En 2024, Microsoft reste-t-il une entrave pour le Libre ? Pas Sage en Seine 2024

Bonjour à toutes et à tous. Je suis content d’être là.
La question de la conférence est très claire, ici posée. Je vais prendre quelques précautions quand même. Je vais avoir un point de vue parfois un peu subjectif. L’idée c’est plutôt de vous éclairer sur certaines choses et, après, vous ferez vos propres conclusions. Je vais avoir un regard lié à mon parcours, c’est-à-dire que je suis vice-président de l’April, mais, surtout, j’ai beaucoup focalisé, par le passé, sur toutes les questions du lien entre monde associatif et logiciel libre. C’est vrai que je n’ai pas un regard très pointu, très avancé, sur tout ce qu’a fait Microsoft pour le Libre ces derniers temps, je ne sais pas comment on peut reconnaître cela, du coup ce n’est pas ma question, donc, dans la conclusion je serai peut-être un peu partisan, vous en ferez ce que vous voudrez.

La présentation se base sur deux tribunes qui ont été publiées sur le site de l’April, qui sont les aboutissements d’un travail de recherche un peu sur Internet et puis de la connaissance de réseaux associatifs et du fonctionnement associatif, donc, ce n’est pas forcément complètement juste. Encore une fois, c’est plutôt vous présenter un état des lieux pour que vous puissiez avoir conscience de cela, éventuellement contredire, ça m’intéresse d’avoir des contradictions si vous avez rencontré des situations qui ne sont pas cohérentes avec ce que je vais présenter.
Je donnerai les liens vers le support de la présentation, ils seront disponibles après, je ne les ai pas transmis en amont donc, pour l’instant, ils ne sont pas accessibles.

Je fais une toute petite introduction, un retour en arrière au début du logiciel libre en France.
On ne peut pas nier qu’il y a eu une forme de cristallisation d’une certaine frange de libristes sur Microsoft qui, finalement, représentait à cette époque-là une structure qui faisait la promotion du logiciel privateur, des logiques privatives, etc. ; je pense que tout le monde se l’accorde. Après, ce sur quoi on pourrait négocier, c’est quelle est la frange, quel est le nombre de libristes qui se sont focalisés sur cette question-là et les autres libristes, qui avaient d’autres intérêts, d’autres combats, en tout cas, d’autres promotions du Libre et de défense du libre. En tout cas, oui, c’est clair que Microsoft, à l’époque, représentait vraiment la structure contre laquelle il fallait lutter quand on était libriste.

Là, on va commencer à avoir un retour global. C’est pareil, on peut quand même se poser la question de la réalisation de l’utopie initiale du logiciel libre. Le logiciel libre, naissance aux États-Unis, milieu des années 80. Donc, là, on est plutôt à 35 ans, bientôt 40 ans de logiciel libre en France. On va commencer à pouvoir avoir un retour critique sur l’utopie initiale où on voulait, finalement, une informatique émancipatrice, etc. Le fait est que le Libre n’a pas complètement atteint son objectif, quand on voit justement le pouvoir acquis par des structures – évidemment, là j’ai pris Microsoft, mais on peut évidemment prendre Google, Amazon, Facebook, les GAFAM, les Big Tech d’une manière générale. On regarde souvent du côté américain, mais, évidemment, il faudrait regarder côté russe, côté chinois, ce qui, à priori, est encore pire, puisque c’est encore moins proche de nos idéaux. Bref !
Ce que je voulais dire c’est que, sur cette temporalité, ces structures-là ont acquis des fortunes colossales et, du coup, ont acquis aussi un pouvoir d’influence qui devient, de mon point de vue, extrêmement critique pour nos démocraties. Je crois que je le redis plus tard dans la conférence : Microsoft a une cotation en bourse qui équivaut, maintenant, au PIB du Canada, quand même ! Donc ça pèse ! Quand on veut faire du lobbying auprès de la Commission européenne, on a des moyens, on a la capacité de mettre des gens en place, d’asséner des choses, de faire des propositions de loi. On a de la ressource, on peut vraiment peser, influencer quand on veut qu’une loi aille dans un sens et certainement pas dans un autre.
J’ai tendance à défendre la Commission européenne, même si elle est souvent en retard de phase. On voit quand même, ces derniers temps, des amendes assez importantes qui pèsent, qui font que la Commission européenne n’a pas forcément envie de se laisser faire. Encore une fois, il y a parfois un décalage de phase, mais je trouve que l’Europe essaye, en tout cas, a conscience de cette problématique. Elle n’a pas toujours les outils pour y répondre, mais elle en a conscience.
Ça, c’était plutôt pour un retour en arrière.

Solidatech

Là, je vais m’attacher à montrer comment des firmes comme Microsoft jouent sur la logique de soft power.
J’ai pris une structure qui s’appelle Solidatech [1], peut-être que certains ou certaines d’entre vous en ont entendu parler. Solidatech est une branche ou un programme, on ne sait pas trop, ils appellent ça « programme », des Ateliers du Bocage [2] qui est une Scic, une Société coopérative d’intérêt collectif, dans la galaxie Emmaüs. C’est dans les Deux-Sèvres. C’est une ESUS, Entreprise solidaire d’utilité sociale, parce que cette entreprise fait de l’insertion, emploie des gens pour reconditionner des ordinateurs pour des questions environnementales, etc. Encore une fois, c’est une Scic, c’est une forme où, justement, on questionne le droit du travail, on fait un peu plus attention à toutes ces questions-là que dans le monde traditionnel du travail. Cette structure, Solidatech, bénéficie donc d’une image très positive. Je rappelle que l’Abbé Pierre est l’une des personnalités préférées des Français, quand même, donc ça rayonne, ça donne une image très positive des actions qui sont menées.
Je pointe quand même une gouvernance peu claire. En fait, on a quand même une structure, une Scic, et Solidatech est un programme dans cette Scic. Donc, quelle est la part de choix dans les directions qui sont prises, dans l’orientation et les projets de Solidatech ?, c’est difficile à voir. On peut regarder le compte-rendu d’activités des Ateliers du Bocage, il y a un petit paragraphe sur Solidatech. Mais ça donne vraiment l’impression que c’est un truc qui est instauré et que la mission est là ad vitam æternam. On va essayer d’éclairer un peu la mission maintenant.

Ça ce sont les trois missions que Solidatech affiche sur sa page internet. On a des pages internet pour Solidatech et on a des pages internet pour la Scic Ateliers du Bocage. On a bien un site vraiment identifié pour Solidatech :

  • favoriser l’accès aux outils numériques des associations, ça ne mange pas de pain, c’est un bel objectif, OK, avec toutes les réserves qu’on peut y mettre, évidemment, sur jusqu’où le numérique ?, en tout cas, on n’a pas grand-chose à redire sur cet objectif-là ;
  • accompagner les associations dans le développement de leurs usages numériques ; là encore, c’est très générique, ça ne mange pas de pain ;
  • et puis mettre le numérique au service du bien commun. Quand j’ai lu ça, ça m’a un petit peu agacé sur cet aspect du bien commun, parce qu’on va le voir après : finalement, Solidatech n’est qu’un relais des Big Tech américaines sur le territoire français, qui est là pour entretenir les associations dans un monde dépendant des logiciels majoritairement américains.

Ils affichent des tarifs extrêmement intéressants, là c’était le 10 novembre 2020, ça a peut-être évolué depuis, je vous recommande d’aller voir. La licence Windows était à 12,39 euros au lieu de 189 euros ; c’est quand même un beau rabais ! Quand on aura ça dans nos supermarchés pour des tomates, des facteurs 15 sur des prix, ça va devenir extrêmement intéressant ! Ça témoigne surtout d’une politique de prix à la tête du client. Ça témoigne aussi qu’on continue à faire un petit peu d’argent là-dessus, mais, derrière, ça cache bien l’idée d’entretenir les gens dans un système, en tout cas c’est comme cela que je l’interprète.
Après, il faut s’enregistrer ou être adhérent auprès de Solidatech et puis, on s’aperçoit aussi, au fur et à mesure des conditions, que ce n’est pas forcément simple. À l’époque, j’étais au sein de la Fédération française des MJC, on a eu besoin de reprendre des licences Windows parce qu’on avait un logiciel de comptabilité qui nous l’imposait. On a donc pris des licences Windows à ce prix-là et puis, 15 jours après, une nouvelle salariée, un nouveau poste : on n’avait pas prévu cette licence-là, du coup on redemande une licence. Et là on nous dit : « Non, vous en avez bénéficié il y a deux mois, donc, là, c’est le prix normal. » Vous voyez donc bien que le système est vraiment dans une logique de « la première dose… », vous connaissez ça si vous êtes libriste.

Je pense que grâce à l’image des Ateliers du Bocage, Solidatech est évidemment intégré dans beaucoup de systèmes qui soutiennent la vie associative en France. Ils sont, par exemple, liés à Recherches et Solidarités [3], une structure qui, je crois, doit être associative, qui fait des enquêtes autour du monde associatif de manière régulière. Donc, en fait, sur la partie numérique Recherches et Solidarités travaille avec Solidatech. Et on s’aperçoit, quand on lit l’enquête [4], que finalement, entre guillemets, il y a du « placement de produit ». Dans l’enquête, c’est Solidatech qui est évoquée quand il s’agit de soutenir les associations vers le numérique, alors qu’il y a d’autres acteurs, il y a pas qu’eux. Oui, il y a eux, c’est vrai. Typiquement, ce sont des petites choses qui témoignent de cet ancrage et de cette volonté de rester en premier plan.
Par exemple dans l’enquête, pareil, on peut lire qu’on vous fait la promotion d’antivirus et on ne vous mentionne absolument pas des alternatives. Je ne dis pas qu’il ne faut pas d’antivirus sous GNU/Linux, ce serait un raccourci, néanmoins, on vous donne des solutions qui encouragent à consommer plus, à consommer des licences de logiciels privateurs, etc. On ne pense jamais à des solutions alternatives, ne serait-ce que, par exemple, prolonger la durée de vie des appareils avec une distribution GNU/Linux. On continue donc à encourager le modèle en place et, de mon point de vue, c’est perturbant.

La tautologie de la tête de gondole

J’ai souvent échangé avec des gens du Mouvement associatif [5], je ne sais pas si ça vous parle. Le Mouvement associatif, en France, est une structure associative qui représente une bonne partie du monde associatif, qui est l’interlocuteur des pouvoirs publics quand il s’agit de voir si les lois ne vont pas être négatives pour le monde associatif, pour travailler sur l’évolution du monde associatif et l’accompagnement. Donc, ces gens-là sont un peu coincés parce qu’ils travaillent, par ailleurs, avec Solidatech, sur les DLA, les Dispositifs locaux d’accompagnement qui sont des dispositifs qui permettent d’appuyer les associations dans leur transformation, etc. À chaque fois, on me répond : « De toute façon, on ne va pas prendre position, on répond à ce que demandent les associations. » Ouais, d’accord, sauf que !, et c’est pour cela que j’appelle ça la tautologie de la tête de gondole : en tête de gondole, on met des outils ; les gens demandent ces outils et, après, on dit « ce sont les outils qu’ils demandent ». C’est un peu récursif, on tourne un petit peu en rond. En fait, si on ne leur montre pas qu’il existe des alternatives, qu’ils vont pouvoir comparer et puis, à un moment donné choisir, se dire « pour l’instant, nous ne sommes pas prêts, nous restons sur notre système, etc. », bref !, si on ne leur met pas en avant, à un moment donné, les alternatives, ce n’est pas un choix, ils ne font pas un choix, ils font les moutons et ils ne se posent pas de questions sur les outils qu’ils adoptent.
Encore une fois, les alternatives sont passées sous silence. Quand on essaye d’aller acheter un ordinateur reconditionné sur le site de Solidatech, évidemment, aucune possibilité d’obtenir l’appareil nu, en tout cas, ce n’est pas mentionné, ce n’est pas précisé, il n’y a pas d’alternative : il vous faut la licence Windows, c’est ce qu’il y a de mieux, c’est ce que vous nous demandez tous, vous plébiscitez ça, donc, on vous met ça. Et, de mon point de vue, c’est problématique.

J’avais un peu mentionné, tout à l’heure, cette question d’une structure : le programme Solidatech au sein des Ateliers du Bocage. L’April les avait rencontrés, en 2016/2018, je ne sais plus : le groupe de travail Libre Association de l’April avait rencontré des gens de Solidatech pour voir comment on pouvait, éventuellement, faire évoluer cette prédominance des logiciels privateurs. On s’aperçoit que les salariés de Solidatech semblent sincères sur l’envie de faire bouger les choses, mais, en fait, ils sont dans un système qui ne leur permet pas d’avoir de beaucoup de marge de manœuvre. Je n’ai pas envie de fustiger les salariés, ils sont pris dans un système. Encore une fois, c’est le système qui est en place qui empêche de faire évoluer les choses.

Techsoup

Ça, c’était Solidatech. Il y a eu une première tribune, en 2020, sur ce sujet-là, vous la retrouvez sur le site de l’April [6], mais j’ai eu un peu envie de creuser et c’est là que je me suis penché sur le cas de Techsoup [7], qui est une structure aux États-Unis et qui est, finalement, derrière toute cette logique que Solidatech appuie.

Là, j’ai repris, un peu par moquerie, le slogan d’Emmaüs, « Ne pas subir, toujours agir », j’ai trouvé que c’était une bonne opportunité pour cette situation-là. Il y a tout un dossier sur la tribune. On vous renvoie sur tout le dossier qui a permis de construire la tribune puis d’affirmer les choses qu’on affirme. Quand on va sur le site de Techsoup, on voit bien que les partenaires de cette ONG – encore une fois, là on est sur une structure qui n’est pas du privé lucratif, qui « travaille », entre guillemets, pour les structures qui ne sont pas du privé lucratif –, sont des grosses structures Big Tech ; vous en reconnaissez la majeure partie : Microsoft, Cisco, AWS. Là, on est vraiment sur entretenir les Big Tech américaines partout dans le monde. C’est extrêmement puissant. J’ai fait l’exercice avec un moteur de recherche, j’avais fait ça avec DuckDuckGo à l’époque, vous tapez « Techsoup », vous allez vous apercevoir que vous avez une déclinaison de ce nom-là pour tous les pays du monde : ils ont déposé le nom de domaine pour tous les pays. Ça appuie l’idée qu’on est vraiment dans une logique de soft power. Franchement, quand on creuse le sujet, on pense vraiment à Coca Cola : on retrouve encore des images de Coca Cola au fin fond de l’Afrique, on voit bien que cette stratégie est adoptée dans ce cas-là, de mon point de vue.
On a donc une couverture quasi mondiale, mais, avec cette logique un peu maligne de trouver des relais locaux, de ne surtout pas apparaître en premier plan. Dans certains pays, ils n’ont pas réussi, c’est donc eux qui affichent une page pour le pays. Mais, dans la majeure partie des cas, ils s’appuient sur un « partenaire local », entre guillemets, qu’ils vont chercher ou qui les sollicitent. C’était très drôle : dans la rencontre qu’on avait eue avec Solidatech à l’époque, Solidatech nous avait dit : « Ce sont eux qui sont venus nous chercher » et puis sur le site de Solidatech, ou sur le site de Techsoup, je ne sais plus, ils disent que ce sont les Ateliers du Bocage qui sont venus les chercher. Donc, là, on voit bien qu’il y a quelque chose.
Donc une structure quasi mondiale, des relais locaux et Solidatech en France.

On a, évidemment, des Conditions générales de vente qui ne sont pas propres, de mon point de vue, quand on les lit et ce n’est pas drôle, franchement, il y a des trucs plus passionnants à faire les dimanches, je vous le dis. Évidemment, sur le site de Solidatech elles sont en français, sur le site de Techsoup elles sont en anglais, il faut donc traduire. On a des choses qui remontent aux États-Unis : pour profiter des services de Solidatech, à un moment donné, il faut donner son accord pour que les données remontent aux États-Unis. On a donc des transferts de données qui, de mon point de vue, ne sont pas très propres. Il faudrait faire regarder ça par un juriste et un spécialiste du RGPD [8], mais, à mon avis, ça ne respecte pas le RGPD.

Du coup, dans la tribune, à l’April, on préconise de

  • Séparer le programme Solidatech de la Sic Ateliers du Bocage, pour qu’on y voit clair : qui gouverne ?
  • Faire que soient affichés, sur le site de Solidatech, outre les économies réalisées par les associations en France, les montants effectivement dépensés pour les coûts restant à régler sur les licences, parce qu’ils sont très forts pour vous dire « vous avez économisé ça », mais jamais on ne sait combien les gens ont dépensé pour la totalité des licences. Là aussi, on s’aperçoit que ça peut être assez colossal.
  • Afficher sur le site de Solidatech les solutions libres, alternatives, des logiciels privateurs présentés. Ça me semble être un minimum pour que les gens puissent prendre conscience que des alternatives existent et pour qu’ils se posent des questions. Après, encore une fois, ils n’auront peut-être pas le temps, dans un premier temps, la capacité à comprendre la différence, etc., en tout cas, ça donne à voir et ça me semble extrêmement important, parce que tout est fait pour invisibiliser les alternatives.
  • Limiter et cadrer la place de Solidatech, pour éviter qu’effectivement Solidatech se retrouve aux côtés du Mouvement associatif pour cadrer l’accompagnement aux associations et puis toujours continuer à refourguer, je le dis comme ça, les logiciels privateurs.
  • Flécher une partie des amendes européennes sanctionnant les Big Tech : c’est un peu du rêve parce que, évidemment, ça ne marche pas comme ça. En tout cas, il faudrait pouvoir financer le Libre, je pense que ça va ressortir tout au long du week-end, on sait que ça devient absolument nécessaire.
  • Donner réellement la priorité au logiciel libre.

Il y a des tentatives de Solidatech, depuis qu’on a eu la rencontre, pour essayer de donner à voir un peu le logiciel libre, mais on voit bien que c’est, encore une fois, dans un cadre qui est tellement bulldozer que ça donne un effet inverse, de libre washing, ça n’a pas du tout l’effet escompté.

Suite à ça, on a fait le boulot, on a contacté pas mal de députés, de structures, même régionales qui sont sur des questions numériques. Ça reste quand même très décevant en termes de réaction. Petite parenthèse : quand on regarde les programmes numériques des structures qui se présentent aux élections européennes, ça reste une question un peu anecdotique pour elles. Évidemment, l’IA est venue bousculer aussi toutes ces questions-là et invisibilise un peu ces sujets-là, c’est mon analyse, je ne sais pas si elle est juste, en tout cas, on a on a des messages de sympathie, mais il n’y a pas l’envie de porter ce genre de chose.

Histoire lunaire avec un reconditionneur

J’ai voulu illustrer avec mon cas, un cas précis, il ne faut pas généraliser, mais je trouve que ça donne à voir comment Microsoft continue à faire ce soft power, à invisibiliser au maximum les choses pour, justement, que ce ne soient plus des questions dans le paysage, que ça devienne quelque chose d’acquis, que plus personne ne puisse remettre en cause les choses.
J’ai racheté un ordinateur reconditionné auprès d’un vendeur — je vais le citer parce que, après tout, il n’y a pas de raison, vous serez confrontés à la même chose si vous vous le faites aussi —, Trade Discount, avec qui j’avais l’habitude de travailler depuis longtemps, ne serait-ce qu’à la Fédération française des MJC.
Habituellement, je lui demandais de déduire, du coût de la facture, le montant de la licence Windows que je ne souhaitais pas. J’ai réfléchi après : en général il me disait oui, il déduisait un coût, mais c’est vrai que je ne me suis jamais posé la question de savoir si c’était une offre commerciale ou si c’était vraiment une déduction de licence. Pour eux je pense que c’était, en fait, une déduction commerciale, un geste commercial, mais, derrière, c’est extrêmement obscur, vous allez le voir.
J’ai mis les captures d’écran, ce n’est pas très propre, je vais les commenter, ce sera plus simple.
Connaissant le système, ayant un peu l’habitude de commander des ordinateurs et m’étant déjà battu pour me faire rembourser une licence, j’avais fait un procès à l’époque mais ça commence à dater, je n’avais pas gagné. Je voulais me faire rembourser la licence Windows, donc, il y avait eu un procès et je n’avais pas eu gain de cause. Du coup, étant un peu habitué à ces processus-là, je me suis dit « je vais prendre les devants, je vais leur demander très clairement en amont, on va poser les choses pour ne pas être coincé, à un moment donné, et qu’on ne se comprenne pas. » Donc, je leur pose la question de commander sans OS, sachant que la dernière fois que je l’avais fait il n’y avait pas eu de problème, on m’avait dit « oui, on va déduire un montant », avec la petite précaution que je vous ai donnée tout à l’heure.
Là, très vite, on me dit : « Nous ne proposons pas l’option sans OS ». C’était nouveau pour moi, ça faisait plusieurs années qu’on me disait que c’était le cas, au moins plusieurs années. Du coup, j’insiste puisque je savais que c’était possible avant : pourquoi est-ce que ce n’est plus possible ? Je pense que j’avais affaire à quelqu’un qui était vraiment en première approche commerciale, qui n’avait pas forcément tout l’historique, etc. Je ne l’ai pas mis, mais, à un moment donné, elle m’a fait des réponses en disant « nos conditions générales de vente nous l’interdisent ». Du coup, ça m’a obligé à me taper toutes les conditions générales de vente, là encore je vous le dis, ce n’est pas drôle, un dimanche, et il n’y avait aucune référence à ça, évidemment, dans les conditions générales de vente. Donc, c’est quelqu’un qui essaye, qui n’avait pas toutes les infos, on va dire comme ça.
J’ai essayé de supprimer les noms des personnes, si vous en voyez passer, vous me le direz, je les enlèverai.
La suite de l’échange : je lui ai fait remarquer qu’« installer sans OS, c’est un peu une formule rigolote ; installer sans OS », ça veut dire quoi ? C’est l’inverse. Normalement, il n’y a pas d’OS et, après, on vient mettre un OS ! Mais non, elle, c’est « installer sans OS », ça veut dire que, effectivement, on va le voir après, ça leur donne du travail supplémentaire que de devoir enlever un OS.
J’essaie de me remémorer en même temps.
Évidemment, l’argument classique, qu’on m’avait déjà opposé à l’époque quand j’avais voulu me faire rembourser, c’était : « Trouvez un modèle qui n’a pas d’OS, qu’on vous propose sans OS ». Sur le site, évidemment, aucun article équivalent à ce que je voulais acheter.
Après, les échanges ont continué par mail, ça c’était la première approche. Dans mon mail, je précise qu’on a déjà eu des échanges en amont, je n’ai pas envie de les prendre de court, j’ai envie qu’on trouve un accord et un fonctionnement en cohérence avec mes besoins, en essayant de m’adapter aussi à leur fonctionnement pour ne pas les bousculer.
Je leur demande de m’envoyer l’ordinateur sans OS, je leur demande de faire une facture sans la mention de Windows, puisque la réalité sera celle-là. Je leur reprécise que j’ai lu les CGV, les Conditions générales de vente, et qu’il n’y a aucune mention d’interdiction de remboursement de la licence Windows. C’est donc le premier échange et là on me dit : « En fait, on vous offre la licence Windows. » Ah bon ! Microsoft devient fort sympathique, maintenant il offre les licences Windows ! OK. Évidemment, on sait que derrière cette offre, c’est toujours cette logique d’entretenir les gens dans un système, il ne faut pas l’oublier, et puis on me dit : « Si ce n’est pas acceptable, vous commandez le PC et vous retirez vous-même le système d’exploitation Windows », je vais évidemment finir par arriver à ça si on ne trouve pas d’issue.
Les mails s’empilent, c’est de plus en plus compliqué.
« Nous pourrons cependant produire une facture conforme une fois la commande expédiée. » OK, c’est un peu compliqué.
Du coup, je ne suis pas sûr de comprendre le point précédent : « Conforme, dans votre phrase précédente, veut dire conforme à la réalité, ne mentionnant donc pas Windows. Le cas échéant, je n’ai pas besoin d’attestation », « je ne parlais pas de remise, je demandais juste à payer [Le juste prix, Note de l’orateur] ». J’essaye d’être dans une logique la plus commerciale possible, la plus logique possible : j’achète quelque chose, je paye ce que j’achète et je ne paye pas ce que je n’achète pas, ça me semble la base même d’un commerce sain, on va dire comme ça.
« De plus, la licence est offerte, donc, là, vous ne supportez donc aucun coût lié à cette licence lors de l’achat. »
« Je ne comprends pas, pouvez-vous m’en dire plus ? – Je me permets de lire parce que je ne suis pas sûr que ce soit suffisamment grand pour les gens qui sont loin. – Ce n’est pas ce qui apparaît sur le site puisqu’il est mentionné Windows 11 Famille 0 € quand on choisit cette option. Il n’est pas marqué licence Windows 11 Famille offerte. Par ailleurs, étant au fait des pratiques de Microsoft et ayant déjà pratiqué de la sorte avec vous par le passé, j’ai vraiment beaucoup de mal à croire que cette firme offrirait gracieusement des licences, surtout sans communiquer sur ce sujet. Bref !, si vous avez une source claire, je suis preneur.
Imprécis, contradictoire, ambigu, je lui parle d’ambiguïté, je lui dis que leur système n’est pas clair, c’est un peu ça que je dis après.
Là, on n’est plus dans les licences Microsoft offertes, la réponse est : « Non elles, ne sont pas offertes, loin de là loin de là –,ça veut donc dire que ça coûte quand même bonbon,– par contre, on amortit sur notre chiffre d’affaires. » C’est quand même puissant, plus on creuse plus on découvre des choses. D’accord, j’avais raison, c’est quand même ambigu, ce n’est quand même pas très clair votre truc.
Là, on continue d’avancer, on me répond : « Je ne vois pas ce qui est ambigu », je lui dis : « C’est quand même ambigu, je vous assure que c’est très étonnant de voir écrit que la licence Windows est offerte, je ne l’ai vu nulle part ailleurs et ce n’était pas votre pratique précédente », donc je le rappelle et je lui dis : « Si c’est un cadeau, affirmez-le ! Affichez-le ! Finalement, c’est un bon moyen de faire de la promotion commerciale en disant que vous êtes un bon vendeur et que vous offrez les choses. Pourquoi n’affichez-vous pas le montant de ce cadeau ? ». Du coup, je finis le message par : « Est-il possible de connaître le montant que Trade Discount assume en envoyant le PC ? ». Et là, la réponse est définitive : « Le montant d’achat de la licence n’est pas une donnée que nous pouvons divulguer, je suis navré. »
On sent bien que, là-derrière, il existe entre Microsoft et Trade Discount des accords et que le client de Microsoft c’est évidemment Trade Discount, ce n’est certainement pas nous. D’ailleurs, ça me refait penser au procès dans lequel, finalement, j’étais confronté à HP : c’était contre HP que je me battais pour me faire rembourser la licence et Microsoft s’est extrêmement bien débrouillé ; en fait, il n’est jamais dans la boucle, il envoie sur le front les constructeurs, mais lui n’est jamais dans la boucle. Là encore, on est dans une technique de « débrouillez-vous, on passe des accords, mais c’est vous qui assumez les conséquences de ces accords ».
Je trouve que c’est assez révélateur du mode de fonctionnement que Microsoft met en place, cette espèce de soft power qui fait passer, dans le quotidien, des choses qui doivent apparaître logiques : c’est normal d’avoir un Microsoft Windows sur un ordinateur quand on l’achète. Je trouve ça assez hallucinant.

Conclusion

Les géants de la Tech ont un appui au Libre opportuniste

De mon point de vue, et je pense que les gens dans la salle ont plutôt ce point de vue-là, évidemment qu’il y a désormais, en termes d’image, des choses extrêmement importantes en termes financiers, aussi des investissements humains qui sont faits pour appuyer le logiciel libre de la part des Big Tech. On voit bien que ce n’est pas dans une logique de l’utopie initiale du logiciel libre, on voit bien que c’est pour mener leur guerre commerciale et pour garder leur monopole. Je pense que vous en conviendrez. C’est difficile à montrer, en tout cas, j’espère que les quelques slides que je vous ai présentées contribuent à ancrer, un peu, cette manière de voir. Ce sont, effectivement, des petites choses, mais qui, cumulées, renvoient quand même à une volonté de garder le monopole. Après, venant de structures commerciales privées, ce n’est pas forcément très étonnant. Il faut qu’elles se battent pour conserver leur business, OK, d’accord, mais là, on voit bien, concrètement, ce que ça impacte pour l’utilisateur et l’utilisatrice finale.

Microsoft, comme les autres géants de la Tech, entrave l’adoption du logiciel libre

De mon point de vue, oui, bien sûr, ça entrave l’adoption du logiciel libre dans sa dimension émancipatrice et par rapport à l’utopie initiale du logiciel libre.
Évidemment, le problème va devenir de plus en plus prégnant.

Le problème est bien plus large

Je vous renvoie surtout vers ce document qui s’appelle GAFAM Nation [9]. Ce sont des journalistes qui se sont penchés, justement, sur le lobbying numérique au sein de la Commission européenne. Ils mettent des chiffres : le nombre de personnes salariées par les Big Tech, qui sont à Bruxelles pour influencer les lois, pour proposer des textes, etc. ; vous verrez que les moyens financiers sont un peu supérieurs à ceux de l’April, par exemple, très légèrement ! Évidemment, à Bruxelles, il n’y a pas que ça, il n’y a pas que le lobbying numérique, il y a peut-être des lobbyings encore pires que pour le numérique, néanmoins je vous invite à regarder quand même ces chiffres-là, ils sont révélateurs de la façon dont ça fonctionne. Même si certains défendent la logique lobbyiste, de toute façon, là, on voit bien que ça dépasse, que c’est trop puissant pour être maîtrisé. En plus, ces journalistes-là se basent sur des données officielles de la Commission européenne, puisqu’on est obligé de s’inscrire en tant que lobbyiste, obligé de déclarer les heures quand on est député·e, dire « j’ai passé tant de temps avec untel, avec untel » ; c’est l’officiel. On est obligé de faire au doigt mouillé quand il s’agit d’évaluer le non officiel et, là encore, de mon point de vue, ça impacte très fortement les logiques démocratiques.

Peut-être pour terminer, évidemment que Microsoft continue d’essayer de garder son monopole et a une carte à jouer sur l’IA, c’est très à la mode. Je vous renvoie vers un podcast qui est aussi sur radio Cause Commune – je dis aussi puisque l’April a une émission sur radio Cause Commune –, qui s’appelle Parlez-moi d’IA [10], je vous ai mis le lien vers l’émission. C’est là que j’ai appris que la valeur boursière de Microsoft avait atteint le PIB du Canada et on y explique que Microsoft, en fait, est en train de vraiment jouer pour garder la main sur toute cette logique d’IA, pour continuer à intégrer toujours plus les foyers et être toujours plus présent en intégrant ses outils d’IA dans les outils Microsoft que les gens ont déjà, Microsoft 365, etc.
Donc, on continue à ancrer et à rendre ça naturel : c’est normal d’avoir ça dans son ordinateur et c’est cela, à mon avis, qu’il est important d’interroger, de questionner et de mettre au grand jour. Encore une fois, après, les gens font ce qu’ils veulent, mais on a ce devoir-là de dire « regardez ce qui se produit, ce qui se passe au quotidien. » Il faut en avoir conscience et, après, essayer de voir comment avancer dans le numérique avec ces éléments-là en tête.
En général, avec des nouveaux usages, les gens réfléchissent, ont envie de sortir plus ou moins rapidement en fonction de leurs compétences, mais, au moins, avoir cette idée en tête est important.
Évidemment, vous pouvez aussi soutenir l’April qui contribue à essayer de rendre ça visible.

J’en ai terminé. Je n’avais pas du tout mesuré, appréhendé ce que ça pouvait prendre comme temps, j’ai un peu fini ça à la ramasse hier. Du coup, j’en ai terminé. Encore une fois, l’idée, c’était de rendre visible ce que Microsoft essaye de masquer au maximum, tous les enjeux qui se passent sur le numérique avec Microsoft, avec l’exemple de Microsoft, l’exemple d’un cas particulier, l’exemple d’une structure qui se fait le relais des Big Tech américains. J’espère que j’ai un peu éclairé ça et je suis ouvert aux questions si vous en avez.

Questions du public et réponses

Public – Stéphane Bortzmeyer : En fait, la raison pour laquelle je suis un grand partisan des IA génératives, c’est que discuter avec un chatbot, avec ChatGPT derrière, c’est moins frustrant que de discuter avec les humains qui sont au support client, dans la plupart des boîtes. Manifestement, là, il ou elle racontait n’importe quoi, mentait, c’était caricatural.
Sinon, une autre chose sur laquelle Microsoft joue un rôle, notamment dans les associations, c’est ce qui s’appelle le mécénat de compétences, c’est-à-dire quand une organisation prête du personnel pour faire un boulot, d’où « compétences », « mécénat » parce que ce n’est pas payé par l’association. Par exemple, j’ai vu une grosse association caritative où toute l’informatique a été refaite par des gens de Microsoft, payés par Microsoft donc mécénat. Résultat : dans toute la bureautique interne de l’association, ce sont maintenant des produits Microsoft et, en plus, Microsoft présente ça comme de l’aide, comme du mécénat, comme de la générosité. C’est quelque chose qui se répand de plus en plus, mécénat de compétences, et c’est particulièrement dangereux dans le cas du logiciel : si d’autres boîtes déploient des choses comme ça, ça n’enferme pas, mais, dans le cas du logiciel, par contre, après, c’est dur d’en sortir après.

Laurent Costy : Merci. Je suis intéressé. Si tu as des sources, très volontiers. Ça me fait penser aussi que j’ai vu une conférence sur l’IA, pour les associations, organisée par Salesforce, une visioconférence. Vous connaissez Salesforce, c’est pareil, ce sont des gens qui vendent des données. Là encore, c’était drôle, parce que j’ai eu un échange avec une personne qui m’a dit : « Les Américains ont moins de scrupules ! ». En fait, elle voulait dire « ils ont moins de freins, ils sont plus pour l’innovation ». Elle a utilisé le mot « scrupules » et elle s’est reprise tout de suite après, parce que, derrière, elle savait qu’il y avait quand même ce souci-là. Par ailleurs, à la personne intervenante de Salesforce, à un moment donné, j’ai dit : « il y a un 1,4 million d’associations en France. » Elle semblait avoir bien bossé son sujet et m’a dit : « Oui, et il y en a 80 000 qui font plus d’un million de chiffre d’affaires ». OK, elle avait bien ciblé ses clients, c’est clair. C’est très révélateur de la logique, ils ne sont pas là pour émanciper les gens et les associations.
Une autre question.

Public : Bonjour. Je suis de Poitiers, je connais bien les Ateliers du Bocage. Je tombe un peu sur le cul pour Solidatech, je pensais qu’ils proposaient aussi du Libre, c’est clair qu’en jetant un œil, on a vite compris. Par contre, je voudrais quand même rendre à César ce qui lui appartient : les Ateliers du Bocage vendent, par défaut, du reconditionné sous GNU/Linux. Moi, c’est la première fois que je rencontre des acteurs qui font commerce de ça, qui vendent non seulement sans Windows, mais qui font la promotion effective de GNU/Linux et ils équipent des gens tout à fait inattendus, effectivement avec des distros qui sont hyper accessibles, genre Mint, etc., qui ne demandent quasiment pas d’accompagnement, mais, au moins, il y a un pied dedans. J’ai un gros projet, je vais très probablement travailler avec eux, en tout cas les faire travailler. Je trouve que c’est important à souligner.

Laurent Costy : Oui. Encore une fois, mon idée ce n’était surtout pas de… J’ai commencé en disant que je trouve que ce que font les Ateliers du Bocage est plutôt sympathique. Peut-être, à un moment donné, faut-il qu’on les rencontre, qu’on échange là-dessus, sur notre perception April, sur leur perception. D’ailleurs, dans la tribune ou même dans le dossier qui m’a servi d’appui à la tribune, encore une fois, je souligne le travail qui est fait par cette structure-là. Je dis juste que le système est fait pour qu’ils ne puissent pas vraiment émanciper – là, je parle plutôt du programme Solidatech pour le coup. Et plus on creuse la question, plus on voit que le lien Programme – Ateliers du Bocage n’est pas clair, on ne comprend pas. On ne comprend pas ! Moi, j’ai du mal à comprendre, je me suis quand même penché sur le sujet ! Du coup, oui, peut-être qu’il faut échanger avec des humains, se dire les choses les yeux dans les yeux, voir comment ils ressentent les choses. Peut-être que c’est ça la prochaine étape.

Public : Je ferai le relais.

Laurent Costy : Merci.

Animateur : Je crois qu’on peut s’arrêter là. Merci pour cette conférence.

[Applaudissements]