François Saltiel : Bonsoir à toutes et à tous et bienvenue dans Le temps du débat, une émission consacrée ce soir à cette question hautement d’actualité : Enseignement à distance, y a-t-il une bonne solution ?
Diverses voix en off : L’éducation de nos enfants n’est pas négociable. L’école n’est pas négociable.
On a beaucoup progressé sur les aspects techniques, puissance des serveurs, bande passante.
Aussi nous allons fermer durant trois semaines les crèches, les écoles, les collèges et les lycées.
Il faudra donc être assez au clair sur le fait que l’on est sur de la consolidation d’apprentissages.
Mais oui, nous devons préserver l’éducation et l’apprentissage.
Maman, il y a un problème !
Ils avaient une visio prévue à 15 heures cet après-midi, sauf que le site a été piraté, du coup ils ne peuvent pas faire la visio et ils ne peuvent pas se connecter.
D’après les premiers éléments que l’on a, vous savez, c’est sur ce qu’on appelle les environnements numériques de travail, qui dépendent d’un opérateur privé qui a eu un incendie à Strasbourg il y a quelque temps, donc qui n’a pas pu faire faire face à l’afflux de connexions ce matin. Par ailleurs, vous avez des attaques informatiques, apparemment venues de l’étranger, pour empêcher les serveurs de fonctionner.
« Nous nous tenons prêts », c’est par ces mots qu’au mois d’août dernier vous répondiez au Journal du dimanche à une question relative au fiasco technologique qui s’est passé lors du premier confinement le 16 mars 2020. Vous aviez alors évoqué de soi-disant attaques informatiques venues de Russie.
Peut-être que des étudiants, des collégiens, se sont ligués pour louer ce réseau de machines zombies qui va attaquer les serveurs du CNED.
J’espère que techniquement ça va être rétabli dans la journée.
Quasiment rien n’a fonctionné depuis mardi.
François Saltiel : Au lendemain du lundi de Pâques, les cloches des lycées, collèges et écoles ont sonné à la maison, elles ont même sifflé, bugué, craqué, mardi 6 avril pour la deuxième fois depuis le début de cette crise sanitaire. Le ministère de l’Éducation nationale a dû relancer l’enseignement à distance, une récidive qui s’est déroulée dans plusieurs régions françaises dans un certain chaos autant pour les enseignants que les parents et les élèves.
Au-delà des problèmes techniques de cette semaine, qu’avons-nous appris de l’usage et des pratiques de l’enseignement à distance dont le numérique semble une solution utile, nécessaire, mais complexe ? Y a-t-il des alternatives ? Comment l’enseignement à distance doit-il se réinventer ? Quels en sont ses éventuels bénéfices ? Parvient-il à réduire les inégalités scolaires ou creuse-t-il encore un peu plus la fracture dire numérique ? Voici quelques-unes des questions que nous allons mettre sur la table. Nos invités auront près d’une heure pour y répondre en croisant leurs regards et leurs expériences de terrain.
Tel est le programme de ce Temps du débat à écouter en direct jusqu’à 19 heures sur France Culture ou quand vous le voulez sur l’application de Radio France.
Voix off : France Culture, Le temps du débat du samedi, François Saltiel.
François Saltiel : En studio avec nous Sophie Vénétitay. Bonsoir.
Sophie Vénétitay : Bonsoir.
François Saltiel : Vous êtes professeur en sciences économiques et sociales dans un lycée de l’Essonne, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU et vous dénoncez le manque de préparation du ministère dans la mise en place de l’enseignement à distance, dont vous pointez, d’ailleurs, plusieurs dérives.
À distance également depuis la Bretagne, Pascal Plantard. Bonsoir.
Pascal Plantard : Bonsoir.
François Saltiel : Vous êtes professeur d’anthropologie des usages et des technologies numériques à l’université Rennes 2, spécialiste entre autres de l’E-éducation et vous constatez que ces nouvelles modalités réinventent la relation parents-profs et parfois pour le meilleur.
Enfin Laurence Allard est également avec nous. Bonsoir.
Laurence Allard : Bonsoir.
François Saltiel : Vous êtes maîtresse de conférences en sciences de la communication, vous enseignez à l’université de Lille ou encore à Paris 3 Sorbonne Nouvelle et vous nous alerterez sur les problématiques d’inégalité provoquées par l’enseignement à distance. C’est une de vos thématiques.
La première question est pour vous, Sophie Vénétitay. Nous sommes donc à la fin de cette première semaine d’enseignement à distance de la saison 2, quel bilan faites-vous de cette reprise de l’enseignement à distance ?
Sophie Vénétitay : Force est de constater que le bilan est très négatif puisque les outils dédiés à l’enseignement à distance n’ont quasiment pas fonctionné. Que ce soit les outils du CNED ou les environnements numériques de travail, on a eu beaucoup de mal à les utiliser, donc beaucoup de mal à être en lien avec nos élèves. On a quand même, tout au long de cette semaine, perdu des élèves qu’on n’a pas pu contacter d’une manière ou d’une autre. C’est vrai que c’est un terrible sentiment de déjà-vu. On a tous eu ce sentiment, mardi, mercredi, de se retrouver un an en arrière, de se retrouver face à cet écran noir, cette page vide et cette impossibilité de garder ce lien avec les élèves. Certains outils fonctionnaient à peine un peu ce matin et on a pu, peut-être, rattraper quelques élèves, mais le bilan reste très négatif et il est d’autant plus négatif que ça vient un an après le premier épisode d’école à distance.
On aurait pu penser, on aurait aimé, en tout cas nous on l’avait demandé, qu’un bilan soit tiré de la période de l’an dernier, bien sûr un bilan technique mais pas seulement, un bilan pédagogique, un bilan social aussi, parce qu’on a bien vu toutes les problématiques qui avaient émergé à l’occasion de ce premier épisode d’enseignement à distance. Malheureusement, à chaque fois qu’on a demandé au ministère de faire ce bilan pour préparer une éventuelle bascule de l’enseignement à distance, on n’a jamais eu de réponse si ce n’est « on verra plus tard, on en parlera plus tard » ou alors « de toute façon les écoles ne fermeront pas ». Aujourd’hui, ce qu’il y a de plus triste et certainement ce qui nous met le plus en colère c’est que, finalement, les élèves et nous, enseignants, en avons payé le prix fort sur le terrain cette semaine.
François Saltiel : Pourtant on dit que la pédagogie c’est apprendre de ses erreurs !
Comme vous le dites, autant au moins de mars cette situation a surpris tout le monde, c’est vrai que là, pour cette deuxième relance de l’enseignement à distance, on aurait pu imaginer qu’on ait tiré les leçons de la première expérience ; je crois que vous le pensez quand même en partie, Laurence Allard. Qu’avons-nous appris, justement, depuis le confinement de mars ? Quelles leçons les enseignants ont-ils pu tirer peut-être pour leurs pratiques ?
Laurence Allard : Il me semble que l’approche outil sur laquelle vous avez introduit l’émission est justement à relativiser. Ce qu’ont appris les enseignants c’est que, en effet, l’école à la maison c’était plus un immeuble qui était devant eux, où il y avait des questions de tuyaux, des questions de services, des questions de contenu, des questions d’équipement, de forfait, des questions d’espace, de relations familiales, de relations aux savoirs. Finalement, le problème au cours de ce premier confinement est devenu beaucoup plus patent. On a présenté les choses comme un problème d’outils alors que l’école à la maison c’est tout un environnement, c’est tout un système en fait, un dispositif qu’il faut savoir bien décrypter, bien analyser, étage par étage. La leçon c’est celle-ci : c’est un gros morceau qui est un peu apparu devant eux et ce n’est pas seulement un problème d’outils, c’est beaucoup plus vaste comme problématique.
François Saltiel : Il y a eu quand même des efforts d’adaptation par rapport à ce premier confinement où il y a eu l’enseignement à distance, Laurence Allard, parce que – on en parlera bien sûr avec Sophie Vénétitay – vous aussi vous enseignez, on avait peut-être tendance, au début, à dupliquer : ce qu’on faisait à l’école, on s’est dit on va le faire à la maison. On sent quand même, au fil des mois et peut-être sur cette deuxième série, ce deuxième épisode d’enseignement à distance, on a tenté plutôt de le réinventer et de l’adapter à ces nouvelles pratiques.
Laurence Allard : Oui, c’est ça. En effet, sur l’aspect contenu, on s’est aperçu qu’il ne s’agissait pas de reproduire un cours par une simple visio, mais, en effet, qu’il fallait un peu re-scénariser les enseignements, essayer d’alterner à la fois du transmissif et de la mise en pratique, tout ça virtuellement, tout ça à distance. Donc, en effet, il a aussi fallu parfois s’équiper, se former, s’auto-former en regardant des tutos, en regardant d’autres collègues et d’autres types de contenus qui étaient déjà en ligne. Il y a eu, en effet, cette prise de conscience que le mimétisme, l’imitation d’un cours à distance n’était pas la solution.
François Saltiel : D’ailleurs on se rend compte que l’école à la maison est un peu en leurre, puisque l’école, en soi, est un lieu un peu unique.
Pascal Plantard, en tant qu’anthropologue vous travaillez depuis un an maintenant sur l’analyse de l’enseignement à distance au travers de multiples témoignages que vous avez recueillis. Je crois que vous avez aussi entendu des expériences quand même positives.
Pascal Plantard : Je travaille depuis un peu plus qu’un an quand même sur cette question-là, depuis une petite trentaine d’années.
François Saltiel : Effectivement !
Pascal Plantard : Je voulais reprendre ce qui a été dit dès le début par la collègue du SNES-FSU. Le ministère n’a pas fait d’évaluation. Le rôle des chercheurs et des universitaires n’est pas d’attendre le ministère pour faire les évaluations. Nous en avons fait plusieurs à la suite des travaux qu’on menait antérieurement. Quand je dis « nous », je parle du réseau de recherche sur les usages des technologies, Marsouin [1], qui est situé en Bretagne. Nous avons fait une enquête nationale dès le démarrage du confinement du printemps dernier avec un échantillon représentatif de la population française de 2000 personnes, en complément d’enquête sur des parents, des élèves et des enseignants.
Ce que je pourrais dire par rapport à nos résultats de travaux, c’est que, à la fois pour les familles et les enseignants, il y a eu, au printemps dernier, une véritable bascule. D’après nos données, on va dire qu’avant le confinement il y avait un quart des enseignants qui avaient des pratiques numériques un peu élaborées dans leurs classes, la moitié qui avaient des pratiques numériques on va dire simples – projections de diaporamas, usage de l’ENT – et un quart qui ne s’y étaient pas mis du tout.
Il faut vraiment souligner l’effort de la moitié des enseignants qui ont rejoint, finalement, le quart qui avait des pratiques élaborées. On va dire qu’à la sortie du confinement du printemps dernier, les trois quarts des enseignants d’un échantillon quand même représentatif, avec qui on est en contact, avaient basculé pour la principale raison qui était ne pas perdre les élèves, ce qui a été dit encore cette semaine.
Quand on rapporte ça au processus complet de numérisation de la société en mouvement depuis le début de l’épidémie de Covid, ce qui a progressé de manière absolument essentielle c’est le suivi scolaire par les parents, puisqu’on a un taux de progression entre avant le confinement et après de 43 % ; quand je vous dis que, par exemple, faire les courses à distance ce n’est que 11 %, vous voyez le gap. Dans nos autres données, on se rend compte que la communication entre les parents et les professeurs a vraiment explosé au printemps dernier.
C’est d’autant plus décevant, on va dire ça comme ça, que ces données sont connues, qu’il y a eu les États généraux du numérique éducatif [2] et qu’on va rentrer à nouveau finalement, comme vient de le dire Laurence Allard, dans une posture techno-centrée. On est en train de nous raconter que les tuyaux ne sont pas assez gros, que les entreprises qui font ces services ont été dépassées. Quand on entend Esther Baumard, la directrice de l’Open Digital Education, dire que les tuyaux ont été saturés parce que les enseignants se sont tous connectés en même temps, c’est une posture totalement techno-centrée ! Il était évident que les enseignants allaient se connecter en même temps un jour de rentrée d’école à la maison ! Si on avait mis en avant la question des usages et la question pédagogique, il est évident qu’il aurait fallu renforcer les tuyaux et, en particulier, on va dire la gouvernance de ces tuyaux, mais je reviendrai peut-être dessus après une autre question.
François Saltiel : Au-delà des tuyaux, vous nous dites, quand même, que la relation entre les parents et les professeurs a explosé. Je ne sais pas comment on peut qualifier cette explosion. Je crois que vous dites également que ça l’a renforcée, c’est-à-dire qu’il y a eu une implication peut-être plus importante justement des parents au sein de l’école.
Sophie Vénétitay, vous qui êtes en contact direct avec les parents, quelle est votre impression là-dessus ?
Sophie Vénétitay : C’est vrai que les parents d’élèves se sont certainement rendu compte en direct de ce qu’était vraiment la réalité de notre métier. On a beaucoup entendu l’an dernier, au premier jour du confinement, « oh là !, c’est vrai que ce que vous faites c’est difficile, c’est vrai qu’enseigner ça ne s’improvise pas, c’est un métier », ce qu’on dit depuis des années, c’est un métier qui s’apprend. Beaucoup de parents d’élèves nous ont dit « ce n’est pas si simple que ça, on comprend, on va vous répondre » et on a eu beaucoup d’échanges à cette occasion-là. Maintenant, il ne faut pas oublier non plus que c’est quand même une relation qui reste aussi marquée par de profondes inégalités sociales. De la même manière que certains parents d’élèves ont pu se rendre compte de ce qu’était la réalité de notre métier, ont pu relativiser peut-être certains discours un peu anti-profs qui pouvaient exister d’une manière ou d’une autre, on a vu aussi, là je pense peut-être plus à ces derniers mois, des parents d’élèves nous dire qu’ils étaient assez démunis face aux environnements numériques de travail, qu’ils ne savaient pas forcément comment les utiliser. C’est bien beau d’avoir les outils, mais il faut savoir s’en servir. J’ai en tête des réunions de rentrée avec des parents d’élèves auxquels on a expliqué comment fonctionne notre environnement numérique de travail, comment utiliser la messagerie, qu’est-ce qu’on y met pour suivre le travail des élèves.
Peut-être qu’il y a eu, effectivement, une forme de rapprochement entre les professeurs et les parents d’élèves, mais c’est peut-être plus une prise de conscience de la réalité de notre métier et, surtout, ce rapprochement ne doit pas éluder toute la question des inégalités sociales qui sont aussi présentes chez les parents d’élèves. Quand on dit que notre grande crainte encore, suite au chaos de cette semaine, c’est d’avoir perdu des élèves, c’est aussi parce que, en six mois, on n’a pas été capable — et quand je dis « on » c’est au niveau national, au niveau du ministère — de penser cette bascule de l’enseignement à distance dans toutes ses composantes, y compris dans la composante parents d’élèves, y compris dans la composante élèves et plus globalement dans la composante pédagogique.
François Saltiel : On va revenir évidemment sur la question des inégalités, elle est centrale. Justement, pour illustrer vos propos, Sophie Vénétitay, je vous propose d’écouter, de rentrer à l’intérieur des foyers de cette semaine pour voir à quel point les parents ont pu être désarçonnés.
Diverses voix off : Qui peut prendre la parole ?
Il y a beaucoup de cris. Il y a des reproches.
S’il vous plaît !
C’est assez compliqué, car les enfants ne sont pas autonomes tout le temps.
Bonjour à la classe. On va bientôt démarrer. je vois encore des enfants qui arrivent
On n’a pas encore nos marques et puis, honnêtement, moi je ne suis pas du tout informatique.
On a un ordinateur pour cinq.
Le mieux c’est de dire la veille qui, à quelle heure, a des obligations et comment est-ce qu’on peut organiser des temps de concentration et des temps de loisir.
Le complément circonstanciel.
Effectivement, pour déjeuner il faut avoir suffisamment de temps quand même pour préparer des repas équilibrés et prendre le temps pour pouvoir installer, manger, ranger. Parfois oui, gros instinct de culpabilité à se dire qu’on mange en trois minutes, dépêchez-vous pour repartir bosser et reprendre les réunions.
Elle est beaucoup moins patiente et elle pense surtout travail, travail, travail.
François Saltiel : Montage réalisé par Vanessa Nadjar qui réalise cette émission et qui l’a fait avec ses enfants, derrière elle, qui étaient forcément à l’école à la maison. Voilà donc l’illustration par la pratique.
Laurence Allard, j’imagine que la question des inégalités, forcément, vous préoccupe. On aurait pu croire justement à un moment que le numérique, dans son idéal, c’était aussi l’accès à la connaissance et à l’information par tous. Est-ce que, selon vous, ça amplifie les inégalités ?
Laurence Allard : On a bien entendu dans le reportage « on a un ordinateur pour cinq ». Quand on regarde les chiffres d’équipement des Français, les derniers chiffres qui datent de 2020, le référentiel des usages numériques, de fait la population semble bien équipée, 9 sur 10 des Français de plus de 12 ans sont connectés à Internet, il y a au moins un ordinateur dans 86 % des foyers, au moins une tablette dans 49 % et 77 % des internautes de plus de 11 ans sont équipés d’un smartphone. Donc sur le papier, du point de vue des équipements, on peut se dire qu’il y a une bonne proportion de la population qui est équipée. Mais « au moins un ordinateur », ce n’est pas forcément un ordinateur par élève, par exemple, et par parent, donc il va falloir imaginer des négociations entre celui qui est prioritaire, en effet ça peut donner lieu à des conflits. Du point de vue des usages, ce n’est parce qu’il y a un équipement qu’on a un accès immédiat, facilité. C’est aussi un point à prendre en compte pour réfléchir au problème pas seulement du côté des outils, de la technique, mais des usages, des appropriations et de toutes les relations sociales, en fait, familiales, parents-enfants, mais aussi entre les parents, les rapports de genre qui se nouent autour, justement, de ces fameux équipements.
Sur le papier on peut avoir l’impression, en effet, que la France est équipée, qu’il y a aussi des accès, qu’il y a des tuyaux, mais du point de vue des usages et des relations sociales autour de ces outils, eh bien il y a des inégalités de genre, il y a des inégalités entre les enfants au sein d’une même famille, etc.
François Saltiel : C’est vrai qu’on a beau être équipé ce n’est pas pour autant qu’on sait s’en servir.
Justement, Pascal Plantard, vous aimez bien casser le mythe des digital natives, c’est-à-dire ces jeunes dont on dit qu’ils sont nés avec le numérique, qu’ils savent s’en servir, que c’est intuitif. Cette crise sanitaire, justement, qu’a-t-elle démontré par rapport à ce mythe-là ?
Pascal Plantard : C’est vraiment important en fait, vous avez dit « vous aimez bien ». Pour moi, c’est une des questions, centrale, qui est posée à l’éducation aujourd’hui. Vous vous rappelez que le mythe du digital native a été inventé par un journaliste, au début des années 2000, qui opposait digital natives et digital migrants. Moi j’appelle ça « le complexe d’Obélix ». En fait, si les jeunes sont tombés dans le numérique quand ils étaient petits, ils n’ont pas besoin de la potion magique de l’éducation. Or on sait parfaitement – et les enseignants avec qui on travaille le décrivent au moins autant que les travailleurs sociaux ou que les médiateurs numériques, etc. – qu’il y a ce que je vais qualifier de capital culturel numérique, c’est-à-dire qu’au-delà de la possession des machines, de la connexion, etc., il y a des représentations dans différentes familles qui sont excessivement différenciées et ces représentations conduisent, en fait, à des usages très inégaux au sein des mêmes familles : on peut citer, par exemple, ces jeunes qui sont connectés aux réseaux sociaux en permanence, mais, dès qu’on les met devant une commande scolaire ou, quand ils sont un peu plus vieux, un CV ou, quand il faut qu’ils gèrent leurs papiers ! Vous savez qu’il y a tout ce mouvement de dématérialisation qui met aussi à jour qu’une partie des jeunes est aussi en difficulté que les plus vieux. La fracture numérique ce n’est pas une bonne idée, ce n’est pas blanc ou noir, ce n’est pas connecté ou déconnecté, c’est beaucoup plus compliqué que ça. On identifie 18 % des Français qui sont éloignés du numérique, ça fait quand même 12 millions de personnes, ce ne sont pas que des bénéficiaires des minima sociaux et des personnes très âgées. C’est ventilé dans la population avec des situations très différentes.
Ce qui est beaucoup plus important c’est que, pour des familles vulnérables, finalement à force de dire que les technologies c’est une histoire de jeunes, à force de vendre des smartphones avec des images de jeunes, etc., ça conduit, dans certains environnements, à ce que j’appelle le dessaisissement parental. C’est-à-dire qu’on a des parents qui sont déjà fragiles vis-à-vis de l’éducation, en général, de leurs enfants, qui vont être fragiles par rapport à l’école, par rapport à la relation à l’école, et qui vont, on va dire, introjecter cette représentation que le numérique c’est quelque chose de lié aux enfants et qui vont tout laisser filer. Globalement, on commence à étudier ce dessaisissement parental, on commence à essayer de vraiment le mettre sur le devant de la scène. Au printemps dernier, finalement, on s’est tous rendu compte que ce dessaisissement parental n’était peut-être pas uniquement dans des familles vulnérables, qu’il nous traversait tous parce que télétravail + école à la maison + difficultés de connexion, difficultés d’équipement, difficultés culturelles vis-à-vis des environnements qu’on nous propose, ça fait beaucoup de difficultés pour une population qui finit par avoir cette prise de conscience.
Je voulais finir par une étude là-dessus. Dans la même étude, qui s’appelle CAPUNI crise [3], on a fait une enquête auprès des parents et 11 % disaient qu’ils étaient en difficulté sur le suivi des enfants. On est en train de réviser nos chiffres, on pense que c’est plus. Je reste sur les données qu’on a collectées, au printemps dernier c’était 11 %. On a posé des questions sur les difficultés liées à la technologie et les difficultés liées à la demande scolaire, c’est-à-dire d’un côté, comment rentrer dans l’ENT, l’environnement numérique de travail, et de l’autre côté, finalement, comprendre les consignes scolaires. Ce qu’on constate c’est que, pour les familles qui ont des adultes sans diplôme ou très peu diplômés, les difficultés d’interprétation de la commande scolaire sont excessivement discriminantes, à 38 %, là où les difficultés technologiques le sont beaucoup moins, à 14 %.
Ce que je suis en train de vous dire c’est que non seulement on est en train de creuser des inégalités, on va dire de capital culturel numérique, donc autour des usages du numérique, mais, en même temps, nous ne sommes en train d’intégrer que ce qui est en train de se passer doit absolument transformer la forme scolaire. Donc on reste aussi sur une partie des demandes et c’est ça qui est vraiment intéressant dans le nouveau dialogue entre les enseignants et les parents : cette forme scolaire, telle qu’on l’a vécue dans les 40 dernières années et qui glissait sur le numérique depuis le Plan Informatique pour tous [4] de 1985 où ça a bougé très peu, là sur 2020, on voit bien qu’il y a vraiment eu ce que j’appelle un fait social total, c’est-à-dire que là on a du numérique à tous les étages, mais ce numérique commence à être réfléchi. Je trouve ça vraiment intéressant.
François Saltiel : Oui. C’est justement une des vertus de cette accélération, en tout cas de la prise de conscience.
Sophie Vénétitay, justement pour revenir sur ce point des inégalités qui vous touche parce que, j’imagine, vous y êtes confrontée au quotidien, avez-vous aussi senti ce mythe des digital natives ? J’imagine que vous l’avez déjà remarqué avant. Finalement, quand on demande à des enfants d’utiliser des outils numériques au-delà de certaines applications dont ils sont coutumiers, ça devient compliqué, il faut un apprentissage, il faut de la formation, ce n’est pas si simple et c’est peut-être encore moins simple dans certains foyers !
Sophie Vénétitay : Oui. C’est quelque chose qu’on touchait déjà un peu du doigt ces dernières années, mais qu’on a vraiment remarqué, pris de plein de fouet, l’année dernière lors du premier confinement et, encore une fois, ces dernières semaines. Nos élèves ont besoin, comme tout le monde, d’apprendre à utiliser les outils numériques. On est très nombreux à avoir reçu, je prends un exemple très concret, des messages de nos élèves via les environnements numériques de travail, via les adresses mails, où il n’y avait pas d’objet ou alors tout l’objet du mail était la phrase avec la demande des élèves. On a beaucoup d’élèves qui ne savent pas ne serait-ce que communiquer avec nous avec un outil numérique. Quelque part je n’ai pas envie de les blâmer, je n’ai pas envie de leur reprocher : s’ils ne savent pas comment utiliser les outils de communication type messagerie ou autre, c’est parce que, finalement, on ne leur a jamais appris. La question qui va se poser, et qui se pose déjà depuis l’année dernière, c’est comment est-ce qu’on fait en sorte que nos élèves puissent utiliser, de manière raisonnée, les outils qui sont mis à leur disposition dans un cadre scolaire ? À quel moment on leur apprend à utiliser l’environnement numérique de travail ou autre ?
C’est vrai qu’on s’aperçoit que c’est un enjeu primordial, ça aurait dû être un enjeu absolument essentiel de ces derniers mois, ça doit l’être encore plus. En même temps, il ne faut pas non plus leurrer tout le monde sur ce qu’est l’école à distance. L’école à distance ce n’est pas l’école telle qu’on la connaît. La classe que je peux faire en visio ce n’est ma salle de classe dans mon lycée. Il se joue des choses dans ma salle de classe qui ne se jouent pas dans ma salle de classe virtuelle. Finalement, on en vient à la conclusion selon laquelle oui, il faut qu’on apprenne à nos élèves à se servir des outils numériques, à s’en servir de manière raisonnée, à avoir aussi en tête tous les enjeux, je dirais un peu politiques, qu’il y a derrière – si vous saviez le nombre d’élèves à qui on apprend ce que sont les conditions générales de sécurité ou tout ce qui relève de la confidentialité ! –, tout en ayant en tête que ce sont justement des outils qui viennent en appui de ce que fait un professeur, mais qui ne vont pas non plus pouvoir remplacer le professeur et remplacer tout ce qu’on fait dans une salle de classe.
François Saltiel : Justement, pour reprendre la formule de Pascal Plantard, d’Obélix, c’est quoi cette potion magique pour arriver à ça ? C’est plus de formation ? C’est de l’éducation aux médias ? C’est trouver du temps dans le temps scolaire où on va pouvoir former les jeunes à ces outils numériques ? C’est peut-être former un peu plus les professeurs ?
Sophie Vénétitay : Ça passe effectivement par de la formation, de la formation des enseignants, c’est incontournable, la formation aussi des élèves. Sans aller très loin, ne serait-ce que les élèves d’un établissement scolaire soient tous en mesure d’utiliser comme il faut les ressources qu’il y a sur leur environnement numérique de travail pour communiquer avec leurs enseignants et les quelques applications qui permettent de déposer le travail qu’on a pu leur donner d’une manière ou d’une autre, c’est absolument incontournable. Finalement cela renvoie à une question essentielle : comment est-ce qu’aujourd’hui l’Éducation nationale, comment est-ce que les collèges, les lycées, préparent les élèves à être les acteurs d’un monde qui est extrêmement complexe en termes d’informations et comment est-ce qu’on les prépare à se repérer dans ce monde-là et surtout à agir dans ce monde-là ?
Aujourd’hui il y a des initiatives ici ou là, c’est-à-dire qu’on peut effectivement faire de l’enseignement aux médias, on peut présenter certains outils, mais il manque quand même cette dynamique plus générale qui permettrait de se dire « on fait un effort global pour que nos adolescents d’aujourd’hui soient demain des adultes pleinement informés, pleinement conscients et pleinement utilisateurs de tous les outils et de l’environnement numérique qui est le leur. »
François Saltiel : Laurence Allard, justement par rapport à ça, on a quand même vu des enseignants innover quelque part, il y a eu une sorte de forte créativité, certains, par exemple, ont fait des cours en audio, ont essayé d’inventer beaucoup de formes pour contourner, on va dire, toutes ces barrières numériques.
Laurence Allard : Oui, mais de toute façon, depuis un grand nombre d’années, on trouve ce qu’on appelle des ressources éducatives libres sur Internet qui sont le fait d’enseignants, d’instituteurs qui n’ont pas attendu, en effet, ce moment un peu dramatique pour proposer tout un ensemble de ressources, des contenus audio, vidéo, etc. Il y a déjà tout un ensemble de ressources qui existe.
Ce que je voulais ajouter un petit peu en complément de mes collègues, notamment par rapport à Pascal Plantard, c’était cette idée que, finalement, ce moment un peu particulier nous permet d’observer, à travers le prisme du numérique, les inégalités scolaires, qu’il faut répéter, en effet par rapport à la lecture d’un énoncé, etc. Finalement c’est aussi un moment intéressant pour ne jamais oublier que devant l’école, en effet, tous les Français ne sont pas égaux et peut-être que c’est un des points, on va dire, positifs dans ce moment critique que de faire remonter de nouveau cette question des inégalités sociales, scolaires. C’est un usage du numérique comme observatoire qui peut être noté.
Je voulais aussi ajouter sur la dimension digital native qui est, bien sûr, mythique. C’est vrai que c’est le marché qui forme aux usages des jeunes, aux usages divertissants, récréatifs. Ce qui est à la marge quand même observable, notamment pendant le premier confinement, c’est la façon dont justement certains de ces usages, notamment du côté des gamers, ont permis parfois de sauver des situations, notamment du côté de certains enseignants qui n’étaient pas forcément très formés ou qui ne s’y intéressaient pas forcément. Donc il y a eu, comme ça, des formes marginales, de rétro-formation. Des élèves qui ont ouvert, par exemple, un compte Discord pour la classe. Et puis tout ce qu’on ne voit pas, les coulisses, qui sont tous les petits groupes WhatsApp, Snapchat ou Discord que créent les élèves pour justement continuer à s’échanger les informations hors de l’ENT, donc c’est un ENT bis, un peu bricolé, dans lequel il y a beaucoup d’échanges, de conseils : quand on ne sait pas lire un énoncé on s’aide, quand on a loupé la visio pour x raisons.
Il ne faut pas oublier toute cette solidarité entre les élèves et avec les enseignants qui se développe quand même autour de ces applications du marché et pour lesquelles ils sont formés. Ils sont bons en WhatsApp, ils sont bons en Snapchat, ils sont bons en toutes ces applications et elles leur sont quand même utiles pour justement mieux utiliser l’ENT et mieux suivre l’école à distance.
François Saltiel : C’est finalement toujours une des vertus de la crise, c’est parfois la solidarité.
L’avez-vous remarqué, Pascal Plantard, ce qu’évoque Laurence Allard, ces procédés de rétro-formation où les élèves vont pouvoir peut-être expliquer, cette fois-ci aux professeurs, l’usage de certains outils dont ils ont davantage la pratique.
Pascal Plantard : Absolument. Je vais compléter ce que vient de dire Laurence Allard en parlant de braconnage, en fait. En plus du bricolage, il y a intégration des pratiques numériques personnelles des jeunes en situation de crise. Évidemment, c’est différent entre les lycéens, les collégiens et les plus jeunes, mais clairement, dans ce qui remonte dans nos données sur les lycéens, ça a été aussi des transformations de dynamique de groupe où le gamer qui était dans son coin, pas forcément bien considéré, est devenu une espèce de leader virtuel dans les groupes à côté et c’est là-dessus, je pense, qu’il faut qu’on réfléchisse vraiment. Il y a de vraies questions : l’approche techno-centrée est complètement dépassée que ce soit du point de vue du ministère ou du point du numérique globalement à l’échelle nationale. Ça nous met au pied du mur. Dans ce contexte-là, le mur c’est aussi re-réfléchir la forme scolaire classique.
Nous avons fait une expérimentation avec des collégiens, 500 collégiens qui ont joué sur des tablettes à des jeux pour faire ressortir leurs capacités à entrer en compétition et en égoïsme ou à être altruistes et en coopération. On a croisé ça avec les notes. Je vous garantis que ceux qui sont altruistes et qui sont dans la coopération – vous savez la coopération, ce sujet presque central du numérique – eh bien ce n’est pas un avantage pour ce qui est des résultats scolaires. Il faut absolument qu’on intègre ces signaux-là dans le dialogue qu’on a avec les enseignants, ce sont vraiment des choses qui les font réfléchir là-dessus, parce que, comme le disait Laurence Allard tout de suite, derrière ça il y a d’énormes intérêts économiques. Les GAFAM, Google en particulier, s’intéressent énormément aux données de l’éducation et à l’éducation. Et ce n’est pas ce modèle-là que nous avons. Il est, pour le moment, trop inégalitaire. Il faut le transformer. Il faut lui redonner un sens citoyen et démocratique. Les usages des technologies numériques peuvent développer une forme de pouvoir d’agir, une forme d’émancipation qui est tout à fait cohérente avec ça, mais, pour le moment, ce n’est pas le cas, ce n’est pas encore le cas.
François Saltiel : Vous avez évoqué justement le mot « mur ». il me semble qu’en anglais, Pascal Platard, ça se dit the wall. Je vous propose une petite reprises des Pink Floyd.
Voix off : France Culture Le temps du débat du samedi, François Saltiel.
François Saltiel : Voilà comment Another Brick In The Wall se transforme en Another window on the zoom. C’est une reprise qui a d’ailleurs été retwittée, je crois, par le ministre de l’Éducation nationale et qui témoigne d’un propos que vous partagez peut-être avec lui sur ce coup-là. Finalement, il y a un problème de sémantique parce que, vous le disiez tout à l’heure, l’école à la maison, on ne fait pas l’école sur Zoom, on ne fait pas l’école en visioconférence. L’école c’est une expérience, ce n’est pas juste une transmission de savoirs.
Sophie Vénétitay : Je ne doute pas que le ministre de l’Éducation nationale aura apprécié ce petit intermède musical. Après, si on revient sur ce qu’est la réalité d’une salle de classe : dans ma salle de classe, en présentiel, il y a des interactions avec les élèves ; il y a un espace que j’occupe ; il y a des échanges entre les élèves, entre les élèves et moi, et finalement, le plus important et ce qui est vraiment le cœur de notre métier, c’est qu’il y a un collectif qui se forme entre les élèves entre eux et dans les relations avec l’enseignant.
Quand on bascule sur de l’école à distance, notamment sur la visio, on perd le côté collectif puisque, finalement, les élèves sont isolés les uns des autres, parfois on ne les voit pas, ce qui est tout à fait compréhensible d’ailleurs. Au-delà des problèmes techniques on peut aussi se demander si on doit voir, si on doit rentrer dans l’intimité des élèves. Quand la caméra s’allume et que je vois la chambre de mes élèves, est-ce que, finalement, ça ne va pas trop loin ? Toutes les interactions que je peux avoir en classe, c’est-à-dire un élève qui va lever la main, je vais aller voir auprès de lui ce qui se passe, ce qu’il n’a pas compris, comment est-ce qu’il faut lui réexpliquer, ce qui va se jouer dans les regards, ce qui va se jouer dans les interpellations, tout cela on ne le voit plus quand on est sur une visio. C’est pour ça qu’on dit que l’école à distance, l’école en visio ce n’est pas l’école dans la salle de classe et ça ne pourra, de toute façon, pas l’être au regard des considérations techniques et des considérations technologiques.
Ce qui fait quand même le cœur de notre métier c’est que c’est un métier humain, c’est un métier de relations humaines, c’est ce que je vais percevoir de la part de mes élèves, c’est ce que je vais percevoir de leurs échanges entre eux, parfois aussi avec des conflits, il ne faut pas se leurrer, il ne faut pas l’oublier. Mais tout ça, tout ce qui fait, je dirais, la dimension humaine de notre métier, on ne le trouve plus dans l’école à distance, notamment dans les visios.
C’est pour ça que nous, depuis le début, on dit qu’il faut tout faire pour éviter la fermeture des établissements scolaires, pour éviter une nouvelle bascule dans l’enseignement à distance. L’année dernière on s’est pris de plein fouet le premier confinement, en quelques jours on a essayé de bricoler l’enseignement à distance, au bout de 48 heures on s’est rendu compte, par la force des choses, qu’on ne dupliquait pas nos cours dans l’enseignement à distance. On est sorti du confinement, on s’est rendu compte de tous les élèves qu’on avait perdus. C’est vrai que notre leitmotiv, depuis le mois de septembre, c’est de dire « faisons tout pour ne pas fermer les établissements scolaires ». Malheureusement, on en est arrivé à cette situation en dépit de toutes les alertes qu’on a pu faire. Là aussi, c’est un plan sur lequel il n’y a pas d’écoute de la part du ministère. Aujourd’hui on est dans cette situation d’école à distance, cette semaine et à la rentrée pour les collèges et les lycées. Mais nous on a quand même tiré les leçons de cette période du premier confinement en étant tout à fait conscients que ce qu’on fait ce n’est pas l’école, ce n’est pas la reproduction de l’école en présentiel, c’est autre chose. C’est maintenir le lien avec les élèves, s’assurer que, finalement, on ne les perd pas, mais ce n’est pas l’école au sens strict du terme parce que ce qui fait le cœur de l’école n’est pas transposable dans une relation à travers caméra interposée.
François Saltiel : Ce qui m’intéressait aussi, avec la reprise de cette chanson, ce n’était pas uniquement, je vous rassure, pour faire plaisir au ministre de l’Éducation nationale, c’était d’entendre le mot « Zoom » puisque c’est une plateforme sino-américaine.
Tout à l’heure j’ai entendu WhatsApp, plateforme américaine, Facebook, Discord ou autres. On se rend bien compte, quand même, qu’on ne dispose pas, du coup, des outils pour pouvoir faire justement cet enseignement à distance. Quand vous avez parlé de bricolage c’était un peu ça : les outils ne fonctionnaient pas très bien, tac !, on a basculé sur Zoom, etc. Laurence Allard, est-ce que ça ne pose pas une véritable question, un véritable problème de souveraineté des données, de protection des données ?
Laurence Allard : On le voit aussi avec Ma classe à la maison [5], la classe virtuelle, puisqu’elle appartient à une société étasunienne, Blackboard, avec des serveurs Amazon. Donc voilà ! Même du côté des ENT et du CNED on a déjà ce problème de souveraineté !
En même temps, du côté de l’enseignement supérieur, il y a toute une offre de cours à distance qui s’est développée depuis 2014 avec, par exemple, la plateforme FUN [6], France Université Numérique, donc il y a eu des moyens, il y a des compétences, il y a des formes qui s’inventent. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas, en France, notamment du côté du côté des cours en ligne, des expériences, des propositions et des infrastructures. C’est peut-être aussi du côté de l’Éducation nationale de tuyauter un petit peu ces offres entre le secondaire, le supérieur.
Je voudrais juste, en écoutant ma collègue, répéter que si on pouvait sortir du paradigme de la téléprésence. Comme elle le dit, c’est autre chose et je pense que cette autre chose est quelque chose qui est plus du paradigme de l’audiovisuel, de l’audiovisuel numérique qu’il faut inventer. C’est presque un travail de réalisation, de production de contenus qu’il faut mettre en place pour une école numérique que simplement reproduire, en effet, une fausse présence, une téléprésence qui, de fait, est toujours frustrante pour tout le monde. Là, en effet, on doit s’attaquer à former, à penser des contenus qui sont de la production, on est plus du côté Netflix, quasiment, que des télécommunications !
François Saltiel : Netflix, on revient une nouvelle fois à une plateforme américaine.
Pascal Plantard, vous qui travaillez sur ces questions depuis 30 ans, est-ce qu’on pourrait faire l’enseignement à distance sans les GAFAM, sans les plateformes américaines, sans ces outils-là ?
Pascal Plantard : Eh bien il va falloir !, comme ça au moins c’est clair ! Il va falloir d’abord parce que ce qu’on a constaté au printemps c’est que, finalement, ils arrivaient par les pratiques extérieures à l’école, c’est-à-dire par les usages ordinaires, particulièrement des enfants et des adolescents. Le modèle économique des GAFAM c’est l’économie de l’attention. On cherche à capter l’attention. Effectivement, quand d’autres dispositifs ne marchent pas, eh bien les enseignants se sont retrouvés à bricoler avec les outils des GAFAM.
Mais il y a des contre-exemples. Pourquoi les GAFAM sont-ils aussi présents ? Pourquoi délocalise-t-on autant de moyens à l’extérieur de l’Éducation nationale ? Pourquoi les territoires sont-ils aussi hétérogènes en termes d’offres d’environnements numériques de travail et de ressources pédagogiques ? Tous ces pourquoi-là auraient besoin d’être un peu explicités. Je ne vais pas faire mon Breton local, mais quand même un peu !
En Bretagne il y a un ENT qui s’appelle Toutatice [7], qui est basé sur une plateforme d’enseignement à distance libre, on dit un LMS [Learning Management System], qui s’appelle Moodle [8], qui est hébergé et qui intègre ensuite des offres privées, certes, mais le socle est public, géré par des agents publics et par une DSI publique. Quand il y a des problèmes de tuyaux, ça cause avec les collectivités territoriales, la région en tête évidemment. J’ai quand même quelques antennes dans d’autres académies, force est de constater qu’avec ce modèle-là on a peut-être un peu moins de soucis qu’avec un modèle, on va dire, totalement externalisé, tant les ingénieurs, que les tuyaux, que les disques, etc.
Quand je vous dis « il va falloir » c’est parce qu’en même temps, ce qui s’est passé pendant le confinement, c’est qu’une grande partie des enseignants a récupéré ce que moi je vais qualifier de liberté pédagogique numérique. Les offres des EdTech, les offres des GAFA, ont été utilisées en communication, on est bien d’accord. Mais, au sein des disciplines, ce qui va être utilisé ce sont des logiciels qui sont, la plupart du temps, produits par les enseignants eux-mêmes dans des logiques coopératives, je pourrais vous citer par exemple Sésamaths [9] pour les professeurs de mathématiques et ce n’est pas la seule ressource. Suite à l’appropriation des technologies numériques par les enseignants, une fois qu’ils auront intégré tel ou tel outil, en fait il va y avoir un effet prescripteur vis-à-vis des parents, c’est-à-dire que les parents vont utiliser ce que leur proposent les enseignants. C’est toute une chaîne d’appropriation qui a besoin d’être structurée sur le plan pédagogique et sur le plan des usages pédagogiques, mais, en même temps, d’être réfléchie au niveau politique comme vous le disiez tout à l’heure, vis-à-vis d’une indépendance, vis-à-vis des intérêts privés.
C’est vraiment un gros sujet pour moi. La relation avec les parents a été vraiment quelque chose de très important dans le premier confinement ainsi que la prise de conscience des enseignants de l’évolution nécessaire de la forme scolaire classique vers des hybridations. Je reprends ce qui a été dit tout à l’heure : ça fait 40 ans que les collègues qui travaillent sur l’enseignement à distance se creusent la tête pour recréer de la présence à distance, sachant qu’ils travaillaient plutôt sur des formations d’adultes et des universitaires. Il est absolument évident que la solution de l’école à distance n’existe pas. On ne peut aller que vers une forme hybride, mais il faudrait d’abord savoir ce qu’on veut faire de l’école.
Je ne suis pas d’accord pour que les données de nos enfants et que l’école soit soumise à de telles pressions économiques qu’on en arrive au crash qui s’est passé toute cette semaine.
François Saltiel : Merci Pascal Plantard. Je retiens que vous ne voulez pas faire votre Breton, comme vous avez dit, même si vous avez évoqué Obélix tout à l’heure, donc un village gaulois qui doit résister face aux GAFAM.
En 20 secondes, Sophie Vénétitay, qu’est-ce que vous attendez à la suite des vacances, quand ça va reprendre. Avez-vous un espoir ?
Sophie Vénétitay : Déjà, on espère que le 26 avril les choses se passeront mieux. Ça signifie qu’il y a 15 jours pour vraiment parer au plus urgent et faire en sorte que des solutions soient opérationnelles pour le 26.
Ensuite, il va falloir vraiment tirer des leçons de cette nouvelle séquence d’école à distance, toutes les leçons, pédagogique, organisationnelle et technologique.
François Saltiel : On aura le temps d’en reparler, je l’espère, puisque ça fera l’actualité.
Merci à tous les tous les trois de m’avoir accompagné dans cette émission. Je remercie Théo Gommart à la technique, Seham Boutata à la préparation et Vanessa Nadjar et ses enfants, puisqu’elle était en télétravail à la réalisation, bien présente aujourd’hui…