Entretien avec Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique Le Meilleur des mondes

Alors que le gouvernement Borne a présenté, début mai, un projet de loi visant à sécuriser l’espace numérique [1], Le Meilleur des mondes donne la parole à Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. Quel est son parcours ? Comment est-il passé d’entrepreneur du numérique au poste d’ambassadeur ?


François Saltiel : Bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l’émission de France Culture consacrée aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies.
Ce soir, nous recevons un ambassadeur ou plutôt l’Ambassadeur pour le numérique, rattaché au ministère des Affaires étrangères, Henri Verdier [2], en poste depuis 2018. Il porte la politique française en matière de numérique — un vaste programme —, et nous tenterons de mieux comprendre les contours de cette fonction assez unique dans le monde.
Nous reviendrons également sur son parcours d’entrepreneur de la tech puis au sein de nos institutions où il a grandement participé à la mise en place des startups d’État et à la numérisation des services publics – est-elle d’ailleurs toujours un avantage pour les citoyens ?
Nous verrons comment sa vision de l’Internet, issue de l’open data et d’une approche positive et utopiste des fondements et des origines de l’Internet, peut se concilier avec la réalité de la puissance des GAFAM.
Nous pourrons également parler d’Europe qui s’apprête à mettre en place des directives de régulation : DSA [22], DMA[pour Digital Markets Act]. Quel rôle peut-elle jouer dans le cyberespace et quelle attitude tenir dans le conflit sino-américain ?
Enfin pourquoi faut-il repenser, peut-être, un modèle de gouvernance mondiale pour Internet ?
Voici les grandes questions du soir.
Henri Verdier, bonsoir !

Henri Verdier : Bonsoir !

François Saltiel : Vous êtes donc Ambassadeur pour le numérique, nommé depuis octobre 2018 par le président de la République, vous avez donc déjà quasiment un quinquennat à votre actif. Votre profil d’entrepreneur, de spécialiste de la tech et d’auteur, je rappelle votre dernier ouvrage coécrit avec Jean-Louis Missika Le business de la haine – Internet, la démocratie et les réseaux sociaux, paru chez Calmann-Lévy l’an dernier [2022]. Tout cela sera précieux pour éclairer la position de la France et de l’Europe sur les enjeux du numérique.
Au programme également les nouvelles du Meilleur des mondes et la chronique de Juliette Devaux de la rédaction du Meilleur des mondes, que vous connaissez, qui reviendra sur la rencontre au sommet entre deux présidents : Emmanuel Macron et Elon Musk.
Notre émission s’écoute en direct ou en podcast sur l’application Radio France et se regarde toujours sur la chaîne Twitch de France Culture.
Le Meilleur des mondes c’est parti !

Diverses voix off : Vous êtes en effet un peu le monsieur de l’informatique, le monsieur du numérique pour l’État.
Vous êtes surtout directeur de la mission Etalab [3]. Sa mission, justement, c’est cette modernisation de l’État français et de son administration par l’ouverture des données publiques au grand public.
Ambassadeur du numérique, mais qu’est-ce qu’il en est exactement ?
On le voit, aujourd’hui les enjeux du numérique sont des enjeux politiques.
Et ce concept d’État plateforme, que vous avez développé, qu’est-ce que ça signifie ?
On a aussi cette bataille sur le cloud parce qu’aujourd’hui on l’a perdue !
Le partage des informations, dans une organisation, est au fondement de l’efficacité. Si, avec mon épouse, je ne partage pas d’informations sur l’argent de poche des enfants, on ne va pas se comprendre.
La numérisation des services publics est, comme vous le savez, un engagement très fort du président de la République.
La communauté beta.gouv.fr [4] développe une nouvelle manière de construire des services publics numériques.
Je suis très heureux de vous annoncer la création de Mon espace santé.
Vous connaissez peut-être FranceConnect [5], ce système qui vous permet de vous connecter à plusieurs services avec les mêmes identifiants.
Merci de saisir le code que vous avez reçu. — Je n’en ai pas reçu. Là, vous voyez, ça y est, je suis perdue.
Je n’ai aucune notion, je n’y comprends absolument rien. — Je vous laisse chercher deux minutes. Si vous n’y arrivez pas, on regarde ensemble. OK ?
Je voudrais regarder à nouveau pour les aides au logement. — Vous avez une rubrique exprès qui se trouve ici.
Rien compris moi !

François Saltiel : Nous allons essayer de comprendre, justement, à quoi ressemble un rôle d’ambassadeur pour le numérique, d’ailleurs est-ce qu’il faut que je vous appelle « Monsieur l’ambassadeur » ou est-ce qu’on peut la jouer plus simplement, Henri Verdier ?

Henri Verdier : On peut la jouer simplement.

François Saltiel : Alors on va la jouer plus simplement !

Henri Verdier : Je vous dispense même de « Votre excellence ».

François Saltiel : C’est gentil !

Henri Verdier : Qui ne se dit qu’à l’étranger, quand on représente son pays en dehors des frontières.

François Saltiel : Qui ne se dit qu’à l’étranger.
Concrètement, en quoi consiste votre poste qui, à l’intérieur de nos frontières, est peut-être encore assez méconnu ?

Henri Verdier : Oui c’est vrai, comme on a, à la fois, une difficulté à comprendre tout ce qu’il y a dans ce sujet, « le numérique », et aussi à savoir ce qu’est la diplomatie, ce n’est donc pas étonnant que peu de gens aient une idée de ce qu’est la diplomatie numérique.
La diplomatie, ce sont les relations internationales, c’est la place de la France monde, nos interactions avec d’autres pays, d’autres puissances. Elle est bouleversée par le numérique, comme tout le reste. La prochaine grande guerre commencera, clairement, comme celle d’Ukraine, par des frappes cyber, il faut s’entendre sur le droit international dans le cyberespace. L’histoire du numérique s’écrit désormais clairement, vous y aviez fait allusion, dans cette confrontation Chine/États-Unis qui est une espèce de course aux armements pour contrôler les technologies-clés, nos politiques d’aide au développement ou même de défense de la francophonie. Si ChatGPT [6] ne parle pas français, on peut oublier tout ce qu’on a fait pour la francophonie depuis 50 ans ! Il y a donc besoin qu’une partie de la diplomatie soit consacrée aux enjeux du numérique et j’ajouterais qu’en retour seuls des accords internationaux peuvent encadrer, réguler, orienter cette révolution numérique si on veut civiliser tout ça, si on veut imposer certaines valeurs.

François Saltiel : Justement cette diplomatie, comment s’organise-t-elle ? Ce sont des rendez-vous qui sont pris, parfois, loin des champs des caméras parce qu’on sait que, parfois, la diplomatie s’opère aussi en coulisses ?

Henri Verdier : Bien sûr, oui. Ma mission c’est d’apporter au Quai d’Orsay cette diplomatie numérique, mais tout le Quai d’Orsay fait de la diplomatie numérique, donc je travaille, en général, toujours avec d’autres départements plus classiques que nos auditeurs ne connaissent pas non plus, ceux qui s’occupent, je l’ai dit, de francophonie, de sécurité, de désinformation, d’aide au développement, de l’ONU où se joue, en général, la gouvernance de l’Internet. On a tout l’éventail des approches diplomatiques. On peut avoir des réunions bilatérales, il m’est arrivé de conduire des délégations dans des pays pour dire « on vous a vu, arrêtez tout de suite » ; on peut avoir du multilatéral où on discute à l’ONU entre États ; on peut avoir du multi-acteurs : on va à l’ICANN [7], à l’IGF [8], parler avec la société civile, les chercheurs, les entreprises bien sûr. Parfois on fait même des choses : on a fait un projet, on a lancé un projet qui s’appelle l’Open Terms Archive [9], qui est la base de données de toutes les conditions générales d’utilisation de toutes les boîtes et comment elles évoluent. À peu près toute la palette de la diplomatie est donc saisie par le numérique.

François Saltiel : Toute la palette est saisie, mais vous n’avez pas saisi l’idée d’installer votre ambassade, par exemple, dans la Silicon Valley, ce qui était le cas du Danemark ? Pourquoi ne pas avoir fait ce choix ?

Henri Verdier : Parce qu’on n’est pas une ambassade auprès des entreprises. La France ne considère pas que les entreprises sont des acteurs souverains. On leur parle, on les régule, si on a des choses à dire on va les dire. Je pars à San Francisco la semaine prochaine, je verrai beaucoup de monde. On travaille à l’ordre international, on n’envoie pas un ambassadeur plénipotentiaire pour négocier un traité avec des entreprises.

François Saltiel : Ça serait évidemment donner trop de pouvoir à ces entreprises qui ont déjà des ambitions transnationales, qui, d’ailleurs, se voient parfois plus fortes qu’un État. C’est vrai que l’idée d’avoir une ambassade dans la Silicon Valley serait peut-être considérer que la Silicon Valley, en elle-même, est un État.

Henri Verdier : Absolument. En plus, on a déjà un bon réseau diplomatique, un excellent consul de France à San Francisco, une autre à Los Angeles, un très bon ambassadeur à Washington. C’est un travail d’équipe. Le poste que j’occupe a été créé, si je ne me trompe pas, en 2016, six mois après que les Danois aient décidé d’ouvrir une ambassade dans la Silicon Valley et, depuis 2016, on se taquine avec les Danois en leur disant « nous, nous n’envoyons pas d’ambassade pour parler aux boîtes ! »

François Saltiel : C’est David Martinon, je crois, qui était votre prédécesseur dans un poste, qui a changé entre-temps, on peut le citer.
Pour vous situer justement, Henri Verdier, parce qu’on n’arrive pas comme ça ambassadeur tout de suite, c’est effectivement le fruit d’un parcours. Vous êtes né en 68, vous êtes donc de la génération qui a aussi connu un Internet assez enchanteur, c’étaient les débuts, un Internet qui se voulait, qui est peut être toujours, à sa manière, un vecteur de connaissance, de partage, de données, un idéal quand même d’un intérêt. D’ailleurs vous le dites : « Internet c’est un peu l’aventure de ma génération ». Vous êtes l’héritier de cette génération-là.

Henri Verdier : Oui, je crois. C’est effectivement une aventure collective. J’ai eu le mail quelques années après que le mail soit né, j’ai eu es premiers comptes ; j’ai eu la chance, le privilège d’être là où ça se passait à chacune des étapes de cette histoire. J’ai créé ma première entreprise internet, on disait PME multimédia à l’époque, en 95. On discutait pendant des heures : que va-t-on faire du lien hypertexte ?, c’est une nouvelle écriture, c’est formidable. Après, j’ai vu le moment où on parlait de disruption de filières industrielles entières. Il y avait un article célèbre Why Software Is Eating the World [10], « Le logiciel dévore le monde », de Marc Andreessen, tout le monde commentait cet article.
Après, probablement un peu au cours des années Obama, la question de la transformation de l’État, de l’action publique, de la re-démocratisation est devenue très centrale et j’ai rejoint l’État.
Aujourd’hui c’est de la géopolitique, ce sont des rapports de force, ce sont des confrontations violentes de modèles et je fais de la diplomatie, j’ai donc suivi cette vague. J’ai deux filles de 16 et 18 ans et je leur dis que l’aventure de leur génération c’est probablement plus ChaTGPT [6], l’IA ou la robotique.

François Saltiel : Vous pensez que c’est au même niveau ? C’est-à-dire que quand on vous dit, Henri Verdier « l’aventure de ta génération, c’est Internet » – on est au milieu des années 90 –, vous pensez que ChatGPT [6] est une aventure à la hauteur de ce qu’Internet a représenté ?

Henri Verdier : Oui, je pense. Les IA génératives, les <em<langage models [11], pas ce produit ChatGPT [6], mais cette manière-là de faire de l’intelligence artificielle ; si vous la croisez en plus avec la robotique, c’est une aventure !

François Saltiel : Ce que vous dites est intéressant. Dans le monde du numérique on passe souvent d’une tendance à l’autre, à chaque tendance on pense qu’elle va révolutionner le monde. Ceux qui font de l’angélisme numérique adorent dire ça, parler d’innovation de rupture tous les trois mois. Là, pour vous, c’en est vraiment une ?

Henri Verdier : Justement, je suis un peu vacciné. Il y a encore six mois je me disais « mon pauvre Henri, tu deviens vieux con », parce que je n’arrivais pas à m’enthousiasmer vraiment pour la blockchain, le metavers [12] et tous les trucs à la mode du moment. Et là, je retrouve les sensations abyssales, à peu près. Pour moi il y a deux moments : la naissance de Google et la naissance de l’iPhone, enfin du smartphone ; je pense que c’est au moins de cet acabit-là.

François Saltiel : On vous invitera à nouveau dans quelques années si vous êtes toujours ambassadeur. On est ambassadeur pendant combien de temps ?

Henri Verdier : On peut être viré tous les mercredis !

François Saltiel : On peut être viré tous les mercredis ! D’accord ! Comme quoi ambassadeur est aussi un métier précaire. Mais il peut y avoir beaucoup de mercredis puisqu’il a déjà eu des mercredis depuis cinq ans.
Dans votre patrimoine, on va dire dans votre culture, vous avez été très vite très sensible à l’open data, à l’ouverture des données, d’ailleurs c’est devenu un axe stratégique pour vous et c’est ce que vous avez aussi amené au sein de l’État.

Henri Verdier : Oui, c’est comme cela qu’on m’a appelé dans l’État.
Ça fait 10 minutes qu’on échange, je note que vous avez déjà dit deux fois que l’Internet libre et ouvert des origines était une belle utopie. Je voudrais insister sur le fait que ce n’est pas une utopie, il marche très bien. Si, aujourd’hui, de gigantesques monopoles inquiétants, des États agressifs ou tous les problèmes qu’on voit sont possibles, c’est parce qu’en dessous il y a une infrastructure distribuée, décentralisée, cogérée avec la société civile, les entreprises et la recherche, qui s’appelle Internet, qui marche sans discontinuer depuis 1971, qui n’est jamais tombée en panne, qui a donc tenu sa promesse. La promesse de dire on va faire un réseau à contrôle périphérique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un chef, au centre, qui organise tout, c’est par la périphérie et parce qu’on échange, etc., a fonctionné.

François Saltiel : « A fonctionné », vous le mettez au passé !

Henri Verdier : A fonctionné sans discontinuer depuis 50 ans ! Il y a des externalités négatives qu’il va absolument falloir...

François Saltiel : Je comprends ce que vous voulez dire. Il y a évidemment cette idée qu’on a assez vite confondu Internet avec le Web 2, avec les réseaux sociaux, avec la manière dont il a aussi été préempté par des entreprises, par des GAFAM, et on a parfois tendance à oublier ce que le réseau arrive à faire et ce qu’il fait toujours.

Henri Verdier : Du coup, on fait une grande erreur : on oublie justement que quand on entre dans Facebook ou Twitter ou Twitch ou TikTok – je n’ai pas d’ennemi préféré, d’ailleurs je n’ai pas d’ennemi – en fait on quitte Internet. Il faut réaliser, je le dis aux auditeurs sur Twitch : vous êtes entré, vous avez allumé votre téléphone, vous avez pris un réseau de télécommunications, grâce à ce réseau vous êtes allé sur Internet et puis là vous avez ouvert une porte, vous êtes sorti d’Internet, vous êtes entré dans un espace privé, propriétaire, avec un propriétaire qui fait ses lois, qui a choisi ses règles du jeu, qui a designé l’espace public au service d’un business modèle, ce qui n’est pas interdit.

François Saltiel : Un business modèle qui peut s’avérer toxique par ailleurs.

Henri Verdier : Voilà ! Ça n’est pas interdit, mais il peut se révéler réellement toxique et ça n’est plus Internet. L’Internet c’est beaucoup plus que les réseaux sociaux : Internet c’est le mail, c’est la voiture sans chauffeur, ce sont les villes intelligentes...

François Saltiel : Vous avez entièrement raison. Pour reprendre un cas pratique puisque vous le dites bien : quand vous arrivez sur Google ou sur Facebook ou sur Twitter, vous quittez Internet, mais concrètement, c’est le gros de l’usage de ceux qui nous écoutent et, peut-être même, de nos interlocuteurs, moi en train de parler et vous-même. Comment fait-on pour utiliser ce vrai internet ? Est-il assez développé ? Est-il assez accessible ? Comment va-t-on, justement, arriver à faire aller sur un moteur de recherche ou sur un autre réseau social qui serait un réseau social véritablement décentralisé, sans captation de l’attention, sans modèle économique toxique ?

Henri Verdier : D’abord on peut en avoir plusieurs. Je suis aussi, et depuis longtemps, sur Mastodon [13] et ça ne m’interdit pas d’avoir un compte Twitter, on peut jouer avec plusieurs modèles. Mais c’est vrai que quelque chose est un peu en train de changer. Pour le coup, voilà que je suis un peu dans une posture de vieux con qui dit que c’était mieux avant, ça va faire rire mes filles.
J’ai grandi dans un monde où on voyait comment marchait la machine, de même que quand j’ai passé le permis de conduire on avait encore un tout petit peu de cours de mécanique au cas où il aurait fallu soi-même réparer le moteur. Depuis c’est fini, on nous dit « n’y touchez surtout pas, il y a de l’électronique partout », c’est la même chose.
D’abord, je ne crois pas que l’individu seul, dans une logique contractuelle, fera plier ces entreprises. Ce n’est pas à la charge de nos auditeurs de faire plier Mark Zuckerberg ou les autres, monsieur Musk, c’est à l’État, c’est à la collectivité, c’est à l’Europe probablement. En revanche nous, en tant qu’individus, on peut garder cet esprit un peu hacker, être curieux, essayer de comprendre comment ça marche, multiplier les modèles, dire non quand on nous demande si on accepte les cookies, dire non quand on nous demande si on veut bien être géolocalisé, on ne peut que y gagner en degrés de liberté, en autonomie, on est plus libre.

François Saltiel : Pour reprendre votre parcours, cet esprit hacker, cette idée de l’open data, vous avez essayé de l’amener au sein de l’État avant d’être ambassadeur, je le disais, vous avez participé à la mission Etalab [3] pour promouvoir, justement, l’open data au sein de l’État. Vous y êtes parvenu facilement ? Ce n’était pas compliqué d’arriver à convaincre, au sein même de l’État, d’ouvrir ces données ?

Henri Verdier : Si, bien sûr, et parfois pour des bonnes raisons.
C’est drôle. Il se trouve que dans ma carrière j’ai fait un tout petit peu de sociologie politique. Au premier cours de la première année de sociologie politique, le prof nous a dit « n’oubliez jamais que ce qui a l’air d’être un problème c’était la réponse à un autre problème ». Quand on m’a confié cette mission, je me disais « attention, ne ricane pas des gens qui ont peur d’ouvrir, qui veulent garder des secrets, qui veulent protéger des secrets. » Et effectivement, dans l’éthique de l’État, le devoir de discrétion du fonctionnaire, le fait que par nos responsabilités publiques on a à connaître des choses qu’on n’a pas le droit de balancer dans l’espace, mais aussi la peur d’être pris en défaut, de montrer que l’État s’est trompé, d’affaiblir la représentation de l’État, étaient très présents, il fallait le comprendre et le respecter. En tout cas j’avais une feuille de route, j’avais été recruté, mandaté par un Premier ministre pour porter l’ouverture des données publiques pour deux raisons : l’une c’est le devoir de transparence de l’État.
Je me dis souvent que notre magnifique Déclaration des droits de l’homme de 1789 n’était, à l’époque, techniquement pas possible, mais aujourd’hui elle l’est. En 1789, les révolutionnaires écrivent « la société est en droit de demander compte à chaque agent public de son administration » ; ils écrivent aussi « le citoyen a le droit de constater par lui-même la nécessité de la dépense publique, son emploi, son efficacité. » Mais, à l’époque, les gens ne savaient pas lire, ils n’avaient pas d’écran chez eux, ils ne recevaient pas les données en temps réel. Aujourd’hui c’est techniquement faisable et là il faut le faire, c’est notre constitution.

François Saltiel : Donc c’était ça, justement, le projet Etalab [3].

Henri Verdier : C’était l’un des projets.
Le deuxième c’est qu’en fait l’État détient une quantité incroyable de données, d’ailleurs, pour certaines, on les utilise déjà et on s’y est tellement accoutumé qu’on ne s’en rend plus compte. Mais franchement, si on reprenait à l’économie française les données météo, les données cartographiques de l’IGN, les données statistiques de l’Insee, l’économie s’arrête ! Ça fait donc déjà longtemps que la société travaille, prospère et crée de la richesse grâce aux données de l’État. En ouvrant plus de données, on permet plus d’innovation. Il y a un exemple qui est maintenant célèbre, je pense que la plupart des auditeurs ont entendu parler de Vite Ma Dose pendant le Covid, eh bien Guillaume Rozier [14] a tapé dans de l’open data.
Si l’État prend soin, parce que c’est du travail et ça coûte de l’argent, de partager les données qu’il détient, d’autres peuvent venir et dire « vous n’aviez pas pensé à ça, j’ai une nouvelle idée, j’ai fait un prototype ».
Il y a les deux volets : transparence et innovation.

François Saltiel : Vous avez cité Guillaume Rozier, on va tout de suite l’écouter.

Guillaume Rozier, voix off : Si on a pu créer CovidTracker qui permet de suivre l’épidémie et de comprendre comment l’épidémie se développe en France, dans les différents territoires, dans les différentes régions, si on a pu faire CovidTracker, c’est parce que l’État a publié en open data, donc de manière libre, gratuite, sur Internet, des données très précises, très exhaustives sur l’épidémie, donc des données épidémiques mais aussi des données sanitaires : le nombre de personnes hospitalisées, décédées de la Covid dans le milieu hospitalier et aujourd’hui des données vaccinales aussi, combien de personnes sont vaccinées dans chaque territoire et dans chaque tranche d’âge. C’est donc grâce à cette publication en open data des données par le gouvernement, par l’État, qu’on a pu, nous, faire ces différentes initiatives. Ça montre donc, quelque part, l’importance d’ouvrir, que l’État ouvre dans les prochains mois, dans les prochaines années, toutes les données qu’il a à sa disposition.

François Saltiel : Voilà donc Guillaume Rozier.

Henri Verdier : Je vous jure qu’on n’a pas répété.

François Saltiel : Non. On n’a pas répété, c’est une transition. C’est effectivement un exemple, un bon exemple de l’utilisation des données de l’État. On a d’autres cas de figure où ça c’est peut-être moins bien passé.
Déjà, pour revenir sur l’appropriation citoyenne, on a reçu ici Gilles Jeannot [15] dans cette émission, précédemment, qui a écrit un ouvrage sur la privatisation de nos services publics, qui pointe justement les limites de la réappropriation citoyenne, que vous évoquiez tout à l’heure, de l’open data. Pour reprendre votre analogie entre la mécanique où, à l’époque, on arrivait peut-être à comprendre comment fonctionnait le moteur d’une voiture avant d’en prendre le volant, et je pense que l’analogie est la bonne, aujourd’hui on ne sait pas trop comment fonctionne le numérique, il y a aussi une forme d’opacité dans la manière dont les algorithmes fonctionnent. Est-ce que, pareil, au sein de l’État la machine, la mécanique de l’État est-elle si accessible pour les citoyens ?

Henri Verdier : J’ai lu son livre [La">privatisation numérique] je pense qu’il y a aussi une critique politique.
Ce qui est étonnant avec cette histoire, cette aventure du numérique, l’open data, l’État plateforme, l’empowerment, pardon pour le jargon anglais, des citoyens, c’est qu’ils n’ont pas été incubés dans un conflit politique gauche/droite. En fait, ils sont politiquement non-construits et on peut s’en servir pour toutes sortes de politiques publiques. Je ne suis pas d’accord avec lui. Je pense, premièrement, que l’État doit s’ouvrir parce que c’est notre constitution, comme je l’ai dit, ce sont les droits de l’homme. Il doit aussi penser que quand il fabrique des services publics, qu’il fabrique des infrastructures, que d’autres ont le droit de s’en servir ; il doit considérer que ces ressources peuvent aussi servir à densifier, stimuler notre économie ; il doit apprendre avec l’extérieur, il doit apprendre à accepter les conseils, l’innovation de la société civile. Ensuite, ce que je viens de dire peut être appliqué dans une logique de désarmement de l’État par des gens qui vont dire « ubérisons tout ça et gardons un petit cœur très central » ou ça peut être utilisé, au contraire, par des politiques qui disent « l’État va être au centre, il va non seulement faire sa mission, mais il va influencer l’écosystème d’incubation ».

François Saltiel : C’est pour cela que vous parlez d’incubateur, un État comme un incubateur qui peut aussi abriter des initiatives, les faire naître, les nourrir. Un État qui devient, finalement, un peu central tout en étant ouvert à l’extérieur.

Henri Verdier : L’État c’est immense, ce sont les écoles primaires, ce sont les hôpitaux. Nous avons créé avec beta.gouv [4] un incubateur.

François Saltiel : Ce que disait Gilles Jeannot, ce n’était pas forcément une approche partisane gauche/droite, c’était juste l’idée qu’il y a effectivement des données qui sont en open data mais qui sont, parfois, pas si évidentes à récupérer pour les citoyens.

Henri Verdier : C’est clair. Dans une autre partie du livre il parle des startups d’État.

François Saltiel : Il y a effectivement une autre partie du livre où il pointe du doigt la privatisation, mais ce n’était pas tellement là-dessus que je voulais vous interroger.

Henri Verdier : J’ai une remarque. Ouvrir les données, ça coûte effectivement de l’argent et du travail. Quand on est allé se battre, on avait plusieurs objections. L’une d’entre elles c’était « ça ne sert à rien, personne ne saura s’en servir » et l’autre c’était la très grande peur de l’État que des gens s’en servent pour des fins mal intentionnées.br/>
Sur le côté « personne ne peut s’en servir », je pense c’est un mauvais argument. Il suffit qu’il y en ait un sur mille qui s’en serve et qu’il puisse alerter les autres. Heureusement que chaque citoyen ne considère pas qu’il a le devoir d’éplucher les comptes publics, de regarder les budgets, de regarder le taux d’emploi de ceci cela. En revanche, le fait qu’il soit possible de le faire, ça change à la fois la puissance de la société civile et, probablement aussi, la manière de travailler dans la machine : si vous savez que quelqu’un pourrait voir, que quelqu’un peut voir, vous n’agissez pas pareil.

François Saltiel : C’est le principe de se sentir surveillé un jour ou d’avoir déjà un autocontrôle.

Henri Verdier : Il ne faut pas dire surveillé. Il ne faut pas se sentir surveillé.

François Saltiel : Sous-veillé ? On a fait une émission la semaine dernière sur la sousveillance [16].

Henri Verdier : Pour ceux qui tiennent absolument à faire des analogies et des métaphores, ce que je n’aime pas trop, entre l’État et une entreprise, je l’accepte si on dit que le citoyen c’est l’actionnaire de l’État, en fait il ne surveille pas, c’est lui le mandant, c’est lui la source de pouvoir.

François Saltiel : Comme actionnaire, il peut effectivement demander des comptes, en tout cas, il peut exiger que là où il place son argent il y a des comptes à rendre.

Henri Verdier : Je pense que les choses bougent, mais je pense qu’il y a dix ans, par exemple, la démocratie actionnariale était plus avancée que la démocratie citoyenne et c’était dommage.

François Saltiel : Pour poursuivre sur cette crise sanitaire, on peut parler de Doctolib [17]. Est-ce que Doctolib a été un raté ? Est-ce qu’on peut se demander comment il se fait qu’au sein de l’État on n’ait pas réussi à mettre en place une initiative comme Doctolib alors qu’on pouvait déjà avoir les outils numériques ?

Henri Verdier : C’est une bonne question, elle est compliquée. D’abord Doctolib avait commencé bien avant le Covid.

François Saltiel : Bien sûr. On a vu son rôle crucial à ce moment-là, au moment de l’urgence.

Henri Verdier : Ils étaient en place, ils avaient les équipes, ils étaient prêts.

François Saltiel : masanté.fr était déjà là aussi.

Henri Verdier : Le fond de ma pensée, mais ce n’est pas la diplomatie française qui parle, c’est une opinion personnelle :
Un, on peut se réjouir quand même qu’on ait désormais, dans ce pays, une capacité à faire des licornes, à faire des entreprises qui, en quelques années valent des milliards de dollars ;
deux, puisque vous m’avez interrogé tout à l’heure sur mon rapport au monde de l’ouvert, etc., Doctolib est aussi une preuve de l’importance de l’open source. C’est une entreprise dont 90 % du code est en fait du logiciel libre, qui s’est concentrée sur le service, la qualité de service, etc. ;
trois, à titre personnel je pense qu’il n’est pas souhaitable qu’une entreprise privée, qui, après tout, peut changer de main d’un jour à l’autre, détienne une sorte de monopole des relations entre l’hôpital et les usagers de l’hôpital et que, sans interdire ou nationaliser ou que sais-je Doctolib, une grande stratégie d’État plateforme serait de s’assurer que, pour parler aux citoyens, Doctolib travaillerait sur une infrastructure qui, elle, serait publique. C’est un modèle que je cherchais à tâtons quand je promouvais ce qu’on a appelé l’État plateforme à la Dinsic, qu’on appelle désormais DINUM [18], et que je vois fonctionner à grande échelle et de manière sidérante en Inde. J’ai vu sur Twitter que certains de nos auditeurs espèrent qu’on va parler de souveraineté. En Inde ils y sont allés cash. Ils ont dit « si on fabrique notre économie numérique dans les infrastructures d’un autre, on sera juste comme des chauffeurs Uber, ce n’est pas nous qui choisirons nos bénéfices parce qu’ils pourront changer les tarifs, donc plus de travail ».

François Saltiel : Évidemment. Donc, il y aura un système de dépendance !

Henri Verdier : Ils se sont dit « c’est à l’État qu’il incombe de garantir l’existence et l’accessibilité aux infrastructures », je n’ai pas dit « de faire ». Ils ont fait une identité numérique qui a permis de donner un état-civil à 300 millions de gens et puis ils ont fait, par exemple, un système de paiement qui dit « les banques devront accepter d’émettre des API de programmation des ordres de paiement, elles devront s’organiser pour être capables de recevoir les ordres de paiement ». Ces codes-là sont open source, l’État vérifie même que les gens respectent les cahiers des charges collectifs, open source, et on laisse faire les innovateurs. Par exemple, en Inde, plus de 600 boîtes ont inventé un service de paiement, ça a permis de donner un compte en banque à 300 millions de gens qui n’avaient pas d’état-civil et encore moins de compte en banque, et Google Pay s’en sert aussi, ce n’est pas anti-GAFA.

François Saltiel : Ce n’est pas anti-GAFA, sauf que, si je vous comprends bien Henri Verdier, c’est juste que l’infrastructure, les routes, quelque part, sont mises en place par l’État indien qui en a donc le contrôle.

Henri Verdier : Pas que par l’État, mais ce sont des services publics.

François Saltiel : En tout cas, c’est un service public et ensuite, sur la route, peuvent naviguer, peuvent circuler des entreprises privées.

Henri Verdier : Je pense qu’il ne faut pas perdre la main sur les infrastructures, jamais !

François Saltiel : Mais est-ce qu’on ne peut pas dire la même chose — désolé pour cette question qui peut-être peut fâcher — sur l’affaire Microsoft, sur le cloud, avec le Health Data Hub [19] ? Est-ce que, justement, ce n’est pas une manière de perdre la main ?

Henri Verdier : Oui. D’ailleurs vous voyez qu’on est en train…, mais on ne parle pas de la même chose.

François Saltiel : Juste pour situer pour nos auditeurs. Il faut bien héberger toutes ces données et la solution qui a été préconisée par l’État français c’est de les faire héberger sur le cloud de Microsoft, un GAFAM américain. C’est suite à ce que vous dites.

Henri Verdier : C’est un peu plus compliqué. Personne, à aucun moment de cette histoire, a trouvé que c’était la meilleure solution de mettre sur le cloud américain.

François Saltiel : En tout cas, ça a été la solution adoptée.

Henri Verdier : Je n’étais plus en charge.

François Saltiel : Oui, mais vous êtes ambassadeur.

Henri Verdier : L’équipe en charge a tenté de faire vite, elle a donc voulu utiliser des marchés déjà en place et le seul marché déjà en place activable c’était le marché de Microsoft. On n’a jamais dit que c’était irréversible.

François Saltiel : Il y a d’ailleurs une volonté d’en sortir, j’imagine.

Henri Verdier : Oui, bien sûr. Je veux bien qu’on en parle.
On parlait d’une chose, on disait que ça serait mieux qu’on ne soit pas condamné à bâtir notre économie avec des identités privées et étrangères, avec des systèmes de paiement privés et étrangers, avec une information géographique privée, donc ces couches d’infrastructures, ces couches de souveraineté pure.
Après, il y a une deuxième question : comment faire pour avoir des géants du numérique nous aussi ?, ce qui est une question un peu différente. Le problème du cloud c’est surtout de faire émerger une industrie européenne du cloud qui ait la capacité d’atteindre et les performances et les tarifs et la capacité de montée en charge des géants américains qui ont commencé 10 ans avant nous et qui se sont presque posés en situation de monopole .

François Saltiel : Bien sûr et c’est pour cela qu’on a quand même l’impression, mais tout est possible, que c’est un peu tard.

Henri Verdier : Je ne sais pas. J’ai été pendant six ans le directeur du numérique de l’État, aujourd’hui la DINUM [18], Dinsic avant.
Pour commencer, j’ai quand même envie de dire que quand on sait faire soi-même, il y a tellement de choses qu’on peut faire avec les moyens du bord.
En France, on a une superbe boîte du cloud, c’est OVH [20]. Mais à l’époque où j’étais en charge, OVH c’était un peu roots quand même, il fallait être un bon développeur pour utiliser bien une machine OVH et, si vous ne saviez rien faire du tout, c’était plus simple de rester dans son canapé et d’appeler des offres plus packadgées, plus marketées. Nous avons souvent reposé nos propres services dont data.gouv sur OVH en divisant la facture par 20, mais il fallait changer légèrement la configuration de l’équipe, la culture du do it yourself, le rapport à la prestation. Il ne faut pas oublier que pendant 30 ans on a dit à ce pauvre État, dont tout le monde aime rire, « sous-traite-moi tout ça ! Pourquoi veux-tu le faire toi-même ? Moins il y a de fonctionnaires, mieux on se porte ! ». C’était une grave erreur !
J’ai été entrepreneur pendant 15 ans, vous l’avez rappelé, bien sûr qu’il faut savoir se concentrer sur son cœur de métier, savoir ce qu’on sous-traite, mais il faut comprendre ce qu’on sous-traite, voire il faut savoir le faire. Si vous sous-traitez à l’aveugle des fonctions archi-stratégiques en disant « je ne sais pas comment ça marche, mais ce n’est pas grave, j’appelle une boîte qui a pignon sur rue, elle va me dire ce qui est le mieux pour moi », vous allez payer un peu cher !

François Saltiel : Donc, là, vous pointez une sorte de déficit de connaissances, finalement.

Henri Verdier : Oui. Je pense, je crois savoir qu’on est en train de réarmer l’État, mais clairement, pendant une bonne trentaine d’années, on a perdu beaucoup d’ingénieurs : les jeunes ingénieurs des Mines ou des Télécoms, ou ils ne venaient pas du tout dans l’État, ou ils n’y restaient pas longtemps.

François Saltiel : Ils ne restaient pas longtemps parce qu’ils avaient parfois l’impression qu’ils n’arrivaient pas à innover, en tout cas que c’était trop long, qu’il n’y avait pas cette rapidité, surtout dans le milieu du numérique, on le sait, sans aller non plus dans la caricature de la Silicon Valley.

Henri Verdier : Vous avez raison et je suis content que vous n’ayez pas commencé par parler du salaire, qui est aussi une question. Honnêtement, après dix ans d’expérience dans l’État, je pense qu’on peut trouver des jeunes gens et des jeunes femmes d’un immense talent, qui sont prêts à diviser leur salaire par deux pour venir faire un temps, en tout cas, de service public. Ils nous quittent après leur deuxième enfant justement parce qu’ils ont besoin de ressources, mais, d’ici là, ils restent.
En revanche, il faut que toutes les élites françaises, notamment les énarques, comprennent qu’il y a de l’intelligence dans le code, qu’il y a de la stratégie dans le code, que ce n’est pas une vague fonction d’exécution : il n’y a pas des penseurs qui conçoivent des systèmes et puis des exécutants qui font, à la virgule près, ce qu’on leur a dit. Jeff Bezos, le fondateur, entre autres, d’Amazon dit : « Amazon c’est une boîte de tech et les gens les plus importants dans mon organigramme ce sont les ingénieurs » ; il ne dit pas : « Je suis une librairie en ligne ». Il faut qu’on accepte qu’il y a de l’intelligence dans cette révolution numérique et que les gens qui savent coder, qui savent faire, qui savent concevoir les systèmes, doivent avoir des fonctions stratégiques.
L’État avait eu un coup de mou sur tout cela et c’est un paradoxe parce que, en France, les ingénieurs d’État sont nombreux. Ils avaient fait le TGV, le Minitel, le spatial, ils étaient nombreux et réputés. Mais il y a eu un truc au tournant des années 2000, on a eu un coup de mou !

François Saltiel : Un coup de mou et pas de force d’attractivité de cet État. C’est pour cela que je tiens quand même à rappeler, malgré cette petite question épineuse qu’on a eue, l’importance d’avoir aussi quelqu’un avec un parcours d’entrepreneur comme le vôtre, qui est justement un connaisseur de ces questions numériques, un vrai connaisseur, qui a amené et amène justement quelque chose de positif. On sait très bien à quel point, sans faire de mauvais jeu de mots, que le politique peut-être assez déconnecté de ces enjeux du numérique, déjà parce qu’ils sont complexes à comprendre et puis ils sont en mutation permanente.

Henri Verdier : Si je peux faire une courte remarque là-dessus, d’abord il y en a plein d’autres, il y a plein d’autres Henri Verdier dans l’État. Quand on parle du politique d’accord c’est vrai, on l’écrit dans Le business de la haine avec Jean-Louis Missika qui est un ancien politique, un ancien adjoint au maire de Paris, bien sûr qu’il y a un problème, mais nous citoyens, électeurs, pourquoi ne demande-t-on pas aussi à savoir comment sera organisé l’État, comment il sera piloté, quels choix stratégiques de formation, de recrutement, seront faits ?
Vous avez quand même remarqué le débat public en France : il considère qu’il y a 2 500 000 salariés, les fonctionnaires d’État, qui travaillent dans une boîte noire dont il ne parle jamais. C’est un vrai problème. Quand on traverse la Manche, il y a des think tanks démocrates et des think tanks qui se battent sur une vision de l’État, comment il doit fonctionner, des choses très concrètes, très matérielles. Nous, on considère que ça existe, ça marche. On va nommer un chef qui va monter tout en haut, qui va dire « on part à droite, on part à gauche » et qu’on n’a pas besoin de s’intéresser ce qui se passe dedans. On a tous tort en fait, il faut regarder comment ça marche.

François Saltiel : Il faut faire open dater finalement l’État
Henri Verdier, je vous propose d’écouter deux Toulousains, ça vous parle Toulouse, je crois que vous y êtes né.

Henri Verdier : Oui, j’y suis né.

Pause musicale : Sacré Bordel par Bigflo & Oli.

François Saltiel : Certains ambassadeurs, deux ambassadeurs du rap français, Bigflo & Oli qui nous parlent de la France, de la vision de la France comme un Sacré Bordel, c’est très français ça aussi.

Voix off : Les nouvelles du Meilleur des mondes, François Saltiel.

François Saltiel : Et on ouvre ce journal en foulant le tapis rouge de la 76e édition du festival de Cannes pour voir si on y croise des plateformes de streaming qui entretiennent avec la Croisette une relation passionnelle.
Pour Thierry Frémaux, délégué général du festival, la règle est simple : un film ne peut concourir que s’il sort en salle, ce qui condamne encore le géant Netflix qui n’envisage toujours pas d’investir le grand écran. Une stratégie 100 % streaming abandonnée par deux GAFAM, Amazon et Apple, Apple qui présentera d’ailleurs en grande pompe, ce samedi, le prochain Scorsese avec De Niro et DiCaprio. La firme californienne s’est donc résolue à sortir cette super production en salle avant d’abreuver les abonnés d’AppleTV. Il en sera de même pour le Napoléon de Ridley Scott, mais il serait illusoire de penser que ce revirement s’opère pour sauver les pauvres exploitants victimes des années Covid. Si les GAFAM sortent en salle, c’est que le marché reprend, en témoignent les chiffres de fréquentation qui, aux États-Unis, commencent à s’approcher de la situation pré-Covid et, pour les plateformes, c’est tout bénef, car un film en salle c’est la possibilité d’obtenir un prix international à haute valeur symbolique. On comprend mieux les rumeurs qui annoncent qu’Amazon pourrait racheter AMC, le plus gros circuit de salles mondiales, une manière d’étendre encore un peu plus sa position tentaculaire de la production de contenus à la distribution des salles physique ou du cyberespace avec le streaming.

Lui aussi est archi présent à Cannes, c’est TikTok, qui se la joue nouvel acteur culturel en étant partenaire officiel du festival pour la deuxième fois. Une hyper-présence qui cache une prochaine absence dans l’État du Montana. Le gouverneur républicain vient de promulguer une loi qui bannit le réseau social chinois sur ses terres pour, je cite, « protéger du Parti communiste chinois les données personnelles et privées des utilisateurs du Montana. » Cette loi serait évidemment invalidée si TikTok venait à être rachetée par une entreprise américaine. Le parlement du Montana avait déjà adopté, à la mi-avril, un texte qui ordonne aux magasins Apple et Google de ne plus distribuer l’app TikTok à partir de janvier 2024. Paradoxe de cette histoire TikTok, donc Pékin, crie à la censure et invoque le premier amendement de la Constitution américaine pour juger cette loi liberticide et contraire au bon respect de la liberté d’expression. C’est cocasse !

On termine avec l’arrivée d’un nouveau chabot, un agent conversationnel qui se nomme ChatZ. Il n’est pas une future version de ChatGPT [6] ou même un outil développé par un concurrent, mais l’œuvre du parti politique d’extrême-droite Reconquête, ce « Z » étant celui d’Éric Zemmour, une manière de surfer sur l’engouement autour de l’intelligence artificielle. Même si ce ChatZ est très loin d’être performant, il ne fait que reprendre les éléments de programme de l’ex-candidat à la présidentielle en bottant en touche sur de nombreuses questions. Le parti le présente comme un militant virtuel et conforte l’idée que l’extrême-droite française est fascinée par l’intelligence artificielle, peut-être parce qu’elle imagine un grand remplacement, oui un grand remplacement, celui des humains par les robots. Pas de doute, vous êtes bien dans Le Meilleur des mondes.

Voix off : La chose que vous avez sous les cheveux qui vous restent, ça s’appelle un cerveau.

François Saltiel : Nous sommes toujours en compagnie d’Henri Verdier, Monsieur l’ambassadeur pour le numérique, pour cette émission entretien. Nous parcourons avec lui les grands enjeux français et européens tout en retraçant son parcours.
Peut-être une réaction, Henri Verdier, par rapport au journal, sur TikTok, puisque l’État s’est aussi un peu mêlé de TikTok avec une interdiction, déjà une recommandation à ne pas utiliser TikTok et puis on voit des interdictions fleurir ici, à droite ou à gauche. Quelle est votre position sur l’interdiction de TikTok ?

Henri Verdier : Je peux dire un mot, d’abord, du streaming et des salles ? J’écoutais et je me disais que c’est une position très française, très belle en fait. Je pense qu’on a raison : on veut que le cinéma soit accessible à chacun sans être obligé d’abord d’accepter un abonnement à une plateforme. On ne veut pas de ce monde où on est ou client Amazon, ou Apple, ou Netflix, ou que sais-je, ou, comme moi, tous, ce qui est un peu cher à la fin !

François Saltiel : C’est l’État qui paye ?

Henri Verdier : Non, ce n’est pas l’État qui paye, enfin si, il paye mon salaire, vos impôts payent mon salaire.
Cette idée qu’il faut qu’on ait une égalité d’accès à la culture, que chacun doit être traité pareil, qu’on ne veut pas trop de capture, c’est une idée assez belle et, d’un certain point de vue, je vais juste vous dire ça, il y a une espèce de continuum : la Révolution française invente le système métrique parce qu’elle dit « pour faire une nation, il faut qu’on s’entende pour avoir tous le même manière de compter les poids et mesures, et tant qu’à faire qu’elle soit intelligente et bien réfléchie. » Je sais pas si vous le savez mais la plus ancienne agence de l’ONU, l’Union internationale des télécoms, est née à Paris en 1865. 1865 ! Il n’y avait pas encore d’Allemagne, par exemple, il y avait dix royaumes, il y avait encore un puissant empire ottoman. La France a dit aux autres pays : « Le télégraphe c’est vachement bien mais ça serait mieux si on s’organisait pour pouvoir écrire d’un pays à l’autre, faisons ensemble des standards ouverts. »
D’un certain point de vue, je pense que ce n’est pas du tout exagéré de dire que l’Europe en général, la France en particulier, est à l’origine de cette idée de l’Internet décentralisé, libre et ouvert grâce à des standards partagés, etc.
Et là, il y a ce rêve de capturer les clients, les spectateurs, en les enfermant dans des portefeuilles de tel ou tel. Et nous on dit « on n’aime pas trop ça ». Je l’ai dit franchement plusieurs fois à plusieurs de ces grandes plateformes : « mettez-vous en salle, ce n’est pas grave, vous n’y perdrez rien en fait. »

François Saltiel : D’ailleurs elles y reviennent parce qu’elles pensent même y gagner.

Henri Verdier : Je ne dis pas que c’est à cause de moi, loin de là.

François Saltiel : Je comprends. Vous soutenez donc le festival de Cannes dans cette volonté d’exclure les géants du numérique s’ils ne participent pas à l’accessibilité en salle, mais ma question était sur TikTok.

Henri Verdier : Je ne veux pas me défausser. TikTok c’est assez compliqué parce que c’est c’est une entreprise née en Chine. Techniquement parlant il y a deux TikTok, un spécial pour les Chinois [Douyin], encore plus censuré, et un pour le reste du monde. Il y a la question de savoir où sont les datacenters, où sont les données, etc.

François Saltiel : Je crois qu’il est maintenant assez reconnu que ces données, même en Europe, aux États-Unis, peuvent transiter par la Chine ou peuvent arriver en Chine.

Henri Verdier : Oui, mais nous sommes mieux protégés que les Américains quand même parce qu’on a le RGPD [21] et on peut prendre des sanctions fortes, 6 ou 7 % du chiffre d’affaires. Et puis il y a la question, et je voudrais quand même que tout le monde le sache : quand vous mettez une app dans votre téléphone, pas que TikTok, elle peut prendre le contrôle de votre téléphone, de votre micro, de votre vidéo et vous espionner.

François Saltiel : Attendez, je m’arrête deux secondes sur cette phrase. Vous dites « quand vous mettez une application, elle peut vous espionner », c’est-à-dire que techniquement elle peut être utilisée pour vous espionner, ça ne dit pas forcément qu’elle vous espionne en permanence !

Henri Verdier : Bien sûr. Mais TikTok comme Facebook, comme x, y, z.com, quand vous mettez une app dans votre téléphone et que vous l’autorisez à activer la vidéo, le micro, etc.
En fait ça fait longtemps, c’est moi qui l’ai fait il y a 10 ans, que dans les téléphones pros on a interdit TikTok, mais aussi Facebook et Twitter, etc.

François Saltiel : Là vous parlez des téléphones pros des fonctionnaires.

Henri Verdier : Des téléphones pros des fonctionnaires. Même si vous croyiez l’avoir éteinte, un espion de bas de gamme peut activer la machine sans même que vous le sachiez et savoir ce qui se passe dans la pièce.

François Saltiel : On le sait, malheureusement. Il y avait eu, vous vous souvenez, toutes ces affaires même autour des téléphones des présidents de la République ou des gens qui sont dans le gouvernement. On voit que toutes les consignes de sécurité ne sont pas forcément respectées.

Henri Verdier : Oui c’est vrai. En même temps je peux vous dire que dans ma vie quotidienne, par exemple, pratiquement tous les jours j’ai une réunion dans une salle sourde, qui est donc est protégée des ondes extérieures et dans laquelle on entre sans son téléphone. On est obligé d’apprendre, de savoir qu’on peut nous espionner, mais il y a quand même un certain nombre de conversations ou d’échanges d’informations ou d’alertes qui se prennent dans des enceintes un peu protégées.

François Saltiel : Bien sûr. Pour TikTok, vous êtes plutôt favorable à cette interdiction ?

Henri Verdier : Oui, mais en même temps sans faire un truc spécial TikTok. De toute façon un téléphone que vous utilisez dans l’exercice d’une autorité publique, vous ne devez pas laisser une puissance étrangère vous écouter avec les moyens techniques d’un lycéen ! Donc oui, mais ce n’est pas que la Chine et ce n’est pas que TikTok.

François Saltiel : Ce n’est pas que TikTok, ça peut-être également Twitter. Twitter dont on a récemment parlé, avec son nouveau patron, un nouveau patron parce que maintenant il est là depuis plus d’un an. Il s’agit d’Elon Musk, qui était donc de passage à Paris, qui a rencontré celui qui vous a nommé, le président de la République Emmanuel Macron, à l’Élysée, et c’est le thème de votre chronique Juliette.

Chronique de Juliette Devaux

Juliette Devaux : Oui. Cette rencontre a donné lieu à une communication enthousiaste des deux hommes sur les réseaux sociaux. Emmanuel Macron a annoncé, sur Instagram, avoir discuté attractivité de la France et véhicules électriques, tandis qu’Elon Musk a assuré vouloir réaliser des investissements significatifs en France, via sa firme Tesla, firme à laquelle il dit vouloir se consacrer prioritairement ces prochains mois.

François Saltiel : Une rencontre qui a tout de même suscité de vives critiques dans la presse et sur les réseaux sociaux.

Juliette Devaux : Oui, parce que, ça ne vous a pas échappé, Elon Musk est aussi propriétaire de la plateforme Twitter, depuis octobre 2022, et la politique de modération illisible qu’il a mise en place depuis semblait grandement préoccuper le président de la République. Il y a quelques mois, en novembre dernier, Emmanuel Macron qualifiait ainsi de gros problème la décision prise par Elon Musk de mettre un terme à la lutte contre la diffusion des fausses informations liées à la pandémie. Après l’avoir rencontré aux États-Unis, un mois après, en décembre, le président n’hésitait pas non plus à rappeler les efforts à réaliser pour que Twitter soit conforme à la future législation européenne en matière de modération.
Ces avertissements n’ont pas empêché le libertarien de mener une politique de modération conforme essentiellement à ses propres valeurs politiques, rétablissant des comptes de personnalités controversées comme celui de Trump, suspendant abusivement le compte de journalistes américains et procédant à des licenciements massifs au sein des équipes de modération.
Dernier fait en date, Elon Musk se serait plié aux exigences du président turc Erdogan en censurant des tweets publiés par l’opposition, à la veille des élections, au début du mois de mai.

Si le président Emmanuel Macron ne semble plus aussi préoccupé qu’auparavant par ces questions, détournant opportunément le regard de Twitter pour se focaliser sur les potentiels investissements de Tesla en France, il est un responsable politique qui, lui, continue de considérer Elon Musk à l’aune du danger qu’il fait planer sur le débat public, c’est le commissaire européen Thierry Breton, principal promoteur du fameux règlement européen DSA ou Digital Services Act [22]. Il s’exprimait sur le plateau de Questions politiques sur France Inter il y a quelques semaines.

Thierry Breton, voix off : Il fait ce qu’il veut avant le premier septembre. À partir du premier septembre [2023], comme je l’ai dit, il fera ce que nous lui demanderons de faire s’il veut continuer.

Journaliste, voix off : Rendez-vous le 2 septembre.

Thierry Breton, voix off : Mais même avant. J’ai l’intention de me rendre en Californie pour participer à cet audit moi-même.

Juliette Devaux : Derrière ces propos va-t-en-guerre, les équipes des autorités européennes seront-elles réellement en mesure d’accéder à toutes les informations liées à la modération et aux recommandations algorithmiques de la plateforme ? On l’a vu avec la publication du code source de Twitter, il est toujours possible d’occulter certaines informations sensibles. Et puis, en cas de désobéissance, l’Union européenne sera-t-elle réellement en mesure de mettre à exécution la menace de bloquer l’accès de Twitter au marché européen ? Autant d’interrogations qui traduisent un questionnement plus profond : à force de fascination pour les entreprises et les entrepreneurs du numérique, nos responsables politiques ne se sont-ils pas réduits eux-mêmes à une forme d’impuissance ?

[Fin de la chronique]

François Saltiel : Merci beaucoup pour votre chronique, Juliette Devaux, pour cette dernière question que je vous adresse directement, Henri Verdier.

Henri Verdier : Il va falloir que je parle !
Vous avez croisé quatre ou cinq sujets tous très importants, c’est donc difficile de répondre, il faut les démêler.

François Saltiel : Juste sur le dernier !

Henri Verdier : non, il faut partir du premier. Lundi c’était Tous France. Le président de la République a invité 500 chefs d’entreprises étrangers pour leur rappeler à quel point ce n’est pas bête d’investir en France : la productivité des Français, la qualité de leurs ingénieurs, notre énergie à bas carbone, etc. Ils ont annoncé, ce jour-là, 13 milliards d’investissements dans notre pays. C’est sa politique, on en pense ce que l’on veut, mais, je crois, elle a un rationnel important. Elon Musk était là, il l’a pris à part pour lui dire l’intérêt qu’il aurait à mettre ses usines Tesla en France. Je pense qu’on ne peut pas reprocher ça au président de la République.
Ensuite, vous ne savez pas ce qu’ils se sont dit en aparté sur la modération…

François Saltiel : Vous, vous le savez ?

Henri Verdier : Non, mais j’étais dans la visite d’État, en novembre, quand il y a eu la première rencontre. Le président a lancé des initiatives comme Christchurch Call [23] comme le Laboratoire pour la protection de l’enfance en ligne [24]. Il prend très au sérieux la nécessité, pour ces boîtes, de nous aider ou, pour nous, d’obliger ces boîtes à régler les problèmes de haine en ligne, de violence, de désinformation, de terrorisme, de pédopornographie, on a vraiment beaucoup de problèmes.
Après ce n’est pas une affaire de « on s’aime bien, on ne s’aime pas, ils sont gentils, ils sont méchants ». Pour le coup, comme l’a rappelé Thierry Breton, ce qu’on demande aux entreprises c’est de respecter la loi ou les règlements européens traduits dans nos lois. Ce n’est pas de savoir si on les aime ou si on ne les aime pas, s’ils sont gentils ou méchants. Il faudra bien qu’ils respectent la loi. Et effectivement l’Europe, avec un énorme engagement de la France, a adopté l’année dernière, sous présidence française de l’Union européenne, le Digital Services Act [22]après quatre années de réflexions intenses.

François Saltiel : Qui doit rentrer en application en février prochain, en 2024.

Henri Verdier : En septembre, comme l’a dit Thierry Breton.

François Saltiel : J’ai vu que les obligations officielles d’entrée en application, c’est 2024.

Henri Verdier : Pour nous, elle est en cours de débat de transposition maintenant.
Cette question est quand même compliquée, très compliquée. Il y a vraiment beaucoup de contenus horribles, certains sont clairement illégaux, pour d’autres les Anglais disent lawful not awful, ils sont légaux mais blessants, le harcèlement, etc. Mais vous n’allez pas recréer un monde orwellien, avec une censure d’État au milieu de la machine qui dit « ça c’est mal, ça c’est bien, ça c’est vrai, ça c’est faux, etc. » Malheureusement, l’expérience l’a prouvé aussi : on ne peut pas demander seulement à ces boites d’être responsables, ça ne marche pas ! J’ai eu le privilège de déjeuner trois fois avec Frances Haugen [25], la donneuse d’alerte de Facebook, vous vous en souvenez peut-être.

François Saltiel : Une ancienne employée de Facebook qui, il y a deux ans, avait révélé justement la toxicité du réseau social auquel elle avait participé.

Henri Verdier : Plus on regarde, plus ça ne va pas. J’en parle longuement dans le livre.

François Saltiel : Ce que disait juste avant Juliette Deveaux dans sa chronique, elle parlait de la fascination donc d’Emmanuel Macron, c’est pour cela qu’il a été critiqué, qui va faire copain-copain avec Elon Musk. Elon Musk qui est critiquable par ailleurs, que vous avez indirectement critiqué vous-même, pas lui mais son réseau, dans votre ouvrage avec Jean-Louis Missika, que vous rappeliez tout à l’heure, sur le business de la haine. Dans ce Business de la haine, vous parlez quand même du Web 2, vous parlez aussi des réseaux sociaux, on pourrait entrer dans le détail. C’était juste cette question en tant qu’ambassadeur.

Henri Verdier : Je vous réponds : je ne pense pas qu’il y ait de fascination, d’une part, je pense qu’il y a des puissances qui se parlent et je pense que le cadre est clair, il s’appelle le Digital Services Act [22].
J’étais en train de vous dire qu’on a mis du temps à trouver la pierre philosophale, parce qu’on ne voulait pas remplacer une dictature de milliardaires par une dictature de l’État. Le cadre qu’a inventé l’Europe, dont on va voir les effets l’année prochaine, c’est effectivement un peu long à mettre en œuvre, c’est un cadre qui va essayer, grâce à des autorités indépendantes, comme l’Arcom [26] en France, d’obliger ces boîtes à être responsables.
Vous demandiez si on pourra savoir. L’Arcom aura de larges pouvoirs d’audit et de larges pouvoirs de sanction et pourra dire : « Montrez-moi vos algorithmes, montrez-moi vos données brutes, montrez-moi les contenus que vous avez censurés, montrez-moi les instructions que vous donnez à vos 30 000 modérateurs, dites-moi si vos modérateurs parlent français ou seulement américain ? » — je dis américain parce qu’ils ne parlent pas très bien même l’anglais, ils ne parlent que l’anglais américain et plein d’autres langues qu’ils ne maîtrisent pas, d’ailleurs —. Une pression constante comme cela, d’année en année, où on leur demande de plus en plus, où on exige de plus en plus grâce à un pouvoir de sanction, je crois que c’est la moins mauvaise solution. On se dit souvent, entre nous, que notre stratégie c’est de faire en sorte que ces entreprises fassent partie de la solution. On ne peut pas juste jeter des anathèmes, et on ne peut pas leur faire confiance. Il faut construire une pression suffisante pour qu’elles finissent par faire partie de la solution. Je ne vois pas d’autre approche en fait : ne pas leur faire confiance. Ce n’est pas moi et mon bureau ou l’Arcom qui allons faire la modération de Facebook, c’est impossible, d’abord ce serait dangereux, ce serait mal fait.

François Saltiel : Donc c’est une défaite, pour vous, la position justement de l’Europe et c’est une des grandes vertus de cette réglementation qui arrive, justement, à trouver sa place, comme vous le dites entre vous : « on va pas leur faire confiance, en même temps ils ne peuvent pas se réguler tout seuls, ni être responsables, donc on va bâtir un texte en espérant justement que ce texte puisse s’appliquer derrière ».

Henri Verdier : La régulation c’est un truc inventé par la France, l’Arcom, l’Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse]. On le fait aussi avec les banques : tous les ans on débat fermement et on en demande un peu plus.
Voilà quelques éléments que m’inspire cette chronique.

François Saltiel : Donc vous croyez justement au DSA [22]. On dit aussi que le texte est effectivement louable. Encore une fois il ne s’agit pas d’être dans la critique systématique, mais l’application va être compliquée. D’ailleurs ceux mêmes qui l’ont écrit, qui ont participé à son écriture le disent : ça va être compliqué, même sur la transparence des algorithmes, ça va être compliqué.

Henri Verdier : Ça va être très compliqué. Je crois quand même que ces dernières années nous ont montré que quand elle a la volonté politique, l’Europe est capable de faire le poids.
Pour ne pas parler du RGPD [21], parce que, là aussi, on pourrait me dire « tout n’est pas parfait » et c’est vrai, tout n’est pas parfait, il y a ces fameux Dark pattern, je ne sais pas si vous en avez déjà parlé à l’antenne, où les entreprises s’échinent à faire croire aux usagers que le RGPD les oblige à faire des interfaces horribles, ce qui n’est pas vrai, on peut faire élégant et simple et respecter le RGPD.
Prenez une toute petite histoire, la directive copyright [27]. Le monde de la presse a dit un jour : « Google News détourne mes flux d’auditeurs ; les gens regardent juste les titres chez Google News, ils cliquent sur la pub chez Google News et c’est en train de me tuer parce que je perds des revenus », ils ont dit : « Il faut partager les revenus ». Le premier pays qui a fait cela c’est l’Espagne. Google a dit : « C’est comme ça ! Je boycotte l’Espagne ! », et l’Espagne a dit : « Bon d’accord, excusez-moi, je reviens en arrière. » Ensuite l’Allemagne a dit : « Il faudrait faire un truc pour financer la presse » et Google News a dit : « Si c’est comme ça, je vais vous boycotter comme j’ai fait en Espagne », l’Allemagne a reculé. La France a dit : « Je crois que… », on a reculé aussi. Et puis on a fait une directive européenne, celle sur les droits voisins [28], elle a été adoptée, six mois plus tard il y avait un accord entre Google et la presse française parce que personne, dans la Silicon Valley, ne boycotte la moitié de son marché. Nous sommes la moitié de leur marché adressable. Ils n’iront pas en Chine, l’Afrique n’est pas encore un marché pour eux, c’est trop pauvre pour eux, donc nous sommes la moitié du marché. En fait, quand on dit « ça va être comme ça ici », eh bien on est capable de l’imposer.
C’est un exemple vérifiable, petit somme toute. Évidemment, les questions incroyables, notamment de la régulation des contenus, les contenus de haine, d’abord on n’a pas toujours tous les mêmes définitions de ce qui est illégal dans les 27, on n’a pas forcément tous la même volonté politique de faire pression : après l’adoption du RGPD, l’Irlande a licencié la moitié des salariés de sa CNIL, c’est quand même dommage ! C’était un signal à un certain nombre d’entreprises disant « restez chez moi, il fera bon vivre. »

François Saltiel : On rappelle que la plupart des entreprises américaines ont leur siège en Irlande.

Henri Verdier : On n’a pas ce degré d’expertise suffisant pour tenir pièce. Je peux vous dire, pour le coup, que mes 15 ans d’entrepreneuriat m’aident. Le nombre de fois où on m’a dit « ton truc c’est complètement impossible ! », j’ai dit « mais si, regarde, tu pourrais designer une API qui, que ». Mais si vous êtes juste un bureaucrate normal, vous vous faites avoir par des discours, vous le savez comme moi, ce sont aussi des choses dont il faut parler. À Bruxelles, il y a plus de lobbyistes que de parlementaires, donc chacun d’entre eux reçoit plusieurs lobbyistes par jour !

François Saltiel : On sait d’ailleurs que les lobbyistes qui représentent les entreprises de la tech sont maintenant les lobbyistes les plus influents, les plus puissants, et ont dépassé les industries classiques de la pétrochimie.

Henri Verdier : Bien sûr, Depuis une dizaine d’années déjà, ils sont passés devant Wall Street pour le financement de la vie politique américaine.

François Saltiel : On a donc bien compris que vous croyez à la puissance de l’Europe de par son nombre, de par le marché qu’elle représente à partir du moment où elle sait faire corps, être solidaire, pour être un contrepoids face à la puissance des GAFAM.
En un mot, parce que cette émission se termine, vous appelez aussi à une nouvelle gouvernance mondiale, alors là on sort de l’Europe, on franchit un pas.

Henri Verdier : Comme il nous reste quatre minutes.

François Saltiel : Il faut savoir faire court. On est un petit peu comme à la Silicon Valley, vous avez un grand projet, la nouvelle gouvernance mondiale, vous avez 30 secondes pour le pitcher et vous voyez si les gens investissent.

Henri Verdier : L’histoire de l’Internet, c’est l’histoire de décisions progressives, empiriques, qui ont créé une espèce de foutoir incroyable. En fait, quand on dit « LA gouvernance d’Internet » , il y a une gouvernance dans le W3C [World Wide Web Consortium] des navigateurs, il y a une gouvernance des noms de domaine à l’ICANN, il y a le forum d’échanges à l’ONU qui s’appelle Internet Governance Forum, il y a plein d’enceintes en fait. Il n’y a pas un grand architecte qui a dit « on va faire un truc propre et carré, voilà où on prendra les décisions ». Des gens se sont réunis et ont dit « on décide ensemble », c’est une histoire de standards de fait. Aujourd’hui c’est parfois sous efficace et c’est très attaqué par un certain nombre de pays : il y a des pays, citons-les, la Chine, la Russie, qui disent publiquement « il n’y a pas de raisons que ce ne soient pas les États qui décident. Reprenons la main, c’est nous qui allons organiser Internet ».

François Saltiel : Pour créer leur propre Internet, un Internet souverain et fermé.

Henri Verdier : Oui. Pour contrôler le nôtre aussi.

François Saltiel : On va dire pour contrôler les standards de demain, pour mettre la main sur les standards.

Henri Verdier : C’est donc aujourd’hui une grosse partie de mon travail : la France essaye d’aller dans l’ensemble de ces enceintes, l’Union internationale des télécoms, l’ICANN, j’en ai énuméré plein, il y en a plein d’autres, pour défendre la primauté des standards ouverts, la gouvernance partagée avec les entreprises et la société civile et la recherche, pas que les entreprises, le fait que les décisions pour Internet doivent avant tout respecter la liberté d’expression, les droits de l’homme et ce n’est pas toujours facile. Ces dix dernières années, je pense que nous avions perdu du terrain, les droits-de-l’hommisme, et je pense qu’après l’Ukraine et le Covid, pour des raisons bizarres qu’on n’a pas le temps de développer, le modèle démocratique reprend du poil de la bête.

François Saltiel : On terminera sur cette note positive d’un ambassadeur qui sait manier la diplomatie autant que le numérique. Merci beaucoup, Henri Verdier, d’être passé dans Le Meilleur des mondes.

Je remercie à la préparation de cette émission et pour sa chronique Juliette Devaux accompagnée par Héloïse Robert, notre stagiaire. À la technique, ce soir, Sofiane Aktib, à la réalisation vidéo, Rubén Karmazyn, et à la réalisation, c’était Colin Gruel.
Le Meilleur des mondes c’est terminé. On se retrouve évidemment la semaine prochaine.