, ce n’est absolument pas interdit. Il ne faut pas du tout fantasmer. Si jamais votre solution avait un avenir brillant, on irait éventuellement demander une licence à Nvidia s’il s’avère que le brevet est valable. Mais là c’est dans un horizon, je pense, assez éloigné. Donc il n’y a aucune crainte à avoir.
Public : Pour l’instant moi je passe outre parce que je sais que je suis en Europe et en France et qu’il n’y a pas de brevets logiciels.
Pierre Breesé : Vous passez outre parce que vous faites un acte de recherche et un brevet n’est pas opposable à la recherche, tout simplement, que ce soit en Europe ou ailleurs.
Public : On a parlé des patent trolls, il faut voir ce qui se passe actuellement aux États-Unis sur les attaques à droite et à gauche.
Pierre Breesé : Ils ne sont pas opposables à la recherche !
Public : Je demande à voir !
Céline Serrano : Les patent trolls vont s’intéresser à des gens qui sont capables de produire en masse. Si ! S’il n’y a pas d’argent à gagner, les patent trolls ne vont pas s’amuser à aller attaquer en justice des gens qui ne sont pas capables de produire en masse. Il faut une production en masse pour que l’attaque puisse rapporter beaucoup d’argent, sinon ça ne sert à rien. C’est du fantasme de penser que… Surtout un institut de recherche ne va pas se faire attaquer par un patent troll parce qu’on ne vend rien, surtout pas en masse. On fait des expérimentations, de la recherche. On peut accorder quelques licences, mais je pense que l’Inria n’a jamais accordé des licences sur des produits vendus par plusieurs millions d’unités. On n’en n’est pas là. On est très loin de ce genre d’acteurs.
Public : Je parlais plus du modèle. le modèle du patent troll aujourd’hui, ce n’est pas d’attaquer des gros acteurs, c’est d’aller attaquer les petits acteurs.
Céline Serrano : Mais non pas du tout. La startup n’est pas solvable. Elle n’est pas solvable. Ils n’ont aucun intérêt.
Public : Écoutez il y a une affaire Apple. Ce n’est pas le problème d’être solvable. C’est le problème d’aller attaquer. Ça coûte des frais et, en général, c’est accompagné d’une proposition de conciliation qui va coûter de l’ordre de 5000 à 10 000 dollars. En général les petites sociétés, les petites startups vont payer pour ne pas aller en justice. Je parle aux États-Unis. Regardez, c’est ce qui se passe actuellement.
Céline Serrano : En tout cas, on est en Europe. On est là encore un petit peu dans le cadre de la recherche,donc je vous rassure vous avez le droit de faire votre recherche tranquillement et sereinement, sans rien craindre de ce côté-là. Et l’Inria a un très bon service juridique.
Hervé Lardin : Oui en fait ça commence à exister. Ces fameuses patent trolls commencent à envoyer des lettres comminatoires en proposant immédiatement, dès le courrier, en disant « vous êtes en infraction avec le brevet machin, truc, bidule, mais nous vous proposons une solution de conciliation pour la somme de 30 000 euros ». C’est l’exemple qui existe en France, ça existe. Et les sociétés qui n’ont à rien à se reprocher et qui sont des sociétés qui n’utilisent que des licences libres, etc., se disent « soit on répond et ça va nous coûter bien plus que 30 000 euros, soit on signe le chèque de 30 000 euros et on passe à autre chose ». C’est en train de se passer aujourd’hui.

Concernant le fait qu’il existe un brevet sur le cercle dessiné par un ordinateur et que vous dites à monsieur « mais ce n’est pas grave, n’en tenez pas compte, on verra plus tard quand vous serez une grosse société, quand votre logiciel sera utilisé par des millions de personnes ». OK ! Mais ce jour-là le risque juridique existera toujours. Donc il fait bien, lui, aujourd’hui, en amont de son travail, d’éliminer ce risque juridique, comme les gens qui ont créé Ogg à la place de MPEG, ont dit « nous, on veut fabriquer des matériels, on veut fabriquer des lecteurs de MP3 — d’ailleurs on appelle ça comme ça , je suis désolé — mais on ne veut pas dépendre des brevets associés au MPEG. Donc on va travailler, on va participer à la création d’une norme qui sera ouverte, ce qui va nous permettre de fabriquer des lecteurs sans avoir à être attaqué pour tel ou tel brevet, etc. » Donc le brevet en tant que tel, pour tous les gens qui sont dans l’innovation, qui veulent créer, crée un terrain piégé, mais un terrain piégé à un tel point qu’il faut des moyens colossaux pour être capable de se défendre contre des sociétés qui sont détentrices de brevets.
Jacky Chartier : Il reste juste deux, trois minutes avant la fin. Je crois qu’il y avait deux questions.
Public : Bonjour. je voulais revenir sur l’histoire du brevet Nvidia. Céline a dit que si le brevet était valable, Inria pourrait acheter une licence Nvidia, mais si le brevet n’est clairement pas valable, est-ce que l’Inria ou un institut de recherche aura les moyens d’aller en justice pour casser ce brevet ?
Pierre Breesé : Non. Tout simplement on ne donne pas suite à une proposition et probablement il n’est pas livré. Maintenant, méfiez-vous toujours du gars qui dit « c’est le brevet pour payer par un simple clic ». En réalité, ce qui est protégé, ce n’est pas ce que les journalistes disent de, après avoir vu un dessin ou le titre du brevet ; c’est ce qui est déterminé par les revendications, une fois délivré. Donc ce genre de raccourci, laissez ça aux journalistes ou au bistrot.
Public : Vous avez donné un exemple avec la société WPL. Donc elle a gagné en mettant en avant l’interopérabilité et le fait que le reverse engineering est légal. Mais si le brevet logiciel obtient une reconnaissance juridique, est-ce que cette société aurait gagné ?
Pierre Breesé : Il n’y a pas de brevet logiciel. Arrêtez de parler de fantasmes. C’est très pénible. Un brevet peut porter sur une solution technique à un problème technique, qui soit nouvelle et inventive. S’ils avaient enfreint une invention valablement brevetée, effectivement ils seraient contrefacteurs et ce serait conduit certainement par une régularisation. En l’occurrence il n’y avait pas cette situation. Il y avait une protection unique par le droit d’auteur qui n’a pas été jugée opposable à une réécriture complète du code en question. C’est aussi simple que ça.
Public : Mais la société SAS, à mon avis, possède un énorme portefeuille de brevets.
Pierre Breesé : Arrêtez avec, voyez « à mon avis » ! Mais non ! Vérifiez les choses factuellement, vous constaterez que non. Pourquoi ? Parce que tout simplement ce sont des solutions applicatives qui ne posent pas de problématique technique mais simplement d’ergonomie et d’organisation des données. Voilà !
Jacky Chartier : Du coup pour conclure si vous aviez chacun, l’un ou l’une d’entre vous, en 30 secondes, une conviction ou quelque chose à donner autour de cette question ?
Pierre Breesé : Ce que je recommande à ceux qui sont chercheurs : ne vous laissez pas emballer par des visions un peu fantasmagoriques. Cohen, Proudhon, Walras étaient déjà des militants de ce genre-là. Prenez les choses de manière pragmatique et factuelle. Ce que je vous recommande c’est d’aller sur les bases de données brevets, elles sont gratuites — epoline, Google Patents, Patent Lens —, faites une recherche sur les sujets sur lesquels vous travaillez, regardez les brevets qui se rapprochent et puis posez-vous la question « en quoi je me différencie ? ». Et là, vous rentrez dans une logique qui est d’identifier ce qui vous distingue de l’existant. Peut-être que rien ne vous distingue et, à ce moment-là, ce n’est pas la peine de réinventer la roue ou le traçage du cercle par ordinateur. Soit vous avez des points de différenciation qui sont potentiellement nouveaux, inventifs, donc brevetables. Se pose ensuite une deuxième question : si vous déposez un brevet, est-ce que vous serez mieux armé pour engager un partenariat avec Dassault, avec un partenaire industriel pour lever des fonds, ou non ? Si la réponse est non, ne déposez pas de brevet. Si la réponse est oui, eh bien posez-vous la question de la stratégie de propriété industrielle à élaborer.
Owen Lagadec : Juste en conclusion, je vais vous dire ce que je pense profondément. Je suis d’accord avec le fait que la première puissance c’est la marque. On ne copie qu’un logiciel qui est particulièrement utile. Et encore une fois ce n’est pas le logiciel qu’on brevette, c’est la petite brique qu’il contient. Dans la voiture, c’est le cardan qu’on va breveter, ce n’est pas la voiture elle-même. Ça, ça a une importance, je parle plutôt en tant qu’entrepreneur. Je pense que l’une des bonnes vertus, si on a une innovation, c’est d’aller voir les gens qui maîtrisent la technologie pour être certain que ce qu’on fait va avoir une vraie valeur sur le marché. Encore une fois la mission finale d’un brevet c’est de donner une valeur à une entreprise. Le reste, OK, je veux bien croire les patent trolls et tout, mais ça ne tient pas la route sur le long terme.

Ceux qui font vraiment de l’argent c’est ceux qui ont vraiment monté un modèle économique autour d’un brevet ou autour d’un non-brevet, c’est-à-dire autour d’un secret industriel. A priori il y a plusieurs informaticiens ici, un exécutable OK, reverse engineering et tout, mais enfin, on ne se lève pas le matin en prenant un exe et en regardant le code source. Ça ne marche pas comme ça.

Déjà, pour déterminer qu’il y a une contrefaçon sur la rédaction d’un code source, il va falloir franchement bosser, il faut une sacrée équipe derrière pour y arriver. Donc le quotidien, à mon avis, de la brevetabilité d’un logiciel, c’est qu’est-ce que je veux faire avec mon innovation ? Est-elle une innovation ?, c’est plus ça la problématique, on est beaucoup maintenant à développer. Ensuite l’avantage du brevet, c’est si on va chercher du partenariat à mon avis à assez long terme. Si on n’y va pas, il y a plusieurs étapes à faire, et moi, c’est la seule chose que je transmettrais parce que c’est un truc qui m’énerve un peu, si on une bonne idée il faut la partager. Si on est obligé de la garder secrète et qu’on est tout seul, il faut se poser une question, c’est qu’on a un problème. C’est la seule chose que j’ai envie là de dire.
Hervé Lardin : Moi je vais utiliser un petit peu cette conclusion pour vous conseiller, si vous êtes intéressés par ces questions, ce bouquin Droit des logiciels, Pellegrini et Canevet. C’est le premier pavé dans ce domaine où on a une vision un peu générale du droit attaché aux logiciels.

Il existe un moyen de valoriser, de manière industrielle, une activité de création logicielle. Le droit des marques, on ne l’a pas évoqué, mais c’est effectivement une possibilité très importante qui permet d’avoir un avantage concurrentiel tout en concédant des licences d’exploitation, des contrats de licence qui, par leur côté libre, vont permettre d’avoir très vite une masse critique d’utilisateurs, qui va permettre de conquérir un marché, et dans le même temps, vont permettre également de convaincre des industriels de mettre en œuvre le logiciel dans leurs produits. C’est tout à fait faisable, ça n’a rien d’utopique, c’est un modèle économique qui fonctionne. On est beaucoup d’entreprises à travailler dans de ce domaine-là, on est de plus en plus nombreux et c’est effectivement quelque chose qu’il faut mettre en place, qu’il faut utiliser. Ce sont de très bons moyens et qui sont pérennes.
Céline Serrano : Le message de la Direction du transfert et del’innovation : il ne faut pas opposer brevet à logiciel open source. Pour nous ça va être un outil qui va nous permettre de faire du transfert. L’objectif c’est toujours de maximiser l’impact, donc parfois c’est par le brevet, parfois c’est par un logiciel en open source avec une création de communauté. Ce sont deux démarches qui sont tout à fait respectables et acceptées au sein d’un institut de recherche comme l’Inria.
Jacky Chartier : Finalement, je conclurais sur le fait que notre table numéro 5 des Tables rondes de la recherche aurait pu s’intituler et s’appeler « Quelle stratégie pour nos logiciels au regard de l’environnement dans lequel je dois les conduire, les implanter et finalement les exploiter ? ».

Je vous remercie.
[Applaudissements]