- Titre :
- En quoi les GAFAM nous dominent ?
- Intervenants :
- Tristan Nitot - Olivier Ertzscheid
- Lieu :
- MOOC-CHATONS#1 - Internet, pourquoi et comment reprendre le contrôle - Les GAFAM, c’est quoi ? Et en quoi c’est un problème ?
- Date :
- décembre 2019
- Durée :
- 14 min 50
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- captures d’écran de la vidéo
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Tristan Nitot : La première citation c’est une citation de Marc Andreessen qui était justement mon ancien patron, cofondateur de Netscape, maintenant patron de Andreessen Horowitz qui est un des plus gros investisseurs en capital risque, on l’appelle le banquier de la Silicon Valley, il a tout compris comment le système marche et il déclarait il y a quelques années déjà « le logiciel dévore le monde ». C’est une évidence et c’est une évidence qu’il faut rappeler parce que le logiciel est tellement partout, il est arrivé on n’a pas bien réalisé.
Dès que vous utilisez une machine aujourd’hui – peut-être à part votre vieux lave-vaisselle, mais même dans les nouveaux lave-vaisselle il y a du logiciel dedans –, mais votre smartphone est bardé de logiciels et derrière il communique vos data à des serveurs qui tournent avec du logiciel. Donc le logiciel a touché tous les compartiments de la société, tous nos actes de la vie quotidienne, même dans nos voitures, maintenant nos voitures sont des ordinateurs avec des roues et ça sera de plus en plus vrai quand il y aura de plus en plus d’électrique et de moins en moins de mécanique.
Donc le logiciel dévore le monde et ça n’est qu’un début, c’est-à-dire que ça va être de plus en plus ou de pire en pire, je ne sais pas, en tout cas oui, de plus en plus de logiciel. Ça c’est une première chose.
Deuxième citation, c’est Lawrence Lessig [1] qui, en 1999, a écrit un article qui est devenu tellement populaire qu’il en a écrit un livre et qui écrit dans son livre qui est Code and other laws of cyberspace, donc « Le Code et les autres lois du cyberespace », il dit en gros « le code c’est la loi ». C’est-à-dire qu’au 20e siècle, au 19e siècle, celui qui faisait les lois, le régulateur, celui qui décidait de ce que les gens pouvaient faire ou ne pas faire dans leur vie quotidienne, c’était un juriste ou un ensemble de juristes dans une structure, un parlement dans le cas d’une démocratie, où on décide de la loi, ce que les gens ont le droit de faire et de ne pas faire.
Olivier Ertzscheid : Ce que Lawrence Lessig connaît très bien.
Tristan Nitot : Oui. Lessig, bien sûr, est un juriste, un constitutionnaliste américain très brillant et, en plus, candidat à la primaire démocrate de l’élection américaine précédente, candidat malheureux évidemment. Il connaît très bien ça et il explique que maintenant, au 21e siècle, ce n’est plus pareil. Au 21e siècle ce sont les informaticiens, les développeurs, les gens qui écrivent le code qui décident de ce qu’on peut faire ou ne pas faire, parce que quand on écrit du code, du logiciel, on décide de ce que l’ordinateur fait ou pas. Mais comme ce que je disais précédemment, le logiciel a dévoré nos vies, eh bien en fait les informaticiens décident de ce que vous pouvez faire ou ne pas faire avec vos objets du quotidien : est-ce que je peux exporter les données de mon capteur de rythme cardiaque ou de nombre de pas, qui sont des données hyper-personnelles puisque ce sont des données qui viennent directement de mon corps, est-ce que je peux les récupérer ou bien est-ce qu’elles sont automatiquement envoyées en Californie et je ne peux les récupérer qu’en payant ? Ça c’est eux qui décident. Donc c’est celui qui a écrit le code ou son patron qui lui a dit : « Tu vas écrire le code de façon à ce que les données qui sont issues du corps de l’individu soient rapatriées automatiquement en Californie. » C’est lui qui décide.
Plus concrètement, je vais sur la page web du Figaro avec mon mobile et à chaque fois il me dit : « Voulez-vous installer l’application ? – Non ! Sinon je l’aurais déjà fait ! Ça fait mille fois que tu me demandes si je veux installer l’application. » Ils ont décidé qu’ils te poseraient la question à chaque fois, pour t’emmerder, pour qu’à la fin, de guerre lasse, tu installes l’application parce que l’application va te pomper des données, elle va te traquer et elle leur rapporte plus de valeur que si tu consultes depuis ton navigateur web. Ça aussi c’est un programmeur ou son patron qui ont décidé qu’à chaque fois qu’on arrivait sur le site du Figaro depuis un smartphone on proposait d’installer l’application. Et sur des choses aussi simples que ça, cette frustration que j’ai plusieurs fois par semaine quand je tombe sur un article du Figaro, ça démontre que quelqu’un décide de me poser la question jusqu’à ce que j’en aie marre et que j’abandonne et que j’installe leur maudite application, ce que je n’ai jamais fait et que je ne ferai probablement jamais.
Donc ils décident de ce que moi j’ai le droit de faire ou pas. Ils décident de m’emmerder ou pas, de me permettre de faire les choses ou pas.
Donc le code c’est la loi, c’est ça que dit Lawrence Lessig.
Le problème c’est que le développeur n’est pas élu, il n’y a pas d’élections pour décider de ce que fait son truc et bien souvent il a un pouvoir sur moi, c’est-à-dire que si j’ai commencé à utiliser une application ou un logiciel, dedans il y a mes données, il y a tout un historique, ça va être difficile pour moi d’en sortir et une fois que je suis dans la nasse, en fait il va pouvoir serrer la vis et me demander de faire des trucs ou d’accéder à plus de données, etc., et je n’ai pas trop le choix parce qu’il y a un égo qui s’installe et je suis perdant parce que je suis déjà pieds et poings liés, coincé dans l’appli. Par exemple, il y a quelques mois, l’application Uber a décidé qu’elle ne fonctionnerait bien que si la géolocalisation, c’est-à-dire le fait de pouvoir vous pister et de savoir géographiquement où vous êtes, elle ne fonctionnerait bien que si elle pouvait vous pister tout le temps, même quand vous n’êtes pas dans un taxi. Et c’était soit vous étiez d’accord pour accepter d’être pisté 24 heures sur 24, soit il fallait complètement désactiver la géolocalisation et, du coup, l’application devenait totalement inutile. Moi j’ai quitté, j’ai fermé mon compte Uber à ce moment-là. Il y a un moment, quand on me met le couteau sous la gorge, je ne trouve pas ça super drôle.
Ça prouve bien qu’il y a un rapport de force qui se met entre les gens qui font le logiciel et nous utilisateurs. Et ce ne sont pas des lois, ce ne sont pas des gens qui sont élus, ce n’est pas possible de faire appel. Ils prennent des décisions qui impactent littéralement des milliards de personnes, Facebook c’est plus de deux milliards de personnes par mois, et quand ils décident de faire une connerie avec nos données personnelles c’est très difficile de les faire changer d’avis. On n’a pas de poids, en fait, par rapport à eux. Alors que dans un système démocratique, si la loi est injuste, eh bien il y a un juge, on peut aller en justice et faire changer les choses. Dans le numérique ça n’existe pas.
Donc on a finalement une régression sociétale, c’est que avant, au moins la loi était faite par des hommes de loi qui avaient sûrement leurs défauts, mais aujourd’hui c’est fait par des gens qui veulent gagner un maximum d’argent et qui ont comme slogan, c’est le cas chez Facebook, « aller vite et casser des choses ». Oui, mais effectivement ils cassent tout, ils cassent des vies, ils cassent des lois, ils cassent ta vie privée, ils cassent la société.
Et enfin, la troisième citation qui est un contrepoint de la deuxième, toujours de Lawrence Lessig, c’est Code is law, « Le code c’est la loi » et la suite c’est architecture is politic. C’est-à-dire que la façon dont on architecture le système d’information c’est faire de la politique. C’est décider qui a le contrôle.
Aujourd’hui il y a une énorme concentration du pouvoir dans les mains de quelques patrons de plateformes. Des Facebook, il n’y en a pas 36, il y en 1 et des concurrents de la taille et de l’influence de Facebook, il n’y en a pas beaucoup, il y en a au maximum une dizaine. Les GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Microsoft – les BATX [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaom], les NATU [Netflix, Airbnb, Tesla, Uber], donc des Asiatiques ou les Uber, Airbnb, etc., les grandes plateformes il y en a littéralement une dizaine, une douzaine, et ces gens-là concentrent énormément de pouvoir. Leur approche est dans une logique de concentration. Un Google, un Facebook vous disent : « Donnez-moi toutes vos données et je vais vous rendre des services dont vous ne pourrez plus vous passer ». Et c’est le cas. Si on prend Google, Google vous offre un moteur de recherche et il garde votre historique de questions, de recherches. Évidemment, avec cet historique de questions, il sait tout sur vous, vos interrogations, même des choses qu’on n’oserait pas dire à son médecin : tu te lèves le matin, tu as une rougeur mal placée, déjà c’est… tu ne sais pas si tu vas en parler à un médecin parce que c’est quand même un peu (gênant)…, « Docteur… Euh… », eh bien tu poses la question à ton moteur de recherche et sans te poser la question que ce truc-là est enregistré. Ton moteur de recherche n’a jamais fait le serment d’Hippocrate, donc tes données ne sont pas particulièrement en sécurité chez lui, surtout que lui, son job c’est de monétiser cette information, donc qui sait ce qu’elle va pouvoir devenir ! Donc il y a déjà une intimité du moteur de recherche qui sait beaucoup de choses sur toi.
Après il t’offre aussi Google Chrome, un navigateur qui va donc conserver ton historique de navigation qui lui est communiqué et tous les mots de passe que tu stockes sont aussi envoyés à Google. Bon !
Et puis il offre aussi des tas de services sur le Web qu’on ne remarque pas, genre Google Analytics qui est le système le plus populaire utilisé pour traquer les internautes et savoir ce qu’ils font sur les sites web, il est distribué partout.
Et tous ces systèmes-là qui servent à traquer chacun.
Et puis vraiment, la cerise sur le gâteau c’est Android, le système d’exploitation mobile qui est donné gratuitement à Samsung, LG, Sony, qui sont pourtant des multinationales extrêmement riches. Ce système Android est donné avec un contrat et ce contrat dit : « Je vous donne Android gratuitement — Android a coûté des milliards à développer, littéralement des milliards, sans exagération — je vous donne Android, ça vous évite de dépenser des milliards pour développer un concurrent, mais en échange vous êtes obligé d’intégrer les applications gratuites, je vous rassure ! gratuites, que sont Google Search, donc le moteur de recherche, Gmail la messagerie, comme ça je saurais à qui vous écrivez, ce que vous écrivez, quand vous écrivez, depuis où vous écrivez, Google Maps, comme ça j’ai accès à votre GPS, je sais tout le temps où vous êtes géographiquement, quels sont tous vos déplacements, Google Calendar comme ça je sais qui vous avez prévu de rencontrer et Google Photos, pareil, et YouTube, évidemment, j’allais l’oublier tellement il est évident ». Bref ! Tout ça c’est cadeau pour les grands fabricants qui ont signé un contrat ; ils sont obligés de les mettre dans les téléphones de façon proéminente et, en fait, tout ça ce sont des chevaux de Troie. Ces applications arrivent gratuitement via le téléphone et même, ça subventionne le téléphone. C’est pour ça qu’un Samsung est moins cher qu’un iPhone, c’est parce que Samsung ne paye pas le logiciel qui vaut des milliards qui tourne dessus. Et ce sont des chevaux de Troie, c’est un cadeau qui vous est fait, « cadeau » ! Et il est là pour vous pomper vos données personnelles et savoir absolument tout de vous pour que un, on puisse vous envoyer de la publicité ciblée qui est, en fait, le cancer de l’Internet et du numérique en général et deux, vous fournir des services personnalisés auxquels vous êtes accro ce qui fait que vous ne pourrez jamais partir.
Ça c’est le modèle de fonctionnement actuel du numérique avec cette apparente gratuité à laquelle on a du mal à résister parce qu’on se dit que si c’est gratuit eh bien on ne peut rien perdre, l’esprit humain est mal fichu, alors que de temps en temps il vaudrait mieux payer quelque chose, pas forcément très cher, et être libre de faire ce qu’on veut, mais ça l’esprit humain est suffisamment mal fait.
Donc tout cette concentration de data chez un Google, chez un Facebook et chez ces grandes plateformes, elle nous rend complètement dépendants.
Si on veut être libre il ne faut pas être dépendant, je suis désolé d’enfoncer des portes ouvertes, mais ça veut dire qu’il faut construire un internet qui n’est pas centralisé.
Olivier Ertzscheid : Ce qui m’a beaucoup frappé sur le positionnement des GAFAM par rapport au secteur du Libre, c’est l’évolution qui a eu lieu depuis trois/quatre ans où on a vu, finalement, ces plateformes-là basculer en logiciel libre ce qu’était leur cœur de technologie, c’est-à-dire le rendre accessible. Un des derniers en date c’était Amazon, par exemple, qui a basculé son système de recommandation, qui est pourtant vraiment le nerf de la guerre, ce sur quoi le camarade Bezos a construit son empire, puis Amazon annonce que ce qui code ce système de recommandation devient accessible à n’importe qui. On se dit qu’ils sont fous, qu’est-ce qu’il leur prend, parce que pendant des années on nous a expliqué que c’était du secret industriel, que tout était bâti là-dessus et puis ils mettent ça en libre accès. En fait, derrière le basculement qui s’opère, c’est que ce qui est devenu stratégique pour des boîtes de cette taille-là et avec cet enjeu-là ce n’est plus tellement le code en lui-même c’est la capacité de détenir les données qui vont permettre ensuite d’alimenter les stratégies de machine learning ou de choses comme ça. Donc il y a une bascule qui se fait avec ce qu’était le nerf de la guerre et ce sur quoi toutes les logiques propriétaires se cristallisaient, qui était le code, et aujourd’hui, en tout cas à l’échelle des plateformes, c’est plutôt du côté des données que se passe la vraie guerre d’enjeux et d’établissement d’un territoire totalement privé.