- Titre :
- Émission Libre à vous ! diffusée mardi 19 février 2019 sur radio Cause Commune
- Intervenants :
- Stéphane Bortzmeyer, Cyberstructure. Internet, un espace politique - Aliette Lacroix, Pacte pour la Transition - Frédéric Couchet, April
- Lieu :
- Radio Cause Commune
- Date :
- 19 février 2019
- Durée :
- 1 h 30 min
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Page des références utiles concernant cette émission
- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l’accord de Olivier Grieco
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur causecommune.fm. La radio dispose d’un webchat, vous pouvez utiliser votre navigateur web, vous rendre sur le site de la radio, cliquer sur « chat » et nous rejoindre sur le salon web.
Nous sommes mardi 19 février 2019, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être un podcast ou une rediffusion.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Mon collègue Étienne Gonnu est actuellement en régie pour sa première donc merci Étienne et bonjour.
Je suis en studio avec Stéphane Bortzmeyer que j’aurai l’occasion de présenter d’ici une quinzaine de minutes et bientôt nous aurons au téléphone Aliette Lacroix pour parler du Pacte pour la Transition.
Le site web de l’April est april.org, a, p, r, i, l point org et vous retrouvez d’ores et déjà une page consacrée à l’émission du jour avec les références que nous allons citer dans l’émission et, si nous en citons des non prévues, eh bien on les rajoutera ultérieurement après l’émission. Vous pouvez aussi en profiter pour nous faire des retours, pour nous signaler ce qui vous a plu ou des points d’amélioration. Je vous souhaite une excellente écoute.
Voici maintenant le programme de cette émission.
Nous allons commencer par un échange avec Aliette Lacroix du collectif Pour une Transition Citoyenne qui va vous présenter le Pacte pour la Transition. Normalement Aliette est avec nous par téléphone. Bonjour Aliette. Non, donc Aliette n’est pas avec nous par téléphone pour le moment ; elle va sans doute appeler d’ici quelques instants.
D’ici une quinzaine de minutes notre sujet principal portera sur le livre de Stéphane Bortzmeyer. Stéphane sourit un petit peu parce que juste avant la prise d’antenne il nous disait qu’il préférait venir en studio plutôt qu’être par téléphone pour éviter les problèmes. Évidemment on va retrouver Aliette assez rapidement je pense. Notre sujet principal portera sur le livre de Stéphane Bortzmeyer Cyberstructure. Internet, un espace politique, Stéphane est avec nous en studio. Bonjour Stéphane.
Stéphane Bortzmeyer : Bonjour.
Frédéric Couchet : En fin d’émission nous ferons un point sur le projet de directive droit d’auteur et également un point sur le projet de loi pour une école de la confiance et notamment les amendements proposant d’inscrire dans la loi la priorité au logiciel libre dans l’Éducation.
Comme je le disais tout à l’heure, à la réalisation de l’émission mon collègue Étienne Gonnu assisté du directeur d’antenne Olivier Grieco.
Tout de suite place au premier sujet si nous avons Aliette Lacroix au téléphone. Non ! À ce moment-là ce qu’on va faire, on va changer l’ordre du jour.
Stéphane, tu es ingénieur réseau informatique, militant des libertés numériques et donc auteur du livre Cyberstructure. Internet, un espace politique qui parle des relations entre l’architecture technique de l’Internet et la politique dans le sens vie de la cité et notamment les droits humains.
Je cite tout de suite le site web sur lequel vous pouvez trouver les informations concernant le livre, cyberstructure.fr. Il est publié aux éditions C&F Éditions, le site des éditions c’est cfeditions avec un « s » point com. Environ 270 pages, autour de 22 euros dans toutes les bonnes librairies et notamment les librairies de quartier, il y en a beaucoup à Paris et ailleurs. La version ePub devrait être disponible en mars 2019 donc bientôt. Stéphane le confirme.
Stéphane Bortzmeyer : Devrait.
Frédéric Couchet : Devrait et évidemment vous pourrez l’obtenir directement sur le site de l’éditeur.
Stéphane Bortzmeyer : Et sans DRM.
Frédéric Couchet : Et sans DRM, donc sans menottes numériques qui empêchent un certain nombre de libertés fondamentales.
L’objectif de Stéphane, à travers ce livre, c’est de parler des parties moins visibles de l’Internet, celles dont on parle un peu moins souvent et notamment de son infrastructure. C’est forcément un peu technique, mais ce livre n’est pas, normalement, destiné justement aux informaticiens et aux informaticiennes, mais il est destiné à l’ensemble du grand public. Il comporte une première moitié d’explications sur le fonctionnement de l’Internet et la seconde moitié est composée d’une série d’études de cas sur des sujets politiques dont tu trouves qu’ils ne sont pas forcément suffisamment traités, perdus aujourd’hui dans les débats entre Google, Facebook, Twitter et autres.
Stéphane, tu tiens un blog de références depuis je ne sais pas combien d’années d’ailleurs.
Stéphane Bortzmeyer : Sous sa forme actuelle, hou là, ça doit bein faire 15 ans, mais certains textes étaient déjà faits avant.
Frédéric Couchet : Une quinzaine d’années. Le site c’est bortzmeyer.org. C’est un site de référence parce que, pour tous ceux, pour toutes les personnes qui s’intéressent aux sujets techniques de l’Internet, on trouve des explications très détaillées et très accessibles qui vont souvent même jusqu’au détail pour que ça intéresse les personnes les plus pointues de la ligne de commande.
Première question : finalement pourquoi as-tu eu envie de publier un livre qui plus est un livre papier alors que tu tiens un blog depuis une quinzaine d’années sur ces sujets-là ?
Stéphane Bortzmeyer : En fait l’idée ne vient pas de moi, mais de mon éditeur Hervé Le Crosnier. Ça fait plusieurs années qu’il insiste pour que je publie un livre parce que quand il m’entend, quand il m’entendait me plaindre du fait qu’on ne parlait pas bien d’Internet ou pas assez ou pas des bonnes choses ou pas de la bonne façon, il me disait : « Mais justement, il ne tient qu’à toi que ça change, tu devrais faire un livre et je l’éditerai ». J’ai hésité pendant longtemps, ça fait du travail et puis c’est un monde que je ne connais pas bien. Mais je crois que ce qui est surtout intéressant dans le processus d’un livre c’est que c’est un travail collectif. Le livre est écrit par l’auteur, mais il est discuté avec l’éditeur, il est relu par plusieurs relecteurs et relectrices qui ont fait un très bon travail, très incisif. Il est mis en page par un professionnel. C’est donc un objet différent d’un blog où il y a une seule personne qui fait tout, ce qui limite un peu la qualité du travail qui peut être produit. Pour un livre, indépendamment du fait qu’il soit sous forme papier ou numérique, c’est surtout un contenu qui reflète un travail d’équipe.
Frédéric Couchet : OK. Et en plus ça permet d’atteindre un public qui ne consulte pas forcément, en fait, ton blog ; c’est un peu aussi l’objectif de ce livre : c’est de mettre à portée de tout le monde des concepts techniques sur Internet et les relations avec la partie, on va dire politique et les droits humains.
Stéphane Bortzmeyer : J’espère que ça sera comme ça mais malheureusement le marché du livre et la façon dont il est structuré c’est difficile. On peut commander ce livre dans toutes les librairies, effectivement, mais il faut le commander, à part dans quelques librairies exceptionnelles comme A Livr’Ouvert.
Frédéric Couchet : Qui est dans le 11e arrondissement de Paris.
Stéphane Bortzmeyer : Oui. Mais sinon il n’est pas disponible directement, donc il ne peut pas y avoir d’achat d’impulsion ou de gens qui, en traînant, en surfant, tombent dessus. Il faut que les gens le commandent, ça limite les possibilités de diffusion, mais bon ! Tout le monde ne peut pas être Michel Houellebecq donc ce n’est pas grave.
Frédéric Couchet : En tout cas on encourage les personnes qui écoutent cette émission et qui auront envie de lire le livre à le commander auprès de leur libraire de quartier car, comme tu le dis, on ne le trouve pas forcément en rayon directement.
Je comprends bien, évidemment, l’intérêt d’écrire un livre sur ce sujet-là qui est un complément de ce blog et ce travail collectif avec Hervé Le Crosnier qui est quelqu’un qui est depuis très longtemps impliqué dans, on va dire, le mouvement de la culture libre et qui, en plus je crois, était récemment interviewé dans un documentaire qui va passer sur Arte autour de la révolution justement Internet ou la révolution du partage, je dis le titre de mémoire, donc peut-être que je me trompe. Première question : comment tu définirais, justement, Internet, pour des gens pour qui, en fait pour beaucoup, le mot-clef c’est Web ou les autres mots-clefs c’est Google, Facebook, Amazon ?
Stéphane Bortzmeyer : Du point de vue de l’utilisateur c’est le réseau sur lequel il peut y avoir des services comme le site web de la radio causecommune.fm qui permet de l’écouter en ligne ou d’autres services plus ou moins sympathiques ou plus ou moins utiles.
Maintenant, du point de vue des gens qui le construisent, la caractéristique principale d’Internet et qui est à la base de beaucoup de questions politiques qui sont liées, c’est que c’est un réseau de réseaux. Ça n’est pas un réseau qui aurait été fait d’en haut par une entreprise ou un État qui aurait dit « tiens ! faisons un réseau, embauchons des gens, faisons des plans, trouvons un budget, faisons des réunions et finalement réalisons-le ». C’est plein de gens, plein d’acteurs qui ont construit leur bout de réseau et tous ces bouts sont fédérés entre eux, échangent du trafic et peuvent communiquer. Aujourd’hui quelqu’un qui en France est abonné à SFR peut regarder le site web de l’université d’Oulan-Bator en Mongolie, ça fonctionne et on ne s’étonne même plus que ça fonctionne ! En fait le miracle de l’Internet c’est qu’on ne s’étonne même plus que ça fonctionne alors que quand on sait ce qu’il y a derrière, on va au bureau tous les matins en se disant « c’est quand même dingue, ça marche encore ! »
Frédéric Couchet : Ça marche encore ! Le réseau construit d’en haut tu pensais par exemple au Minitel, à quelque chose comme ça ?
Stéphane Bortzmeyer : Par exemple, oui, ou au réseau téléphonique traditionnel, fait d’en haut et géré d’en haut. Internet lui ne l’est pas et ça a un tout un tas de propriétés qui viennent de là, alors des bonnes et des mauvaises. Les bonnes c’est par exemple l’innovation sans permission. On va fêter le mois prochain le trentième anniversaire du Web ou, plus exactement, le trentième anniversaire de la première publication parlant du Web. Tim Berners-Lee et Cailliau n’ont pas eu à demander une autorisation particulière.
Frédéric Couchet : Ils ont eu une idée, ils l’ont mise en œuvre et ça a fonctionné.
Stéphane Bortzmeyer : Ils ont eu une idée, ils la réalisent. Et ça c’est fait également avec beaucoup d’autres grands succès de l’Internet, je cite BitTorrent, par exemple, le système de distribution de fichiers. Ça ce sont les aspects positifs.
Il y a des aspects négatifs aussi ou, en tout cas délicats, c’est qu’il n’est pas possible d’avoir une décision prise une bonne fois pour toutes et qui serait appliquée par tout le monde. Il faut convaincre tout un tas d’acteurs qui n’ont pas les mêmes intérêts, qui peuvent même être concurrents et donc dans des domaines comme la sécurité, par exemple, c’est extrêmement difficile d’obtenir que tout le monde fasse quelque chose.
C’est un avantage aussi : ça rend difficile à certains d’appliquer à l’Internet le niveau de contrôle qu’ils voudraient. Mais c’est aussi un inconvénient et régulièrement les professionnels d’Internet se disent « ah zut ! Ça serait quand même plus simple s’il pouvait y avoir un dictateur et que tout le monde applique ses ordres », mais l’Internet, pour le meilleur et pour le pire, ne fonctionne pas comme ça.
Frédéric Couchet : D’ailleurs c’est un des intérêts du livre de voir ces points de tension entre côtés positifs et négatifs de la technique, on va y revenir, et aussi du mode de fonctionnement. Internet est un réseau de réseaux géré par de multiples organisations, comme tu le dis, et non pas par une seule organisation.
Il y a un deuxième point qui me paraît important et que tu cites dans le livre, je crois, ou c’est dans l’introduction, la préface qui a été écrite par Zythom, c’est qu’Internet est un réseau qui relie des gens, des êtres humains entre eux et ça c’est fondamental, des gens qui ont envie de faire des choses, de lancer des projets, de partager. Ça c’est quelque chose, c’est sans doute le premier outil, mais on pourra y revenir tout à l’heure, qui permet de redonner le pouvoir et notamment la liberté d’expression et de créer des choses grâce à Internet. Sans Internet il n’y aurait sans doute pas de logiciel libre ou de Wikipédia. Sans logiciel libre il n’y aurait peut-être pas aussi l’Internet tel qu’on le connaît. Mais en tout cas c’est sans doute une des forces d’Internet cette mise en relation de personnes.
Stéphane Bortzmeyer : Oui. Pour le logiciel libre, ça existait avant.
Frédéric Couchet : Ça existait avant.
Stéphane Bortzmeyer : Je me souviens de l’époque où Richard Stallman mettait des bandes magnétiques dans une enveloppe qu’il envoyait moyennant un paiement couvrant les coûts. Ce n’était pas super pratique. Je me souviens aussi d’un collègue qui m’avait raconté comment il avait rapporté de Berkeley deux bandes magnétiques avec Unix BSD pour les installer sur une machine en France. Il fallait prendre l’avion et ramener les bandes magnétiques. L’Internet a changé tout ça. Ça n’a pas inventé le logiciel libre qui existait avant.
Frédéric Couchet : Non, mais ça a permis sa diffusion.
Stéphane Bortzmeyer : Ça a permis une diffusion beaucoup plus large et beaucoup plus grande et ça a contribué à son développement important.
Mais il y a aussi d’autres réalisations collectives de l’Internet qui touchent peut-être un public plus large ; l’exemple classique c’est Wikipédia, c’est un exemple un peu facile, mais en même temps c’est vrai que c’est remarquable.
Frédéric Couchet : Qui a fêté récemment ses 18 ans je crois, 2001.
Stéphane Bortzmeyer : Donc il est majeur maintenant !
Frédéric Couchet : Voilà !
Stéphane Bortzmeyer : Il est responsable maintenant.
Frédéric Couchet : Dans ce livre, il y a une bonne part de technique et ton point de départ c’est qu’il faut un minimum de compréhension de la technique pour pouvoir comprendre la deuxième partie qui est la partie politique et la partie sociale. Un peu de façon provocatrice, mais tu emploies la comparaison dans le livre, en quoi Internet est différent d’un réfrigérateur ? Pourquoi il faut comprendre un peu la technique, et tu rentres quand même assez dans les détails de la technique, pourquoi il est important de comprendre la technique de l’Internet ?
Stéphane Bortzmeyer : Nos réfrigérateurs, en général on ne sait pas du tout comment ils fonctionnent, mais on connaît quand même deux ou trois trucs sur le réfrigérateur : quelque chose d’aussi simple que le fait qu’il doit être branché, par exemple, pour fonctionner. Souvent en informatique, malheureusement, on a un niveau de non-connaissance qui est abyssal ; une vielle blague est que quand on signale une panne il faut d’abord demander : « Vérifiez si l’ordinateur est bien branché ». On n’en est plus vraiment là mais pendant longtemps ça a été le cas. Mais surtout, la grosse différence avec le réfrigérateur, c’est qu’une partie de nos vies, toutes nos activités ne passent pas par le frigo. Il y a une activité importante, manger, qui dépend du frigo, et encore pas dans tous les cas, tout ce qu’on mange n’est pas passé par un frigo et le frigo n’a que peu de possibilités d’action. Il peut refroidir plus ou moins, mais il ne peut pas donner son avis sur ce qu’on y met ou décider d’accepter certaines choses ou pas ; ça changera peut-être dans le futur d’ailleurs ; la tendance à des objets connectés est assez inquiétante de ce point de vue là parce que, dans le futur, on pourrait avoir effectivement, on pourrait imaginer un frigo qui, par exemple, signale à la police ce qu’on mange, des choses de ce genre, ou le genre de médicaments qu’on stocke. Pour l’instant ce n’est pas le cas, pour l’instant le frigo est un objet passif, donc qu’on ait un frigo de telle marque ou telle autre n’a pas une grande importance sur la vie.
Internet c’est complètement différent. D’abord toutes nos activités passent par là : le travail, la distraction, le militantisme, toutes les activités de relations simplement sociales, discussions avec les gens, tout passe par Internet. Donc déjà il a un rôle dans notre vie beaucoup plus important que le frigo. L’autre différence aussi c’est que pour accéder à Internet on passe par tout un tas d’acteurs intermédiaires, des fournisseurs d’accès à Internet aux plateformes de services que certaines personnes utilisent pour communiquer, en passant bien sûr par les logiciels qu’on utilise qui sont aussi un intermédiaire, et ces intermédiaires peuvent, et en pratique des fois, interviennent dans la communication, autorisant certaines, bloquant d’autres, modifiant les informations. Donc on est dans un rôle très différent du frigo. Le frigo qui poserait les mêmes genres de problèmes politiques ça serait par exemple celui qui, je l’ai dit, refuserait certains aliments ou modifierait les aliments qu’on a mis. L’Internet en est là. Le fait qu’on soit obligé de passer par ces intermédiaires est un peu au cœur de tout un tas de problèmes de l’Internet.
Frédéric Couchet : Le rôle des intermédiaires, on va y revenir dans les exemples qu’on va aborder ultérieurement, est évidemment un rôle fondamental.
Dernière question plus générale sur le livre avant d’aborder trois-quatre sujets en détail. Ce livre s’adresse à toute personne à priori ? Est-ce qu’il faut des connaissances techniques préalables ? Ou une personne qui n’a pas de connaissances spéciales peut lire ce livre, selon toi ?
Stéphane Bortzmeyer : Normalement il est fait pour pouvoir être lu par des gens qui ne sont pas du tout informaticiens ; c’est l’objectif. Maintenant tous les gens qui ont essayé de faire de la vulgarisation savent que c’est un art très difficile. L’autre jour je discutais avec l’auteur d’un livre qui parle d’informatique, en l’occurrence de cybersécurité, et où il y avait beaucoup d’énormités dans le livre. Je lui reprochais ça et il me disait : « C’est pour un grand public ! » Je trouve cette excuse très mauvaise parce que précisément, quand on écrit pour des gens qui ne connaissent pas, il faut être plus rigoureux et non pas moins rigoureux parce que la personne en face ne pourra pas corriger d’elle-même et croira aveuglément tout ce qu’on raconte. La vulgarisation c’est très difficile parce qu’il faut être à la fois extrêmement rigoureux, plus même que quand on s’adresse à des experts, tout en étant pédagogique, tout en expliquant ce qui se passe.
La partie de mon livre qui explique la technique pour qu’on comprenne la partie politique est à l’origine prévue pour être le tiers du livre, elle a grossi, elle en fait plutôt la moitié, au fur et à mesure que mon éditeur ou des relecteurs me disaient : « Là tu parles d’adresse IP trois fois et tu n’as jamais expliqué ce que c’est qu’une adresse IP ». Ma première réaction c’était : « Ah bon ! Il faut expliquer ça aussi ? »
Frédéric Couchet : Tout le monde sait ce qu’est une adresse IP !
Stéphane Bortzmeyer : Eh ben non ! Tout le monde ne sait pas, donc il faut l’expliquer aussi. Et quand on explique un concept, il y en a un autre qui vient. Une des conséquences de ce livre c’est que j’admire beaucoup plus les gens qui font de la vulgarisation, de la bonne vulgarisation, parce que je savais que c’était difficile, mais je me rends compte que c’est vraiment difficile.
Savoir si j’ai atteint l’objectif, que ça soit lisible par un vaste public, je ne sais pas. L’auteur est mal placé pour en juger, j’attends l’avis des lecteurs là-dessus.
Frédéric Couchet : D’ailleurs sur le site de Stéphane, donc bortzmeyer.org, n’hésitez pas à faire des retours. Moi j’ai lu le livre, mais j’ai quelques connaissances techniques ; j’ai appris quand même beaucoup de choses parce que tu abordes énormément de sujets. Franchement je ne sais pas si tu abordes tous les sujets que tu voulais aborder, mais en tout cas tu abordes énormément de sujets avec des exemples très précis à chaque fois. Quand il a fallu sélectionner quels sujets on allait aborder aujourd’hui je me suis dit « tiens, de quoi on va parler ? », parce qu’il nous faudrait trois ou quatre heures si on veut tout aborder ». Donc n’hésitez pas à faire des retours et, en tout cas, à conseiller ce livre aussi à d’autres personnes parce que je pense que notamment toute l’explication sur la partie adresse IP et autres ou le routage des paquets sur Internet c’est quand même assez essentiel. Dans ton livre il y a cyberstrucure, droits humains. Les droits humains, en quelques mots, c’est quoi les droits humains ?
Stéphane Bortzmeyer : L’incarnation la plus évidente des droits humains c’est la Déclaration universelle qui s’appelait des droits de l’homme à l’époque, on l’appelle plutôt des droits humains aujourd’hui.
Frédéric Couchet : Des droits humains aujourd’hui. 1948 si je ne me trompe pas,
Stéphane Bortzmeyer : Votée en 1948 par les Nations-Unies et qui, en théorie, est partagée par tout le monde puisque tous les pays membres des Nations-Unies, c’est-à-dire à peu près tout le monde, l’ont signée. Ça c’est la théorie.
Les points importants des droits humains c’est qu’ils fixent des limites à ce qu’un État, ou un autre groupe d’ailleurs, pourrait faire. C’est important, ça permet d’éviter par exemple la tyrannie de la majorité ou un groupe qui dise : « On est majoritaire donc on a droit de faire ce qu’on veut et on va persécuter voire massacrer les autres ». Le principe des droits humains c’est qu’il y a des droits qui sont universels, qui concernent tous les êtres humains indépendamment de leur couleur de peau, de leur culture, de leur pays, de leur genre, et qui sont automatiques : du seul fait qu’on est un être humain on a ces droits-là.
Frédéric Couchet : Du fait qu’on est un être humain, qu’on est né, on a ces droits-là.
Stéphane Bortzmeyer : Voilà. La politique ne se réduit pas à ça, il y a des domaines vastes et il y a bien d’autres aspects, mais il me semble qu’aujourd’hui c’est un socle minimum qui permet de regarder les problèmes politiques qui se passent sur Internet en ayant une certaine cohérence, c’est-à-dire est-ce que tel ou tel changement qu’on envisage de faire, tel ou tel progrès ou telle ou telle nouveauté, est-ce que ça aide et renforce les droits humains ou est-ce qu’au contraire ça les menace ?
C’est clair que les droits humains ne sont pas tout. La Déclaration universelle est rédigée en des termes assez vagues, assez généraux, forcément puisqu’elle est faite par des pays qui sont très différents, mais c’est un point de départ et, malheureusement aujourd’hui, plutôt menacé.
Frédéric Couchet : Il y a un vieux débat dont tu parles dans le livre, c’est la neutralité de la technique, c’est-à-dire est-ce que la technique est neutre ? Est-ce que l’infrastructure d’Internet doit jouer un rôle dans la protection de ces droits humains ou ne doit pas jouer un rôle ? Tu expliques, d’ailleurs, qu’il y a un document officiel donc de l’IETF, tu nous expliqueras ce qu’est l’IETF [Internet Engineering Task Force], où il y a différentes positions par rapport à ça.
Quelle est ta position par rapport à ce rôle que doit jouer l’infrastructure, la technique, les outils, les logiciels par rapport, justement, à cette protection de ces droits humains ? Est-ce que ça doit jouer un rôle, un rôle mineur, majeur, fondamental ?
Stéphane Bortzmeyer : En caricaturant on peut dire qu’il y a deux positions extrêmes : l’une qui dit que la technique est complètement neutre et donc, par exemple, les ingénieurs, les gens qui écrivent des logiciels, ne doivent pas se soucier de la question ; quelqu’un qui programme, il programme et il ne pense pas aux droits humains puisque, de toute façon, son logiciel pourra être utilisé par des gentils et par des méchants.
Frédéric Couchet : Donc la responsabilité est sur la personne qui utilise.
Stéphane Bortzmeyer : Voilà. Ça c’est une position extrême. Il y en a une autre qui serait de dire qu’il faudrait faire une infrastructure technique, une cyberstructure, qui rendrait impossibles certaines actions et qui, par exemple, dans le cas des droits humains, rendrait impossible leur violation. Ou au contraire, si on a un point de vue plus fasciste, rendrait impossible de critiquer le pouvoir en place.
Quelque part les deux positions sont fausses parce qu’elles oublient qu’il y a une interaction entre les outils et ce qu’on en fait. D’abord on ne crée pas des outils au hasard, ça prend du temps de développer du logiciel, développer une infrastructure comme Internet encore plus, donc on ne crée aussi que ce qu’on demande et ce pourquoi il y a une demande des gens prêts à travailler. Ensuite les outils qu’on fait, à leur tour, changent le point de vue qu’on a, changent ce qu’on pouvait faire. Bien sûr que ni les inventeurs de l’Internet, enfin en admettant que la notion existe, ni les gens qui ont travaillé au début de l’Internet, ni ceux qui ont travaillé au début du Web, là on voit un peu mieux qui c’est, je ne pense pas qu’ils prévoyaient tout ce que ça donnerait.
Les premiers plans qui étaient faits explicitement pour l’usage de l’Internet au début c’était de se connecter à distance sur un gros ordinateur pour y taper des commandes et, à l’extrême rigueur, de se passer des fichiers.
Le succès d’une invention se mesure souvent au fait qu’elle a dépassé ses inventeurs et qu’elle est utilisée dans un but imprévu. Donc cette interaction compliquée entre les outils et l’usage qu’on en fait, fait que les deux positions extrêmes sont aussi fausses l’une que l’autre. La technique n’est pas neutre parce qu’elle influence, déjà, ce qu’on peut faire, ce qu’on permet qu’on ne pouvait pas avant Internet. Quelqu’un qui avait des idées dans un pays donné ne pouvait pas diffuser ses idées sur toute la planète ; c’était tout simplement impossible. Donc la technique l’a rendu possible, mais elle n’a pas non plus fait que ça marcherait automatiquement. Les gens peuvent ne pas se saisir de cet outil, ne pas s’en servir.
Donc la réalité est quelque part dans une interaction entre l’outil et l’usage et qui fait, en tout cas, qu’on ne peut pas dire que la technique soit neutre. On ne peut pas dire que la technique soit neutre puisque si elle l’était on ne pourrait pas justifier tout le budget qu’on développe, qu’on dépense pour développer ces techniques. Si on dépense autant d’argent c’est bien parce que ces techniques servent à quelque chose. Elles ont un rôle, donc elles ne peuvent pas être neutres.
Frédéric Couchet : Donc elle est souple quelque part, je crois que tu emploies ce terme à un moment dans le livre, et finalement la responsabilité est partagée entre les personnes qui créent cette technique et les personnes qui l’utilisent donc entre les techniciens, techniciennes et les utilisateurs, utilisatrices. C’est un petit peu ta position.
Stéphane Bortzmeyer : Oui. Par exemple les auteurs de logiciels ne sont pas responsables de tout ce qui est fait avec leurs logiciels, mais ils ne peuvent pas non plus dire je suis complètement irresponsable.
Frédéric Couchet : On va continuer sur la neutralité, peut-être un peu en détail, parce que c’est sujet important dont beaucoup de gens parlent, c’est un sujet vaste et je crois que beaucoup de gens le résument souvent au fait de faire payer Google, comme tu le dis ou comme d’autres, notamment le gouvernement actuel et les précédents, enfin pas que Google, d’ailleurs tous les autres. Il y a tout un chapitre dans le livre avec une analogie, notamment, que je n’avais jamais entendue, que je ne connaissais pas, sur l’époque de Cro-Magnon et de la rivière. Donc cette notion de neutralité des réseaux, est-ce que tu peux nous la présenter, notamment les impacts que ça a concrètement aujourd’hui pour les personnes qui utilisent Internet ?
Stéphane Bortzmeyer : Si je me souviens bien en plus, l’histoire de Cro-Magnon venait d’une discussion avec Andréa Fradin qui était journaliste à Rue89, je crois que c’était elle qui l’avait suggérée.
Frédéric Couchet : Et qui s’est reconvertie en développeuse depuis.
Stéphane Bortzmeyer : Oui. Le mot neutralité, effectivement, désigne beaucoup de débats différents. Je voudrais déjà partir de ce qui est le plus évident et le plus souvent oublié : la base de l’idée de neutralité de l’Internet, de neutralité du réseau, c’est de dire que l’intermédiaire ne doit pas abuser de son pouvoir, ne doit pas modifier la communication ou l’arrêter selon ses intérêts à lui. Ça sera plus facile à expliquer par un contre-exemple : il y a quelques mois, les internautes clients d’Orange en Tunisie se sont aperçus qu’Orange modifiait les pages web qui étaient envoyées d’une machine à l’autre en y insérant des publicités. Petit aparté technique : pour les pages qui n’étaient pas en https, bien sûr, les autres ça aurait été plus difficile ; fin de l’aparté technique. Donc quelqu’un, le gérant du site web, décidait d’envoyer un certain contenu vers l’internaute ; l’internaute voulait accéder à ce contenu et, sur le trajet, un troisième homme, un intermédiaire, se permettait de modifier ce qu’il y avait, comme si la poste qui envoie les exemplaires de mon livre en province enlevait certaines pages, rajoutait des notes, raturait, des choses comme ça.
Frédéric Couchet : Ou comme s’ils ouvraient le courrier des gens pour ajouter de la publicité ; c’est exactement ça.
Stéphane Bortzmeyer : Exactement. Ça c’est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire et l’idée de base de la neutralité c’est que ce genre de chose ne doit pas être permis. Ça ne devrait même pas avoir besoin d’être expliqué parce que quand on dit aux gens : « C’est comme si la poste ouvrait les lettres, mettait un prospectus publicitaire, refermait la lettre », les gens disent : « Ça serait scandaleux ! » Eh bien oui, c’est aussi scandaleux pour Internet ! Comme beaucoup de débats complexes, l’intensité du débat, le nombre d’arguments échangés, fait qu’on oublie souvent les fondamentaux et là, les fondamentaux sont extrêmement simples pour la neutralité de l’Internet c’est : bas les pattes ! Bas les pattes ! Je veux que le réseau transporte mes données d’une machine à l’autre, d’une personne à l’autre, et que la personne ou l’organisation qui est en position d’intermédiaire n’en profite pas pour le modifier. Ça c’est le premier point important dans l’histoire de neutralité et qu’on oublie toujours parce que le débat, après, se complexifie, il y a plein d’autres aspects, mais ça ne doit pas faire perdre de vue le socle de base.
Frédéric Couchet : L’intermédiaire ne doit pas sortir de son rôle qui est un rôle d’intermédiaire, donc de transporter de l’information sans y toucher.
Stéphane Bortzmeyer : Exactement.
Frédéric Couchet : D’accord. Il y a plusieurs catégories de neutralité, on parle de la neutralité de l’Internet, des plateformes, est-ce que tu peux nous prendre un exemple ? Tu viens de nous prendre un exemple concret avec Orange en Tunisie, mais est-ce qu’il y a d’autres exemples de remise en question, justement, de cette neutralité ? Et deuxième question : quelle est la position au niveau gouvernement français, au niveau européen ? Est-ce qu’il y a une défense de la neutralité des réseaux ou, au contraire, est-ce qu’on laisse faire les intermédiaires techniques ?
Stéphane Bortzmeyer : Il y a d’autres aspects derrière le discours sur la neutralité. Il y a par exemple le problème, effectivement, de : est-ce qu’on peut faire une offre d’accès à Internet qui ne donnerait accès qu’à certains services qui, par exemple, auraient payé pour ça ? D’ailleurs des projets dans ce genre-là ont eu lieu, il y en a eu beaucoup. Le plus connu est le projet de Facebook, internet.org, rebaptisé Free Basics après, qui était de faire un accès à Internet qui soit gratuit mais qu’on ne puisse accéder qu’à Facebook.
Après, dans la deuxième itération, Facebook a dit : « Ah non ! Facebook et Wikipédia », pour pouvoir répondre aux critiques qui avaient eu lieu. On peut aussi imaginer un fournisseur d’accès qui ne donnerait accès non pas à tout l’Internet mais simplement à certains services qui ont payé le fournisseur d’accès. Ce qui permettrait au fournisseur d’accès d’être payé à la fois par ses clients et par les services auxquels il donne accès. Et ce genre de projets risque d’arriver. Il aurait des conséquences très graves, notamment parce qu’il bloquerait cette innovation qui est la caractéristique de l’Internet. C’est-à-dire que si on veut demain qu’il y ait une meilleure solution que Google, par exemple, au début ça sera un truc petit, pas capable de rivaliser directement avec Google et pour qu’il ait des chances, il faut que cette future organisation puisse être présente, accessible par les internautes. Aujourd’hui si je crée un système concurrent de Google, j’ai à peu près les mêmes possibilités : les internautes peuvent accéder à mon service comme à celui de Google et ils peuvent choisir. Si on n’a pas la neutralité de l’Internet, on pourrait avoir des fournisseurs d’accès qui n’offrent accès qu’à ceux qui les ont payés pour ça et, de ce point de vue-là, les gros en place payeront et ils seront accessibles et les petits, rien du tout ! C’est un autre aspect de la neutralité de l’Internet.
Frédéric Couchet : Est-ce que cette neutralité de l’Internet est mise plus en danger sur les mobiles que sur l’informatique telle qu’on la connaît anciennement ? Parce que j’ai l’impression que sur les mobiles il y a plus, justement, de violation de cette neutralité des réseaux.
Stéphane Bortzmeyer : Oui, beaucoup plus. La grande majorité des cas documentés de violation de la neutralité l’ont été sur les réseaux mobiles ou sur les abonnements au réseau mobile. Il y a plusieurs raisons à ça. Il y en a une qui est que les machines terminales – l’ordiphone, le smartphone dans le cas du mobile – c’est beaucoup plus fermé que ce qui existe dans le monde de l’informatique traditionnelle sur le bureau ou sur les genoux. Donc étant plus fermé, il y a moins de possibilités pour l’utilisateur de voir ce qu’il fait. Il y a aussi des arguments, une rhétorique différente qui est que l’espace dans lequel se font les communications sur le mobile, la radio, est un espace partagé, donc il est nécessaire de prendre des mesures, évidemment faites par le fournisseur à accès à Internet, par l’opérateur, décidées tout seul sans concertation et des mesures pour assurer une meilleure gestion de cet espace. Donc on a effectivement des menaces plus grandes là-dessus. C’est aussi qu’il y a moins de compétition. En France il y a quatre opérateurs de réseau mobile ; les opérateurs virtuels ne comptent pas puisqu’ils ne peuvent pas décider de ce qui se passe sur le réseau, alors que des fournisseurs d’accès à Internet sur des réseaux fixes il y en a beaucoup plus. À la limite même, chaque université est un fournisseur d’accès pour ses étudiants. Donc il y a beaucoup plus de possibilités qu’il n’y a pas dans le monde du mobile. Quand il n’y a pas de vraie concurrence, la tentation est forte de s’entendre pour bloquer ensemble. Donc oui, globalement la neutralité est beaucoup plus menacée en accès mobile sans qu’il n’y ait aucune raison technique valable pour ça.
Frédéric Couchet : Dernière question avant la pause musicale, est-ce qu’il y a une défense de la neutralité du Net par les gouvernements, français, européens ou, est-ce qu’au contraire, il y a un laisser-faire ?
Stéphane Bortzmeyer : Un des éléments du problème c’est que les fournisseurs d’accès, les opérateurs de mobiles sont plutôt locaux, alors que les services auxquels accèdent les internautes sont souvent étrangers, souvent étasuniens. Donc il y a souvent une tentation de favoriser ses capitalistes nationaux plutôt que les capitalistes étrangers ce qui peut mener, effectivement, à des violations de la neutralité. Quand j’entends des gens dire qu’il faut prendre des mesures pour éviter que Google capte trop de la valeur, de la part de gens qui, par ailleurs, dans leurs discours politiques, se prétendent libéraux, c’est-à-dire disent qu’il faudrait qu’il y ait moins de règles, qu’il y ait moins de contraintes et qu’ils donnent explicitement comme justification à leur politique un résultat – on veut favoriser telle entreprise et pas telle autre – c’est effectivement un peu inquiétant. D’autant plus que c’est aussi parfois justifié par les mauvaises pratiques bien réelles des gros opérateurs de service étasuniens, mais, comme on l’a vu, les opérateurs nationaux ne font pas mieux quand ils en ont la possibilité.
Frédéric Couchet : D’accord. Nous allons faire une pause musicale, nous allons écouter Energía Fulminante de Javiera Barreau Ensamble et on se retrouve après.
Pause musicale : Energía Fulminante de Javiera Barreau Ensamble.
Voix off : Cause Commune 93.1.
Frédéric Couchet : Vous venez d’écouter Energía Fulminante de Javiera Barreau Ensamble ; j’espère que je le prononce bien mais ça ne doit pas être le cas. C’est donc une musique libre comme toutes les musiques que nous diffusons sur Libre à vous !, cette musique est en licence Creative Commons Partage à l’identique. Les références sont sur le site de l’April, april.org.
Vous écoutez l’émission Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis toujours avec Stéphane Bortzmeyer pour parler de son livre Cyberstructure. Juste avant la pause musicale nous parlions de neutralité, on en a parlé rapidement. Je précise d’ailleurs que nous abordons rapidement deux-trois sujets aujourd’hui dans l’émission, c’est pour vous donner envie de lire le livre parce qu’il y a beaucoup de sujets qui sont abordés beaucoup plus en détail et que, probablement dans d’autres émissions, ultérieurement, nous reviendrons sur chacun de ces sujets-là pour les détailler un peu plus avec plusieurs personnes invitées.
On va aborder un nouveau sujet qui est important par rapport aux droits humains, c’est l’internationalisation. Qu’est-ce que signifie l’internationalisation en informatique ?
Stéphane Bortzmeyer : Ça désigne l’ensemble des techniques et procédés qui font qu’un logiciel ou un système informatique plus qu’un simple logiciel, puisse être utilisé par des gens de cultures différentes, de langues différentes. Il y a un aspect évident c’est que, par exemple, les messages qu’affiche le logiciel doivent pouvoir être traduits dans plusieurs langues et des aspects moins évidents, par exemple le fait que les codes couleurs qui sont utilisés dans certaines interfaces graphiques peuvent être dépendants de la culture et peuvent devoir s’adapter.
Historiquement l’informatique est issue de pays anglophones, ça se reflète dans le vocabulaire et, encore aujourd’hui, j’ai bien peur qu’on enseigne aux programmeurs débutants à écrire des programmes sans intégrer ça, sans intégrer l’ensemble des techniques qui permettent de faire une vraie internationalisation. Un exemple que je cite dans mon livre, je crois, c’est que sur le service de développement de logiciels libres Microsoft Hub qui s’appelait GitHub avant, sur Microsoft Hub on ne peut pas créer un dépôt avec des caractères qui ne soient pas ceux utilisés dans l’anglais. Donc même simplement des lettres avec accent, je ne parle même pas de caractères chinois, Microsoft Hub les refuse. GitHub déjà avant les refusait.
Frédéric Couchet : L’exemple que tu cites, tu as voulu créer un projet qui s’appelle Café avec un « e » accentué et ça ne passe pas.
Stéphane Bortzmeyer : Ça ne passe pas alors qu’aujourd’hui, contrairement à ce qu’il y avait il y a 20 ans, on a des outils techniques permettant de faire ça proprement, notamment le jeu de caractères Unicode qui est un grand succès de l’informatique mondiale puisque c’est un jeu de tous les caractères utilisés dans toutes les écritures actuellement vivantes et même pas mal d’écriture qui sont maintenant mortes.
Frédéric Couchet : Ça existe depuis combien de temps Unicode ?
Stéphane Bortzmeyer : Unicode, waouh, bonne question ! Quinze ou vingt ans. C’est assez ancien.
Frédéric Couchet : Quinze ou vingt, donc techniquement aujourd’hui, ça fonctionne.
Stéphane Bortzmeyer : Les innovations en informatique ne diffusent pas : il faut qu’elles passent dans les logiciels, il faut qu’elles passent dans les livres, dans la documentation, il faut qu’elles passent dans les cours. Je pense que beaucoup de programmeurs, quand ils apprennent à programmer, on ne leur apprend jamais Unicode ; on ne leur apprend que le jeu de caractères restreint ASCII qui convient juste pour l’anglais et on ne leur enseigne pas les bases de l’internationalisation. Ça c’est est embêtant parce qu’une fois qu’un programmeur est formé il va ensuite travailler pendant 20 ans, 30 ans, avec ce qu’il a appris sans toujours se mettre à jour.
Frédéric Couchet : Et le jeu de caractères ASCII, de mémoire c’est 128 caractères. Unicode, est-ce que tu sais combien de caractères c’est ? Ce que ça peut représenter ?
Stéphane Bortzmeyer : Oui. On en est à 100 000 et des poussières.
Frédéric Couchet : 100 000 et des poussières. Donc on compare les caractères ASCII, enfin le jeu de caractères ASCII donc 128 caractères, par rapport aux 100 000 caractères que propose Unicode. Évidemment l’internationalisation c’est important et puis c’est vrai, tu le dis, l’anglais est ultra dominant dans l’informatique et on dit souvent : « Vous devez apprendre quelques mots d’anglais pour faire un peu d’informatique ». Mais, comme tu le dis dans le livre, si on vous disait que c’est du swahili ou du chinois, par exemple, vous le prendriez différemment, vous diriez « non, ce n’est pas possible ». Donc c’est un enjeu essentiel aujourd’hui. D’ailleurs est-ce que dans la culture logiciel libre parce qu’on est quand même assez proches, on est quand même très culture logiciel libre, est-ce que cette prise en compte de l’internationalisation est plus forte que dans, on va dire, la culture du logiciel privateur ? C’est une vraie question.
Stéphane Bortzmeyer : Je crains que non, voire pire, parce qu’il y a certains logiciels privateurs qui ont fait un gros effort d’internationalisation pour des raisons de simple marketing. Quand on veut vendre quelque chose eh bien c’est mieux si on peut le vendre dans tous les pays. Par exemple, les entreprises les plus actives dans le Consortium Unicode sont Microsoft, Apple, IBM, Google, qui ne sont pas toujours connues pour leur amour du logiciel libre. Les motivations commerciales les poussent souvent à faire un effort d’internationalisation, ce qui n’est pas toujours le cas dans le monde du logiciel libre. Il y a un travail à faire là-dessus. Mais c’est un travail qui est à faire pour tout le monde et qui nécessite aussi de lutter contre ses propres préjugés. Une des pages web les plus amusantes sur Unicode c’est le même texte écrit en des dizaines de langues différentes et le texte dit à chaque fois, par exemple en français le texte dit : « Mais pourquoi ils ne peuvent pas simplement parler français comme tout le monde ! »
Frédéric Couchet : Excellent !
Stéphane Bortzmeyer : Ensuite il y a le même texte traduit dans chaque langue avec le nom de la langue modifié à chaque fois. Ça sert à la fois à tester techniquement les capacités Unicode de votre navigateur et les polices disponibles et aussi à décentrer le regard pour qu’on s’aperçoive que l’étranger croie que l’étranger c’est nous.
Frédéric Couchet : Voilà ! Il faut se mettre à la place de l’autre. En tout cas je ne connaissais pas cette page. Tu m’enverras l’adresse, on l’ajoutera dans la page des références sur le site de l’April.
On va passer à un nouveau sujet parce que, malheureusement, le temps passe vite à la radio, un sujet peut-être un peu plus technique, tu voulais parler des points d’échange et de l’interconnectivité, j’ai du mal à le dire. Je crois que c’est vraiment lié à une notion que tu as expliquée tout à l’heure, d’Internet réseau de réseaux. Est-ce que tu peux expliquer ces notions de points d’échange et d’interconnectivité et la problématique que cela peut poser à la fois en France et, je crois que, surtout dans d’autres pays, elle est beaucoup plus importante ?
Stéphane Bortzmeyer : Le titre du livre Cyberstructure fait évidement référence à la notion d’infrastructure parce que je trouvais dommage que sur Internet on parle beaucoup des services que certains utilisent – Facebook, Google et tout ça – et pas de l’infrastructure qui elle est partagée, commune à tout le monde. On peut choisir de ne pas utiliser Facebook, on ne peut pas se passer de l’infrastructure d’Internet, c’est sur elle que tout repose. Et cette infrastructure repose sur beaucoup de choses matérielles et humaines : les câbles qui connectent tout le monde, les machines qui sont à l’intersection des câbles, les humains qui s’en occupent. Cette infrastructure a des propriétés qui peuvent aggraver ou, au contraire, faciliter certains usages. Par exemple si deux internautes français veulent communiquer et qu’ils sont chez des opérateurs Internet différents, il faut que ces deux opérateurs soient connectés quelque part entre eux et que les messages passent directement de l’un à l’autre. S’ils passent par un pays tiers, au hasard les États-Unis parce qu’en pratique, quand la communication entre deux pays étrangers passe par un pays tiers c’est souvent les États-Unis, si ça passe par les États-Unis ça se traduit par des problèmes politiques : capacité d’espionnage ou de contrôle, voire de coupures de l’Internet accrues, soit pas des problèmes plus techniques comme l’augmentation du temps d’acheminement des données qui peut se traduire par des ralentissements.
Donc pour ça il faut que les opérateurs soient massivement connectés et connectés le plus près possible. S’il y a deux opérateurs à Paris, il faut que ce soit connecté à Paris ou, à la rigueur, à Lyon ou à Rennes mais, en tout cas, pas à New-York. Et ça, ça se fait techniquement par plusieurs moyens. Internet c’est vaste et il y a plein de solutions. L’un des moyens étant ces points d’échange. Parce que, que tous les opérateurs soient connectés à tous les autres, ça nécessiterait beaucoup de câbles et beaucoup de complications. Le plus simple c’est d’avoir un endroit neutre où tous les opérateurs peuvent amener un câble, se connecter au point neutre, le point d’échange, et après être mis ainsi en rapport avec tout le monde. Ce sont ces points d’échange qui font qu’aujourd’hui un trafic entre deux opérateurs français pratiquement toujours reste en France ou en tout cas ne va pas très loin.
À l’inverse c’est le manque de ces points d’échange qui fait que dans beaucoup de pays du monde la communication entre deux opérateurs du même pays passe par l’étranger.
Frédéric Couchet : Donc sort du pays. En fait il faut que les gens comprennent parce que les gens s’imaginent, effectivement comme tu le dis, que si d’un point A à un point B dans un même pays normalement la communication reste dans le même pays, en fait, dans de nombreux pays, ça sort du pays pour aller souvent donc aux États-Unis avant de revenir dans le pays. Les gens doivent être assez surpris d’entendre ça.
Stéphane Bortzmeyer : C’est ce qu’on appelle le tromboning.
Frédéric Couchet : Tromboning !
Stéphane Bortzmeyer : Oui. Ça a la forme d’un trombone et effectivement, par exemple en Amérique latine c’est courant que la communication entre deux opérateurs du même pays… Ça dépend des pays, mais il y a beaucoup pays où la communication entre deux opérateurs du même pays passe par Miami ou Houston avant de revenir, avec les conséquences politiques et techniques qu’on voit.
Et là la solution est techniquement bien connue, ce sont les point d’échange. Les points d’échange c’est intéressant parce que techniquement c’est quelque chose de relativement simple ; les gens qui passent leurs journées à gérer des points d’échange ne vont pas être d’accord, évidemment.
Frédéric Couchet : En gros, techniquement, c’est un bâtiment dans lequel il y a des câbles, des gros câbles qui arrivent et à l’intérieur il y a… ?
Stéphane Bortzmeyer : Ce qu’on appelle un commutateur, c’est-à-dire un appareil sur lequel on branche les câbles et qui redistribue ensuite le trafic, permettant à tout le monde d’entrer en communication avec tout le monde. La difficulté n’est pas seulement technique, il faut quand même qu’il y ait des gens qui s’en occupent, des gens compétents qui s’en occupent, mais la difficulté est surtout, après, plus liée aux décisions business, encore faut-il que tout le monde ait envie de se connecter, avec des opérateurs qui peuvent être des concurrents, voire des gens qu’on n’aime pas. Donc il faut aussi une volonté délibérée de se connecter pour que le trafic se passe dans les meilleures conditions. Or souvent, et là on en revient un peu au problème des GAFA, des gros opérateurs comme Google, Amazon, Facebook, c’est que souvent le raisonnement de l’opérateur c’est de se dire « mais je m’en fiche que mes utilisateurs communiquent avec les utilisateurs de mon concurrent ; ce qui m’intéresse c’est qu’ils aient un accès facile à Google, Facebook et tout ça. » Donc on néglige le point d’échange ou les interconnexions locales au profit de connexion vers les centres de données de Facebook et autres gros intermédiaires et le phénomène s’auto-renforce. Si ça va plus vite d’aller chez Amazon que chez le voisin…
Frédéric Couchet : Les gens iront chez Amazon.
Stéphane Bortzmeyer : Les gens iront chez Amazon. Par exemple dans beaucoup de pays du monde, un gouvernement qui veut mettre des ressources qui sont pour tous les habitants du pays, des ressources publiques qui sont pour tous les habitants du pays, souvent la solution la plus rationnelle techniquement c’est de les mettre chez Amazon.
Frédéric Couchet : Aux États-Unis.
Stéphane Bortzmeyer : Eh bien oui ! De manière à avoir un service moyen qui soit le meilleur alors qu’en les mettant chez un seul opérateur on favorise : ça ne sera pas mal pour cet opérateur et moins bon pour les autres.
Le problème vient aussi du fait que souvent les communications directes entre utilisateurs sont négligées. On se dit on va passer par Facebook ou par Dropbox. Quand je vois dans une université en Afrique l’enseignant qui met les ressources pédagogiques sur Dropbox si bien qu’entre l’enseignant et l’étudiant qui sont à quelques mètres l’un de l’autre, le fichier va partir jusqu’aux États-Unis et retour sur des lignes internationales qui sont très encombrées, je me dis qu’il y a un problème. C’est à la fois un oubli de ce que permet l’Internet, qui permet les communications pair à pair et aussi, dans certains cas, une diabolisation du pair à pair qui, après des années de propagande, finit par être assimilé comme un outil de pirates, de marginaux, de gens dangereux.
Frédéric Couchet : Tout à l’heure quand tu parlais de BitTorrent, qui doit avoir peut-être une vingtaine d’années aujourd’hui, avec tout le travail, malheureusement, de l’HADOPI et compagnie qui ont consacré beaucoup de temps à faire croire que cette technologie était une technologie néfaste alors qu’au contraire c’est une technologie de l’Internet pour justement… Je crois d’ailleurs qu’il y a un moment où tu l’expliques dans le livre de façon assez détaillée par rapport à cette centralisation des GAFAM et compagnie que ce qu’il faut développer c’est cette décentralisation, cette a-centralisation, justement avec ces points d’accès et d’autres méthodes techniques dont tu parles, que c’est la vraie solution plutôt que d’essayer d’aller taper sur les gros. Il faut permettre, comme tu le dis, aux petits de pouvoir exister et aux échanges locaux d’avoir lieu directement.
Stéphane Bortzmeyer : Surtout que l’Internet permet techniquement ces communications pair à pair. Donc utiliser l’Internet pour que tout le monde aille se connecter à un gros service centralisé, c’est vraiment ne pas utiliser l’Internet correctement, c’est ne pas l’utiliser pour ce qu’il sait faire. C’est avoir un mode d’utilisation Minitel avec un réseau qui, justement, n’est pas architecturé pareil et est conçu pour le pair à pair.
Frédéric Couchet : Tu es optimiste sur ce point de vue-là, sur cette compréhension, notamment au niveau des politiques, des entreprises et autres ?
Stéphane Bortzmeyer : Je crois que je vais citer Alan Kay qui disait à propos du développement logiciel, mais ça peut s’appliquer à beaucoup d’autres choses, qu’il ne faut pas se demander de quoi sera fait le futur, il faut le faire. Je ne sais si ça se fera ou pas, je sais que c’est ça qu’il faut faire et qu’il faut consacrer des efforts pour expliquer ça aux gens pour le rendre possible, plus facile ; lutter contre cette diabolisation du pair à pair, avoir plus de logiciels qui permettent de faire ça, par exemple dans le domaine de la communication interpersonnelle, des systèmes décentralisés comme ceux autour du protocole ActivityPub plutôt que Facebook ou Twitter. C’est ce genre de choses qu’il faut faire et est-ce que ça réussira ou pas, c’est une autre histoire.
Frédéric Couchet : Justement, je n’avais pas forcément prévu d’en parler aujourd’hui, mais tu parles d’ActivityPub, l’un des outils, un des services en tout cas qui se développe de plus en plus autour de ça c’est Mastodon. Est-ce que tu peux expliquer un petit peu ce qu’est Mastodon par rapport, justement, à Twitter ? Est-ce que tu penses que c’est quelque chose qui va vraiment prendre, qui va pouvoir recréer, réellement, cette relation pair à pair ?
Stéphane Bortzmeyer : Mastodon est un logiciel, un logiciel libre en plus, qui permet de la communication interpersonnelle, l’échange de messages, de photos, de vidéos, enfin rien d’extraordinaire de ce point de vue-là. Ce qui fait son intérêt c’est que ce n’est pas un service avec ses règles d’utilisation, avec sa politique qui s’impose aux utilisateurs. C’est un logiciel qu’on peut installer chez soi, qu’un groupe peut installer ou qu’une organisation peut installer ; ce n’est pas forcément monsieur Michu qui le fait lui-même, ça peut passer par n’importe quel groupe ou organisation. Ensuite, une fois qu’on a fait ça, les gens peuvent communiquer non seulement chez ceux qui utilisent le même service avec le logiciel Mastodon mais aussi avec les autres, donc en utilisant ce protocole ActivityPub. D’ailleurs ce n’est pas juste Mastodon, il y a d’autres logiciels qui mettent en œuvre ce protocole et qui communiquent entre eux. C’est encore, pour l’instant, un petit peu rude des fois, il y a quelques problèmes, mais globalement ça fonctionne déjà pas mal.
Savoir si ça s’imposera, je n’en sais rien. Mais c’est ce que je disais tout à l’heure, je n’en sais rien et ce n’est pas ça qui est important. Ce qui est important c’est de faire en sorte que ça soit connu, utilisé, sans faire de pronostics sur l’avenir. Les pronostics sont très…
Frédéric Couchet : Surtout en informatique.
Stéphane Bortzmeyer : Voilà ! En informatique c’est très incertain et on s’est souvent plantés. À chaque fois que j’entends quelqu’un me dire sur un ton assuré : « Mais non jeune homme, voyons, votre truc ça ne marchera jamais ! Tout le monde utilise Facebook, vous ne voudriez pas que madame Michu utilise votre truc ActivityPub, ça n’a pas de sens ! » Chaque fois que j’entends un monsieur sérieux, un éditorialiste, un ministre qui parle comme ça, je repense à ce que ces gens-là disaient de l’Internet il y a 25 ans : « Non, non ! C’est un jouet, ça ne marchera pas ! C’est un réseau expérimental, ça ne sera jamais utilisé ! » Clairement ils se sont complètement trompés donc il n’y a pas de raison que ça soit mieux aujourd’hui.
Frédéric Couchet : En parlant d’ActivityPub, il y aussi un nouveau service, notamment porté par l’association Framasoft, nos amis de Framasoft, qui est PeerTube, qui permet d’héberger des vidéos sur le même principe de pair à pair. L’enjeu va sans doute être d’arriver à convaincre les gens d’aller ou, en tout cas, d’utiliser aussi ces réseaux-là. Je pense que ton livre y participe grandement, justement en expliquant l’importance de ce pair à pair, de mettre un terme à cette diabolisation. On en discutait tout à l’heure en arrivant en métro avec mon collègue Étienne Gonnu : l’HADOPI va fêter ses dix ans aujourd’hui, dix ans néfastes. On peut espérer que maintenant on va pouvoir revoir le bon côté de ces échanges directs entre personnes, ce qui est la base même d’Internet.
Le temps passe, on va essayer d’aborder les derniers sujets qu’on souhaitait aborder. Un autre sujet qui est évoqué dans le livre et tu en parlais au tout début je crois, c’est la tension entre la sécurité et les autres droits humains, notamment le rôle que peut jouer un certain type d’intermédiaires. Tout à l’heure, quand on parlait de la neutralité, tu parlais du rôle de l’intermédiaire qui devait rester dans son rôle. Il y a aussi un autre intermédiaire, ce sont les personnes qui développent des logiciels, qui mettent en place des applications. De ce point de vue-là, quelle est la situation notamment sur les magasins d’applications sur téléphone mobile ?
Stéphane Bortzmeyer : La question est compliquée. Dès qu’il s’agit de sécurité c’est compliqué sauf si on est ministre de l’Intérieur et qu’on assène « la seule qui compte c’est la sécurité, les libertés tout le monde s’en fiche. Monsieur Michu s’en moque. De toute façon ce que veulent les gens c’est être en sécurité » et pouf ! on empile loi liberticide après loi liberticide. Dans ce cas-là la situation est simple !
Si, par contre, on a une approche plus centrée sur les droits humains, la situation est compliquée parce qu’on souhaite de la sécurité, tout le monde en souhaite, par exemple on n’a pas envie que son ordinateur se fasse pirater, mais ça ne doit pas être à n’importe quel prix et surtout ça doit être fait intelligemment, c’est-à-dire est-ce que vraiment les mesures dites de sécurité, nous apportent vraiment de la sécurité ou pas ? Et ça ce n’est pas garanti du tout.
Prenons Apple pour prendre un exemple : quand vous achetez un Mac vous pouvez mettre dessus les logiciels que vous voulez, en tout cas pour l’instant. Quand vous achetez un iPhone, de la même société, vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez mettre que ce qui est sur le magasin d’applications d’Apple, l’App Store, et c’est Apple qui décide ce qui peut y aller ou pas. Des fois Apple laisse entendre que ça serait pour des raisons de sécurité. Ils ne le disent pas trop fort parce qu’ils n’ont pas envie d’être considérés comme responsables si une application sur l’App Store se révèle, en fait, être une application dangereuse. Donc Apple ne matraque pas trop cette histoire de sécurité mais le laisse entendre. Et en fait c’est bidon, évidemment, parce que faire un audit de sécurité sérieux de toutes les applications ça serait un énorme travail.
Donc Apple contrôle, en fait, ce qu’on peut installer sur son téléphone. L’argument qui est donné c’est l’argument classique de tous les gens qui regardent monsieur Michu de haut en disant « il est bête, il ne peut rien comprendre, on le fait pour lui. On gère ça pour lui, on lui fait un environnement bien propre, bien sûr, bien rassurant, avec des choix bien balisés ». C’est une approche courante qui est, en fait, qu’on voudrait réduire le choix à un petit nombre de choix inoffensifs dans ce qu’on a décidé.
Le vrai problème n’est pas : est-ce que c’est bon pour la sécurité ou pas, c’est déjà qui décide ? Dans le cas de l’App Store c’est simple, c’est Apple tout seul !
On pourrait estimer que ça serait effectivement intéressant pour monsieur Michu qu’il y ait un système de tri, de curation pour utiliser des grands mots, des applications, qui permettrait d’éviter qu’on installe n’importe quoi. D’ailleurs il y a des tas de logiciels libres qui fonctionnent comme ça. La notion de magasin d’applications ce n’est pas Apple qui l’a inventée.
Frédéric Couchet : C’est le logiciel libre avec les projets Debian et compagnie.
Stéphane Bortzmeyer : Un système comme Debian est un bon exemple où il y a des dépôts officiels, on peut en rajouter d’autres si on veut, mais il y a par défaut des dépôts officiels où il y a un minimum de vérification et une infrastructure à la fois technique et humaine qui permet de traiter le cas d’une application qui s’avérerait buguée ou malveillante, etc. Là le système fonctionne et on sait surtout sur quels critères c’est décidé. Après, en pratique, c’est évidemment plus compliqué que ça. Mais au moins, sur le papier, on a une politique de ce qui va ou pas dans le magasin d’applications Debian qui est claire et qui est transparente dans le sens où on voit ce qui se passe, on voit les problèmes ; on ne peut pas être d’accord, mais on les voit. C’est ce qui manque complètement dans les systèmes de contrôle comme l’App Store d’Apple où il n’y a aucune supervision extérieure, on ne sait pas ce qui est fait, ce qui est décidé. On peut soupçonner, probablement à juste titre, qu’Apple n’est pas juste motivée par le bien des utilisateurs mais aussi par ses propres intérêts.
Donc là on a une question qui est importante. Pour reprendre l’exemple du logiciel libre, la question s’était posée récemment avec l’affaire de ce paquetage malveillant qui avait été mis dans npm, le système des applications JavaScript pour Node, où il y avait apparemment un mainteneur qui avait confié la maintenance de son projet – il a arrêté, ce qui est courant dans le monde du logiciel libre –, il avait confié la maintenance à un volontaire, quelque chose qui arrive tous les jours dans des tas de logiciels libres, mais il se trouve que le volontaire était en fait malveillant, il avait mis du code malveillant et que, après, des tas d’utilisateurs, sans s’en rendre compte, téléchargeaient.
On a entendu à ce moment-là beaucoup d’appels, beaucoup de mouvements de mentons, de coups de poings sur la table disant « c’est intolérable, il faudrait faire quelque chose, il faudrait qu’il y ait quelque chose ». Alors ça serait l’HADOPI, je ne sais pas, qui vérifie tous les paquetages npm. Sans même parler de l’aspect irréaliste de la question, la plupart du temps, ça omet complètement l’aspect politique : qui va décider ? Qui va décider et sur quels mécanismes ? Quand il s’agit de sécurité en informatique c’est toujours présenté comme quelque chose d’apolitique : ce sont juste des décisions techniques. En fait non ! Les décisions prises pour des raisons de sécurité sont toujours politiques : on va exclure certaines choses ou pas, et c’est ça qui devrait être transparent et visible à tout le monde. Ce qui n’est pas du tout le cas avec l’App Store ou son concurrent de Google qui n’est pas mieux.
Frédéric Couchet : Tout à fait. Dernière question : quelles pistes tu donnerais aux personnes aujourd’hui qui auraient envie, une fois qu’elles auront lu ton livre, d’en savoir plus justement sur la technique ? Est-ce qu’il y a des formations qui existent ? Est-ce qu’il y a des sites à consulter ? Est-ce qu’il y a des choses à faire pour essayer d’aller un peu plus loin, pour devenir, peut-être, un peu plus acteurs et actrices de ce mouvement et de cette construction de ce futur Internet dont on a parlé un peu ? On ne sait pas ce que ça va donner mais au moins il faut agir.
Stéphane Bortzmeyer : Sur l’aspect technique, non, il n’y a pas une bonne solution simple. La meilleure pour l’instant, curieusement pour une technique du 21e siècle, elle est assez traditionnelle, c’est l’échange avec les pairs, p, a, i, r, les pairs humains, pas pair du pair à pair, les pairs humains, les associations, les organisations comme RIPE (Réseaux IP Européens), NANOG [North American Network Operators’ Group], FRnOG [FRench Network Operators Group] en France, les associations, tous les mouvements autour du logiciel libre où les gens se rencontrent, discutent, échangent et c’est comme ça qu’on acquiert des informations.
J’étais à Bruxelles au FOSDEM il n’y a pas très longtemps. Le FOSDEM [Free and Open Source Software Developers’ European Meeting] est un endroit où se réunissent tout un tas de gens qui travaillent, entre autres, sur les réseaux. J’ai surtout suivi les sessions qui avaient un rapport avec l’Internet. Il y a énormément de gens qui se rencontrent, qui échangent et c’est là qu’on acquiert les compétences, qu’on approfondit les questions.
Sur les aspects un peu plus politiques, malheureusement en France, il faut bien constater que les questions liées à l’Internet sont souvent dépolitisées, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas reconnues comme des questions politiques même quand elles le sont. Par exemple la défense des droits et libertés sur Internet qui devrait la tâche de tous les partis politiques que se prétendent défenseurs des libertés, en pratique c’est surtout pris en charge par des organisations spécialisées comme La Quadrature du Net qui fait un excellent travail, mais ça n’est pas normal que ça soit une association spécialisée Internet qui fasse ça. C’est un problème plus général qui devrait être pris en charge par tous ceux qui disent défendre les droits humains.
Frédéric Couchet : D’ailleurs ça me fait penser que dans le projet de loi pour une école de la confiance dont je parlerai tout à l’heure, il y a eu des amendements qui ont été proposés justement pour introduire une sorte de formation aux humanités numériques, je crois que c’est le terme qui était employé dans un des amendements, parce que traditionnellement, malheureusement dans les écoles on informe plus sur méfaits ou les dangers de l’Internet plutôt que sur les possibilités offertes, justement, par Internet.
Écoute Stéphane, cette discussion va bientôt se terminer. J’en profite pour signaler à la régie qu’on va bientôt passer une pause musicale. Est-ce que tu as quelque chose à ajouter sur le livre ou sur autre chose ?
Stéphane Bortzmeyer : Je pense que c’est bien de terminer avec, effectivement, les humanités numériques parce que c’est vraiment quelque chose d’essentiel. Aujourd’hui une partie importante de nos vies est passée sur Internet ou se fait via Internet. Si on ne comprend rien, si on est complètement largué par l’Internet, on ne peut pas vraiment exercer ses droits de citoyen, on ne peut pas vraiment comprendre les débats ou comprendre les enjeux. Donc il y a là-dessus un gros effort à faire. Ce n’est pas de mode d’emploi dont on a besoin, les utilisateurs savent parfaitement utiliser Internet ; ce n’est pas non plus de leçons effectivement moralisatrices du genre « oh là, là ! Internet c’est dangereux il vaut mieux ne pas s’en servir ! » C’est plutôt de comprendre ce qui se passe derrière, comprendre les choix qui ont été faits. Comprendre, par exemple, que le tri qui est fait par Google quand on tape une recherche n’a rien d’innocent, il reflète des opinions et des choix. C’est comprendre qu’en matière de sécurité, effectivement, les choix qui sont faits en matière de cybersécurité comme tous les choix en matière de sécurité peuvent être discutés, ils sont contestables, ils peuvent et ils doivent être discutés. C’est comprendre qu’on ne doit pas être passif vis-à-vis de l’Internet avec l’argument « oh ! c’est de la technique je n’y comprends rien », mais qu’au contraire c’est toute notre vie et donc c’est pour ça qu’il est important de la comprendre et d’y participer.
Frédéric Couchet : En tout cas j’espère qu’on a contribué à ça. J’encourage évidemment toutes les personnes à acheter le livre Cyberstructure de Stéphane Bortzmeyer. Dans toutes les bonnes librairies n’hésitez pas à le commander. Vous pouvez aussi le commander sur le site des éditions C&F Éditions.
Tout à l’heure j’ai parlé de l’HADOPI, je voulais aussi rappeler qu’en 2009, justement dans le cadre de la loi HADOPI, le Conseil constitutionnel avait fait de l’Internet « une composante de la liberté d’expression, considéré comme un droit fondamental auquel seul un juge peut porter atteinte et en aucun cas le pouvoir administratif ». Les personnes qui suivent les dossiers actuellement sur Internet, enfin du gouvernement, verront à quoi je fais référence. En tout cas ça fait dix ans que le Conseil constitutionnel a rappelé ce point essentiel.
Nous allons faire une pause musicale avant de passer à notre prochain sujet. Nous allons écouter le morceau Oublier de Prince Ringard.
Pause musicale : Oublier de Prince Ringard.
Voix off : Cause commune 93.1.
Frédéric Couchet : Nous venons d’écouter Prince Ringard, le titre s’appelle Oublier, les références sont sur le site de l’April. C’est en licence Art Libre et, sur le site de l’artiste, Prince Ringard, vous pouvez retrouver les dates de ses concerts.
Vous êtes toujours sur l’émission Libre à vous !, sur radio Cause Commune, 93.1 en Île-de-France et causecommune.fm partout ailleurs dans le monde sur Internet. Nous avons discuté avec Stéphane Bortzmeyer de son livre Cyberstructure aux éditions C&F Éditions je rappelle. Nous allons maintenant aborder un sujet assez rapidement : un point sur le projet de directive du droit d’auteur dont on avait… En fait non, on va parler d’autre chose parce que, visiblement, nous avons récupéré Aliette Lacroix. Bonjour Aliette.
Aliette Lacroix : Bonjour.
Frédéric Couchet : Aliette, qu’est-ce que le Pacte pour la Transition ?
Aliette Lacroix : Le Pacte pour la transition c’est un projet qui a vocation à favoriser et à organiser la participation citoyenne pour permettre le changement vers la transition citoyenne, écologique, solidaire et démocratique dans toutes les communes. Concrètement, les municipales de 2020 c’est dans un peu plus d’un an, juste un peu plus de un an, ce sera en mars 2020 ; une cinquantaine d’organisations se sont réunies pour essayer de définir des mesures concrètes et applicables à l’échelle d’une commune, pour qu’elles soient portées par des citoyens qui définiront les mesures les plus pertinentes selon leurs contextes locaux et qu’ils les portent auprès des candidats. L’idée étant que les municipales de 2020 permettent de faire progresser le sujet de la transition dans les communes.
Frédéric Couchet : Donc ce Pacte pour la Transition a été impulsé par le collectif Pour une Transition Citoyenne. Tu as parlé de partenaires, est-ce que tu peux nous en citer quelques-uns ?
Aliette Lacroix : Oui, bien sûr. Il y a quasiment la totalité des membres du collectif Transition Citoyenne plus pas mal d’autres structures notamment Emmaüs, les Colibris, Greenpeace ; on va retrouver également France Nature Environnement et, dans les membres du collectif Transition Citoyenne, on a les fondateurs historiques du collectif : Enercoop, La Nef, Alternatiba, Terre de Liens, Le Mouvement des AMAP…
Frédéric Couchet : Ça fait beaucoup de monde ! Je précise que l’April est aussi partenaire de ce Pacte comme nous sommes partenaires de la Fête des Possibles que le collectif organise également, en septembre 2019. Ce Pacte présente des mesures. Sur la procédure, il y a eu des premières mesures qui ont été proposées par les partenaires et, actuellement, une consultation est ouverte jusqu’au 28 février, si je me souviens bien, qui permet aux gens de soutenir ou, au contraire, d’amender les propositions qui sont déjà en ligne et également de faire leurs propres propositions. C’est bien ça ?
Aliette Lacroix : Exactement, oui tout à fait. On a eu presque mille contributions depuis le début du mois et effectivement, les personnes ont encore jusqu’au 28 février pour soumettre leurs avis sur les mesures initiales ou bien, comme tu le disais, proposer de nouvelles mesures.
Frédéric Couchet : Après le 28 février, quelles sont les prochaines étapes ? Il va y avoir une sélection de nouvelles mesures pour finaliser le Pacte, c’est bien ça ?
Aliette Lacroix : Exactement. On est en train de mobiliser un comité d’experts.
Frédéric Couchet : D’accord.
Aliette Lacroix : Qui sera composé à la fois de citoyens qui ont été tirés au sort, de partenaires associatifs, d’élus et puis de scientifiques. Ce comité d’experts, composé d’une vingtaine de personnes, interviendra pour valider la synthèse de cette consultation puisque l’idée est de retenir seulement 30 à 40 mesures pour avoir un catalogue. Pour le moment il y a un peu plus de 120 mesures sur la consultation, c’est un peu long. Il y aura des regroupements à faire et on va essayer de faire une synthèse de 30 à 40 mesures.
Frédéric Couchet : Et cette synthèse sera publiée à quelle période à peu près ?
Aliette Lacroix : On va sans doute publier mi-avril une liste définitive de mesures et, en même temps, une nouvelle plateforme qui permettra aux citoyennes et aux citoyens qui souhaitent porter le Pacte dans leur commune de s’inscrire sur une cartographie pour commencer à s’organiser localement, à trouver des partenaires locaux, à définir les revendications prioritaires et, pourquoi pas, commencer déjà à prendre contact avec les candidats déjà déclarés, etc.
Frédéric Couchet : D’accord. Pour les soutiens, les personnes qui soutiennent l’April depuis longtemps, ça rappellera des campagnes que nous menons depuis 2007 autour du Pacte du Logiciel Libre. Je précise que la contribution, la participation notamment de l’April, c’est notre proposition un petit peu phare depuis quelques années sur la priorité au Logiciel Libre dans le secteur public et aussi à titre individuel. Je précise aussi que la plateforme de consultation utilisée par le Pacte pour la Transition est un logiciel libre, contrairement aux autres plateformes actuellement existantes, en tout cas pour certaines ; le grand débat utilise la plateforme totalement privatrice de Cap Collectif et je pense d’ailleurs que nous ferons très rapidement un sujet sur ce point-là. Ce que tu dis c’est qu’à partir d’avril/mai, il y aura une plateforme qui permettra aux personnes de se saisir de ce Pacte et d’aller porter d’ici les municipales de 2020, soit l’ensemble des mesures, soit les mesures qui, finalement, leur parlent le plus directement à elles au quotidien.
Aliette Lacroix : Exactement. Et ce sera aussi, bien sûr, une plateforme libre. On va rester avec les développeurs actuels qui ont développé la plateforme de consultation.
Frédéric Couchet : Super. Donc pour contribuer aujourd’hui, au mois de février, le mieux c’est d’aller sur transition-citoyenne.org/pacte pour proposer des mesures, pour soutenir ou amender des mesures, parce qu’on peut aussi amender des mesures, de façon totalement ouverte et transparente jusqu’au 28 février 2019.
Aliette Lacroix : Exactement.
Frédéric Couchet : D’accord. Eh bien écoute Aliette, à moins que tu aies quelque chose à ajouter sur le Pacte ?
Aliette Lacroix : C’est tout bon pour moi, je pense.
Frédéric Couchet : C’est tout bon pour toi ! Écoute, on aura l’occasion d’en reparler par téléphone ou de vive voix dans une prochaine émission quand les prochaines étapes arriveront. Je rappelle qu’il y a également la Fête des Possibles, alors je n’ai pas les dates exactes en tête, mais, de mémoire, c’est en septembre.
Aliette Lacroix : Du 14 au 29 septembre.
Frédéric Couchet : Tu es merveilleuse, donc du 14 au 29 septembre 2019. Ça se passe partout en France, c’est pour montrer qu’il est possible de migrer vers des énergies alternatives, la nourriture, les logiciels libres, etc. Voilà ! La Fête des Possibles, septembre 2019. Je ne pense pas que le site soit déjà en ligne, mais il le sera courant 2019.
Aliette Lacroix : Il l’est déjà !
Frédéric Couchet : Il l’est déjà ?
Aliette Lacroix : On ne peut pas encore soumettre d’événements, mais ce sera possible très bientôt.
Frédéric Couchet : Eh bien écoute, je te remercie Aliette, je te dis à bientôt et je te souhaite une bonne journée.
Aliette Lacroix : À très bientôt, merci beaucoup à toi aussi.
Frédéric Couchet : Au revoir.
Frédéric Couchet : Nous allons maintenant aborder les deux derniers sujets. Nous n’allons pas faire de pause musicale, la prochaine musique ce sera le générique.
D’abord, un petit point sur le projet de directive droit d’auteur, je précise d’ailleurs déjà que ça va être un point relativement rapide. Je précise que Marc Rees, rédacteur en chef à Next INpact, était tout à l’heure l’invité de Pause Commune. Pause Commune c’est de 12 heures à 14 heures sur la même radio, radio Cause Commune. Il a été interviewé pendant à peu près une demi-heure. Je crois que le podcast sera disponible, si mes informations sont bonnes, vers 18 heures, donc vous aurez l’occasion d’avoir un peu plus de détails sur cette directive droit d’auteur, et je crois qu’il avait aussi commencé par un petit historique sur l’HADOPI dont on a parlé tout à l’heure.
Je vous rappelle que le projet de directive droit d’auteur contient un certain nombre de dispositions dont des dispositions très néfastes, notamment l’article 13 qui met en place un filtrage généralisé, une censure. Où en est-on ? La dernière fois qu’on en avait parlé c’était avec Anne-Catherine Lorrain et Pierre-Yves Beaudouin — Anne-Catherine Lorrain travaille pour le groupe des Verts au Parlement européen et Pierre-Yves Beaudouin est le président de Wikimedia France —, nous avions dit qu’il y avait des négociations interinstitutionnelles sur la proposition de directive, donc entre le Parlement européen ou plutôt les représentants du Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil des ministres de l’Union européenne.
Ces négociations ont eu beaucoup de mal à aboutir, ce qui montre bien, évidemment, que le sujet est loin de faire l’unanimité. Malheureusement, mercredi 13 février 2019, ce qu’on appelle le « trilogue », cette négociation, cette réunion, s’est terminé par un accord avec une version de l’article 13 qui est sans doute la pire qui ait pu, pour l’instant, être mise en ligne, qui ait pu exister : la généralisation du filtrage automatisé, rendu de facto obligatoire, avec une responsabilisation disproportionnée des plateformes de partage sur les contenus publiés par les utilisateurs et utilisatrices. Il y a quelques garde-fous mais qui sont plus de l’ordre des injonctions contradictoires et qui sont un peu hors-sol, on pourrait dire. Une nouvelle version a été mise en ligne tout à l’heure par la députée Julia Reda, donc ça sera évidemment sur le site de l’April. Il faut savoir que pour la partie concernant les plateformes logicielles, le développement logiciel, l’exception est toujours là, donc quelque part on pourrait dire qu’on est contents. Oui, on est contents qu’il y ait cette exception, mais nous, ce que nous voulons, c’est que ce principe même de censure soit repoussé donc que cette directive ne voit pas le jour.
Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Il va se passer qu’il va y avoir une ultime étape qui va être entre les mains des eurodéputés au Parlement européen. Selon le texte que Julia Reda a mis en ligne, le vote devrait avoir lieu au plus tôt entre le 24-25 mars et au plus tard entre le 15 et le 18 avril ; c’est relativement proche donc il est vraiment indispensable de se mobiliser d’ici là.
Je vous rappelle que dans le passé, c’était le 5 juillet 2018 lors d’une première lecture au Parlement européen, en quelque sorte le texte avait été repoussé ou, en tout cas, le mandat donné au rapporteur du texte, Axel Voss, avait été repoussé, donc il n’y a pas forcément une majorité des eurodéputés en faveur de ce texte, bien au contraire, donc il faut se mobiliser, il faut contacter des eurodéputés. Pour cela vous pouvez aller sur le site saveyourinternet.eu, c’est un site de campagne sur lequel il va y avoir l’ensemble des eurodéputés avec leurs coordonnées. Pour l’instant c’est uniquement en anglais mais bientôt ça sera disponible en français. Vous pouvez aussi aller simplement sur le site du Parlement européen et vous trouvez assez facilement le site des eurodéputés français, donc contactez-les, envoyez-leur des courriels, appelez-les pour leur demander ce qu’ils vont faire, pour exprimer vos craintes par rapport à ce texte. Il est toujours possible de repousser ce texte lors du vote en séance plénière qui aura lieu soit en mars, soit en avril, et qui sera sans doute l’un des derniers votes avant les élections européennes de mai 2019.
En juillet 2018 on avait déjà démontré qu’une majorité était possible contre une mauvaise proposition de texte ; il est toujours possible de démontrer la même chose et donc de se mobiliser.
saveyourinternet.eu et sur le site de l’April, donc a, p, r, i, l point org, vous retrouvez la référence vers le site de Julia Reda qui a posté un article avec la nouvelle version du texte, une analyse et les actions possibles à mener.
Frédéric Couchet : Maintenant dernier sujet, peut-être qu’on a un petit jingle musical ?
Jingle musical : extrait de Sometimes par Jahzzar.
Frédéric Couchet : Merci Étienne pour ce petit jingle musical qui est une première, et je remercie aussi PG qui est une personne du salon de la radio, du webchat, qui nous a fait ce petit jingle musical ; c’est une première ?
Nous allons terminer l’émission par un point sur le projet de loi pour une école de la confiance. Nous en avions parlé la semaine dernière, notamment avec Jean-François Clair qui est responsable du groupe numérique du SNES, le principal syndicat du secondaire.
Pour vous rappeler, le projet de loi pour une école de la confiance, il y a évidemment beaucoup de choses dans ce projet de loi, et il y avait notamment des amendements visant à inscrire dans la loi la priorité au logiciel libre. Il y avait aussi des amendements visant à obliger l’usage, le recours à l’usage logiciel libre. Le recours c’était plutôt des amendements déposés par la France insoumise et la priorité c’était des amendements déposés par le groupe communiste.
Lors des premiers débats en commission, le ministre Jean-Michel Blanquer avait rejeté ces amendements disant qu’il y avait déjà un encouragement au logiciel libre dans le Code de l’éducation, et c’est vrai qu’il y a un article de loi qui dit qu’on doit tenir compte de l’offre logiciel libre. « Tenir compte de l’offre logiciel libre » ça ne veut strictement rien dire et on ne construit évidemment pas une politique avec des « tenir compte » ou avec des « modestes encouragements » mais plutôt avec des priorités. Donc il avait exprimé ça et, en commission, il y avait eu un rejet de l’amendement visant à imposer l’usage du logiciel libre dans l’Éducation.
En séance plénière, cet amendement a été redéposé par le groupe de la France insoumise et le groupe communiste, comme je l’ai dit, a déposé deux amendements qui visent à inscrire la priorité. C’est une démarche que l’on défend, notamment pour gérer une période de transition évidemmentabsolument nécessaire, et c’est la position qui était aussi défendue la semaine dernière par Jean-François Clair du SNES.
Le débat a eu lieu. Malheureusement quelque part, il est arrivé en fin de débat, c’est-à-dire que les débats sur le projet de loi ont commencé lundi à 9 heures, de mémoire, ou 15 heures, je ne sais plus, et les échanges sur les amendements priorité au logiciel libre ont eu lieu vendredi à partir de 22 heures 30 ou 23 heures, au moment où les parlementaires commençaient quand même à fatiguer. Néanmoins il y a eu une défense des amendements. Jean-Michel Blanquer a redit qu’il y avait un encouragement au logiciel libre. Les parlementaires, en l’occurrence la parlementaire qui défendait les amendements pour le groupe communiste c’était Elsa Faucillon et Bastien Lachaud pour la France insoumise, ont réexpliqué qu’il fallait aller plus loin que ça.
Ensuite le ministre Blanquer a expliqué qu’il y avait, en gros, une incertitude juridique par rapport au code des marchés publics. Pour les personnes qui ont suivi les échanges lors de la loi pour une République numérique en 2016, eh bien ça vous rappellera quelque chose parce qu’à l’époque déjà, la secrétaire d’État pour le numérique, Axelle Lemaire, nous disait qu’il y avait une note de la Direction des affaires juridiques de Bercy qui expliquait, en gros, qu’il y avait une incompatibilité juridique de mettre une priorité au logiciel libre dans la loi. À l’époque nous avions demandé la publication de ces éléments, ce qui n’avait pas été obtenu, manque de transparence ! Nous-mêmes nous avions publié une analyse démontrant, de notre point de vue, qu’il est tout à fait possible de mettre dans la loi une priorité au logiciel libre. Le Conseil national du numérique de l’époque, instance consultative auprès du gouvernement, avait de son côté publié une analyse cohérente avec la nôtre disant qu’on pouvait mettre en place une priorité. Même le Conseil national du numérique appelait pour une priorité au logiciel libre ! Donc c’est assez étonnant de voir que Jean-Michel Blanquer ressort ces arguments-là.
Évidemment, on a redemandé communication de cette note. Il faut préciser qu’à l’époque on avait fait une demande auprès de Bercy pour avoir communication de cette note. Cette communication nous avait été refusée sous le prétexte, alors c’est la loi, que ça remettait en cause le secret des délibérations du gouvernement. En effet, c’est une des exceptions qui permet de ne pas communiquer un document administratif et il faut savoir que, combiné avec un article de loi sur les archives, il faut attendre 25 ans pour avoir la publication de ce genre de document. Ça fait un peu long d’attendre 25 ans pour connaître la note juridique de la Direction des affaires juridiques de Bercy qui démontrerait, quelque part, qu’il est incompatible de mettre la priorité au logiciel libre dans la loi.
Évidemment nous demandons au ministre de publier ces documents, en tout cas les documents qu’il a en sa possession. Nous sommes évidemment à sa disposition et nous allons lui envoyer un message officiel pour échanger avec lui.
Nous espérons que le projet de loi va gagner en transparence lors de son arrivée au Sénat, parce qu’évidemment il y aura des sénateurs et des sénatrices qui vont redéposer des amendements priorité au logiciel libre. Je rappelle que la première fois qu’une priorité au logiciel libre a été inscrite dans la loi c’est en 2013 grâce, notamment, à des actions de sénateurs et sénatrices, dans le projet de loi Enseignement supérieur et de la Recherche.
Pour l’instant les amendements ont été repoussés. Le projet de loi va arriver au Sénat sans doute en mars/avril. Évidemment vous aurez toutes les informations sur le site de l’April. Actuellement, sur la page consacrée à l’émission, vous avez les informations concernant les débats qui ont eu lieu, les échanges qui ont, sans doute depuis, été transcrits et mis en ligne. On vous encouragera évidemment, le moment venu, à contacter sénateurs et sénatrices pour que ce débat ait lieu de nouveau et, si possible, pas à 23 heures ou minuit, un peu plus dans des horaires classiques, classiques en fait non, parce que pour l’Assemblée nationale c’est assez classique ce genre d’échange, mais qu’on y passe un peu plus de temps et surtout que le gouvernement arrête avec les arguments d’autorité en disant « ce n’est pas possible ! » S’il pense que ce n’est pas possible, qu’il nous le démontre !
Ceci dit, nous arrivons à la fin de l’émission, le générique va bientôt partir. Je regarde si j’ai quelques annonces à faire. Oui.
Notre groupe de travail Sensibilisation, qui vise à créer des outils de sensibilisation, a une réunion le 21 février à la FPH [Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme] à Paris dans le 11e ; l’accueil est à partir de 18 heures 30.
À Montpellier, ce même jour, il y a un apéro April, je crois que c’est à 19 heures. Vous retrouvez évidemment ces informations sur le site de l’April.
Sur le site de l’Agenda du Libre vous retrouvez évidemment toutes les autres informations sur les évènements qui ont lieu dans le Libre, en France et dans d’autres pays.
Je vais rappeler aussi que la radio a une boîte vocale. Vous pouvez utiliser la boîte vocale de la radio pour faire connaître votre travail, parler d’un projet important ou simplement déclamer un poème. Vous pouvez appeler, je vais donner le numéro : 01 88 32 54 33, je répète, 01 88 32 54 33, vous laissez un message, maximum dix minutes, et il passera à un moment à l’antenne après sélection par les personnes de la radio. On ne peut pas savoir quand le message va passer mais en tout cas n’hésitez pas ; je crois qu’il y a aussi de moments où il y a des compilations de la boîte vocale.
Je remercie les personnes qui sont intervenues aujourd’hui : Aliette Lacroix qui était avec nous il y a quelques instants ; Stéphane Bortzmeyer, et je vous encourage à acheter et lire son livre Cyberstructure. Internet, un espace politique aux éditions C&F Éditions ; j’en profite pour faire un petit message amical à Hervé Le Crosnier, pour le féliciter pour son magnifique travail.
Je remercie évidemment mon collègue Étienne Gonnu pour cette première régie qui a été un peu chaotique pour lui parce qu’on a eu des problèmes de téléphone, mais en tout cas ça s’est très bien passé. Je remercie aussi Olivier Grieco pour son coup de main.
Vous retrouvez sur notre site web, april.org, toutes les références utiles ainsi que sur le site de la radio Cause Commune donc causecommune.fm. N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi des points d’amélioration. Vous pouvez aussi nous suggérer des sujets, nous intervenons toutes les semaines, il faut qu’on remplisse le programme, donc n’hésitez surtout pas.
La semaine prochaine, 26 février 2019, ça sera une émission spéciale, nous n’aurons pas de sujet long, nous ne ferons que des sujets courts ou des chroniques. Espérons que les problèmes de téléphone seront réglés. Nous aurons ma collègue Isabella qui fera sa chronique sur la sensibilisation ; nous aurons la première chronique de Véronique Bonnet, professeur de philosophie et membre du Conseil d’administration de l’April, qui fera une chronique qui s’intitule « Partager est bon » ; on peut dire que dans un sujet comme Internet cette chronique a tout son sens. Il y aura sans doute aussi Marie-Odile Morandi qui nous fera une chronique sur les transcriptions et puis deux ou trois autres personnes qui seront là soit par téléphone, soit physiquement.
On se retrouve le 26 février 2019 à 15 heures 30. Je vous souhaite de passer une belle journée et d’ici là portez-vous bien.
Générique de fin : Wesh Tone par Realaze.