- Titre
- : Extrait de l’émission "Spécial investigation" "École du futur : la fin des profs ?" Le lobbying de Microsoft à l’école dévoilé ou Pourquoi le logiciel libre a tant de mal à se faire une place à l’école française ?
- Intervenants
- : Journaliste d’investigation - Isabelle Attard - Alexis Kauffmann - Thierry de Vulpillières et divers autres
- Date
- : Septembre 2014
- Durée
- : 15 min
Transcription
Prof devant TBI : Vous ne voyez pas très bien, j’en suis navré. OK. Ces verbes-là sont au présent...
Journaliste : La France entame aujourd’hui son virage numérique. Il va donc falloir acheter du matériel informatique : tablettes, ordinateurs, tableaux interactifs, mais aussi des logiciels éducatifs quasiment inexistants dans l’hexagone. Le marché anglo-saxon, en revanche, en déborde déjà. Nous sommes à Londres, au BETT, le salon des technologies de l’éducation. Tout le monde du numérique à l’école s’y est donné rendez-vous.
Des élèves anglais, en uniforme, chantent autour de tablettes.
- Journaliste
- : On y retrouve madame Becchetti-Bizot, la toute nouvelle responsable du numérique au sein de l’Éducation nationale.
- Intervenant
- : Je vous présente la société Education City.
- Journaliste
- : Elle est venue découvrir ce qui pourrait demain équiper nos écoles.
- Jamie Southerington, commercial d’Education City
- : Je voudrais vous montrer ce qu’on peut proposer en français. On a des activités pour les élèves de trois ans. Si vous avez un tableau blanc interactif dans vos classes, on a ce logiciel qui permet aux enfants d’apprendre l’alphabet en chantant. Voilà, il suffit d’appuyer là.
- Catherine Becchetti-Bizot, responsable de la direction pour le numérique éducatif
- : Je suis très surprise par la richesse et la diversité de ce qui est proposé, par la vitalité des petites entreprises qui sont là et qui cherchent vraiment à s’adapter aux besoins de la communauté enseignante.
- Journaliste
- : Aujourd’hui le ministère de l’Éducation nationale est prêt à fournir tous les enfants en tablettes ?
- Madame Becchetti-Bizo
- : Le Ministère n’est pas prêt à acheter pour l’ensemble, ce serait impossible, vous imaginez le prix que ça représenterait ! En revanche il est prêt à nouer des partenariats, à imaginer des consortiums avec les collectivités et les entreprises, peut-être, peut-être ! Je ne sais pas si on va le faire, mais on va essayer de faire ça, pour qu’effectivement on puisse encourager, faciliter l’équipement.
- Journaliste
- : Des partenariats qui font rêver les industriels car le marché à conquérir est énorme. Sur le plan mondial, il est estimé à 100 milliards d’euros et les prévisions de croissance donnent le tournis : plus de 1500 % pour les dix ans à venir.
Aujourd’hui le leader sur le marché de la tablette éducative, c’est Apple. Pourtant la marque n’a pas de stand officiel sur le salon, elle préfère mettre en avant ses partenaires fournisseurs de contenus, les fameux logiciels éducatifs.
Pourquoi la société Apple est-elle absente du salon ?
- Mark Herman, directeur d’Albion
- : Parce qu’on n’a plus besoin d’expliquer ce qu’est un iPad. Tout le monde sait ce que c’est. En revanche on doit prendre les gens par la main et leur faire des démonstrations pour leur montrer le potentiel éducatif de nos logiciels. Ensuite, ils pourront décider si ça les intéresse ou s’ils veulent acheter chez nos concurrents et c’est là qu’on est utile. On est là pour conseiller des écoles, pas pour leur forcer la main. Mais vous savez, dans les écoles qu’on a équipées, on a pu constater des changements incroyables et c’est une vraie motivation pour nous.
- Journaliste
- : Pour les industriels, ces logiciels sont les meilleurs moyens d’attirer les clients dans leurs filets, une fois achetés, vous devenez dépendants de leur système informatique. Dans la plupart des cas, votre logiciel Mac, n’est utilisable que par un ordinateur ou une tablette Mac. Idem pour les PC. Nous sommes allés voir l’autre géant du numérique, Microsoft. Pour découvrir leur stratégie de vente, ils nous invitent dans un showroom de logiciels et matériels éducatifs à Paris. Ce lieu a été baptisé la classe immersive.
- Enseignante
- : Voilà. Vous vous asseyez par parterre, là.
- Journaliste
- : Mise en place il y a deux ans au siège de l’entreprise, ici les profs et leurs élèves sont invités à découvrir l’école de demain selon Microsoft.
- Robot Nao
- : Bonjour. Je suis Nao, un robot humanoïde. Je viens de la planète Saturne.
- Journaliste
- : Ce jour-là, une prof à la retraite, engagée par la multinationale, nous fait une petite démonstration devant quelques cobayes.
- Prof
- : Qu’est-ce que c’est ça ?
- Enfants
- : C’est la terre.
- Prof
- : Il va falloir écrire le nom des planètes. Vous prenez ce stylo, là, vous choisissez une couleur.
- Journaliste
- : Le but : séduire les élèves et leurs profs pour vendre aux établissements scolaires une classe du futur, clefs en main.
- Prof
- : On va aller sortir une image d’un livre.
- Enfants
- : Oh ! De la lave et de la fumée !
- Prof
- : Voilà, qui sort. Après ça sort d’où ?
- Journaliste
- : L’homme qui a eu l’idée de showroom, c’est Thierry de Vulpillières, le responsable éducation chez Microsoft France.
- Thierry de Vulpillières, responsable éducation de Microsoft France
- : On est chez Microsoft, notre sujet, c’est aider la passion pour l’éducation, des enseignants et des élèves. 55 % des enfants français s’ennuient à l’école. C’est dommage. Eh bien, c’est parce qu’on va déplacer la façon d’enseigner et on va impliquer davantage les élèves que ces outils viennent naturellement s’insérer dans ce nouveau mode d’apprentissage. Ce qu’on souhaite, c’est qu’effectivement l’ensemble des élèves puisse bénéficier du numérique. Moi, je serais enchanté qu’il y ait 11 millions de tablettes entre les mains de chaque élève.
- Journaliste
- : La difficulté pour Thierry de Vulpillières : la loi interdit de faire de la pub dans les écoles. Alors pour contourner le problème, Microsoft a trouvé une autre stratégie. Nous allons vous montrer comment, depuis des années, l’entreprise américaine noyaute l’Éducation nationale pour vendre ses produits. L’homme qui a découvert le pot aux roses, c’est Alexis Kauffmann, un professeur de mathématiques. En 2008, il se rend sur le site du forum des enseignants innovants, un forum parrainé par l’Éducation nationale, où les profs présentent des projets pédagogiques. Alexis y découvre une photo qui l’intrigue, celle de cette petite fille asiatique assise dans une classe.
- Alexis Kauffmann, professeur de mathématiques
- : J’ai pu montrer que le site du premier forum des enseignants innovants utilisait les images qu’on retrouvait sur les sites officiels de Microsoft. On voit qu’ils ont un petit bâclé le travail, ils n’ont même pas pris le soin de maquiller, le soin de changer les images.
- Journaliste
- : Ah si, ils l’ont renversée.
- Alexis Kauffmann
- : Ah, c’est vrai, ils l’ont renversée.
- Journaliste
- : Alexis veut savoir pourquoi une photo de Microsoft se retrouve sur le site. Il découvre alors que la multinationale est à l’origine de ces forums et qu’elle continue de les financer en toute discrétion.
Nous nous sommes rendus au dernier forum des enseignants innovants. Cette année, il se tient au Conseil régional d’Aquitaine. Dans le hall, des professeurs présentent leurs projets.
- Enseignant
- : Il n’y a pas de classe, en fait, c’est un espace qui est totalement ouvert sur la vie. On sort dans la vie...
- Journaliste
- : Sur l’estrade, des représentants des professeurs, du Conseil régional et du ministère de l’Éducation nationale.
- Jean-Yves Capul, sous-directeur du développement numérique, Éducation nationale
- : La direction du numérique pour l’éducation a été voulue par le ministre comme une direction à vocation pédagogique. C’est la pédagogie et pas la technique qui est au cœur de cette direction, même si l’ambition était de réunir les deux aspects, la pédagogie et les systèmes d’information et la technologie.
- Journaliste
- : Dans l’auditoire, au premier rang, assis derrière la plante, Thierry de Vulpillières, monsieur Microsoft. Alexis Kauffmann est venu lui demander plus de transparence sur l’implication financière de la multinationale dans le forum.
- Alexis Kauffmann
- : Quelle est la somme allouée par Microsoft à ce type d’événement, par exemple ?
- Thierry de Vulpillières
- : Moi, je ne donne pas de chiffre. La somme est marginale aujourd’hui sur l’organisation de ce forum. Malheureusement. Je suis très content que tu me demandes...
- Alexis Kauffmann
- : Puisque la première fois, Serge Pouts-Lajus avait lancé un chiffre, c’était quasiment 50 % du budget.
- Thierry de Vulpillières
- : Je pense qu’on n’a jamais excédé les 50 %, mais effectivement on a été dans l’ordre de 50 %.
- Alexis Kauffmann
- : C’est quand même assez fort !
- Thierry de Vulpillières
- : Absolument ! Et on est très fier de soutenir cet événement-là.
- Alexis Kauffmann
- : D’accord.
- Journaliste
- : Thierry de Vulpillières n’en dira pas plus. Son parrainage reste discret. Certains professeurs n’en ont même pas connaissance.
C’est un événement qui est en grande partie financé par Microsoft. Ça vous inspire quoi ?
- Christophe Viscogliosi, professeur d’économie
- : Ça, je ne savais pas, déjà, d’une part. Et d’autre part, ça aurait été mieux que l’Éducation nationale finance intégralement ce type de forum.
- Journaliste
- : Pourquoi ?
- Professeur d’économie
- : Il y a un risque de conflit d’intérêt. Je n’ai pas envie nécessairement d’être obligé d’utiliser les produits Microsoft en cours.
- Journaliste
- : Thierry de Vulpillières est le seul industriel du monde numérique présent ici. De stand en stand, il entretient son réseau avec le corps enseignant.
- Thierry de Vulpillières
- : Laurence Juin. Ce n’est pas son premier forum.
Laurence Juin, professeur de français : Non.
- Thierry de Vulpillières
- : Et donc paradoxalement, on a l’impression qu’on est dans un stand de travaux manuels. Vous voyez des fils et de la laine. C’est une enseignante qui a été une des premières enseignantes à utiliser Twitter.
- Professeur de français
- : Twitter, ça permet aux élèves de communiquer, c’est-à-dire qu’on est dans une salle de classe mais ça permet d’ouvrir. On a fait des projets de communication où on communiquait avec des hommes politiques, des écrivains, des journalistes. Des échanges courts, qui nous ont amenés à faire des projets plus larges, des rencontres ou des écrits, des échanges.
- Journaliste
- : Adepte d’Internet, l’enseignante devient une cible pour le représentant de Microsoft. Ce matin même, il a offert dix tablettes à sa classe
- Professeur de français
- : On a la chance d’avoir quinze postes informatiques, ce n’est pas le cas tout le temps. On va bientôt avoir des tablettes.
- Journaliste
- : Microsoft ?
- Laurence Juin, professeur de français
- : Oui.
- Thierry de Vulpillières
- : Les petites Surfaces vont débarquer chez elle.
- Professeur de français
- : Les bonnes nouvelles. Les forums permettent aussi ces échanges-là.
- Journaliste
- : Dix tablettes offertes pour essayer d’emporter le marché dans un établissement de sept cents élèves. Microsoft a mis en place un lobby bien rodé avec le corps enseignant et sa hiérarchie. Nous avons pu récupérer cette invitation envoyée à certains fonctionnaires de l’Éducation nationale. L’académie de Paris les invite à découvrir l’innovation numérique au siège de Microsoft. Au programme : la classe immersive. Souvenez-vous, le showroom de Microsoft, inventé pour faire la promo de la classe du futur. Pour Alexis Kauffmann, c’est la neutralité de l’école qui est mise à mal.
- Alexis Kauffmann
- : Ce qui est scandaleux, c’est qu’une journée académique d’information, formation, étude, autour du numérique se retrouve chez Microsoft. Elle n’a absolument rien à faire chez Microsoft, tout simplement. Est-ce qu’on imagine le ministère de l’Agriculture organiser ses journées d’étude chez Monsanto par exemple ? Non !
- Journaliste
- : Nous sommes allés présenter l’invitation à la nouvelle directrice du numérique éducatif.
Le 28 mai il y avait l’académie de Paris qui organisait une journée sur l’innovation au siège de Microsoft.
- Catherine Becchetti-Bizot
- : Oui, effectivement, le rectorat de Paris a fait cette manifestation au siège de Microsoft.
- Journaliste
- : Vous ne trouvez pas que ça fait un peu beaucoup, il y a peut-être une collusion d’intérêt.
- Catherine Becchetti-Bizot
- : Effectivement, moi, je l’ai découvert le jour même.
- Journaliste
- : Vous y étiez ?
- Catherine Becchetti-Bizot
- : Ah je n’y étais pas ! Je n’y serais pas allée, parce que je pense que là, on une confusion des genres. Je ne désapprouve pas le recteur, je pense qu’il y a une forme de naïveté, qu’il n’y avait pas la volonté de promouvoir Microsoft.
- Journaliste
- : Mais vous êtes contre ?
- Catherine Becchetti-Bizot
- : Je ne suis ni pour ni contre. Je pense que ça n’est pas du tout une politique du ministère de l’Éducation nationale que d’organiser, avec Microsoft en particulier, des choses de ce type-là, et qu’il faudra cadrer effectivement. Ça fait d’ailleurs partie des projets immédiats que j’ai en ouvrant cette direction, c’est de cadrer clairement nos partenariats avec les entreprises.
- Journaliste
- : Les multinationales ont des lobbies puissants et rien ne semble les arrêter dans leur conquête de l’école du futur. Récemment, ils se sont attaqués à un amendement de la loi de refondation de l’école. L’amendement proposait que notre école utilise en priorité les logiciels libres. Les logiciels libres, c’est la hantise des entreprises high-tech. Ils peuvent être créés, partagés et modifiés par n’importe qui. Et ils sont presque toujours gratuits. Un système qui vient concurrencer les géants du numérique. C’est la députée écologiste Isabelle Attard qui propose à l’Assemblée cet amendement en faveur des logiciels libres.
- Isabelle Attard, députée du Calvados
- : Cet amendement a été entièrement validé par la Commission culture et éducation en première lecture à l’Assemblée, au Sénat également. Et lorsque le texte revient en deuxième lecture à l’Assemblée, on s’aperçoit que le syndicat du secteur du numérique, le Syntec, vient d’envoyer un communiqué de presse qui alerte, justement sur cette amendement accepté par l’Assemblée et le Sénat, sur la loi refondation de l’école.
- Journaliste
- : Voici ce communiqué du syndicat des entreprises du numérique. Un communiqué très alarmiste : « Ces dispositions handicaperont gravement la plupart des entreprises déjà présentes sur cette filière ». Il a été envoyé à la presse, à tous les députés et au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Vincent Peillon. Alors que l’amendement d’Isabelle Attard aurait permis à l’État de faire des économies importantes, Vincent Peillon recule.
Comment vous expliquez cette situation ?
Isabelle Attard : Parce qu’il y a un lobby et une pression incroyable de la part des plus gros éditeurs de logiciels propriétaires et, comme je le disais, Microsoft est le plus gros.
Journaliste : Nous avons tenté à plusieurs reprises de joindre l’ancien ministre pour qu’il nous explique sa marche arrière. Il a refusé.