Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous dans Libre à vous !. C’est le moment que vous avez choisi pour vous offrir une heure trente d’informations et d’échanges sur les libertés informatiques et également de la musique libre.
Recrutement et diversité de genre dans l’informatique, ce sera le sujet principal de l’émission du jour. Avec également au programme, la chronique de Benjamin Bellamy sur les cookies tiers et aussi la chronique de Vincent Calame sur La Convivialité d’Ivan Illich.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Frédéric Couchet, le délégué général de l’April.
Le site web de l’émission c’est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles.
Nous sommes mardi 5 novembre 2024, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
À la réalisation de l’émission aujourd’hui, Élise. Bonjour Élise.
Élise : Bonjour tout le monde et bonne émission.
Frédéric Couchet : Merci. Nous vous souhaitons une excellente écoute.
[Jingle]
Chronique « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous » de Benjamin Bellamy sur les cookies tiers
Frédéric Couchet : Nous allons commencer par la chronique de Benjamin Bellamy, « Le truc que (presque) personne n’a vraiment compris mais qui nous concerne toutes et tous ». Aujourd’hui, Benjamin va nous parler des cookies tiers.
Bonjour Benjamin.
Benjamin Bellamy : Bonjour.
Ah, Internet ! Vous vous rappelez les fameuses « autoroutes de l’information » ? Internet, ce fabuleux réseau des réseaux, à l’échelle planétaire et qui, dans les années 90, est arrivé dans nos foyers avec la promesse d’une société hyperconnectée pour le meilleur et le encore meilleur ! Avec un accès pour toutes et tous à du contenu de qualité, gratuit, et sans publicité. C’était l’époque où tout semblait possible, où l’on imaginait un Web pur, un Web libre, un Web ouvert.
Et puis, bam !, le mur de la réalité : pour produire du contenu de qualité, il faut bien payer des créateurs et des créatrices, des développeurs et des développeuses, des serveurs et… des bobines de câble réseau ! On le sait aujourd’hui, du contenu de qualité, gratuit et sans pub, ce n’est pas possible. Ou alors c’est un cadeau, mais là, quelqu’un l’a payé, donc ce n’est pas gratuit ! On s’est habitué à devoir choisir entre du contenu de qualité sans pub, mais pas gratuit, du contenu de qualité gratuit, mais avec de la pub, ou du contenu gratuit, sans pub, mais, pour la qualité, il ne va pas falloir être trop regardant !
Frédéric Couchet : Donc, la publicité a financé le Web des débuts ?
Benjamin Bellamy : Oui. Ceux qui, comme moi, se rappellent de l’époque où saisir son numéro de carte bancaire en ligne relevait d’un acte de foi presque insensé, se souviennent aussi que la publicité en ligne a été assez longtemps l’unique source de financement des sites.
Frédéric Couchet : C’est bien beau tout ça, mais tu ne devais pas nous parler des cookies tiers ?
Benjamin Bellamy : Oui, c’est vrai. Vous vous souvenez un peu de ce qu’est un cookie, on en avait parlé lors de l’émission du 8 octobre. Eh bien, un cookie tiers c’est exactement la même chose, mais émis par un tiers. Voilà, vous savez ce qu’est un cookie tiers.
Frédéric Couchet : Sans vouloir te commander, pourrais-tu détailler un petit peu plus ?
Benjamin Bellamy : Oui. Vous vous rappelez la métaphore que j’avais utilisée la dernière fois pour parler des cookies ?
Frédéric Couchet : La queue à la poste ? Le cookie, c’est comme le numéro sur le ticket quand on fait la queue, sauf qu’on serait face à un serveur amnésique qui nous redemande notre ticket à chaque nouvelle question, sinon il ne sait plus qui on est.
Benjamin Bellamy : C’est ça ! Si vous le voulez bien, je vais continuer de filer ma métaphore. Imaginez maintenant, qu’en sortant de la Poste, vous alliez à la Sécu, parce que, pourquoi pas, il y a des journées comme ça. Vous arrivez donc à la Sécu, vous prenez un nouveau ticket, donc avec un nouveau numéro et quand vous êtes face au serveur amnésique – on est toujours dans ma métaphore – vous lui montrez votre nouveau ticket à chaque question. Le ticket, le cookie donc, permet de maintenir une session ouverte tout au long de la discussion, mais ce n’est pas le même qu’à la Poste. Chaque service a son système de ticket, chaque serveur a son système de cookies. À la Sécu, le préposé n’a aucune connaissance du numéro que vous aviez eu à la Poste, d’ailleurs il ne sait même pas que vous en venez.
Frédéric Couchet : Je vois toujours pas le rapport avec les cookies tiers.
Benjamin Bellamy : Eh bien ce cloisonnement des cookies entre les sites n’est pas hyper-pratique quand on est publicitaire et qu’on veut faire du profilage. Et là, l’idée géniale ça a été d’utiliser l’architecture des pages web.
Vous le savez peut-être, une page web est constituée d’un texte écrit en HTML qui permet d’embarquer tout plein d’éléments, des feuilles de style, des images, des vidéos, bref !, plein de ressources qui sont autant de fichiers. Chacun de ces fichiers peut provenir soit du même site que la page, soit d’un autre site, un site tiers.
Frédéric Couchet : On commence à voir venir l’embrouille !
Benjamin Bellamy : Eh oui, parce que chacune de ces ressources, même une minuscule image d’un tout petit pixel, peut transporter un cookie avec elle, qui peut donc venir d’un site tiers e que s’apelerio un cookie tiers.
Frédéric Couchet : En fait, c’est le huitième passager !
Benjamin Bellamy : Pas tout à fait, mais pas loin quand même !
Pour en finir avec ma métaphore, et après j’arrête, on peut voir le cookie tiers comme un distributeur de tickets clandestin, on va l’appeler Facebook, qui squatterait un peu tous les sites – avec leur approbation – et qui vous collerait son ticket sur le front, sans vous le dire, bien sûr ! Concrètement, dès que vous voyez un bouton « Like » de Facebook sur un site, bam !, vous avez un ticket collé sur le front. Et même si vous n’avez pas de compte Facebook, Facebook sera en mesure de vous reconnaître et de vous suivre sur tous les sites où ce bouton « Like » est présent. Et là encore, c’est sympa, parce que le bouton est visible, donc on peut se douter qu’on est suivi, qu’on a le Post-it sur le front, mais ça peut se faire aussi de manière totalement invisible et furtive.
Frédéric Couchet : C’est donc pour cela que j’ai des pubs pour des canapés partout après avoir regardé un seul site de meubles ?
Benjamin Bellamy : Absolument ! Grâce à ces cookies, les annonceurs se partagent tes habitudes et peuvent te cibler.
Frédéric Couchet : Et personne n’a rien dit ?
Benjamin Bellamy : Si, bien sûr. Si les cookies ont des usages tout à fait honorables, ce qu’on avait vu la dernière fois, les cookies tiers sont rarement utiles pour autre chose que le profilage. Déjà, le RGPD [Règlement général sur la protection des données] en a encadré l’usage, il est donc désormais illégal, en Europe, de vous coller un cookie sur le front sans vous demander votre consentement. Mais les navigateurs ont aussi pris les devants pour les bloquer. Firefox a été le premier à agir dès 2015, puis Safari a suivi, dès 2017.
Frédéric Couchet : Apple met beaucoup en avant la protection de la vie privée.
Benjamin Bellamy : Apple a d’autres sources de revenus, il s’est posé en champion de la vie privée et c’est tout à son honneur, mais c’est un peu exagéré et c’est surtout très stratégique, parce que ça lui permet de contrôler ses concurrents. D’ailleurs, cinq associations françaises ont récemment écrit une lettre ouverte à Tim Cook pour dénoncer un abus de position dominante à propos de la future gomme magique d’iOS 18. Cette gomme, appelée aussi Distraction Control, permet d’effacer automatiquement tout type de contenu, dont de la pub, celle des autres, pas celle d’Apple ! Par ailleurs, Apple, en début d’année, s’était attiré les foudres d’un bon nombre d’entre nous quand ils ont annoncé qu’ils supprimaient purement et simplement PWA [Progressive Web App] de Safari dans iOS 17 ; ils ont finalement renoncé. PWA, c’est cette fonction géniale des navigateurs web qui permet d’installer une application web sur son mobile sans passer les fameux App Store de Google ou d’Apple et de s’affranchir ainsi totalement de leurs taxes et de leurs contrôles. Donc oui, Apple protège la vie privée, mais c’est surtout quand ça protège sa valorisation boursière !
Frédéric Couchet : Un chevalier blanc, plutôt gris en somme ! Et Google ?
Benjamin Bellamy : Chez Google, on a bien pris son temps et on a attendu 2020 pour annoncer que Google Chrome bloquerait enfin les cookies tiers… d’ici 2022. Et, grande surprise – en fait non, pas du tout –, nous sommes en novembre 2024 et on attend encore !
Frédéric Couchet : C’est sûr que quand on détient plus de 60 % de parts de marché, on peut se permettre de prendre son temps !
Benjamin Bellamy : Oui. D’ailleurs, n’oubliez pas que votre navigateur, c’est votre fenêtre unique sur Internet. C’est le filtre à travers lequel vous percevez toute la toile. Donc, quand Firefox ne représente plus aujourd’hui que 2 % des utilisateurs, tandis que Chrome dépasse les 60, c’est tout l’équilibre numérique qui est en jeu.
Frédéric Couchet : Tu es en train de dire que notre navigateur influe sur notre accès à l’information ?
Benjamin Bellamy : Absolument ! Et le problème, c’est qu’un acteur aussi dominant que Chrome peut décider unilatéralement des règles du jeu du Web tout entier, que ce soit pour bloquer les cookies tiers, pour autoriser telle ou telle extension, bref !, pour imposer sa vision du Web.
Frédéric Couchet : Donc, d’un côté, la publicité aide à financer le Web grâce au laxisme de Chrome, mais, de l’autre, Chrome contrôle tout ce qu’on peut voir ?
Benjamin Bellamy : Oui, c’est tout le paradoxe. Personnellement, je ne suis pas du tout pour les bloqueurs de pub car ils appauvrissent directement les créatrices et les créateurs, mais quand un géant monopolistique refuse de bloquer les cookies tiers d’un côté, mais bloque les bloqueurs de pubs de l’autre, je trouve que, d’une, il nous prend pour des truffes, et de deux, que ça porte atteinte à nos libertés numériques.
Frédéric Couchet : Nos libertés numériques, carrément !
Benjamin Bellamy : Carrément ! Au final, chacun tirera ses propres conclusions. Mais, puisque c’est moi qui tiens le micro, je vais donner la mienne : supprimez Chrome, aujourd’hui, avant qu’il ne soit trop tard, sur votre ordinateur, votre tablette, votre téléphone et remplacez-le par un navigateur libre, Firefox.
Frédéric Couchet : Le fameux Firefox ! Et ça change quoi concrètement ?
Benjamin Bellamy : Sur Firefox, vous avez le contrôle, vous décidez, ce n’est pas Apple, ce n’est pas Google. Et un dernier conseil pour la route : sur votre mobile, installez Firefox Focus et définissez-le comme navigateur par défaut. Ça supprimera tous les cookies à chaque fermeture. Là, au moins, on sera sûr du résultat
Frédéric Couchet : Merci Benjamin pour cette belle chronique sur les cookies tiers. On retrouvera Benjamin le mois prochain dans Libre à vous ! et d’ici là, le samedi 16 novembre, pour une conférence au Capitole du Libre de Toulouse. Et enfin, tous les mercredis, dans son podcast RdGP, le podcast sérieux qui vous emmène au cœur des enjeux des droits numériques, des libertés individuelles et de la vie privée, que vous retrouverez sur rdgp.fr.
Merci Benjamin.
Benjamin Bellamy : Merci à toi.
Actu importante
Frédéric Couchet : Ah ! Élise, je crois qu’on ne va pas passer de pause musicale. Priorité à une actu importante. On va ouvrir l’antenne une cinquantaine de secondes à la rédaction du Lama déchaîné.
[Virgule sonore]
Gee : Ici, en direct de la rédaction du Lama déchaîné, nous vous parlons d’une actualité brûlante.
Bookynette : La campagne de soutien financier de l’April ?
Gee : Oui. Pour bien finir l’année, l’association a besoin de pas moins de 20 000 euros. Alors, pour vous convaincre d’adhérer ou de faire un don, elle nous a embauchés, bénévolement, pour publier un hebdomadaire chaque mercredi.
Bookynette : Mais c’est demain le prochain numéro alors ?
Gee : Eh oui ! Et il y en aura jusqu’à la fin de l’automne. Ça parle des actions de l’April, de ses membres, mais pas que !
Bookynette : Il paraît qu’il y a même des mots croisés et des anecdotes rigolotes.
Gee : Oui, la plume a également été proposée à d’autres associations ou à des personnes non-membres.
Bookynette : Rendez-vous sur april.org/campagne. Le lien sera sur la page de présentation de l’émission.
Gee : On compte sur vous pour soutenir le travail essentiel de l’April.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : C’était la rédaction du Lama déchaîné avec Gee et Bookynette. Et, pour rappeler ce que disait Gee la semaine dernière, « si vous ne pouvez pas contribuer, partager l’information, au moins », donc sur april.org/campagne.
Nous allons faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Frédéric Couchet : Après la pause musicale, nous parlerons de recrutement et de diversité de genre dans l’informatique. En attendant, nous allons écouter Saturn par Holizna. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Saturn par Holizna.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Saturn par Holizna, disponible sous licence libre Creative Commons CC0.
[Jingle]
Frédéric Couchet : Nous allons passer au sujet principal.
[Virgule muicale]
Recrutement et diversité de genre dans l’informatique avec Marcy Ericka Charollois et Florence Chabanois
Frédéric Couchet : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui est une rediffusion d’une émission diffusée lors de la saison 7, donc la précédente saison. Le thème est le recrutement et la diversité de genre dans l’informatique. On se retrouve en direct d’ici une petite heure.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui porte sur le recrutement et la diversité de genre dans l’informatique ou pourquoi et comment recruter des femmes dans un milieu d’hommes, avec nos deux invitées Marcy Ericka Charollois et Florence Chabanois que je vais laisser se présenter juste après.
N’hésitez pas à participer à notre conversation sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat », salon #libreavous.
On va déjà commencer par une petite présentation. On va commencer par Marcy qui est à distance. Bonjour Marcy.
Marcy Ericka Charollois : Bonjour à tous et à toutes. En effet, moi c’est Marcy, je suis consultante en inclusion numérique pour les minorités et les expériences inclusives.
Frédéric Couchet : D’accord. Florence Chabanois.
Florence Chabanois : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Bonjour Marcy. Je suis très contente d’être parmi vous. Je suis un Head of Engineering et aussi cofondatrice de l’association La Place Des Grenouilles qui est antisexiste.
Frédéric Couchet : Head of Engineering, c’est responsable ingénierie dans l’informatique. Je sais que tu as plus l’habitude des podcasts internationaux, mais ici, effectivement, on essaye un petit peu de traduire. Aujourd’hui, on ne va pas parler technique, en tout cas pas trop, je pense.
Pour introduire le sujet, j’ai envie de commencer par une question un peu provocatrice – excusez-moi pour la provocation – pour déterminer un peu pourquoi, finalement, on fait cette émission. La question c’est : pourquoi chercher plus de mixité dans les équipes d’informatique ? Une structure, qu’elle soit entreprise ou autre, recrute la personne la plus compétente quel que soit son genre. Qui veut répondre à cette question parfaitement assumée provocatrice, qui veut commencer ? Marcy peut-être.
Marcy Ericka Charollois : J’allais dire « si tu veux, Florence, tu peux commencer ».
Florence Chabanois : Je pense que tu as la matière.
Frédéric Couchet : Vas-y Marcy. Faites comme vous voulez !
Marcy Ericka Charollois : C’est une question intéressante dans le sens où, en effet, on pourrait tout à fait se demander pourquoi on a un intérêt à avoir des démarches inclusives dans un milieu qui est, aujourd’hui, très masculin. Déjà, parce qu’on a un historique de la tech qui est, en réalité, plus féminin qu’il n’y paraît, avec des novatrices qui ont lourdement participé à la performance numérique et technologique. Pour toutes les innovations qu’on connaît aujourd’hui, en général, il y a une grande femme derrière qui est citée comme une femme, en réalité on connaît beaucoup de noms, je pense notamment à Hedy Lamarr, qui change un petit peu d’Ada Lovelace qu’on identifie comme la pionnière de l’informatique, mais il y en a d’autres ; on a Grace Hopper, notamment toutes les femmes afro-américaines qui ont participé aux calculs d’Apollo. Tout cet historique-là fait, qu’aujourd’hui, on ne peut pas permettre encore ce storytelling, cette narration qui existe, qui est que le secteur est uniquement masculin, qu’il l’a toujours été et que c’est comme ça. Non !
En plus, on est dans un secteur qui est attractif d’un point de vue économique. Il faut savoir qu’aujourd’hui, rien que sur le marché de l’IA en 2024, on est quand même à une estimation de quasiment 16 milliards d’euros et il faut aussi se dire que les femmes et les minorités de tout type puissent avoir une place grâce à toutes ces opportunités, participer et être représentées correctement dans ce qu’elles peuvent amener à la diversité à la fois des équipes, donc on parle de recrutement, mais aussi de conception. Si on continue à avoir un milieu qui est 100 % homogène, nous allons, finalement, foncer droit dans le mur avec des reproductions de biais qui seront évidentes et qui ont déjà été lourdement pointées du doigt.
Frédéric Couchet : D’accord Marcy. Florence.
Florence Chabanois : Globalement, je suis complètement d’accord avec ce que Marcy a dit. Je rajouterai la partie conception, c’est plus un prolongement de son propos.
Déjà, nous sommes majoritaires, rien que le terme « minorité de genre » est étrange vu que les femmes sont 52 % de la population. Du coup, les produits qui sont conçus ne prennent pas en compte les femmes. C’est un biais humain, on va s’occuper déjà des besoins qu’on a, que sa catégorie de population a, sans parler du fait que les hommes sont aussi moins socialisés à se mettre à la place des autres du point de vue de leur éducation. Du coup, ça fait qu’il y a la moitié de la population qui est écartée des inventions et on ne parle pas d’inventions luxueuses, ce sont vraiment des besoins primaires, sociaux, à satisfaire qui font que la santé des femmes, par exemple, est moins bien prise en compte ; les produits numériques, aussi, sont conçus uniquement par des hommes cis.
Frédéric Couchet : OK. Je vais juste préciser que le sujet du jour c’est la diversité de genre, mais ce n’est, évidemment, qu’une partie de la diversité, donc, sentez-vous libres d’aborder aussi d’autres sujets même si, aujourd’hui, on axe effectivement principalement sur cette thématique-là.
Donc, là, c’était l’introduction qui explique pourquoi il faut agir pour éviter d’entretenir, quelque part, ce statu quo. On va faire deux grandes parties dans l’émission. Dans la première, on va plutôt parler de la partie recrutement, c’est-à-dire comment on recrute, et, dans la deuxième partie, comment on arrive à « fidéliser », entre guillemets, en tout cas à faire que les gens ne partent pas, parce qu’il y a aussi des statistiques, et vous en parlerez sans doute, concernant le nombre de départs assez rapides des femmes au bout de quelques années.
On va d’abord parler des actions sur le recrutement. Marcy, je crois que tu voulais notamment parler de méthodes de recrutement scientifiques. J’avoue que je ne vois pas du tout ce que c’est, donc, si tu peux nous expliquer.
Marcy Ericka Charollois : Oui, bien sûr. Ce qui est dit « méthode de recrutement scientifique », c’est une méthode de recrutement qui ne s’appuie pas sur le feeling et j’insiste là-dessus parce que c’est important : au final, plus on va recruter au feeling, plus on va s’appuyer uniquement sur ses biais, ses perceptions, de fait, on va reproduire une culture dont, parfois, on n’a pas conscience, et c’est quelque chose qu’il est important de souligner. Malgré nous, suivant nos histoires personnelles, notre éducation, les écoles qu’on a fréquentées, les cercles socio-économiques dans lesquels on a évolué, on est plus à même de reproduire les mêmes comportements de tous ces cercles dans lesquels on a grandi et dans lesquels on évolue chaque jour. Donc, si je me base uniquement sur du recrutement au feeling, je vais forcément m’appuyer sur des préconceptions et des biais qui vont valoriser une prise de décision qui, en fait, n’aura pas fait preuve d’objectivité et c’est tout le problème et c’est tout l’enjeu.
Quand on parle de méthodes de recrutement dites scientifiques, on va avoir des méthodes de recrutement qui font appel à ce qu’on appelle du scoring. Donc, suivant des critères qui sont préétablis, on va pouvoir mettre un score sur des questions bien précises et, quand je dis bien précises, c’est justement ne pas tomber dans : quel est votre type d’écriture ? Suivant votre écriture, je peux déduire que vous êtes une personnalité plutôt vive ou une personnalité plutôt lente ; ou alors, suivant votre signe astrologique, je peux dérouler une préconception de qui vous êtes ; ou alors, par rapport à votre genre, par rapport à votre nom, par rapport à votre adresse, je peux déduire plein d’informations qui ne sont pas vraies et j’insiste là-dessus. En fait, toutes ces méthodes dites scientifiques vont vraiment reposer sur des questions qu’on appelle comportementales, qui vont donc s’appuyer sur le comportement de la personne suivant des questions qui seront rédigées en ce sens et ce sont des questions qui sont aussi situationnelles. Je vais faire un exemple assez typique. Un entretien qui s’appuie sur une méthode scientifique, ce serait : avez-vous déjà rencontré une situation dans laquelle vous avez dû faire preuve de leadership ? Qu’avez-vous fait suivant les enjeux que vous avez rencontrés ? C’est beaucoup plus cadré que, je ne sais pas, quels sont vos trois défauts et vos trois qualités ? En fait, je n’en sais strictement rien ! Moi-même, j’ai mon propre baromètre d’évaluation quand je pose une question aussi vague que trois qualités et trois défauts.
En fait, il faut vraiment s’appuyer là-dessus pour dé-biaiser au maximum et arriver à un résultat qui sera objectif et évalué.
Frédéric Couchet : D’accord. Ce sont donc des questions où il y a plus de mises en situation concrètes plutôt que les fameuses questions vos trois défauts, vos trois forces, etc., si je comprends bien.
Marcy Ericka Charollois : Exactement. Il y a aussi une méthodologie qui s’appelle STAR, qui n’est pas mal, que je donne à toute personne qui fait passer des entretiens. C’est :
- faire la mise en situation, expliquer la situation donc, en gros, la mise en contexte de ce qui s’est passé au regard de la question ;
- ensuite, quelles ont été les tâches qui ont été mises en place pour parvenir à l’objectif ;
- ensuite, pour le « A », ce sera l’action : quels sont les types d’actions qui ont été mis en place, ça peut être en équipe, ça peut être individuel, peu importe la question qu’on vous pose, mais reposez-vous toujours là-dessus pour bien valoriser ce que vous savez faire et, justement, sortir du persona que vous pouvez évoquer par vous-même si vous êtes une femme ou une toute autre minorité ;
- pour le « R » de la méthode STAR, c’est le résultat, quels sont les résultats obtenus, par exemple « j’ai mis en place telle feature, le résultat c’est une hausse de 10 % de clics à cet endroit. »
Frédéric Couchet : D’accord. Je précise que là tu parles déjà de l’entretien, de l’analyse, on reviendra peut-être, juste après, sur les offres d’emploi, est-ce qu’il y a des choses à faire aussi sur les offres d’emploi ? On va quand même poursuivre sur cette partie-là. Florence, tu voulais réagir ?
Florence Chabanois : Je plussoie, encore une fois, Marcy, en réalité. Du coup, il y a ce mythe que tu as évoqué tout à l’heure en introduction, en disant pourquoi ne recrute-t-on pas uniquement sur la compétence, comme si c’était ce qu’on disait.
Frédéric Couchet : C’est souvent ce qu’on entend, les gens qui critiquent ça, qui disent « finalement on ne recrute pas un homme ou une femme, on recrute une compétence ».
Florence Chabanois : Exactement et je pense que c’est très naïf de croire qu’on est imperméable aux biais. L’avantage de ces types de méthodes, qu’on applique déjà à plusieurs personnes, ce qui fait qu’on a des éléments à peu près comparables, en tout cas plus comparables, qui sont aussi orientés sur un besoin concret plus que sur un jugement de valeur, sur des affinités qu’on peut avoir avec quelqu’un ou pas, ça permet déjà d’enlever ces problématiques-là, de discrimination, en fait, dont on n’a pas conscience. Ne serait-ce que, quand on parle de compétences, de quelles compétences parle-t-on ? J’ai vu tellement d’entretiens, y compris les miens, qui ont recours à des usages, en entretien, qu’on n’utilise pas du tout en situation. Concrètement, on va faire du live coding : on va donner un exercice à quelqu’un, complètement un cas d’école qui ne ressemble même pas à une vraie situation, parce que, en vraie situation, on arrive sur un code qui existe déjà, on va apporter une amélioration. C’est la première différence et pourtant, c’est ce qu’on fait !
La deuxième chose, c’est qu’on va regarder par-dessus son épaule comment ça se passe, pendant qu’elle code. Rien que ça, ça rajoute encore quelque chose.
Cela provoque des effets. En réalité, la personne ne va pas rencontrer ça si on l’intègre dans l’entreprise, mais c’est comme cela qu’on va évaluer la personne. Du coup, ça déclenche un plein de mécanismes très personnels et aussi sociaux : qu’est-ce que ça nous fait d’être regardée ?, si on a le biais du stéréotype qui s’enclenche disant que les femmes sont moins fortes en informatique. Les effets sont aussi différents selon les genres dans ce type de situation : les personnes qui sont très extraverties vont être plus à l’aise.
Un autre sujet sur la compétence qu’on brandit vraiment. Encore une fois, j’ai une conviction : on ne recrute pas du tout d’emblée sur les compétences, en fait, c’est un travail, c’est un processus qu’il faut mettre en place et ce n’est pas du tout si naturel et si fréquent que ça.
L’autre point, c’est la capacité à se mettre en avant. J’ai rencontré plein de femmes que j’avais énormément de mal à évaluer quand je n’avais pas de structure dans mes questions, parce que, justement, il y a plein de facteurs. On dit aussi aux femmes qu’elles doivent moins se vanter, moins se mettre en avant, du coup, en entretien, si elles se vantent, si elles se mettent en avant, en fait elles montrent leurs compétences, elles peuvent aussi être pénalisées sur ça, en disant « cette personne ne va sûrement pas bien s’intégrer, elle se vante trop, elle se met trop en avant. » Ce sont aussi des choses dont les femmes ont conscience et elles vont se ralentir par rapport à ça.
Cela fait qu’il y a plein d’injonctions contradictoires qui font qu’on n’est pas du tout sur un pied d’égalité dans les entretiens et les processus de recrutement.
Il y a donc tous ces processus à mettre en place, notamment la méthode STAR et plein d’autres. Déjà, c’est se dire qu’on définit ce dont on a besoin réellement, au quotidien, dans l’emploi qu’on cherche ; ce ne sont pas juste des questions gratuites, ce sont des questions pour savoir quelque chose. Ensuite, on met en place un processus qui se répète, qui permet de comparer des éléments comparables.
Frédéric Couchet : D’accord. Tout à l’heure, je ne sais plus laquelle de vous, en introduction, parlait des biais. Quels sont, aujourd’hui, les principaux biais de recrutement par rapport au genre, j’entends ? Marcy.
Marcy Ericka Charollois : Il y en a plusieurs. Je pense notamment à tout ce qui est biais de confirmation, mais je vais surtout penser au biais de halo, qui joue énormément en recrutement. Le biais qui s’appelle l’effet de halo, c’est la façon d’utiliser sa première impression pour tirer des conclusions sur un portrait global. Si j’arrive très souriante, comme disait Florence, qu’en même temps je me mets en avant, mais pas trop, on va se dire « OK, super, elle est douce et, en même temps, elle peut bien se vendre, donc, elle risque de bien s’intégrer et de ne pas prendre le dessus dans l’équipe. » Si j’arrive avec tout un tas de codes non-verbaux, il me semble que c’est à hauteur de 70 % que les codes non verbaux rentrent en jeu dans notre façon de nous évaluer, nous autres en tant qu’êtres humains, ça va avoir un poids vraiment considérable dans la préconception qu’on va déjà apposer sur moi et qui va confirmer, ou pas, je ne sais pas comment dire ça, un certain persona qu’on va déduire de moi et qui sera peut-être complètement à l’opposé.
C’est aussi pour cela qu’on se retrouve, à l’inverse, avec des personnes qui sont d’excellents candidats, mais pas les bonnes personnes pour le poste. C’est important à souligner parce que, parfois, on a des gens qui savent vraiment très bien passer les entretiens d’embauche, notamment des hommes qui peuvent avoir tous les codes du milieu tech, si, en plus, ils ont grandi dans une culture geek, dans une culture vraiment numérique beaucoup plus accrue qu’une femme, je prends l’exemple inverse : une femme qui aurait fait plutôt un bootcamp, qui aurait entendu, sur le tard, la possibilité de rentrer dans ce type de carrière, en fait, elle n’est vraiment pas du tout sur le même pied d’égalité. L’effet de halo peut donc être très violent à ce niveau-là. Et ça ne veut pas dire, si on prend cette femme-là, dont je parle en guise d’exemple, versus l’homme qui est un très bon candidat, que, dans les faits, la femme ne pourra pas être une meilleure employée sur le long terme.
En fait, tous ces points-là sont de vrais points de friction. Je ne sais pas si tu as une autre idée de biais, Florence.
Frédéric Couchet : Juste avant qu’elle réponde, comme cela ça lui permet éventuellement de réfléchir, ce que tu viens de dire me fait penser à une excellente conférence que j’ai vue, que vous avez peut-être vue, à MiXiT, une conférence autour de la tech et de l’inclusion. Anaïs Huet a fait une conférence « La douceur est-elle un avantage ou un inconvénient dans ce monde de brutes ? ». À un moment, elle explique que pour une mission où elle cochait vraiment toutes les cases de compétences, qualité, etc., en fait le client ne l’avait pas prise parce qu’elle avait une voix trop douce et il lui avait dit « vous n’arriverez pas à vous imposer dans l’équipe ». Quand j’ai entendu ça, je me suis dit « c’est hallucinant d’entendre ça ! ». Donc, vous confirmez, Marcy ou Florence, qu’une voix trop douce peut être un problème bloquant pour des femmes.
Marcy Ericka Charollois : Oui, même pour la façon d’avoir accès à des financements. Il faut savoir que les femmes, qui ont des voix plus aiguës, se voient perdre des points considérables à l’accès au financement de leurs entreprises, de leurs start-ups, etc. Je n’ai plus les chiffres en tête, mais c’est assez effarant. En fait, il y a aussi pas mal de mimétisme de la part des femmes à parler dans des octaves bien plus basses pour paraître plus sérieuses et plus crédibles.
Frédéric Couchet : D’accord. D’ailleurs, dans sa présentation, elle expliquait aussi que Margaret Thatcher, par exemple, avait visiblement fait un travail, justement pour parler dans une octave un peu plus grave, un peu plus bas.
Je vais laisser Florence revenir sur les autres biais de recrutement qu’elle a pu identifier.
Florence Chabanois : Carrément, je me permets des digressions aussi. Marcy, par rapport à ce que tu disais, j’avais lu, par rapport à des investisseurs et investisseuses, qu’un même texte était lu par des femmes ou des hommes pour voir qui était plus convaincant ou pas. Il me semble que c’était deux fois plus, rien que sur la hauteur de la voix.
Par rapport à Anaïs, ce que tu évoquais Frédéric, encore une fois sur le fameux mythe de la compétence, une étude de 50inTech est sortie, il n’y a pas très longtemps, et confirme une intuition qu’on est beaucoup à avoir, je pense, que les femmes ne sont pas évaluées que sur la technique : elles vont être évaluées beaucoup sur la technique, beaucoup plus, en fait, que les hommes, mais aussi sur le relationnel, du coup la douceur, ce que tu dis. Par exemple, si la personne, la femme pour le coup, n’est pas assez souriante et n’a pas, en plus, des traits de relation, ça va être pénalisant, alors que, pour un homme, on considère que la technique toute seule suffit.
Frédéric Couchet : Pour préciser la question : est-ce que ça peut être aussi, éventuellement, un avantage en fonction du poste recherché ?
Florence Chabanois : Non ! Jamais ! Jamais sur un poste tech, parce que ce ne sera pas toujours un bonus. En fait, on va toujours mettre, en tout cas à date 2024, le niveau technique, la compétence technique plus importante que le relationnel. Pour un homme ce sera un bonus, ça peut être un critère si on utilise la méthode STAR, mais c’est quand même moins souvent un critère que le côté technique, alors que, pour la femme, ce sera indispensable, si elle n’a pas les deux, ça ne marche pas.
Sur le côté douceur, c’est quand même terrible. Je ne sais pas si on s’en rend compte. J’ai déjà eu des feedbacks me disant « je ne sais pas si tu pourras t’imposer et tout ! — Ça va, je gère une dizaine de personnes », et je n’ai même pas cherché à argumenter. Si tu savais tout ce qu’on se prend dès qu’on commence sa carrière !
À l’inverse, si quelqu’un ne te voit pas douce, si une femme a une voix plus affirmée, ça peut aussi être pénalisant.
Frédéric Couchet : En fait, vous êtes perdantes tout le temps !
Florence Chabanois : C’est ça ! En fait, on a un très petit spectre, si on tape dedans ça marche, mais, si on fait un petit glissement, on peut être pénalisée très rapidement.
Du coup sur les biais, puisque c’était ta question d’origine. Pour moi, c’est le biais de similarité qui est un peu la petite sœur du halo, je pense, qui fait qu’on ne se rend pas compte de combien on aime bien les gens qui nous ressemblent, encore plus dans une culture tech où il y a quand même pas mal de culture bro et tout ça, entre frères. On va mettre en avant du baby-foot, de la bière, tout ce qui est fraternité, ce sont des choses très mises en avant dans les médias, dans la politique, c’est une valeur qui est universelle, n’est-ce pas ?, alors qu’on entend moins la sororité. Du coup, il y a ce côté « je vois quelqu’un qui me ressemble, qui a les mêmes centres d’intérêt », on plonge très vite dedans. Avec ce biais-là, on peut très vite oublier tout le reste : le côté « suis-je en train d’évaluer le reste, d’évaluer quelqu’un », et on oublie de poser toutes les questions qui sont importantes. Je pense que c’est comme cela qu’on peut se retrouver à faire des recrutements ratés, parce qu’on s’est un peu laissé entraîner dans un petit effet narcissique en disant « je m’entends bien avec cette personne », parce qu’on cherche surtout des collègues, en réalité, quand on veut recruter.
Frédéric Couchet : J’ai une question : inclure une femme dans le processus de recrutement, au niveau entretien, est-ce que c’est pratiqué ? Est-ce que c’est positif ? Négatif ? Est-ce que ça permet de tester, par exemple, les hommes aussi ? Voir, par exemple, si l’homme en recrutement va plus parler à l’homme recruteur ou à la femme recruteuse ? Est-ce que l’implication d’une femme dans le processus de recrutement c’est pratiqué ? Marcy.
Marcy Ericka Charollois : Je pense que ça se pratique de plus en plus, en tout cas de ce que j’ai comme discussions. Il est évident qu’on a aussi des prises de position politiques, quant au numérique, ne serait-ce que le Pacte Parité pour l’égalité femme-homme ; ça implique pas mal de choses en termes d’évolution des rôles des femmes dans la tech, notamment le fait de les inclure dans les processus de recrutement.
Est-ce que c’est un une garantie de réussite ? En rien du tout ! S’il y a bien une chose sur laquelle on est complètement égaux en tant que femmes et en tant qu’hommes, c’est notre capacité à être totalement absorbés par nos propres biais dans ce qu’on va chercher à déterminer comme confirmation, ou non.
On peut avoir aussi des effets qui sont bien réels, c’est tout ce qu’on va appeler la misogynie intériorisée, comme on peut avoir du racisme intériorisé, du validisme – ça c’est plutôt par rapport au spectre du handicap et de l’accessibilité qui va être intériorisé –, on peut parler de grossophobie, etc., ce serait totalement expansif. En fait, les femmes ne sont pas du tout étrangères au fait d’avoir intériorisé tout un tas de biais pour, en plus, survivre.
Si on est la seule femme dans une équipe complètement masculine, qu’on a suivi des études – je donne un exemple –, d’ingénieur où, déjà, on a été sociabilisée comme étant l’une des seules femmes de sa promo pendant des années, il faut bien prendre en compte qu’on a aussi intériorisé tout un tas de biais en tant que femme. Du coup, il faut vraiment faire tout un travail de déconstruction. C’est vraiment le pied d’égalité des hommes et des femmes dans notre industrie, comme dans bien d’autres, et tant qu’on ne fera pas cette démarche-là, on ne pourra pas garantir la maximisation des effets positifs des recrutements dits inclusifs et objectifs.
Frédéric Couchet : Avant de faire une pause musicale, sur ce que tu viens de dire, je pose une question à Florence. Je ne me souviens pas si tu as fait des écoles d’ingénieur.
Florence Chabanois : J’étais à la fac, j’ai fait de l’informatique.
Frédéric Couchet : C’était dans l’informatique, donc, probablement, dans un milieu très masculin.
Florence Chabanois : Nous n’étions pas beaucoup.
Frédéric Couchet : As-tu vécu ce que vient de décrire Marcy ? Et, est-ce que dans ton travail de recruteuse, parce que tu as aussi fait du recrutement, ça a évolué par rapport à il y a quelques années, par exemple ?
Florence Chabanois : Oui complètement. On avait justement fait une presse, justement avec Marcy, où on en parlait un peu. Je suis complètement dans ça, « le féminin c’était moins bien » et ce n’est vraiment pas quelque chose dans lequel je voulais être associée ; c’est ça qui est compliqué. On vit dans la même société, en réalité, qu’on soit homme ou femme, et quand on arrive, justement, à survivre dans ce système, malgré nous, sans nous en rendre compte vraiment, donc je n’allais pas mépriser les femmes ou quoi que ce soit, mais ce n’est pas quelque chose auquel je voulais être associée. C’est relativement récemment que je me suis rendu compte de ça, en tout cas au niveau du recrutement en tout cas. Une fois qu’on en a conscience et qu’on commence à prendre des actions, c’est là qu’on voit des choses très différentes et surtout qu’on a tort.
Frédéric Couchet : D’accord. On va y revenir après la pause musicale. On va faire une pause musicale.
La pause musicale est proposée par Joseph Garcia de l’équipe musique de Libre à vous !. Il est également membre de l’équipe de l’émission Les contes, c’est du Sérieux. Je pense que la musique devrait vous plaire. Je vais le faire en anglais puis en français. Le titre c’est Burn The Whole Thing Down, en gros c’est « Tout cramer », de Momma Swift. On se retrouve dans trois minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Burn The Whole Thing Down par Momma Swift.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Burn The Whole Thing Down par Momma Swift. Je vous encourage vraiment à écouter tout l’album, surtout en cette période un peu troublée. Ce titre est disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By 3.0.
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Frédéric Couchet : Nous allons poursuivre notre sujet sur le recrutement et la diversité de genre dans l’informatique avec nos deux invitées, Florence Chabanois, qui est avec moi au studio, et Marcy Ericka Charollois qui est à distance.
Avant d’aborder la question, on va dire sur le long terme, pour entretenir les bonnes pratiques, on pourra quand même reparler de la partie recrutement, si vous le voulez, je voulais qu’on revienne, pour ne pas oublier, sur la partie qui précède le recrutement, qui est l’offre d’emploi, le profil de poste : qu’y a-t-il à faire pour qu’en fait, avant même l’entretien, que vous ayez des personnes autres que des hommes qui répondent à ces appels d’offres ? Est-ce qu’il y a des bonnes pratiques ? Est-ce qu’il y a des choses, au contraire, à ne pas faire ? On va commencer par Marcy sur cette partie offres d’emploi.
Marcy Ericka Charollois : Il y a pas mal de choses à faire. Déjà, pour commencer, il y a la capacité de féminiser le poste ou alors de mettre la mention « F/H/X » pour « Femme/Homme/Non-binaire », par exemple.
Il y a pas mal de réflexion autour du point médian, sur le fait qu’il manque d’accessibilité suivant les troubles dys et aussi sur les liseuses pour les personnes qui sont en situation de déficit visuel. J’ai envie de dire que c’est à vous de voir, sentez-vous libres de l’utiliser, ou pas. Personnellement, je ne l’utilise plus du tout, justement pour ne plus poser de problèmes aux personnes à qui ça en pose, je pense que c’est aussi important de le voir comme ça.
Dans le contenu de la fiche de poste, ce qui est recommandé, c’est de constater parfois à quel point on peut mettre en avant des process qui peuvent être trop longs, beaucoup trop fastidieux, qui ne sont pas compatibles avec des rythmes de vie de femme, notamment si elles sont parent en plus de ça. Il y a quand même des gros enjeux là-dessus et également tout ce qu’on va laisser transparaître en termes de culture d’entreprise. Florence l’a super bien mentionné tout à l’heure quand elle parlait de toute cette culture masculinisée – bière, pizza, baby-foot. On peut aller plus loin, notamment proposer plutôt des activités qui seraient plus intéressantes pour le développement de sa carrière. Aujourd’hui, en tant que femme dans le numérique, je pense qu’on a plus envie de savoir comment on va pouvoir développer ses compétences, justement, qu’elles soient techniques mais aussi tout le reste, tout ce que ça englobe : comment négocier correctement son salaire, comment prendre la parole lors de présentations en équipe, développer ses compétences de leadership, de management, tout ce qui va jouer sur l’intelligence collective, etc. Ça peut être beaucoup plus pertinent de mettre ça en avant, de mettre en avant plus de souplesse et, comment dire, moins de paraître et plus de dur, si je peux dire ça comme ça.
Frédéric Couchet : D’accord. Juste avant de passer la parole à Florence avec une question, on va rappeler aux gens qu’on peut faire de l’écriture inclusive sans le point médian, ça demande peut-être un peu plus de travail en termes de rédaction. Beaucoup de gens poussent des cris d’orfraie sur l’écriture inclusive parce qu’ils le réduisent au point médian, qui pose les problèmes que tu as évoqués, mais on peut, évidemment, faire sans.
Florence, je voulais te laisser réagir là-dessus, mais je voulais aussi, éventuellement, t’orienter sur des questions. J’avais lu, par exemple, deux points :
dans les offres d’emploi, il ne fallait pas mettre de trop nombreuses demandes de compétences, parce que, souvent, les hommes pouvaient répondre à une offre d’emploi même s’ils pensaient ne maîtriser que 50 % des compétences alors que les femmes considèrent qu’il faut qu’elles maîtrisent au moins 80 à 90 % des compétences ;
deuxième point sur le vocabulaire : traditionnellement, dans l’informatique, on voit beaucoup de vocabulaire qui est un peu compétitif, esprit d’équipe comme tu l’as dit, esprit masculin, plutôt Ninja, des termes comme ça, qui sont plutôt des termes repoussoirs pour les femmes.
Est-ce que, sur ces deux points-là, tu as des retours ?
Florence Chabanois : Oui, complètement. J’ai vraiment grandi dans un milieu d’hommes, en fait, en termes de dessins animés, de tout. Du coup, tout ce qui est guerrier est quelque chose que j’incorpore assez vite et qui me paraît intéressant. Je me suis rendu compte, après coup, que pas mal de mes fiches de poste avaient ce genre de vocabulaire.
Frédéric Couchet : Mais ça ne te dérangeait pas, parce que tu as vécu comme ça.
Florence Chabanois : Je n’arrive même pas à le dire. En fait, je pense que je suis trop dedans pour pouvoir le dire. Par contre, entre une offre d’emploi où il y a ça et une offre d’emploi qui me parle d’un chemin de carrière, d’une progression, il n’y a pas photo, je vais plutôt aller là. Je pense que j’ai donné ça en pensant que c’était ce que les gens recherchaient. Du coup, ça nourrit quand même quelque chose d’assez bizarre, parce que je veux recruter des gens qui ont l’esprit d’équipe plus que des gens qui veulent battre les autres.
Frédéric Couchet : Ça veut dire qu’il faut mettre plus de terminologie en termes de coopération plutôt que de compétition.
Florence Chabanois : Là, c’est personnel. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que sur le côté compétitif, en termes de socialisation encore une fois, nous sommes élevés très différemment : les filles, les jeunes filles sont plus élevées sur des jeux à jouer toutes seules ou côte à côte, alors que les garçons, ce sont plus des jeux d’opposition. Du coup, ça joue sur l’affinité, on va plus, en réalité, parler à des futurs garçons, donc des hommes, qu’à des femmes.
Il y a aussi, effectivement, un facteur au stress qui peut être différent : les femmes vont quand même plus hésiter avant de postuler par rapport à la correspondance de ces critères ; le syndrome de la bonne élève peut jouer. Je vais donner un exemple que j’avais sur une fiche de poste : on était deux à postuler, je ne savais pas que c’était un de mes potes. J’ai mis une semaine avant de postuler, à me dire « j’y vais, je n’y vais pas », j’ai donc lu l’annonce en long, en large, je croyais que c’était ce que la plupart des gens faisaient, mais visiblement non ; lui, s’était arrêté aux deux premières lignes, en disant « oui, ça passe » et il a postulé. Ça m’a fait délirer, je l’ai su des mois après. Après 20 ans d’expérience, je me rends compte que même moi je ne suis pas protégée.
Frédéric Couchet : Tu parles d’un exemple récent ?
Florence Chabanois : Relativement récent. Notre cerveau dit qu’il faut postuler même si on ne correspond pas partout, mais on est aussi moins entraînée à avoir des non, des échecs, alors que, encore une fois, de par les jeux auxquels jouent les garçons, c’est OK d’échouer, de perdre, on recommence, ce n’est pas tout un drame, alors que pour les filles c’est plus dur ; avec une corde à sauter, on ne peut pas vraiment tomber ! Cela fait qu’il y a plusieurs facteurs qui vont dans le même sens.
Effectivement, adopter un langage qui est plus universel ou plus orienté femme, ça peut, parfois, contrebalancer, en tout cas rétablir un peu plus d’équilibre par rapport aux candidatures qu’on peut avoir.
Sur l’écriture inclusive, donc au sens large, je sais que j’avais zéro candidature quand je ne l’utilisais pas et, quand je l’ai utilisée, j’ai eu quelques candidatures, ce n’était pas foufou. TO2 avait utilisé un terme un peu moins genré, software engineer plutôt que « développeur », et cela avait augmenté le taux de candidatures de 30 %, quelque chose comme ça. Ça peut donc jouer. C’est vrai que maintenant je regarde. Ce n’est pas tant que les femmes vont se précipiter sur une offre d’emploi, je pense aussi qu’elles changent moins souvent, c’est plutôt est-ce qu’on voit des loups, est-ce qu’on voit des warnings. Du coup, ça va au moins enlever des barrières par rapport à ça.
Frédéric Couchet : Quels genres de loups dans une offre d’emploi ?
Florence Chabanois : La question c’est que si on n’est qu’entre gars, ce n’est pas quelque chose pour lequel on a envie de prendre le risque d’y aller.
Frédéric Couchet : Une question : si vous candidatez pour une offre d’emploi sur une entreprise, une collectivité ou autre, une association, est-ce que vous allez visiter, par exemple, les sites des entreprises pour voir si vous trouvez des photos des personnes ?
Florence Chabanois : Clairement. Et pas que ça ! En fait, tout : les conférences, les réunions, non, pas les réunions parce que je veux pas y aller, les dîners, les associations sportives, tout ! Je regarde avant s’il n’y a pas des warnings au moins sur l’image publique. C’est d’ailleurs aussi une bonne pratique sur l’image corporate de l’entreprise.
Frédéric Couchet : Marcy, conseilles-tu aussi ce genre de chose ? C’est vraiment nécessaire d’aller dans ce niveau de détail aujourd’hui ?
Marcy Ericka Charollois : Oui complètement, je rejoins totalement Florence à ce sujet. En fait, aujourd’hui, on a besoin de pouvoir se projeter sur le long terme dans les équipes qu’on a envie de rejoindre et, forcément, faites le test. Vous allez sur – je ne sais pas si je peux les citer, je vais les citer quand même, ce n’est pas grave – Welcome to the Jungle, c’est un petit sujet qui est assez amusant dans la démonstration de ce qu’on dit. En fait, souvent, vous pouvez passer d’entreprise en entreprise, regarder les photos, ce sont toujours des personnes blanches, en très grande majorité, généralement que des hommes et tout le monde porte des sweats bleu marine ; en ce moment ce n’est que ça. De fait, ça créée beaucoup d’interrogations : quelle image, quelle culture on en train de fonder surtout sur des environnements de start-ups, parce que je pense que ça se lisse un petit peu plus, quand même, quand on est sur des licornes ou des institutions plus variées. On parlait d’associations, on parlait de collectivités autres, clairement, ça se lisse davantage.
C’est vrai que sur la culture start-up, on voit quand même qu’il y a une espèce de réassurance du code vestimentaire, de la présentation, du type de pose aussi, des endroits dans lesquels on pose, comment on va poser, est-ce qu’on se met de trois quarts face à la caméra, est-ce qu’on est plutôt sur un non-verbal de conquérant ou plutôt passif, est-ce qu’on est plutôt tous autour d’un tableau blanc en train de coller des Post-it ou, plutôt, dans une posture plus individualiste ? Tout cela, ce sont vraiment des choses qui sont très épiées par les femmes et les minorités de la tech pour savoir si elles vont pouvoir résister à tous les biais qui vont s’abattre sur elles après cette prise de poste.
Frédéric Couchet : D’accord. C’est bien de parler de ça, ça nous permet d’enchaîner, en tout cas d’aller sur le travail sur le long terme, notamment la culture d’entreprise. Je précise que Welcome to the Jungle est un site qui permet de découvrir les coulisses des entreprises qui recrutent, etc. C’est bien ça ?
Marcy Ericka Charollois : C’est ça, exactement.
Frédéric Couchet : D’accord.
On a parlé de l’offre d’emploi, du recrutement. Donc une personne, une femme est recrutée, l’enjeu, après, c’est quand même qu’elle reste en poste, en tout cas tant qu’elle le veut. Je n’ai pas les chiffres en tête, peut-être que l’une de vous les a, on assiste, dans l’informatique, à des départs « assez rapides », entre guillemets : beaucoup de femmes partent assez rapidement de l’entreprise parce que, tout simplement, elles se rendent compte que le milieu ne correspond pas à ce qu’elles pensaient y trouver. Je ne sais pas si l’une de vous a les chiffres en tête.
Florence Chabanois : C’est la moitié au bout de dix ans, en général, après 35 ans d’après des études françaises et américaines qui convergent à peu près sur les données. Je ne sais pas si Marcy a ça.
Marcy Ericka Charollois : C’est exactement ce chiffre-là que j’avais aussi en tête : une femme sur deux quitte la tech après 35 ans, en général, ça glisse sur les dix ans de carrière. Il y a de vraies remises en question à ce moment pivot.
Frédéric Couchet : D’accord. Ça suppose donc que la structure, quelle qu’elle soit, pour éviter cela, doit travailler sur sa culture d’entreprise, notamment sa culture d’inclusion sur la diversité de genre et, encore une fois, sur toutes les diversités, même si, aujourd’hui, on parle beaucoup de diversité de genre. Que faut-il qu’elles mettent en place ? Quelles sont les choses qu’il faut absolument qu’elles mettent en place ? Je suppose, par exemple, qu’il y a des choses à faire sur les horaires des réunions qui peuvent être le soir. Qu’est-ce qui peut être mis en place sur le travail autour du sexisme ambiant, voire plus, dans le monde de l’informatique ? Florence.
Florence Chabanois : Sur les horaires, c’est un exemple qui est un peu sexiste. On associe souvent ça à la maternité, alors que tous les parents ont, à priori, des enfants, tous les parents, hommes et femmes, enfin pas tous. Bref !
Frédéric Couchet : Historiquement, on sait bien que les femmes s’occupent plus d’aller chercher… Je suis un homme, parent, donc j’assume parfaitement de dire ça.
Florence Chabanois : Oui, complètement. C’est vrai, tu as raison de le mentionner. On entend aussi le contraire, disant que ce n’est plus un sujet.
Frédéric Couchet : Non, je pense que c’est toujours un sujet.
Florence Chabanois : C’est toujours un sujet, très clairement, on est d’accord, surtout pour récupérer les enfants ! Les déposer ça va, parce que c’est vite fait, ça prend cinq minutes le matin – « si, si, je m’en occupe, je les dépose » ! Non, il y a aussi le bain et la nourriture ! En fait, ça me fait penser à autre chose. Par rapport au recrutement, je crois que j’ai mis six mois ou un an avant d’arriver à recruter des femmes compétentes, les gens aiment bien dire ça. On est d’accord que je ne suis pas à but non-lucratif, quand je travaille, l’idée c’est de trouver de bons collaborateurs et collaboratrices. Ce qui est intéressant, en tout cas l’une des conclusions que j’ai eues après toute cette démarche, c’est que, d’une part, j’ai recruté plus de femmes, mais, surtout, j’ai amélioré le processus de recrutement global, pour tout le monde. Du coup, ces sujets de réunion pas trop tard le soir, en fait ça profite à tout le monde, les mères, les pères et puis les gens aussi, en fait : quand on a sept ou huit heures dans les jambes on est un peu moins frais pour une réunion, donc, en fait, on y gagne, ça permet d’avoir aussi du temps focus. C’est donc une des pratiques. Quelle était la question ? Les bonnes pratiques d’inclusion.
Frédéric Couchet : Les bonnes pratiques pour conserver ces femmes, tout simplement, qui ont été recrutées.
Florence Chabanois : Pour moi, c’est tout ce qui est sexisme ordinaire auquel il faut remédier et, comme disait Marcy tout à l’heure, personne n’est protégé de ses propres biais. Déjà, à la base, c’est de les reconnaître franchement. On a tous des biais, on en a sûrement plus qu’on croit, c’est même sûr, donc, l’enjeu, c’est de ne pas enterrer le problème en disant « dans notre entreprise, chez nous, il n’y a pas de sexisme », ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, il y a du racisme, il y a du sexisme, il y a tout, parce que c’est la société, il n’y a pas de raison qu’on soit hermétique à tout ça. La question c’est : qu’est-ce qu’on fait, au quotidien, pour que, quand ça va se produire, ce soit géré ?
Une des pratiques, déjà, c’est de soutenir les communautés qui sont moins représentées, en développant, justement, des communautés, pour que ces personnes ne soient pas isolées. Ça peut être des slacks, des canaux slacks, je donne du jargon, des espaces de discussion virtuels, en ligne ;
ça peut être des réunions récurrentes où les gens peuvent remonter leur expérience ;
ça peut aussi être programmer des échanges entre différents types de population pour que chacun, chacune, ne soit pas dans sa bulle et connaisse aussi les réalités des autres ;
ça peut être des sensibilisations à tous les niveaux d’échelle de l’entreprise, y compris la direction, pour avoir connaissance des biais dont on peut être sujet ;
ça peut être appliquer la loi, ce n’est pas mal aussi, dans le sens réagir en tant qu’entreprise, en tant que collègue, en tant que témoin, quand on entend quelque chose qui n’est pas OK, que ce soit raciste, sexiste, validiste, qui, en réalité, met quelqu’un mal à l’aise. Ce n’est pas OK dans le milieu l’entreprise et il faut le dire, parce que je pense que le plus dur c’est le silence, c’est le fait que ça se passe sans conséquence et ça donne juste l’impression d’être toute seule, parce que personne n’ose rien dire.
Frédéric Couchet : Justement, j’ai une question. Tu parlais tout à l’heure de sexisme ordinaire. Historiquement, dans le sexisme ordinaire, il y a les blagues sexistes que font les hommes. Est-ce que, aujourd’hui, il y a de plus en plus d’hommes, notamment, qui, quand il y a une blague sexiste, disent « attention, c’est une blague sexiste ».
Florence Chabanois : Oui, il y en a plus. Après, moi je n’ai pas vécu il y a 50 ans, donc je ne peux pas vraiment comparer. Quand je t’entends, je me pose l’intention de ta question. Ce que j’entends, c’est qu’on a souvent envie d’être rassuré, en disant « aujourd’hui c’est mieux qu’avant. »
Frédéric Couchet : Non, ce n’était ma question. Je parlais par rapport ma pratique professionnelle. Depuis 20 ans, j’ai vu les choses évoluer. Je suis un peu plus vieux que toi, il n’y a quand même pas 50 ans, mais, il y a quelques années, il y a des choses qui, entre guillemets, « ne me choquaient pas », alors qu’elles étaient choquantes et, aujourd’hui, je vois des choses que je fais remarquer ou que beaucoup d’autres font remarquer. Il y adonc une évolution et je me dis que, dans d’autres structures, ça doit être le cas, sans que ce soit parfait.
Florence Chabanois : Je n’en ai pas vu beaucoup en entreprise. Je vois plus des hommes se prononcer, vraiment en tant qu’avis, dans le public, on va dire dans l’espace public, sur les réseaux sociaux, des choses comme ça. Je vois des choses, j’en vois un petit peu, j’en vois qui disent qu’ils sont favorables et qu’ils vont mettre en place des initiatives, mais quand il y a un souci, honnêtement je n’en entends pas beaucoup.
Frédéric Couchet : Le traitement d’un vrai incident.
Florence Chabanois : Un vrai incident, un incident, en tout cas. Souvent, ce sont les femmes qui vont prendre la charge ou, alors, il y aura une espèce de malaise. Le plus que j’ai vu, c’est juste que les gars ne vont pas rire en plus, ils vont peut-être faire une petite moue, genre « bon, là », mais de là à dire « non, ça, ce n’est pas OK, c’est sexiste », je n’ai jamais vu.
Frédéric Couchet : Marcy, peut-être, en a vu.
Marcy Ericka Charollois : Oui, j’ai vu.
Florence Chabanois : Tant mieux, merci.
Marcy Ericka Charollois : Carrément. J’étais en train de me poser la question en même temps. Je pense aussi que suivant les secteurs ou les postes occupés dans la tech on n’a pas du tout les mêmes degrés de sensibilité aux enjeux sociaux. Je pense que dans le cloud on est quand même un peu loin de ces prises de position d’allié, elles ne sont pas aussi ouvertes que dans, je ne sais pas, j’essaie de réfléchir à d’autres sous-secteurs de la tech. En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’il y a quand même une bascule claire et nette sur la mise en avant des femmes dans le numérique en France, notamment dans tous les espaces de conférence, de convention et autres.
Je pense que ça a aussi beaucoup chamboulé la prise de conscience de tous ces types de comportements qui ne sont pas du tout bénéfiques, comme le disait Florence, pour le global. C’est-à-dire qu’en faisant évoluer progressivement vers le bien la condition des femmes et des minorités, on améliore la condition de tout le monde et ça joue énormément. J’ai pu voir, constater et discuter, parce que je fais partie de certains, comme tu disais, espaces de discussion en ligne, virtuels, où quand même, aujourd’hui, on a vraiment des personnes hommes, ou identifiées hommes, qui ne vont pas hésiter à prendre position et à défendre leurs collègues femmes lorsqu’il y a un conflit et ça peut aller assez loin. J’ai déjà vu des situations comme ça, prud’homales, où, justement, des hommes ont fait front, ensemble, pour soutenir leur collègue femme qui a vécu des situations sexistes, dangereuses, qui sont tout à fait sérieuses, puisqu’on parle quand même de situations prud’homales.
J’ai pu avoir la chance de constater qu’il y avait même une vraie prise de conscience là-dessus, ça ne veut pas dire que les comportements sexistes ne subsistent pas. Pour tout ce qui est blague, je pense qu’aujourd’hui, dans notre société, on a quand même sensiblement une grande remise en question de l’humour, avec qui on peut rire et de quoi on peut rire. Je pense qu’il y a quand même une espèce de temporisation là-dessus.
Là où je tiens à appuyer quelque chose, et je pense qu’on a énormément d’améliorations à apporter, c’est sur tout ce qui va être effet Matilda : le déni des travaux des femmes, la minimisation qui est quand même récurrente des travaux des femmes. Des femmes vont s’exprimer, je donne un chiffre au hasard, dix fois sur la même idée, en itération, à différents points, dans leurs équipes, et puis il suffit qu’il y ait un homme, au dernier moment, qui dise exactement la même chose que celle que la femme a répétée pendant dix fois pour que ça y est, le manager ait une espèce d’illumination, d’épiphanie, et dise « mais oui, évidemment, c’est une idée extraordinaire ! ». C’est l’un des leviers qui fait que les femmes se découragent et finissent par s’en aller : le manque de reconnaissance et l’appropriation complète de leurs travaux et de leur participation active à la vie de l’équipe.
Il y a ce sujet sensible, qui en découle forcément, qui est : comment peut-on rendre légitime, palpable, entendable, visible, une dose de travail et d’idéation qui nous a été complètement spoliée lors de l’entretien annuel et ça joue sur tout ! Ça joue sur la négociation salariale, ça joue sur les augmentations, ça joue sur la prise en compte de la participation des femmes et après, un beau jour, on se demande pourquoi la femme est partie de l’équipe, alors qu’en fait on avait tous les signes avant !
Florence Chabanois : Ça me fait penser aussi à tout ce qui est rendre service dans l’entreprise, ce qui est travail gratuit. Ça va être les pots de départ, ça va être prendre soin des autres.
Frédéric Couchet : Pour les pots de départ, ce sont les femmes qui préparent, qui installent la salle, qui rangent.
Florence Chabanois : Exactement, qui réfléchissent à comment donner une bonne ambiance, qui vont gérer la charge relationnelle de l’équipe, qui est super importante, l’homme a juste à travailler sur les tâches qui lui sont conférées, du coup, il investit dans sa carrière. Ça ne me dérange pas, en soi, parce que je pense que c’est important, aussi, d’avoir du relationnel. Ce qui est problématique, c’est : est-ce que c’est un choix de tout le monde et est-ce que c’est valorisé de la même façon ? Et, aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Du coup, c’est un des facteurs qui font que les femmes quittent la tech parce qu’il y a trop d’inégalités et de sexisme.
Frédéric Couchet : À vous entendre, est-ce que dans toutes les structures qui recrutent, les structures où il y a des êtres humains, il faut que des formations soient organisées autour de ça et quasiment obligatoires ; comme les formations annuelles, techniques, on doit faire des formations pour que, par exemple, les gens entendent parler de ce qu’est l’effet Matilda, sachent ce que c’est. Je pense que beaucoup de gens qui écoutent aujourd’hui l’émission n’ont sans doute jamais entendu parler de cet effet-là. Est-ce que ça devrait être une obligation et quelle forme peut prendre ce genre de formation ? Je crois que c’est un peu ce que tu fais Marcy, si j’ai bien compris.
Marcy Ericka Charollois : Tout à fait. On m’appelle dans les équipes à la suite de discussions internes, notamment sur des problématiques de marque employeur et de communication interne, sur la façon de rajouter des blocs dans les démarches qui sont réalisées soit par le pôles recrutement RH, communication et marketing, pour consolider toutes ces démarches qui visent, notamment, à plus d’inclusion. On m’appelle souvent soit pour faire uniquement mes conférences ou alors faire mes conférences et des ateliers, soit faire mes conférences, des ateliers et des débats. Je garantis de livrer une infographie qui résume à peu près tout ce qui a été dit, les problématiques de chacun des clients qui ont fait appel à moi et un livrable complet, d’à peu près une vingtaine de pages, dans lequel je vais bien resituer quel est le contexte, pourquoi on fait cette démarche-là, quels sont les chiffres à suivre et quelles sont les démarches qui vont amener à beaucoup plus de compréhension de l’intérêt de toutes ces problématiques qu’on ose adresser beaucoup plus facilement aujourd’hui. Comme tu disais, on ne sait pas ce qu’est l’effet Matilda jusqu’à temps qu’on comprenne et qu’on voie la démonstration complète de ce que ça engendre. Quand j’arrive en entreprise et que, d’un seul coup, la parole est libérée, ça fait un avant et un après qui fait tout drôle à certaines personnes. Un point sur lequel je veux insister, c’est que les gens ne le font pas nécessairement pour faire du mal, c’est parce que, culturellement, il est complètement admis qu’on puisse avoir ce type de comportement-là.
Florence, quand tu disais « appliquer la loi », c’est aussi refaire le focus là-dessus. J’aime redire que tout ce qui est discrimination correspond quand même à des textes de loi, c’est-à-dire qu’on ne peut pas s’amuser à faire tout et n’importe quoi sur la dignité des gens et leur capacité à avoir une carrière tout à fait convenable en entreprise.
Je vous en parlais tout à l’heure, il y a aussi le Pacte Parité pour l’égalité femme-homme qui existe dans la tech, qui a été signé par un grand nombre de licornes il y a quelques années maintenant. L’objectif de celui-ci, c’est quand même de former les managers aux enjeux de la diversité, il y a la lutte contre le harcèlement, les discriminations, d’ici la fin de l’année il y a, il me semble, la signature de ce pacte-là. L’objectif c’était quand même aussi d’atteindre un seuil minimum de 20 % de femmes en 2025 dans les équipes, puis 40 % en 2028, je pense qu’on a encore une très grande marge pour faire évoluer ces chiffres.
Frédéric Couchet : Merci Marcy. Élise me fait signe qu’on arrive à la fin. On a un sujet enregistré juste après, donc on ne peut pas dépasser.
Je vais vous proposer le mot de la fin, chacune deux minutes maximum soit pour faire un résumé de ce que vous avez envie, soit pour mettre l’accent sur un autre point. On va commencer par Florence Chabanois.
Florence Chabanois : En deux minutes, ça marche.
Je pense qu’un bon point de départ c’est de mesurer où on en est aujourd’hui, pour être sûr d’avancer. C’est la base, c’est ce qui permet de mesurer les progrès, d’être sûr de se donner les moyens pour ça et de changer un peu ses habitudes qu’on va tout le temps reproduire.
Par rapport à la culture, attention aussi aux mots : on va souvent dire « les gars », on va parler au masculin. On peut faire des doubles flexions, dire « les gars et les femmes, les gens, les membres » et aussi à être conscient du temps de parole dans les réunions parce que, aujourd’hui, 70 % du temps est occupé par les hommes.
Je dirais qu’il faut déjà observer, aujourd’hui, on en est de façon qualitative et quantitative, et vraiment ne pas se précipiter sur des actions. Voir comment les femmes réagissent par rapport aux hommes, comment les hommes réagissent par rapport aux femmes, avant de vraiment pouvoir commencer à adresser le sujet de la culture. C’est bon ?
Frédéric Couchet : Très bien, tu as même fait en moins de deux minutes. Marcy.
Marcy Ericka Charollois : Ce que je pourrais rajouter aussi c’est vraiment faire attention à toutes les dérives de ce qu’on appelle le boys’ club, tu parlais de ça tout à l’heure, Florence, tout ce qui est culture bro.
Ça va assez vite aujourd’hui, on défend tous ces sujets-là, on a fait évoluer pas mal de points en discutant, en mettant en place certaines choses à travers différents collectifs, mais il ne faut pas perdre de vue que le boys’ club que nos générations ont vu par le passé ou vivent actuellement est en train de vivre des chamboulements par les nouvelles générations entrantes et c’est un point de vigilance que j’aimerais apporter. Mine de rien, toutes les prévisions qu’on a sur les générations à venir quant au sexisme qui est véhiculé, je n’ai plus le chiffre en tête, malheureusement, mais il me semble que la génération Z et Alpha à venir est encore plus sexiste que notre génération et les précédentes, ce qui veut dire qu’il va falloir faire vraiment très attention.
On parlait de sororité, on parlait de fraternité, je pense que les hommes de nos générations et des générations précédentes, qui ont corrigé leurs actions, qui ont pu davantage participer à tous les enjeux liés notamment à la féminisation de la tech, vont devoir prendre très au sérieux leur rôle de mentor vis-à-vis des hommes qui vont rentrer. Si on ne travaille pas tous ensemble, qu’on ne collabore pas et que les hommes ne se mettent pas en exemple, en fait on va faire reposer toute cette nouvelle charge d’une nouvelle génération du coup sur la nôtre, la génération de femmes qu’on occupe, les précédentes et puis celle qui est en train d’arriver.
J’ai envie de faire un petit appel aux hommes de la tech : qu’ils soient vraiment très conscients de ça, pour qu’on ne se retrouve pas encore dans des situations complexes à rebâtir, à déconstruire à nouveau en tant que femmes et que cette charge-là ne repose pas, encore une fois, que sur les femmes.
Donc, vraiment, soyez investis en tant qu’hommes, justement, portez ces sujets-là et sensibilisez les jeunes hommes au fait qu’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi, surtout avec les dérives que l’usage d’Internet, le scrolling, les likes, pas mal de dérives qu’on n’avait pas avant, on a quand même grandi dans une génération plutôt avec un seul ordinateur par foyer, ce n’est plus le cas aujourd’hui, l’accès à Internet est complètement différent. Il faudra donc vraiment faire attention à ça et s’investir du fait que la jeune génération est aussi à surveiller de près et, surtout, à éduquer.
Frédéric Couchet : Merci. Merci à toutes les deux pour ce beau sujet. Nos invitées étaient Florence Chananois et Marcy Ericka Charollois. On mettra quelques références, notamment ce dont vous avez parlé, sur les méthodes, etc., dans les références de l’émission du jour. Je vous souhaite une belle fin de journée.
Florence Chabanois : Merci Fred.
Marcy Ericka Charollois : Merci.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : Nous sommes de retour en direct mardi 5 novembre 2024. Vous pouvez retrouver toutes les références de l’émission de ce sujet principal sur la page consacrée à l’émission du jour, sur libreavous.org/225.
Nous allons faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Frédéric Couchet : Il est prêt, il a mis le casque sur les oreilles, il est en face de moi. Après la chronique musicale, nous entendrons la chronique de Vincent Calame.
En attendant, nous allons écouter une pause musicale très courte, Un fantôme dans la maison par Odysseus, On se retrouve dans deux minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Un fantôme dans la maison par Odysseus.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Un fantôme dans la maison par Odysseus, disponible sous licence Arte Libre. J’espère que ça t’a plu Vincent, je l’ai un peu choisie pour toi, je ne sais pas si ça t’a plu.
Vincent Calame : Oui, tout à fait. Je ne sais pas pourquoi tu l’as choisie pour moi.
Frédéric Couchet : Chanson française, je sais que tu es amateur.
[Jingle]
Frédéric Couchet : L’équipe du Lama déchainé est totalement déchaînée parce que Booky et Gee reprennent l’antenne pour une cinquantaine de secondes.
Actu importante
[Virgule sonore]
Gee : Ici, en direct de la rédaction du Lama déchaîné, nous vous parlons d’une actualité brûlante.
Bookynette : La campagne de soutien financier de l’April ?
Gee : Oui. Pour bien finir l’année, l’association a besoin de pas moins de 20 000 euros. Alors, pour vous convaincre d’adhérer ou de faire un don, elle nous a embauchés, bénévolement, pour publier un hebdomadaire chaque mercredi.
Bookynette : Mais c’est demain le prochain numéro alors ?
Gee : Eh oui ! Et il y en aura jusqu’à la fin de l’automne. Ça parle des actions de l’April, de ses membres, mais pas que !
Bookynette : Il paraît qu’il y a même des mots croisés et des anecdotes rigolotes.
Gee : Oui, la plume a également été proposée à d’autres associations ou à des personnes non-membres.
Bookynette : Rendez-vous sur april.org/campagne. Le lien sera sur la page de présentation de l’émission.
Gee : On compte sur vous pour soutenir le travail essentiel de l’April.
[Virgule sonore]
Frédéric Couchet : Après ce petit appel, nous allons passer à notre dernier sujet.
[Virgule musicale]
Chronique « Lectures buissonnières » de Vincent Calame – La convivialité d’Ivan Illich (3e partie)
Frédéric Couchet : Vincent Calame, informaticien, libriste et bénévole à l’April, nous propose une chronique « Lectures buissonnières » ou comment parler du Libre par des chemins détournés, en partageant la lecture d’ouvrages divers et variés.
Aujourd’hui, Vincent continue sa présentation du livre La convivialité d’Ivan Illich, troisième partie.
Bonjour Vincent.
Vincent Calame : Bonjour Frédéric.
Aujourd’hui, je ne vais pas encore approfondir le lien entre La convivialité et le logiciel libre, mais promis, ce sera le sujet de la quatrième et dernière partie de ma chronique, un peu de patience !
Aujourd’hui, j’aimerais traiter deux concepts qu’il me semblait important d’aborder pour ne pas se contenter de survoler l’ouvrage : les seuils de mutation et le monopole radical.
Dans mon épisode précédent, j’indiquais qu’Ivan Illich opposait l’outil convivial à l’outil industriel, mais qu’il ne fallait surtout pas y voir une critique de la technique elle-même. Par « outil industriel », Ivan Illich entendait l’outil produit par notre société industrielle actuelle, sur laquelle, vous l’aurez compris, il porte un regard sévère et qu’il appelle à faire évoluer vers une société « post-industrielle », ce qu’il appelle la « société conviviale » et qui n’est pas un retour à une société pré-industrielle.
Le centre de la thèse d’Ivan Illich est que la société industrielle a inventé la machine pour nous libérer de l’esclavage, ce qui est bien, mais qu’elle a fait de nous des esclaves de la machine.
Pour expliquer cette évolution, Ivan Illich introduit donc la notion de seuils : toute institution franchit deux seuils de mutation :
- le premier seuil est franchi quand un nouveau savoir, une nouvelle technique, apportent de réels gains d’efficience qu’il est possible de mesurer par des critères scientifiques ;
- le deuxième seuil est franchi quand l’institution devient contre-productive, lorsqu’elle a donné naissance à une caste de spécialistes qui impose son contrôle et ses valeurs à l’ensemble du corps social, quand cette caste substitue les moyens aux fins.
Par exemple, je cite Ivan Illich : dans le cas des transports, il a fallu un siècle pour passer de la libération des véhicules à moteur, c’est le premier seuil, à l’esclavage de la voiture, ce qui est le second seuil.
Dans le domaine qui nous concerne dans cette émission, le numérique, on peut dire que le premier seuil a été franchi avec la généralisation d’Internet et on peut clairement se poser la question de savoir si le second seuil, celui de la « contre-productivité », n’a pas été franchi, depuis quelques années, avec l’avènement des réseaux sociaux et leur action délétère sur la démocratie.
Ce qui nous amène au deuxième concept que je voulais introduire, le « monopole radical ».
Monopole, on voit à peu près ce que c’est. Pour Ivan Illich, toute firme industrielle cherche à établir un monopole pour vendre ses produits. Cela réduit le choix du consommateur, mais cela ne limite pas, par ailleurs, sa liberté. Une firme de sodas peut avoir le monopole des boissons gazeuses, cela ne nous empêche pas de boire de l’eau et de la bière.
Tout autre est le monopole radical, qui n’est pas celui d’une marque mais celui d’un type de produit. Il y a monopole radical quand l’alternative n’est plus possible. Ivan Illich prend à nouveau l’exemple de la voiture qui façonne les villes au point qu’il devient impossible de marcher pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas conduire.
Sur la question de la voiture, nous avons fait des progrès depuis les années 1970 d’Ivan Illich où la voiture était vraiment reine, pensons aux voies sur berge créées par Georges Pompidou à Paris que les plus anciens ont connu du temps où c’était une voie de circulation. Comme quoi, le « monopole radical » n’est pas inéluctable, il est possible à la collectivité publique de lutter contre.
Pour revenir à l’exemple du numérique, ce concept de « monopole radical » s’applique très bien aux GAFAM. Aucun d’entre eux n’est en situation de monopole puisqu’ils sont en concurrence les uns avec les autres. D’ailleurs, il serait intéressant, de ce point de vue, de voir ce que donnera la procédure anti-monopolistique entamée contre Google. Ils sont donc en concurrence, mais c’est l’ensemble qui tente d’imposer le « monopole radical » de sa production industrielle. On peut même dire que le « monopole radical » est atteint si on considère les ordiphones. Il est difficile d’utiliser un ordiphone sans GAFAM dedans, encore plus difficile de vivre avec un simple téléphone et très compliqué de vivre sans téléphone du tout.
Le pire, c’est que l’établissement de ce « monopole radical » n’est pas le seul fait des GAFAM, mais de l’ensemble des institutions – administrations, banques, etc. – qui imposent l’usage d’une application sur nos téléphones pour régler des démarches indispensables et qui se trouvent ainsi complices.
Voilà. J’ai fait une présentation rapide des deux concepts. Pour conclure, je vais revenir sur le terme « outil industriel » et le risque de malentendu qu’il comporte.
Dans certaines parties du texte, Ivan Illich parle « d’outil dominant » ou « d’outil destructeur ». D’autres auteurs auraient sans doute parlé « d’outil capitaliste » tant l’avènement de la société industrielle est lié à l’essor du capitalisme. Mais Ivan Illich réfute ce terme, car, pour lui, le problème ne vient pas de savoir qui possède l’outil de production, mais bien de sa finalité et de son usage. Je précise qu’à l’époque, Ivan Illich avait été très critiqué par les marxistes sur ce sujet.
Pour lever l’ambiguïté, je vais me permettre l’audace d’une nouvelle formulation en utilisant un adjectif que nous connaissons bien ici sur cette antenne : plutôt que d’opposer l’outil convivial à l’outil industriel, j’opposerai l’outil convivial à l’outil privateur, comme nous nous opposons logiciel libre à logiciel privateur qui est une formulation que nous privilégions par rapport à l’ancienne, logiciel propriétaire, car c’est bien la même mécanique qui est à l’œuvre. L’outil industriel d’Ivan Illich prive l’être humain de son autonomie comme le logiciel propriétaire prive l’utilisateur de ses libertés informatiques.
J’espère que cette première passerelle jetée entre logiciel libre et outil convivial vous convaincra et vous donnera envie d’écouter la suite dans ma prochaine chronique et, à priori, dernière, sur Ivan Illich.
Frédéric Couchet : Merci, Vincent. Nous avons hâte d’écouter la quatrième partie, peut-être en décembre ou en janvier, on va voir en fonction des disponibilités sur les chroniques.
C’était la chronique « Lectures buissonnières » de Vincent Calame. Merci, Vincent.
Vincent Calame : Merci.
Frédéric Couchet : Nous approchons de la fin de l’émission, nous allons terminer par quelques annonces.
[Virgule musicale]
Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l’April et le monde du Libre
Frédéric Couchet : À Lens, jeudi 7 novembre 2024, dans l’après-midi, il y a une table ronde : 20 ans de communs numériques, enjeux et perspectives » dans le cadre des 20 ans de la structure coopérative Cliss XXI, une table ronde à laquelle participera notamment Laurent Costy, vice-président de l’April.
On l’a cité tout à l’heure en début d’émission : à Toulouse, le week-end des 16 et 17 novembre 2024, il y aura un Capitole du Libre, donc un week-end consacré aux logiciels libres. Vous verrez, Benjamin Bellamy, vous aurez également mes collègues Isabella Vanni, Étienne Gonnu, et d’autres membres de l’April.
Cause Commune vous propose un rendez-vous convivial chaque premier vendredi du mois, à partir de 19 heures 30, dans ses locaux, à Paris, au 22 rue Bernard Dimey, dans le 18e arrondissement, une soirée radio ouverte. Le studio est donc ouvert, avec apéro participatif à la clé, l’occasion de découvrir le studio, de rencontrer les personnes qui animent les émissions. La prochaine soirée radio ouverte aura lieu vendredi 6 décembre à partir de 19 heures 30, et j’aurai le plaisir de participer à cette soirée.
Notre émission se termine.
Je remercie les personnes qui ont participé à l’émission du jour : Benjamin Bellamy, Marcy Ericka Charollois, Florence Chabanois, Vincent Calame.
Aux manettes de la régie aujourd’hui, Élise.
Merci également aux personnes qui s’occupent de la post-production des podcasts : Samuel Aubert, Élodie Déniel-Girodon, Lang 1, Julien Osman, bénévoles à l’April, et Olivier Grieco, le directeur d’antenne de la radio.
Merci également aux personnes qui découpent les podcasts complets des émissions en podcasts individuels par sujet : Quentin Gibeaux et Théocrite, c’était sa première la semaine dernière, bénévoles à l’April.
Vous retrouverez sur notre site web, libreavous.org/225, toutes les références utiles de l’émission du jour ainsi que sur le site web de la radio, causecommune.fm. Vous pouvez également nous laisser un message via le site.
Si vous préférez nous parler vous pouvez nous laisser un message sur le répondeur de la radio, le numéro est le 09 72 51 55 46.
Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission. Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et à faire connaître également la radio Cause Commune, la voix des possibles.
La prochaine émission aura lieu en direct mardi 12 novembre 2024 à 15 heures 30. Notre sujet principal sera animé par Laurent Costy, dont j’ai parlé à l’instant, et portera sur Bénévalibre, un logiciel qui facilite la gestion et la valorisation du bénévolat dans les associations.
Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve en direct mardi 12 novembre et d’ici là, portez-vous bien.
Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.
Frédéric Couchet : Élise a baissé le volume du générique. L’émission est terminée, mais il y a, je suis sûr, encore des personnes qui écoutent jusqu’à la fin du générique. On a parlé à deux reprises de la campagne, Le Lama déchaîné. Si vous allez sur le site april.org/campagne, vous verrez qu’il y a un lama et vous vous poserez la question : pourquoi le lama ? Le lama a l’air blasé, mais je vais vous donner un truc : si vous cliquez sur l’image, apparaît un lama qui crache et une bulle qui dit « Quand April fâchée, April faire toujours ainsi. »
Le lama qui crache a été imaginé en réaction à des politiques, des personnes politiques, qui trouvaient que l’April était parfois trop virulente dans ses communications alors qu’en réalité elle faisait simplement son travail face à des projets de loi très discutables. Donc, l’explication du Lama déchaîné sur april.org/campagne.
Bonne fin de générique à vous.
Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.