Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Étienne Gonnu : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
Les communs, les communs numériques. Si vous vous intéressez un peu au logiciel libre et, plus globalement, aux enjeux politiques et sociaux autour de l’informatique, il s’agit sans doute d’une notion que vous avez déjà entendue. Pourtant je suis sûr que, comme moi, vous seriez bien en peine de donner une définition claire de cette notion riche et complexe. Nous allons explorer aujourd’hui, avec nos invités, ce que sont ces communs numériques. Également au programme « logiciel libre et traçage » et les mystérieux « bogues joyeux ». Nous allons parler de tout cela dans l’émission du jour.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission qui vous raconte les libertés informatiques, proposée par l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Je suis Étienne Gonnu, chargé de mission affaires publiques pour l’April.
Le site web de l’émission est libreavous.org. Vous pouvez y trouver une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles et également les moyens de nous contacter. N’hésitez pas à nous faire des retours ou nous poser toute question.
Nous sommes mardi 17 mai 2022, nous diffusons en direct, mais vous écoutez peut-être une rediffusion ou un podcast.
À la réalisation de l’émission ma collègue Isabella Vanni. Salut Isa.
Isabella Vanni : Salut Étienne. Bonne émission à tout le monde.
Étienne Gonnu : Nous vous souhaitons une excellente écoute.
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Chronique « Partager est bon » de Véronique Bonnet, professeur de philosophie et présidente de l’April sur le thème « Logiciel libre et traçage »
Étienne Gonnu : Nous allons commencer par la chronique de Véronique Bonnet « Partager est bon ». Une chronique sur le thème du logiciel libre et du traçage, enregistrée il y a quelques jours. Je vous propose donc d’écouter Véronique et on se retrouve dans une dizaine de minutes, toujours sur Cause Commune, la voix des possibles.
[Virgule sonore]
Véronique Bonnet : Logiciel libre et traçage.
Le logiciel libre permettrait-il de limiter le traçage ?, c’est-à-dire la récolte de nos données, de nos métadonnées, dans des intentions soit strictement commerciales et irrespectueuses, soit malveillantes au sens d’une surveillance qui irait au-delà même d’intérêts commerciaux déjà très discutables puisqu’on peut être amené à être harcelé par ceux qui, achetant nos données, nous ciblent et nous profilent.
Commençons d’abord par nous étonner puisque la trace, dans l’histoire de la philosophie, dans l’histoire de l’archéologie, dans d’autres disciplines, est bien sûr une notion positive : la trace, l’ombre, l’image – image veut dire initialement trace aussi – sont des indices, donc les traces permettent de faire des hypothèses, la trace est précieuse pour réfléchir.
Le paradoxe est que dans nos pratiques informatiques, lorsqu’il n’y a pas de démarche prudente, lorsqu’un internaute, lorsqu’un utilisateur fait, par exemple, une requête, on va suivre ses traces pour harceler, pour prétendre anticiper ses désirs et surtout pour faire de ses traces ce qui est monnayable. Il va y avoir revente des informations à des entreprises.
Les dispositifs qui permettent de récolter les traces sont multiples.
D’abord l’opacité du code du fait des brevets logiciels. Comme on ne sait pas exactement ce que fait un programme lorsque ce programme relève de l’informatique propriétaire alors, bien évidemment, il est facile de suivre quelqu’un pour l’amener à être un consommateur soit captif soit très influencé.
On peut penser aussi aux DRM [Digital Rights Management], menottes numériques] des e-books, on peut penser aux portes dérobées qui sont des dispositifs qui portent atteinte aux personnes.
Notre adresse IP accompagne toutes nos requêtes qui peuvent être gardées en mémoire et être agrégées à d’autres informations qui nous concernent et ne devraient concerner que nous, pour aboutir à des profilages, à des ciblages.
On peut penser aussi aux envois de mails d’ailleurs sans qu’il soit besoin que l’on connaisse le contenu du mail. Ce qui importe c’est de savoir, pour ceux qui récoltent les métadonnées, à qui on écrit, à quelle fréquence, quand, ce qui relève bien de la métadonnée, c’est-à-dire de la structure de la donnée qui permet de disposer de graphes, de dessins de nos fréquentations, ce que l’on nomme le sociographe.
Il se trouve que le logiciel libre permettrait de limiter ce pillage de notre vie privée à deux titres.
Le premier. On pourrait dire que les libristes sont des lanceurs d’alerte concernant l’écriture du code dont la transparence est essentielle pour eux.
Deuxième point. Les libristes proposent à l’utilisateur de rester le chef d’orchestre de son informatique. Je m’explique. D’abord le premier axe. Lanceurs d’alerte nous sommes, sensibiliser à la possibilité qu’un programme soit intrusif lorsqu’on n’a pas accès à son code source est, bien sûr, un danger, au sens où ne pas avoir accès à un code source c’est pouvoir se trouver piégé, c’est ne pas savoir exactement ce que le programme exécute.
Il se trouve que nous avons répertorié quatre dangers qui se rapprochent de ce profilage ou de ce traçage.
Le premier, bien sûr, les brevets logiciels. À moins de faire une rétro-ingénierie complexe qui est déjà très difficile pour les spécialistes, s’il y a copyright, s’il y a brevet logiciel, alors il y a une opacité qui permet de faire de nos requêtes et des traces laissées par nos requêtes tout et n’importe quoi !
Deuxième danger, les DRM, les DRM des e-books, qui, par exemple, enregistrent ce qu’un lecteur regarde dans un livre, ce qu’il lit plusieurs fois, les passages qu’il laisse de côté, ceux auxquels il revient toujours.
Troisième danger, la vente liée. La plupart du temps on achète des ordinateurs qui sont déjà équipés d’une informatique propriétaire. Cette vente liée rend parfois difficile, puisqu’il y a des dispositifs qui empêchent cela, de basculer un ordinateur sous GNU/Linux s’il est déjà équipé autrement.
Enfin, danger de l’informatique déloyale qui se présente faussement comme une informatique de la confiance.
Deuxième axe.
Il se trouve que les libristes, étant donné cette mise en garde notamment contre les quatre dangers, proposent aux utilisateurs de rester des chefs d’orchestre et, pour cela, il est important d’assurer la lisibilité du code en publiant le code source pour assurer les quatre libertés : exécuter le programme en toute confiance, l’étudier, l’améliorer, distribuer des versions modifiées ou non à ceux qui, recevant ces programmes de l’informatique libre, sauront qu’ils sont moins traqués, moins surveillés, moins harcelés.
D’où vient ce terme de chef d’orchestre ? Pourquoi dire que les libristes proposent aux utilisateurs de rester des chefs d’orchestre ? C’est un philosophe du XXe siècle, Gilbert Simondon, qui utilise cette image dans un texte qui est important pour nous qui s’appelle Du mode d’existences des objets techniques. Quelle est la thèse qu’il défend ? Il montre que la perfection technique ce n’est pas l’automatisme, c’est précisément l’indétermination, c’est le fait qu’une machine ou un objet technique puissent être facilement associés à différents usages et notamment puissent être adaptés. Simondon parle alors de « machine ouverte », machine ouverte qu’il oppose aux « machines fermées », celles dans lesquelles l’utilisateur n’a absolument aucune initiative, est contraint de se fier à des automatismes qu’il ne comprend pas. Je vais lire, dans ce texte de Simondon, sa définition de la machine ouverte : « Elle suppose l’homme ou l’humain comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres et qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin d’un chef d’orchestre ».
Lanceurs d’alerte, nous sommes un peu comme ces chefs d’orchestre qui ont besoin, les savoir-faire des musiciens étant disponibles, de constituer des variantes parce que, à ce moment, c’est telle musique qu’on a envie d’écouter.
Étienne, te sens-tu un peu chef d’orchestre dans toutes tes pratiques de sensibilisation ?
Étienne Gonnu : Disons que j’essaie de l’être au maximum mais j’ai aussi conscience que c’est avec l’aide d’autres personnes qui peuvent avoir, sur certains points, de plus grandes connaissances que les miennes. On va dire qu’en étant dans la mesure d’échanger avec elles et de leur faire confiance sur des bases saines, de transparence que tu as notamment évoquée, je peux sentir pleinement un chef d’orchestre dans mes usages..
Véronique Bonnet : Il me semble que cette image est intéressante puisque, elle encore, joue sur toutes les dimensions, c’est-à-dire que le logiciel libre n’est pas simplement ce qui permet de faire des opérations mais c’est aussi ce qui permet de mettre une forme de musique dans sa vie qui est peut-être, en effet, ce rapport aux autres.
Étienne Gonnu : C’est très joliment dit. Je vais me permettre une très légère précision par rapport à ce que tu as dit à un moment dans ta chronique. Tu as parlé de brevets et de droit d’auteur. Il me semble peut-être important de préciser, pour les personnes qui ne sont pas familières de ces notions, qu’effectivement ce sont deux institutions juridiques distinctes qui ont leurs propres règles, leur propre fonctionnement avec d’un côté le droit d’auteur, le copyright aux États-Unis, qui peut servir d’assise pour des éditeurs de logiciels, des auteurs de logiciels, pour priver les utilisateurs et les utilisatrices de leurs libertés fondamentales, de leurs quatre libertés essentielles – utilisation, modification, partage, redistribution. Les brevets, en ce qui concerne les logiciels, sont intrinsèquement liberticides puisque c’est vraiment l’intelligence même, l’intelligence logicielle qu’ils cherchent à accaparer et à empêcher. Dans les deux cas, bien sûr, qu’on parle de logiciels privateurs ou de brevets logiciels, qui sont d’ailleurs illicites en Europe, que l’on parle de l’un ou l’autre on est effectivement vraiment dans des problématiques d’aliénation de nos droits ce qui nous empêche d’être chef d’orchestre et d’avoir cette musique commune que tu as si bien décrite.
Véronique Bonnet : Exactement ! Ce que tu dis me rappelle tout à fait le juriste Lessig qui, dans Code is Law, montre que c’est parfois l’architecture logicielle elle-même, lorsque elle est extrêmement intrusive, qui prétend faire la loi.
Étienne Gonnu : Le logiciel fait loi. La question c’est comment cette loi a-t-elle été conçue ? Sur des bases démocratiques saines, comme dans le cas du logiciel libre, ou de manière on va dire tyrannique, pour reprendre un terme fort, comme c’est le cas, finalement, des logiciels privateurs ?
Un grand merci, Véronique, pour cette nouvelle chronique « Partager est bon ». Je te dis au mois prochain pour une nouvelle chronique.
Véronique Bonnet : Très belle journée à toi, Étienne.
Étienne Gonnu : Belle journée Véronique. Au revoir.
[Virgule sonore]
Étienne Gonnu : Nous sommes de retour sur Cause Commune, la voix des possibles. Nous venons d’écouter la chronique de Véronique Bonnet « Partager est bon », sur le thème du logiciel libre et du traçage, enregistrée il y a quelques jours.
Je vous propose à présent de faire une pause musicale.
[Virgule musicale]
Étienne Gonnu : Après cette pause nous parlerons de communs numériques. Avant cela je vous propose d’écouter Wanderer par ona. On se retrouve juste après. Je vous souhaite une belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Wanderer par ona.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Wanderer par ona, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By.
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Étienne Gonnu : Nous allons passer à notre sujet suivant.
[Virgule musicale]
Les communs numériques, avec Sébastien Broca et Claire Brossaud
Étienne Gonnu : Nous allons poursuivre par notre sujet principal qui porte sur les communs numériques, vaste sujet ! J’ai le plaisir pour cela de passer la parole à Laurent Costy, vice-président de l’April, chroniqueur régulier de Libre à vous ! et chargé de mission sur l’axe éducation et communs numériques aux CEMÉA [Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active], qui va donc animer ce sujet.
Je vous rappelle que vous pouvez participer à notre conversation sur le salon web dédié à l’émission, sur le site causecommune.fm, bouton « chat ».
Laurent, je te laisse la parole.
Laurent Costy : Merci Étienne. Normalement nous sommes connectés avec Claire Brossaud à distance et Sébastien Broca. Claire, tu nous entends ?
Claire Brossaud : Oui, bonjour.
Laurent Costy : Bonjour Claire. Sébastien ?
Sébastien Broca : Oui. Bonjour à tous et à toutes.
Laurent Costy : Très bien. Merci à tous les deux. Je vais vous présenter et puis nous engagerons ce vaste sujet que sont les communs numériques. Je resituerai un petit peu la logique, le cheminement de l’émission.
Claire Brossaud, tu es sociologue, facilitatrice des communs depuis une dizaine d’années dans divers contextes – actions de plaidoyer et de médiation avec l’association Vecam ou Coexiscience [Coopérer et expérimenter autrement la science], ce n’est pas facile à dire, je l’avais relu plusieurs fois. Tu interviens pour des conseils, de la formation et de la recherche avec Social Transfert par exemple. C’est bien ça ?
Claire Brossaud : C’est ça, oui, tout à fait.
Laurent Costy : Sébastien, tu es maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8 et auteur de Utopie du logiciel libre.
Sébastien Broca : Je confirme.
Laurent Costy : Parfait.
Aujourd’hui on a découpé un peu l’émission en deux temps. On va d’abord évoquer les communs dans un contexte beaucoup plus large que la seule question du numérique, ça semblait important parce que c’est une notion qui a ressurgi effectivement depuis les années 2000, on va dire, un peu plus tardivement. C’est important de resituer cette définition globale pour aborder, dans un second temps, plus particulièrement la question des communs numériques.
Dans un premier temps, ce sera plutôt Claire qui parlera, évidemment que Sébastien peut intervenir s’il a quelque chose à ajouter. Et puis, dans un second temps, ce sera plus sur la question numérique, donc plus Sébastien. Encore une fois, nous sommes dans une discussion ouverte, il ne faut surtout pas hésiter à intervenir.
La première question que j’avais envie de poser à Claire c’est : est-ce que tu peux nous donner la définition de ce que sont les communs d’une manière générale, au-delà de la seule question du numérique ?
Claire Brossaud : Absolument. On peut dire, de manière assez lapidaire, que ce sont des activités collectives qui visent à gérer ensemble et à faire perdurer des ressources. Ces ressources peuvent être matérielles comme la terre, l’habitat, l’eau, ou bien elles peuvent être immatérielles comme un code génétique ou informatique – c’est précisément le cas du logiciel libre –, un contenu pédagogique, de l’énergie, etc.
Pour qu’il y ait commun, il y a traditionnellement trois piliers : une communauté, une ressource et des règles d’accès et de partage de cette ressource.
Laurent Costy : Très bien. Est-ce qu’on a des exemples très concrets qui surgissent en tête, là, pour donner un exemple, tout simplement ?
Claire Brossaud : Absolument. Dans plein de domaines il y a des communs. Par exemple l’habitat participatif, tout ce qui est coopérative économique, tiers-lieu autogéré, jardin partagé, publication en libre accès, le logiciel libre puisque c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, et puis on a des étendards dans le logiciel libre comme Wikipédia ou OpenStreetMap ; dans l’habitat participatif on va avoir des tas de collectifs qui se généralisent en ce moment et qui sont des fers de lance de ce mouvement, en coopérative on a les Scop [Société coopérative de production], etc.
Laurent Costy : Merci. Une question me vient à l’esprit. On parle de biens communs et de biens publics. Peux-tu, peut-être, préciser la différence entre ces deux formules ?
Claire Brossaud : La différence est plutôt à faire entre le bien commun qui fait référence à une dimension philosophique équivalente à l’intérêt général et les biens communs qui renvoient à une notion de communs plutôt sous l’angle de la propriété. En économie, les biens ce sont des ensembles de ressources qui renvoient au fait que ce sont des biens non exclusifs, c’est-à-dire qui peuvent être partagés, mais, en même temps, dont les ressources peuvent s’épuiser. En droit ça correspond à des ressources qui sont techniquement, juridiquement non appropriables. Le côté biens communs renvoie plutôt à la notion de propriété.
La notion de communs, elle, fait davantage référence au faire ensemble, à l’agir commun, aux usages de la ressource. C’est aujourd’hui la notion qui est la plus galvaudée. Les communs sont vivants parce qu’il y a des humains qui les portent et qui sont en relation avec des écosystèmes.
Pour répondre plus spécifiquement à la question, en économie les biens publics c’est la catégorie qui surplombe les biens communs, d’une manière générale, ce sont les grandes ressources comme l’air, l’eau, la terre, qui, elles aussi, ne sont pas appropriables.
Laurent Costy : D’accord. Je me permettais de poser la question parce que ce sont des formules qui sont effectivement proches, qu’on amalgame. On a parfois une difficulté à voir un peu où se situe chaque objet. Merci d’avoir précisé ces éléments.
Tu as commencé à évoquer la question des différents types de communs. Est-ce que tu peux expliciter de manière plus avancée ces différentes catégories qu‘on peut distinguer dans les communs ?
Claire Brossaud : On parle de catégories, il s’agit plutôt de domaines, de thématiques par catégorie. Il y a beaucoup de domaines thématiques. Ceux qui ont le plus d’audience, si j’ose dire, ce sont les communs numériques, évidemment. Ensuite on trouve les communs urbains qui sont des collectifs d’habitants qui vont se placer comme acteurs d’un espace ou d’un habitat, je reviens à l’idée d’habitat participatif que j’ai exprimée tout à l’heure. On va aussi retrouver des communs urbains dans des occupations temporaires d’espaces en friche par exemple, là on est plus du côté du droit à la ville. On va avoir des communs dans le domaine de la finance, dans l’énergie aussi, un secteur très impliqué ce sont les communautés d’énergie partagée qui se développent aujourd’hui à travers l’angle des communs. Il y a vraiment beaucoup de domaines qui sont aujourd’hui soit en voie de se communaliser, si je peux me permettre de parler ainsi, et/ou déjà institués en tant que tels.
Laurent Costy : Effectivement. On parle aussi de communs dans la santé, tu n’as pas évoqué la santé.
Claire Brossaud : Absolument.
Laurent Costy : Le point que je voulais soulever parce que, dans le logiciel libre, c’est vrai que ça a été un combat à une époque. Il y avait eu un documentaire à l’époque, qui s’appelait Copier n’est pas voler, pour expliquer qu’on n‘est pas dans le monde matériel et que, finalement, la copie dans le monde numérique n’est pas quelque chose d’équivalent à la copie dans le monde matériel : quand on prend le vélo de quelqu’un d’autre, eh bien il ne l’a plus, alors que dans le numérique on a quelque chose de dupliqué, de multiplié.
Claire Brossaud : Oui. Tout à fait. Du coup je vois bien les deux catégories qui sont en jeu. En effet, quand on parle de ressources naturelles, et c’est l’approche que développe une des théoriciennes, sinon la plus grande théoricienne des communs, Elinor Ostrom, les communs sont forcément non exclusifs et rivaux, c’est-à-dire que leurs ressources peuvent être utilisées par tous de manière non exclusive, mais, comme je le disais tout à l’heure, les ressources qui sont en jeu s’épuisent. C’est, par exemple, le cas d’une pomme, quand on la mange elle s’épuise, c’est le cas d’un pâturage dont l’herbe serait très bonne et, quand il y a une surexploitation, elle s’épuise, en tout cas c’est l’idée de la tragédie des communs de Garrett Hardin.
À l’inverse, du côté des communs de la connaissance et du numérique, et c’est la raison pour laquelle il est difficile de catégoriser les communs sous l’angle des biens communs et de la propriété exclusive, plus on consomme cette ressource qui est le savoir, la connaissance, plus, à l’inverse, elle s’amplifie et elle se développe. Dans le cas des logiciels libres on a vu, par exemple, que l’ouverture des codes sources a permis de créer des œuvres de manière itérative et collaborative. Wikipédia, pour reprendre cet exemple, s’est créée grâce à la contribution de milliers de personnes qui permettent à la ressource de croître et non de se réduire.
Sébastien Broca : Je peux peut-être ajouter quelque chose ?
Laurent Costy : Bien sûr Sébastien, je t’en prie.
Sébastien Broca : Dans la continuité de ce que vous venez de dire, dire aussi qu’entre ces différents domaines des communs il y a aussi des recoupements. Si on prend des exemples très simples comme un hackerspace ou un fab lab, ce sera à la fois un commun urbain qui a une dimension matérielle, qui existe dans le tissu urbain et, par ailleurs, qui va être fondé sur beaucoup de communs numériques, qui va utiliser beaucoup de communs numériques au niveau logiciel et autres. Je pense qu’il ne faut pas, non plus, penser qu’à des frontières trop étanches.
Par ailleurs, sur ce que vous évoquiez tous les deux qui est tout à fait vrai, la différence entre des biens rivaux et des biens non rivaux, des biens informationnels qui ne courent pas le risque de s’épuiser lorsqu’on les consomme, c’est vrai, mais j’ajouterais qu’il y a une petite précision qui est de dire que le statut de communs de ces différentes ressources dépend toujours, fondamentalement, d’une décision humaine, d’un arrangement institutionnel. Comme on le sait tous, les biens informationnels ont beau être non rivaux on peut quand même les privatiser, on peut faire du logiciel propriétaire. Au final, ce qui compte, c’est quand même la décision d’un personne ou d’un collectif de considérer ces biens comme des communs, d’en faire des ressources partagées. Et c’est valable aussi bien pour les biens informationnels, on va dire, que pour les biens matériels ou physiques.
Laurent Costy : Merci pour ces précisions Sébastien. C’est vrai que j’avais aussi en tête de pointer ce qui s’était produit, ce passage entre le matériel et l’immatériel où, à un moment donné, les industries du divertissement, par exemple, avaient voulu décalquer le modèle qui existe dans la réalité pour l’appliquer au numérique. On nous assénait des messages, par exemple « copier c’est voler », sauf que, dans le numérique, copier c’est multiplier. On avait quand même une tentative de poser un modèle qui existait dans le matériel vers le numérique alors que ce sont des mondes différents. Ça imposait effectivement aux industries du divertissement de devoir repenser leur modèle et de penser différemment. C’était une transformation de toute la société embarquée, mais c’était complexe comme prise de conscience pour tout le monde, même pour les utilisateurs et utilisatrices.
De fait, comme tu le rappelles si bien Sébastien, c’est bien la question des trois piliers qui définissent le commun.
Claire Brossaud : Le pilier de la gouvernance est quand même un des plus importants, sinon le plus important. S’il n’y a pas de règles aussi pour le libre accès, on peut se retrouver avec des postures ou des communs qui sont développés et qui peuvent aller à l’encontre de la liberté qu’ils ont prônée au départ. C’est-à-dire que cette ouverture peut générer une appropriation exclusive s’il n’y a pas de règles.
Laurent Costy : Tout à fait. Merci Claire de cette précision.
On va avancer un peu dans les questions. On se posait la question de l’histoire des communs. Évidemment ça peut sembler récent, en tout cas c’est quelque chose qui a un peu resurgi dans les années 2000 mais l’origine est peut-être un peu plus lointaine. Est-ce que tu peux nous donner les premières dates ou les premières notions liées aux communs ? Comment ça s’est créé ? Comment cette notion est-elle apparue ?
Claire Brossaud : Souvent on fait revenir l’histoire des communs au Moyen Âge, voire à l’Antiquité. À l’époque il y avait ce qu’on appelait des biens communaux, c’est-à-dire des possibilités octroyées aux paysans par les Seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques, de pouvoir disposer de terres ou de pouvoir avoir des droits d’utilisation de certaines ressources sur ces terres, par exemple le droit d’affouage pour le bois, le droit de glanage pour les fruits qui étaient résiduels après les récoltes, etc. L’histoire des communs veut qu’il y ait eu un premier mouvement d’enclosure.
Laurent Costy : Claire, excuse-moi, il va falloir que tu expliques « enclosure ».
Claire Brossaud : Le premier mouvement d’enclosure, qui est l’équivalent d’une fermeture, correspond à une privatisation massive des terres, à l’échelle de l’Europe, au moment du haut Moyen Âge, lesquelles privatisations ont arrêté ou, en tout cas, entamé sérieusement la dynamique des communs qui était à l’œuvre auparavant.
Les communs ont rejailli avec le numérique depuis maintenant une trentaine d’années. Il y a eu une première période, Sébastien développera certainement un peu plus tard, où les acteurs du numérique ont parlé d’un second mouvement d’enclosure par le fait que le savoir et la connaissance n’étaient pas en libre accès. Grâce à la diffusion d’Internet il s’en est suivi des créations qui permettaient ce libre accès comme le logiciel libre ou les licences ouvertes, Wikipédia et j’en passe. Ensuite on a eu, à partir des années 2010 je dirais, tout un mouvement qui a fait des plaidoyers pour les communs à l’échelle internationale. C’est l’époque où des associations s’impliquent, y compris dans le numérique mais pas que, généralisent aussi la notion de communs. En France, par exemple, on va voir ces plaidoyers se diffuser grâce à diverses associations dans le domaine du numérique comme l’April, Vecam, la Fing également qui diffusent la notion de communs. Cette notion se diffuse aussi bien au-delà du numérique.
Là, depuis les années 2020, je dirais qu’on assiste à un troisième mouvement où on voit s’institutionnaliser la notion de communs dans divers domaines et à fortiori dans le numérique.
Laurent Costy : Très bien. Merci. Tu évoques 2010 qui correspond au prix Nobel d’économie qui a été remis à Elinor Ostrom en 2009, c’est bien ça ?
Claire Brossaud : C’est ça.
Laurent Costy : C’est une femme qui a obtenu le prix Nobel, je pense que c’est important de le souligner, elles ne sont pas si nombreuses que ça ! J’ai un peu parcouru sa vie, elle a travaillé toute sa vie de chercheuse sur cette notion de communs ?
Claire Brossaud : Oui, tout à fait. Elle était économiste institutionnaliste. Elle a développé la notion de communs en partie en réaction à ce qu’avait écrit Garrett Hardin. En tout cas, dans l’histoire intellectuelle, on la met souvent en contrebalançant la position de Garrett Hardin qui était un écologue des années 1970, qui avait écrit La tragédie des biens communs, qui partait du principe que plus on consomme des ressources plus elles s’épuisent et cette sur exploitation contribue précisément à la dégradation de ces ressources. Elinor Ostrom, à partir de sa notion de common-pool resources, a dit qu’à partir du moment où on fixe des règles d’accès et des règles d’usage pour les ressources – elle se préoccupe principalement des ressources naturelles, comme je le précisais tout à l’heure –, elle fixe huit règles de gouvernance bien spécifiques qui vont de la définition de quotas pour des ressources naturelles comme les poissons dans une mer, à la définition de règles de fonctionnement des communautés dans lesquelles s’inscrit l’activité de gestion de ces ressources, règles qui vont de la prise de décision à la gestion des conflits, des aménités, etc. Il y a donc huit principes de gouvernance qu’elle applique à la gestion de ces ressources naturelles.
Laurent Costy : Très bien. L’histoire que raconte Garrett Hardin est effectivement pseudo-scientifique, mais elle a quand même fait pas mal de dégâts dans les esprits et, en particulier, dans les communautés libérales qui utilisaient ce récit pour défendre l’idée que, de toutes façons, on ne pouvait pas mettre quelque chose en commun, il fallait privatiser, c’était un peu sur ça que les gens se basaient. Ce discours est resté 30 ans, 40 ans, comme support pour vendre la logique libérale et privatrice.
Sébastien Broca : Pour compléter ce qu’a très bien dit Claire, ce qui est singulier, je trouve, c’est qu’Elinor Ostrom est une économiste qui ne fait pas des modèles économiques abstraits, c’est une économiste qui part du terrain. Elle a vraiment étudié des communautés locales qui vont gérer des pêcheries, des forêts ou des pâturages, des systèmes d’irrigation et toute sa théorie est vraiment construite pour expliquer comment ça se fait que des communautés constituées réussissent à gérer, de façon pérenne, des ressources naturelles qui vont être mises en commun. C’était une bonne manière de contrebalancer ou de contredire le récit finalement complètement déconnecté du réel qui était fait par Hardin dans son article qui, lui, part d’un exemple complètement abstrait qui est celui d’un champ dans lequel tous les éleveurs ont le droit de faire paître leurs troupeaux et il dit « chacun va ajouter des bêtes à son cheptel, donc ils vont tous profiter au maximum de la ressource commune et ils finiront par épuiser le pâturage et entraîner la ruine de tous ». C’est une histoire qui est complètement abstraite et qui ne correspond pas à la manière dont, historiquement, les communs se sont organisés.
Historiquement les communs ne sont pas des ressources comme ça où il n’y a pas de règles et chacun peut faire ce qu’il veut. Ce sont des ressources qui sont, encore une fois comme l’a déjà dit Claire, gérées en commun, qui sont gouvernées en commun par des communautés qui mettent des règles. Ce qu’a bien montré Ostrom c’est à la fois que Hardin, d’un point de vue théorique, avait fait une confusion entre une absence totale de propriété, une absence totale de règles et ce que sont réellement les communs, à savoir des propriétés partagées avec des formes de gouvernance collective et des règles d’usage mises en place. Ostrom a aussi montré concrètement que ça marche, en tout cas ça peut marcher, c’est vrai que ça ne marche pas tout le temps, il y a des règles pour que ça marche. En tout cas, parfois, ça marche de gérer des ressources en commun, y compris des ressources physiques dont Hardin nous avait dit, bien à tort, qu’il est impossible de les gérer autrement que par le marché ou, éventuellement, par la nationalisation ou par l’État.
Claire Brossaud : Je pense qu’il faut préciser un point. La propriété collective n’est pas forcément la garantie d’un commun. Dans le commun c’est quand même l’usage de la ressource qui prime et ce n’est pas parce qu’il y a une propriété collective de la ressource qu’il y a nécessairement commun, je veux dire que ce n’est pas nécessairement une condition. On peut très bien avoir une concession et des usages qui sont octroyés par un propriétaire qui est privé. C’est un élément de clivage notamment dans la communauté des communs, mais, pour autant, il y a différents cas de figures qui existent. Je prends souvent en exemple le four à pain qui pouvait être, autrefois, la propriété du boulanger ou la propriété de la collectivité, de la commune, ou la propriété de personne, mais qui, pour autant, bénéficiait à tous parce qu’il y avait des règles d’accès et des règles de fonctionnement de la communauté villageoise pour pouvoir l’utiliser.
Laurent Costy : On revient aux trois piliers qui ont été évoqués en début d’émission et qui définissaient les communs. C’est bien de reboucler avec cet élément-là.
L’épisode Garret Hardin est aussi une belle démonstration de l’importance du suivi des articles scientifiques et de la relecture par les pairs. C’est vrai qu’il est resté longtemps un article de référence sans relecteurs et sans contradicteurs, c’est une belle leçon en science et en histoire.
Peut-être dernière question sur l’aspect un peu plus global des communs. Ils sont souvent présentés comme une voie alternative entre le tout État et le tout privé. Peux-tu expliciter un peu cette manière de voir les choses ? Et, dans un monde où la propriété privée est posée comme symbole lourd de la réussite – avoir une grosse voiture, une grosse maison pour la famille, etc. – faire émerger les communs n’est-il pas une gageure ? Claire.
Claire Brossaud : Je ne sais pas si c’est une gageure, en tout cas ce sont des modes d’organisation sociale qui sont de plus en plus efficients dans la société. Les communs se généralisent, je pense que ça correspond aussi à un besoin notamment parce que le public, comme le privé, ne permettent pas d’accéder à un système équitable et pérenne d’allocation de ressources. Le modèle utilitariste est quand même remis en cause par les communs, celui de l’homo œconomicus aussi qui est fondé principalement sur la pensée libérale où la propriété individuelle exclusive et privée domine. On voit bien que c’est un modèle qui n’est pas pérenne.
Par ailleurs, du côté du public, on a bien vu que nationaliser ou rendre ces ressources propriété de l’État ne permet pas non plus une pérennité de ces ressources. Donc les acteurs des communs, en effet, se disent plutôt à l’interface du public et du privé de manière à créer une troisième voie, en quelque sorte, pour pouvoir avoir la main sur la gestion et l’allocation de ces ressources à l’échelle de petites communautés, mais aussi à l’échelle de grandes communautés quand il s’agit des communs de la connaissance.
Laurent Costy : Merci Claire.
On va faire une pause musicale. Je vais redonner la main à Étienne. J’espère que les gens ont pu s’approprier un peu la définition des communs. Ce n’est pas quelque chose de simple, il faut parfois un peu de temps pour appréhender la définition. Je pense qu’on a quand même contribué à éclaircir les choses.
Étienne Gonnu : En tout cas c’est passionnant.
Effectivement, nous allons faire une pause musicale. Je vous propose à présent d’écouter L.S.I.A par Angstbreaker. On se retrouve juste après sur Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : L.S.I.A par Angstbreaker.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter L.S.I.A par Angstbreaker, disponible sous licence libre Creative Commons Partage dans les mêmes conditions, CC By SA.
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Étienne Gonnu : Je vais rendre la parole à Laurent Costy, Claire Brossaud et Sébastien Broca pour nous parler des communs numériques.
Laurent Costy : Merci Étienne.
Dans une première partie, tout à l’heure, nous avons essayé de définir ce que sont les communs, nous avons apporté pas mal d’éléments pour essayer d’appréhender cette notion qui n’est pas toujours simple, ce que je disais avant la pause.
Là on va se consacrer plus particulièrement à la question des communs numériques. La première question revient à Sébastien : peux-tu nous expliquer le lien qui existe entre logiciel libre et communs ?, tout en sachant qu’on l’a déjà un peu évoqué.
Sébastien Broca : Je pense que le lien fondamental, on va dire, c’est quand même la question de l’accès ouvert ou du partage des ressources informationnelles contre les restrictions posées par les droits de la propriété intellectuelle. Ce lien est fondamental. Après il me semble qu‘il faut aussi voir le lien de manière historique et par rapport à ce qu’on a déjà un peu évoqué tout à l’heure, c’est-à-dire ce qui c’est passé à partir du début des années 80, ce qu’on a appelé ce deuxième mouvement des enclosures où l’information et la connaissance ont été de plus en plus privatisées, soumises à des droits qui étaient exclusifs. C’est vrai que là il y a un rôle historique et une forme d’antériorité du logiciel libre dans le sens où le logiciel libre est créé en 1983/84 par Richard Stallman et c’est, en fait, assez tôt finalement. Le logiciel libre est un des tout premiers mouvements, finalement, à réagir à ce deuxième mouvement des enclosures et à mettre en place une véritable alternative pour construire ce qu’on va appeler les communs, qu’on n’appelle pas encore comme ça à l’époque, en tout cas pas dans le monde du logiciel libre, contre ces restrictions posées par la propriété intellectuelle.
C’est vrai qu’il y a eu, de ce fait, un rôle un peu matriciel du logiciel libre dans l’émergence des communs numériques, puisque c’est souvent à partir de son exemple que se sont développés ensuite, plutôt à partir des années 90, différents mouvements, différentes luttes sociales pour s’opposer au renforcement des droits de la propriété intellectuelle, que ce soit la promotion du libre accès aux publications scientifiques, le mouvement open access, évidemment la création des licences Creative Commons, la naissance de Wikipédia au début des années 2000, mais aussi d’autres luttes qui peuvent paraître un peu plus lointaines comme la lutte pour l’accès des populations du Sud aux médicaments brevetés, notamment autour de la trithérapie dans les années 90, la défense des semences paysannes contre les variétés hybrides. En fait il y a plein de luttes assez différentes mais qui ont quand même eu pour dénominateur commun le fait de réagir à ce grand mouvement de privatisation de l’information. C’est vrai que le logiciel libre, quelque part, a souvent été, finalement, une sorte de grand frère, a quand même joué un rôle précurseur dans ce mouvement de résistance aux excès de la propriété intellectuelle.
Laurent Costy : Merci pour tous ces exemples. C’est vrai que c’est souvent une question qu’on se pose : comment le logiciel libre a-t-il impacté un peu toute cette logique des communs ? On reviendra peut-être un peu sur la question tout à l’heure. Est-ce que les logiciels libres sont systématiquement qualifiables de communs numériques selon la définition des communs du coup ?
Sébastien Broca : La réponse rapide et rigoureuse c’est non. Pourquoi ? Pour une raison très simple. Un projet de logiciel libre qui est, on va dire, mené par une seule personne n’est pas un commun au sens strict parce qu’il n’y a pas de communauté, il n’y a pas de gouvernance démocratique de la ressource, donc on n’a pas les trois éléments définitionnels des communs que Claire rappelait tout à l’heure. Il peut y avoir des logiciels libres qui ne sont pas à proprement parler des communs. On va dire que le cœur du logiciel libre c’est quand même la question des quatre libertés, la question de l’accès à l’information, de l’accès au code source en l’occurrence. C’est plus ça, en tout cas on va dire que c’est d’abord plus ça que la promotion d’un modèle communautaire qui permet de gérer des ressources partagées, qui est plutôt la définition des communs qu’on va trouver par exemple chez Elinor Ostrom.
Après il y a évidemment de nombreux recoupements et les deux aspects coexistent souvent. C’est-à-dire, d’une part, que le mouvement du logiciel libre défend le droit fondamental des utilisateurs à accéder au code source et, par ailleurs, on sait bien que de nombreux projets de logiciel libre ont un fonctionnement communautaire, auto-organisé, qui répond à la définition des communs, donc on va dire que ce n’est pas systématique. Il y a souvent des logiciels libres qui sont aussi des communs, mais il peut y avoir des logiciels libres qui ne respectent pas vraiment les critères de définition des communs.
Laurent Costy : Tu as déjà un peu répondu à la question d’après : comment les logiciels libres ont-ils nourri le renouveau des communs et vice versa ? Tu peux peut-être répondre plus précisément à la question à savoir comment Elinor Ostrom a-t-elle observé cette question des communs numériques ? Elle était plus sur le vivant, si j‘ai bien entendu Claire tout à l’heure, mais a-t-elle quand même étudié ces communautés, ces logiciels ?
Sébastien Broca : Je vais répondre sur ça et sur le vice versa. On va dire que sur la manière dont les logiciels libres sont devenus des communs j’ai un peu répondu. Après c’est intéressant de voir aussi comment les communs ont pu nourrir le logiciel libre.
Sur Ostrom, déjà, c’est vrai qu’à la fin de sa vie, dans les années 2000, elle s’est intéressée aux communs numériques, aux communs informationnels. Donc, elle est aussi venue sur ce terrain-là et elle-même a su tirer des parallèles ou établir des continuités entre ce qu’elle avait fait pendant des années sur les communs physiques et ce qui se passait à ce moment-là dans le monde numérique.
Claire Brossaud : Si je peux me permettre, c’était en association avec Charlotte Hess qui était particulièrement férue de numérique et qui est encore vivante, si je ne m’abuse.
Sébastien Broca : Tout à fait. Merci pour cette précision.
Sur la manière dont les communs ont nourri le Libre, c’est intéressant aussi. Je pense quand même que le fait d’intégrer un peu, en tout cas en partie, ce mouvement plus large que sont les communs a pu ouvrir le monde du Libre sur d’autres mondes sociaux, sur d’autres luttes. Ça n’a peut-être pas toujours été facile. Dans les années 2000 quand, dans la même pièce, des gens des communs naturels, on va dire, se retrouvaient avec des gens du logiciel libre, il y avait des différences culturelles, il y avait peut-être des incompréhensions. Peut-être qu’entendre des gens parler de mother earth c’était un peu compliqué pour les informaticiens ou c’était n’importe quoi. Mais quand même ! Je pense que ça a été intéressant aussi pour le monde du logiciel libre de s’ouvrir sur un certain nombre de luttes qui provenaient parfois de mondes assez différents.
Et puis je pense qu’il y a un deuxième apport du monde des communs pour le Libre qui est de pousser un peu la réflexion justement sur les questions de gouvernance démocratique au sein des projets. C’est-à-dire que vraiment la dimension communs apporte cette dimension de réflexion sur comment on s’auto-organise, qu’est-ce que c’est qu’une gouvernance démocratique, comment on fait pour mener un projet communautaire. Ça permet aussi de s’éloigner un peu de ce modèle du monde du logiciel libre qui a souvent été caricaturé, celui du benevolent dictator for life, cette idée que le projet est, en quelque sorte, accaparé par une personne charismatique ou par son créateur qui va ensuite retenir un certain nombre de prérogatives. C’est vrai que la dimension communs permet d’ouvrir à ces questions de gouvernance beaucoup plus collective au sein de certains projets de logiciel libre.
Laurent Costy : Pour traduire « dictateur à vie », c’est souvent un terme qui est repris dans les communautés de logiciel libre, pour traduire ce que tu as évoqué tout à l’heure.
Je vais aussi appuyer ce qu’a dit Claire par rapport à Elinor Ostrom qui est une figure qui a travaillé sur les communs. De fait, dans tous les travaux sur les communs, ce sont souvent beaucoup de communautés de chercheurs et beaucoup de personnes qui travaillent ensemble. Hier, il y avait la présentation de la deuxième version du Dictionnaire des biens communs. J’ai demandé à la responsable, à l’éditeur, Presses universitaires de France, combien de personnes avaient travaillé sur ce dictionnaire des communs et ce sont plus de 300 chercheurs, 300 personnes à avoir travaillé sur ce sujet-là. On voit bien que les chercheurs, en tout cas, essaient d’appliquer sur ce sujet-là les théories qu’ils essaient de mettre en avant. Petite parenthèse, mais il me semble important de le préciser. Elinor Ostrom est une femme chercheuse, on essaye de la mettre en avant et c’est très bien, mais il faut bien penser qu’il y a plein de chercheurs qui travaillent sur ce sujet-là. Merci Claire de l’avoir rappelé.
La question suivante concerne les relations qu’entretiennent les promoteurs des communs et les promoteurs de logiciel libre. On a souvent le sentiment de quelques coopérations, mais on pourrait se dire qu’elles pourraient être plus fortes au bénéfice des deux communautés. Qu’est-ce que tu peux nous dire là-dessus, Sébastien ?
Sébastien Broca : Je pense que tu as raison. C’est vrai que la terminologie des communs a parfois eu un peu de mal à s’imposer dans le monde du Libre. Beaucoup de gens ont essayé de créer des passerelles et Claire l’a rappelé, je voudrais aussi insister, notamment en France le rôle d’une association comme Vecam, de l’April aussi et d’autres. Ces gens ont voulu, comme ça, créer des ponts et des passerelles entre ces différents mondes, ça s’est passé un peu différemment aux États-Unis, beaucoup autour de juristes comme Lawrence Lessig, Yochai Benkler, James Boyle et quelques autres.
Ensuite, c’est vrai qu’il y a une spécificité forte du Libre au niveau historique, au niveau culturel et, quelque part, le logiciel libre n’a pas vraiment eu besoin des communs pour exister, pour progresser, pour gagner certaines luttes.
Je pense que les rapprochements sont aussi intéressants pour les raisons que j’évoquais à l’instant, autour des questions de gouvernance, peut-être aussi au niveau plus politique. Le vocabulaire des communs permet quand même d’inscrire les combats du logiciel libre dans un projet politique et social plus général, plus global, et je pense que c’est aussi quelque chose qui est intéressant. Ça permet, ne serait-ce qu’en termes d’affichage, de dire que le logiciel libre n’est pas simplement un truc d’informaticiens ou de hackers, mais il s’inscrit dans un projet politique plus vaste, plus global, qui porte une véritable alternative à la mondialisation néolibérale telle qu’elle a été conduite depuis quelques décennies. Il me semble que c’est aussi un élément qui est intéressant.
Laurent Costy : Justement, par rapport à sa naissance dans les années 80, est-ce qu’on peut voir une évolution des communautés libristes ? Tu commençais à répondre à la question, est-ce que tu peux préciser ?
Sébastien Broca : Je précise que j’ai fait un peu de terrain mais qui remonte un peu, c’était il y a plus de dix ans au moment de ma thèse, je suis un peu moins au contact des communautés ces dernières années, il faut prendre ce que je vais dire avec une certaine réserve. Mon impression, de là où je suis, c’est que les communautés du Libre ont quand même été percutées, ces dernières années, par les évolutions plus générales de la critique sociale au sens large, on va dire. Toutes ces thématiques ont quand même pris une importance très grande autour des inégalités de genre, autour des inégalités de race aussi, tout ça a quand même interrogé un certain nombre de communautés. On s’est aperçu qu’il y avait une homogénéité sociale énorme, qu’il y avait une domination écrasante des hommes et que cette domination était souvent problématique, qu’elle s’accompagnait parfois de comportements machistes ou misogynes. Je pense que tout ça a fait réfléchir dans un certain nombre de communautés.
Une autre question, évidemment, c’est la question écologique. On s’est aussi aperçu que l’informatique, même quand elle est libre, peut être critiquée, peut être remise en cause pour sa participation à une numérisation du monde qui a un effet positif mais qui a aussi des effets néfastes, notamment du point de vue écologique. Je pense qu’il y a certaines croyances ou un certain fond culturels, on va dire, qui étaient très présents dans le monde du logiciel libre, assez technophiles, assez blancs, assez favorisés socialement, qui a été interrogé finalement par ce qui s’est passé ces dernières années avec aussi un effet générationnel. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais, il y a maintenant un an ou deux, il y a eu beaucoup de polémiques autour de la figure de Richard Stallman. Je crois que ça correspond aussi au fait qu’une nouvelle génération arrive et que cette nouvelle génération porte des combats, parfois des valeurs ou des exigences qui n’étaient peut-être pas assez été prises en compte par la génération précédente, notamment celle des pères fondateurs du logiciel libre comme Richard Stallman.
Laurent Costy : Étienne, tu veux intervenir.
Étienne Gonnu : Simplement en profiter pour dire que le 7 juin nous ferons un sujet sur les femmes dans les projets informatiques libres et le 14 juin un sujet sur, justement, les enjeux de diversité de genre dans l’informatique libre. Juste pour rebondir sur les propos évoqués.
Laurent Costy : Belle parenthèse !
Une question, peut-être polémique aussi, par rapport aux communautés libristes : est-ce qu’il n’y a pas eu un échec partiel de l’utopie des logiciels libres à cause des GAFAM qui ont su s’approprier le discours, les outils et les codes du logiciel libre ?
Sébastien Broca : Je ferai peut-être une réponse en deux temps.
Disons qu’au niveau factuel, on va dire, il me semble qu’il n’y a pas trop débat. Le fait qu’il y ait eu une forme d’appropriation, de récupération ou de l’intégration du Libre par l’industrie et par les GAFAM c’est assez indéniable. Non seulement on sait que le logiciel libre est devenu essentiel pour Internet ou pour les grands acteurs du numérique, c’est devenu ce que la chercheuse Nadia Eghbal a appelé « les ponts et les routes du numérique ». Les logiciels libres sont aujourd’hui les ponts et les routes du numérique ,ça a complètement envahi l’industrie numérique au sens large.
Il y a eu aussi, peut-être, une autre forme d’appropriation par l’industrie, une appropriation qu’on pourrait dire cultuelle. Toutes ces thématiques, tous ces éléments de langage, tout ce vocabulaire de la communauté – la collaboration, l’ouverture, le partage – a beaucoup été repris, souvent à mauvais escient ou peut-être de manière hypocrite par les grands acteurs de la Silicon Valley et du numérique. De ce point de vue-là aussi il y a eu une forme d’appropriation.
La question qui demeure c’est est-ce que tout ça est plutôt une bonne ou une mauvaise chose ? Je pense que cette question-là reste ouverte.
D’un côté on peut dire que le fait que le Libre soit devenu si important, le fait qu’il soit devenu, en quelque sorte, mainstream, c’est vrai, quelque part, que c’est un grand succès.
D’un autre côté, on peut penser que c’est aussi le signe d’une forme d’échec. Quelque part, au début des années 2000, on a pu penser que ce que portait le logiciel libre à savoir le fait de contester, de mettre en crise les monopoles sur l’information des grands acteurs du numérique, allait affaiblir, en fait, ces grands acteurs. Finalement, ce dont on s’est aperçu, il me semble, c’est qu’affaiblir les monopoles sur l’information ne suffit pas à affaiblir les monopoles tout court, on peut peut-être le dire comme ça. Le Libre a réussi, en partie en tout cas, à maintenir une ouverture de certaines ressources informationnelles, par contre il n’a pas du tout réussi à affaiblir les conditions monopolistiques des GAFAM, bien au contraire, on sait bien que ces monopoles se sont aggravés depuis deux décennies. En ce sens-là peut-être qu’il y a un échec du mouvement du logiciel libre.
Claire Brossaud : En complément, on s’aperçoit qu’il y a aussi une appropriation assez récente des États des communs numériques, notamment parce qu’il y a des enjeux de souveraineté des données par rapport aux GAFAM. Cette appropriation n’est pas forcément corrélée à l’adoption des logiciels libres, c’est-à-dire que dans certaines institutions qui se sont aujourd’hui appropriées les communs numériques, je pense en particulier en France à l’ANCT [Agence nationale de la cohésion des territoires], à l’IGN [Institut géographique national], à l’Ademe [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie], où on a des propositions très concrètes de favoriser les communs numériques, mais elles ne sont pas nécessairement associées à un discours et à un récit autour du Libre, c’est plutôt un récit autour de la souveraineté des données et autour de l’innovation collaborative. Il y a en fait, dans le champ du numérique, un déplacement qui s’opère du Libre vers ces récits-là.
Laurent Costy : Même si c’est compliqué d’imaginer une souveraineté sans avoir une transparence sur le code. C’est effectivement une question qui reste posée.
Je vais me permettre une dernière question parce qu’on approche de la fin de notre temps d’échange. C’est vrai qu’à la fin des années 90 on a déjà vécu une forme de divergence au sein du mouvement libriste, une séparation entre l’open source et le free software, le logiciel libre, je te laisserai rappeler un peu la différence, Sébastien. Ne serait-on pas à l’aube d’une nouvelle séparation qui distinguerait celles et ceux qui veulent continuer à défendre les quatre libertés, donc une forme de neutralité vis-à-vis de l’usage qui peut être fait du logiciel libre, et celles et ceux qui vont souhaiter mettre en avant la nécessité de mettre le logiciel libre au service de la justice sociale par exemple ? Question un peu longue.
Sébastien Broca : C’est une question compliquée.
Pour rappeler la différence entre libre et open source, c’est une distinction qui naît à la fin des années 90 quand un certain nombre de figures comme Eric Raymond, Bruce Perens et quelques autres créent l’Open Source Initiative pour se dissocier, en fait, du free software, du logiciel libre tel qu’il est porté par Richard Stallman et la Free Software Foundation depuis les années 80. La différence est plutôt, on va dire, philosophique ou une différence de positionnement. Alors que le logiciel libre s’est toujours revendiqué comme un mouvement social qui mettait au premier plan une exigence éthique, l’open source va plutôt promouvoir les logiciels qu’on va donc appeler open source sur la base d’arguments un peu plus pragmatiques, sur le fait que ces logiciels sont parfois meilleurs, sur le fait que ça permet des méthodes de développement ouvertes qui sont plus efficaces, que ça permet d’économiser de l’argent pour les entreprises qui voudraient passer à l’open source, etc. C’est plutôt une différence d’approche, une différence philosophique.
C’est vrai qu’aujourd’hui on a un nouveau clivage qui s’est mis en place depuis quelques années, que je présenterais de la manière suivante : d’un côté on a un peu le logiciel libre canal historique, si je puis dire, c’est-à-dire des gens qui pensent vraiment que les quatre libertés du logiciel libre, que vous connaissez tous et toutes – l’exécution, la copie, la modification et la redistribution du logiciel – sont, en quelque sorte, des droits fondamentaux et que ce n’est jamais légitime de les remettre en cause. Il n’y a pas de bonnes raisons de renoncer à ces quatre libertés ou à l’une de ces quatre libertés.
L’autre position serait de dire peut-être que si, peut-être qu’il ne faut pas être, comment dire, trop rigoriste sur cette question des quatre libertés, qu’il est parfois nécessaire de transiger si cela permet d’atteindre d’autres objectifs que l’on va estimer aussi importants voire plus importants, par exemple des objectifs éthiques ou des objectifs économiques. Concrètement qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Ça peut vouloir dire qu’on va faire des licences qui ne vont pas être des licences libres au sens strict, mais qui vont dire, par exemple, « vous ne pouvez pas utiliser ce logiciel dans un cadre militaire » ou certains types d’acteurs ne vont pas être en mesure d’utiliser ce logiciel parce qu’on estime que ne sont pas des acteurs éthiques. Autre exemple, on va créer des licences qui vont avoir plutôt des objectifs économiques ; là ça va être de dire que vous ne pouvez pas utiliser ce logiciel si vous ne contribuez pas au code de ce logiciel, si vous ne reversez pas une somme d’argent au projet pour participer à son développement.
Sans rentrer dans trop de détails, je crois qu’on n’a pas trop le temps, ça a donné lieu à de nouvelles licences que ce soit des licences plutôt éthiques, que ce soit des licences qui vont avoir un objectif économique de réciprocité. Ce sont des licences qui transigent avec les quatre libertés historiques du logiciel libre. Est-ce que c’est une bonne chose ou pas ? Il y a des avis divergents sur la question. En tout cas voilà une manière dont on peut poser ces débats.
Laurent Costy : On ne va surtout pas répondre à la question là maintenant pour ne pas troller non plus, mais c’est un vrai sujet. En tout cas j’imagine qu’en tant que chercheur c’est une question extrêmement intéressante.
On arrive dans les dernières minutes. Je vous invite à ajouter le dernier message que vous souhaitez faire passer suite à nos échanges. Claire et puis Sébastien. Claire pour commencer.
Claire Brossaud : J’insisterai sur la période qui s’ouvre à savoir sur ce que je perçois être un mouvement d’institutionnalisation des communs et, de ce point de vue-là, on a quelques exemples, j’en ai cité certains.
Je suis curieuse de voir comment les choses vont évoluer soit du côté du droit, notamment à travers des formes de régulation qui seront instituées par les nouveaux codes juridiques à l’échelle notamment des communes, ça s’est déjà fait en Italie, ça pousse aussi en France de rajouter ce côté-là. Et puis le mouvement social qui est toujours aussi actif pour institutionnaliser ces formes de communs, qui se nourrit désormais d’appels à projets qui sont proposés par des institutions publiques. C’est à cela qu’on remarque que les communs s’institutionnalisent à fortiori dans le champ du numérique. Je suis curieuse de voir comment les choses vont évaluer d’ici 10/15 ans afin de voir comment ces formes de régulation, ces nouvelles formes d’organisation sociale prennent aussi forme dans le champ politique.
Laurent Costy : Merci Claire. Sébastien pour conclure.
Sébastien Broca : Je ne vais pas être long. J’irai dans le sens de Claire peut-être avec d’autres termes. Je pense qu’on est à un moment où les changements à accomplir notamment en matière écologique, sociale aussi, sont tellement considérables qu’on a besoin de tout le monde et on a besoin des acteurs publics. Je pense que les communs portent une vraie alternative mais qu’ils ont besoin aussi de l’État, ils ont besoin des acteurs publics. Toute la question des années à venir c’est comment on réussit, ou on ne réussit pas, à articuler le développement des communs avec le soutien de ces acteurs publics, évidemment sans que les communs y perdent leur âme, sans qu’ils y perdent leur spécificité. Donc la question de l’articulation entre communs et État est, à mon avis, majeure, elle est loin d’être résolue, en tout cas je pense que c’est un des défis de ces prochaines années.
Laurent Costy : Merci beaucoup pour cette conclusion Sébastien et Claire. On arrive à la fin de notre temps. Je vais repasser la parole à Étienne. Je vous remercie. Merci beaucoup à tous les deux.
Sébastien Broca : Merci à toi.
Claire Brossaud : Merci beaucoup.
Étienne Gonnu : Je joins bien sûr mes remerciements, c’était un échange passionnant à suivre. Bonne fin de journée à vous deux. Merci Laurent.
Nous allons effectivement à présent faire une pause musicale.
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Étienne Gonnu : Nous allons écouter Airship Thunderchild par Otto Halmén. On se retrouve dans environ deux minutes. Belle journée à l’écoute de Cause Commune, la voix des possibles.
Pause musicale : Airship Thunderchild par Otto Halmén.
Voix off : Cause Commune, 93.1.
Étienne Gonnu : Nous venons d’écouter Airship Thunderchild par Otto Halmén, disponible sous licence libre Creative Commons Attribution, CC By.
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Étienne Gonnu : Je suis Étienne Gonnu de l’April. Nous allons passer à notre dernier sujet.
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Chronique « Jouons collectif » de Vincent Calame, bénévole à l’April, sur le thème du « bogue joyeux »
Étienne Gonnu : J’ai le plaisir de recevoir Vincent Calame, bénévole à l’April, pour sa chronique « Jouons collectif » sur le thème du « bogue joyeux ». C’est bien ça Vincent ?
Vincent Calame : Tout à fait Étienne.
En fait, à la fin de ma précédente chronique en avril, Frédéric Couchet m’avait demandé de faire une chronique plus guillerette pour le mois de mai. Il faut dire que j’évoquais un bogue dans une application de gestion financière de la poste britannique qui a conduit en prison, pour malversations, plusieurs dizaines de personnes. Dommage ! Sans cette demande d’être plus optimiste, j’aurais pu continuer sur ma lancée et décliner ma chronique : après « le bogue qui envoie en prison », on aurait eu « le bogue qui divulgue vos données coordonnées bancaires », le « bogue qui provoque des accidents » ou celui qui n’a pas encore eu lieu, « le bogue qui déclenche une attaque nucléaire ». Bref !, pas besoin de se creuser la tête pour trouver un sujet anxiogène, en informatique et partout ! Non, je vais respecter la consigne, je vais toujours parler de bogues mais d’une espèce bien particulière, le « bogue joyeux ».
Étienne Gonnu : Quel est cet oiseau rare ? On dirait le nom d’un des Sept nains dans le conte Blanche-neige.
Vincent Calame : Tout à fait. Effectivement, nous sommes presque dans un conte de fées.
Le bogue joyeux c’est celui qui apporte un peu de fantaisie dans un quotidien informatique austère. C’est le petit grain de sable qui grippe une mécanique trop bien huilée avec des conséquences vénielles. C’est celui qui vous prend de court car jamais vous n’auriez pensé au cheminement qui a conduit à la révélation de l’erreur.
Je ne mets pas dans cette catégorie les bogues que nous introduisons nous-mêmes, nous les personnes qui codons, car quand on passe plusieurs heures à tourner un problème dans tous les sens pour se rendre compte que cela vient d’une faute de frappe, on n’a pas forcément le cœur à rire. Non ! Les plus grands pourvoyeurs de « bogues joyeux », ce sont les utilisateurs et utilisatrices de nos logiciels qui ont comme une sorte de sixième sens pour trouver la faille improbable.
Je vais prendre deux exemples pour illustrer mon propos.
Il y a quelque temps j’étais chez un client et une des personnes utilisatrices, pour me faire des suggestions d’amélioration, me fait une démonstration de la façon dont elle utilise mon logiciel. Au passage, c’est toujours très instructif d’observer, sans rien dire, une personne manipuler votre interface, c’est là qu’on se rend compte qu’il y a un sérieux travail à faire sur l’ergonomie. Bref ! Toujours est-il qu’à un moment donné la personne fait une série de manipulations qui l’amènent à un résultat totalement inattendu, qui, de fait, ne devrait pas exister. Je ne vais pas entrer dans le détail de qui s’est passé, ce serait sans intérêt, mais, plus d’un mois après, je n’ai toujours pas compris comment elle en était arrivée là. J’ai pris une sauvegarde pour reproduire, sur mon ordinateur, de retour chez moi, à peu près le même état des données. J’ai cliqué un peu partout, j’ai fait un parcours improbable de retours en arrière, de sauts dans l’historique dans mon navigateur, rien ! Le logiciel s’est comporté comme il était censé le faire, aucune piste pour reproduire le phénomène ! Mystère et boule de gomme…
Étienne Gonnu : Don ce sont souvent des personnes peu à l’aise avec l’informatique qui sont à l’origine de tels bogues !
Vincent Calame : Oui, aux innocents les mains pleines, comme dit l’expression ! Parfois, on a presqu’envie d’avoir une explication magique à la chose : le logiciel sait que la personne devant l’écran n’est pas sûre d’elle et en profite pour faire n’importe quoi ! D’ailleurs il m’est déjà arrivé d’être appelé pour résoudre un problème qui disparaît mystérieusement en ma présence.
Cela dit, les collègues peuvent aussi être une source de bogues « joyeux » ou, pour le moins, surprenants, tout près de nous, pour le site Libre à vous !, par exemple. Il y a quelques mois, Frédéric Couchet me signale qu’une partie de mon script ne marche plus ; cette partie avait pour mission d’analyser une chaîne de caractères et récupérer les différents éléments séparés par un simple tiret. Or, pour une émission particulière, il avait fait le copier-coller du titre complet sur un site web et, sur ce site, ce qui ressemblait visuellement à un tiret n’en était pas un. C’était un tiret typographique qui, d’un point de vue informatique, n’a pas du tout le même code que notre tiret du 6 produit par le clavier. Là encore, j’aurais été bien en peine, au moment de l’écriture du script, de prévoir un tel cas de figure.
Bon ! Vous allez me dire que je m’émerveille pour pas grand-chose, c’est vrai, mais, franchement !, quand votre liste de bogues à corriger s’allonge, vous avez envie d’injecter un peu de poésie dans tout ça. Après tout, parfois, la liste des demandes fait penser à un inventaire à la Prévert…
Étienne Gonnu : Merci pour cette joyeuse chronique, Vincent. C’est vrai que c’est bien de chercher un peu de magie là où on peut la trouver.
Je te dis au mois prochain pour une prochaine chronique ?
Vincent Calame : Au mois prochain.
Étienne Gonnu : Super.
Nous allons terminer maintenant par quelques annonces.
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Quoi de Libre ? Actualités et annonces concernant l’April et le monde du Libre
Étienne Gonnu : La quatorzième édition des Journées RÉSeaux de l’enseignement et de la recherche se tient en ce moment, du 17 au 20 mai, à Marseille. L’April y tient un stand dans le village associatif et Eda Nano, administratrice de l’April, interviendra avec Olivier Langella dans la conférence « Logiciels libres : à la recherche du bien commun ». Ce sera mercredi 18 mai, donc demain, de 15 heures 10 à 15 heures 30.
Tous les ans Code Lutin apporte un soutien financier à une initiative promouvant les valeurs du Libre. Si vous avez un projet ou vous êtes une organisation dont l’objet est de promouvoir la production et la culture libre en général, n’hésitez pas à candidater, vous avez jusqu’au 26 juin. Plus d’informations sur le site qui sera en référence. Vous avez une liste de thématiques sur lesquelles vous pouvez intervenir.
Si vous êtes du côté de Brest, l’association Infini propose aux membres de l’April, aux sympathisants et sympathisantes et à toute personne qui le souhaite, de venir profiter d’un moment de convivialité à partager autour d’un apéritif. Ce sera vendredi 20 mai à partir de 19 heures 30.
Puisqu’on parle de moment de convivialité, je rappelle que l’April fêtait ses 25 ans fin 2021. Comme nous n’avons pas pu fêter, comme il se devait, cet anniversaire, nous avons décidé de quand même marquer le coup. Nous envisageons d’organiser un pique-nique en région parisienne. Un sondage est ouvert pour cela, qui est accessible, on vous mettra bien sûr le lien. Et nous vous invitons à faire de même partout ailleurs en France. N’hésitez pas à vous rapprocher de l’April pour organiser des pique-niques près de chez vous.
Un prochain April Camp aura lieu le week-end du 18 et 19 juin 2022 en présentiel à Paris et en distanciel. Tout le monde, membre ou pas de l’association, peut participer en fonction de son temps, de ses compétences, de ses envies ou juste peut-être pour venir nous rencontrer. Cela sert aussi à ça.
Je vous rappelle aussi, bien sûr, l’annuaire général où vous pouvez retrouver les associations libristes et les évènements libristes autour de chez vous sur le superbe site agendadulibre.org.
Tout ce que je viens d’évoquer sera bien sûr mis en référence sur la page de l’émission sur libreavous.org/144.
Notre émission se termine.
Je remercie les personnes qui ont participé à l’émission : Véronique Bonnet, Laurent Costy, Claire Brossaud, Sébastien Broca et Vincent Calame.
Aux manettes de la régie aujourd’hui, Isabella Vanni, que je remercie par ailleurs puisque c’est elle qui a réalisé la programmation musicale très réussie de cette émission .
Merci également aux personnes qui s’occupent de la post-production des podcasts : Élodie Déniel-Girodon, Lang1, Samuel Aubert ainsi que sa fille, Iris, qui a participé au traitement du podcast de l’émission 143. Merci beaucoup à elle et lui.
Merci également à Olivier Grieco, le directeur d’antenne de la radio et à Quentin Gibeaux, bénévole à l’April, qui découpera le podcast complet en podcasts individuels par sujet.
Vous trouverez sur notre site web, libreavous.org, toutes les références utiles, ainsi que sur le site de la radio, causecommune.fm.
N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi les points d’amélioration. Vous pouvez également nous poser toute question et nous y répondons directement ou lors d’une prochaine émission. Toutes vos remarques et questions sont les bienvenues à l’adresse contact chez libreavous.org.
Puisqu’il reste un peu de temps, je suis un peu en avance, occasion de vous rappeler que radio Cause Commune est une radio collaborative. Vous pouvez bien sûr la soutenir par le don, c’est déjà une manière importante de la soutenir, elle en a besoin ne serait-ce que pour acheter du matériel. Vous trouverez bien sûr les informations sur le site de la radio.
Vous pouvez également nous faire des retours pour proposer des émissions, des sujets, faire simplement des retours pour dire simplement ce qui vous a plu ou déplu dans les émissions pour que nous puissions toujours les améliorer.
Nous vous remercions d’avoir écouté l’émission. Si vous avez aimé cette émission, n’hésitez pas à en parler le plus possible autour de vous et à faire connaître la radio Cause Commune, la voix des possibles.
Il nous reste encore une minute. Laurent Costy, puisque tu es là, tu n’as pas eu ton mot de conclusion sur ce sujet des communs numériques. Je te prends un peu à chaud, excuse-moi, qu’en as-tu tiré ? Quels sont, pour toi, les deux éléments clefs à retenir ?
Laurent Costy : J’ai trouvé extrêmement intéressantes les interventions de Claire et de Sébastien. Hier soir, à la présentation du Dictionnaire des communs, s’est posée l’articulation des communautés qui défendent finalement des choses un peu communes, à différentes échelles, et qui donnent l’impression de ne pas beaucoup interagir. Je trouve que c’est extrêmement important d’essayer de faire se lier les deux, de faire qu‘il y ait des interactions entre les communautés qui défendent les communs d’une manière un peu générale, qui touchent à beaucoup de sujets comme la santé – on évoquait la question des vaccins qui sont inégalement répartis ; on faisait la différence entre un bien public mondial qui était dans les tuyaux mais qui n’a rien à voir avec un bien commun mondial, parce que qui va gérer le bien public mondial ?, il n’y a pas de gouvernement mondial qui va pouvoir le faire. Il a bien, là aussi, des enjeux de politique pour essayer d’éclaircir un peu la gouvernance et puis faire que le monde aille mieux. C’est aussi un peu ça l’objectif des communs !
Étienne Gonnu : Très bonne synthèse, ça me parait très juste.
Est-ce que tu souhaiterais réagir sur cette notion ? Je pense que c’est une notion qui te parle également, Vincent. Tu n’es pas obligé, je te prends à chaud, tu n’as rien préparé.
Vincent Calame : Les communs peuvent aussi être joyeux ! C’est important de pouvoir agir. C’est anxiogène parce qu’on n’a pas l’impression de pouvoir agir et le commun est un cadre d’action qui est très précieux parce qu’il y a une articulation entre les différentes échelles, à la fois locale et globale, et je crois que c’est très important. Ce sont de bons lieux pour trouver d’autres personnes qui travaillent dans le même sens que soi.
Étienne Gonnu : Très bien dit. La réponse est effectivement dans le collectif et dans les luttes collectives. Je pense que ce que tu dis est très important.
Merci d’avoir pris ce temps pour ces interactions impromptues, mais très intéressantes, qui amènent une belle conclusion à cette émission.
Comme je vous le disais prochaine émission mardi 24 mai 2022 à 15 heures 30 sur la question de la qualité Web.
Je vous souhaite de passer une très belle fin de journée. On se retrouve en direct le 24 mai et d’ici là, portez-vous bien.
Générique de fin d’émission : Wesh Tone par Realaze.