Asma Mhalla : Aujourd’hui, dans CyberPouvoirs, on va parler hyperguerres dopées à l’intelligence artificielle et combats du futur avec Michel Goya, ex-colonel et historien de la guerre.
Michel Goya, voix off : La guerre, c’est forcément humain, un combat, c’est forcément humain. Vous déléguez ce truc à des robots, à des machines, en fait, vous ne combattez plus, d’abord vous faites de l’assassinat.
Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job, c’est de décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer autour de la tech. Chaque semaine, nous nous plongeons dans une grande affaire technologique pour ensuite tirer ensemble, méticuleusement, le fil de l’histoire, lever le voile sur ce qui se joue en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur des jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, nous allons nous projeter dans les combats du futur.
CyberPouvoirs sur Inter, c’est parti.
Diverses voix off : Il nous faut quelque chose de plus. Il nous faut un policier qui fonctionne 24 heures sur 24, un policier qui n’a besoin ni de manger ni de dormir, doté d’une grande puissance de feu et des réflexes adéquats.[RoboCop]
Le temps que Skynet devienne conscient, il s’était divisé en des milliers de serveurs informatiques sur toute la planète.[Terminator]
L’attaque a commencé à 18 heures 18, le jour où l’espèce humaine a été presque totalement anéantie par les armes qu’elle avait créées pour se protéger.
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Munitions rôdeuses, drones kamikazes, satellites en orbite basse, bref !, la guerre d’Ukraine est l’illustration, pour la première fois peut-être à l’échelle, de ce à quoi vont ressembler les combats du futur. La rupture technologique, dans le champ de la guerre, est une réalité qui risque bien de devenir très rapidement la norme autour d’un concept, celui de la hyperwar en anglais, hyperguerre en français, terme consacré, dès 2017, par Allen et Husain dans un papier qui fit grand bruit à sa sortie et qui s’intitule On Hyperwar [1]. Les deux auteurs américains affirment que l’intelligence artificielle représente une avancée technologique sans précédent qui va révolutionner les affaires militaires et la nature même des combats, les fameux combats du futur. Les guerres du futur seront des guerres de l’hyper-vitesse nourries aux intelligences artificielles autonomes.
Journaliste, voix off : Au petit matin, les pompiers russes ont réussi à venir à bout des flammes. L’incendie s’était déclaré dans la nuit, dans un réservoir d’une raffinerie située près de la mer Noire, au sud-ouest de la Russie. Selon le gouverneur local, c’est une attaque de drone non identifié qui en serait à l’origine.
Asma Mhalla : Et dans la couverture de la guerre d’Ukraine par exemple, la dimension super technologisée a été relativement absente du débat et, à mon sens, ça a été une erreur, parce que l’IA est déjà partout dans le champ de la guerre. La datafication du champ de bataille, c’est-à-dire la mise en données de la guerre via, par exemple, les satellites, les drones, les caméras embarquées, tous les systèmes de captation et de transcription de la donnée, en gros tous les systèmes technologiques qui viennent en soutien aux opérations de terrain sont déjà là.
Mais si la guerre intelligente est déjà bel et bien expérimentée, grandeur nature d’ailleurs, en Ukraine, on reste encore loin des scènes de film qui mettent en scène des superbes robots tueurs complètement dingos qui n’auraient qu’une seule obsession : nous détruire. Pourtant, est-ce que ce modèle, celui de l’hyperguerre, est un horizon pour nous ? C’est peut-être là la vraie question. Et à mon sens, je crains que oui, parce que l’actuelle rivalité entre puissances, entre États-Unis et Chine, se joue actuellement pile à cette intersection précise entre les champs technologique et militaire. L’enjeu, c’est bien le leadership mondial ; les IA, et les IA militaires, en sont l’un des vecteurs. L’hyperguerre, d’après moi donc, est bien notre horizon avec des questions éthiques, juridiques, absolument énormes.
Voix off : Drones, robots tueurs, soldats augmentés, les guerres du futur sont-elles déjà là ?
Asma Mhalla : Si on décide de mettre en service ces armes ultra-rapides, par exemple, et strictement autonomes, c’est-à-dire sans qu’il n’y ait aucun humain sur la boucle – en gros, vous envoyez votre drone dans la nature et vous ne savez plus du tout ce qu’il fait, c‘est-à-dire quelles décisions il prend et, en général, ce sont des décisions de vie ou de mort, donc ce n’est absolument pas du tout anodin – si on prend donc cette décision-là, collective, le choix, vous l’avez compris, sera foncièrement politique et c’est aussi une affaire de balance coût/bénéfices. Les bénéfices de ce choix, c’est la vitesse, la précision, l’autonomie de ces nouveaux armements. Et si, côté pile, ça a l’air assez tentant, côté face, le prix à payer peut se révéler pour nous très coûteux : failles de cybersécurité et fiabilité des systèmes, mais surtout le risque d’erreur, donc d’accident : imaginez que votre drone, par son système d’identification super intelligent, confonde un bus d’école avec un char ! Vous voyez que potentiellement ces armes autonomes risquent tout d’un coup de devenir des armes de destruction massive en puissance, très loin du vieux rêve de la frappe chirurgicale.
Dans tous les cas, quelle que soit la limite ou le seuil d’autonomie que l’on va décider de mettre en place, la version contemporaine de la force risque vraiment de prendre la forme de ces guerres ultra-rapides. Dans tous les cas, la puissance militaire dominante sera celle qui saura voir, comprendre, anticiper, pour, au bout du compte, faire quoi ? Tirer la première.
Mais je me demande, d’ailleurs je vous soumets les questions qui me viennent à l’esprit : la guerre du futur, c’est-à-dire ces guerres super algorithmiques, celles qui vont se jouer aussi et surtout, dans le fond, à distance, est-ce encore la guerre sans le flair, sans la chair, sans les canons et sans le combat ? Est-ce qu’on va finir, un jour, par remplacer les soldats biologiques par des drones, des robots ou mixer les deux ? Tuer à distance, est-ce la guerre ou est-ce que ça devient un meurtre ? Et puis si on y va, parce qu’on semble y aller, je vous le disais tout à l’heure, qui alors serait susceptible de gagner cette guerre-là ? Les questions, vous le voyez, sont vertigineuses et, pour la plupart, elles n’ont encore aucune réponse.
Pour continuer à explorer les affres des combats du futur, je reviens dans un instant avec mon invité, le colonel et historien des conflits, Michel Goya.
Pause Musicale : Heroes par David Bowie.
Asma Mhalla : C’était le génialissime David Bowie avec Heroes sur Inter.
On continue à explorer les guerres du futur dans CyberPouvoirs.
Voix off : France Inter. Asma Malla. CyberPouvoirs.
Asma Mhalla : Je suis très heureuse de recevoir Michel Goya dans CyberPouvoirs.
Michel est un ancien colonel des troupes de marine et surtout un historien. Il vient de publier, chez Perrin, L’ours et le renard - Histoire immédiate de la guerre en Ukraine. Michel Goya est surtout l’un des plus forts connaisseurs de l’histoire des conflits et, ce que j’adore avec lui, c’est qu’il a toujours des avis clairs, tranchés, sur lesquels on peut débattre, qui poussent toujours à réfléchir, avec ou contre, mais réfléchir.
Colonel, cher Michel, bonjour.
Michel Goya : Bonjour Asma.
Asma Mhalla : Merci beaucoup d’être parmi nous et avec nous sur Inter.
J’aimerais commencer par toutes ces histoires de guerre augmentée, de guerre dopée à l’intelligence artificielle, de ce l’on pourrait appeler une possible révolution dans les affaires militaires, dans la chose militaire, c’est-à-dire non seulement un changement de pratiques mais aussi de gouvernance, d’organisation, d’appréhension de ce que doit être la fameuse chaîne de Command and Control ou de commandement.
Michel Goya : Révolution, c’est un grand mot, toujours. Révolution dans les affaires militaires, ça suppose qu’il y ait suffisamment de choses, suffisamment d’innovations pour transformer radicalement le paysage de la guerre, que ce soit au niveau du champ de bataille ou au niveau de la conduite de la guerre d’une manière générale. Il y a eu des révolutions au 19e siècle, la révolution industrielle elle-même, une révolution qui a induit une révolution militaire.
Asma Mhalla : Comment ?
Michel Goya : Par exemple, elle a introduit une puissance de feu, c’est-à-dire que d’un seul coup on a des armes, des fusils simplement qui, au lieu de tirer à 100 mètres, tirent à 400 mètres, tirent précisément à 400 mètres et ça change tout. Le champ de bataille devient d’un seul coup infiniment plus meurtrier qu’il ne l’était auparavant alors que tout le reste n’a pas changé : on continue à se déplacer à pied, à cheval, on communique toujours à la voix. Ça aboutit donc à des gens qui sont obligés de se concentrer sous une puissance de feu terrible. C’est très meurtrier, ça donne les combats de la Première Guerre mondiale, etc., c’est un changement.
Deuxième changement, deuxième couche d’innovation qui intervient, par exemple, avec la motorisation et qui intervient aussi, ensuite, avec les moyens de communication, on arrive un peu dans le sujet, avec les moyens de transmission, transmission radio, tout simplement.
Asma Mhalla : Ça commence quand ?
Michel Goya : Ça se développe pendant la Première Guerre mondiale aussi, essentiellement. Là, d’un seul coup, on peut dilater les opérations. Là on parle des éléments techniques, mais il ne peut y avoir véritablement révolution, transformation de la guerre que s’il y a autre chose. La guerre, ce n’est pas simplement un phénomène technique, c’est un phénomène social, c’est un phénomène politique d’abord et avant tout. C’est-à-dire que dans cette révolution que j’évoquais, au 19e siècle, en fait c’est une révolution miliaire qui va, en gros, de 1850 à 1950, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Asma Mhalla : C’est long !
Michel Goya : Oui ! Une révolution, ce n’est pas forcément le 14 juillet 1789, ce n’est pas simplement une journée, c’est une transformation qui peut s’étaler, parce que, dans cette transformation, il faut absorber tous ces éléments, il faut les digérer et, avant que ça se transforme en nouvelles pratiques, ça prend du temps mais ça peut aller très vite. Une autre révolution c’est, par exemple, l’introduction, des missiles intercontinentaux et des armes thermonucléaires. Là vous avez une révolution radicale, une transformation radicale de la manière de penser la guerre, d’un seul coup, et ça se fait en quelques années : en une dizaine, une quinzaine d’années, on a quelque chose qui apparaît dans le paysage, l’arme atomique, mais c’est presque un cas extrême.
Au 19e siècle, vous avez aussi la démographie. Vous avez des armées, d’un seul coup, beaucoup plus importantes, parce qu’on pouvait mobiliser beaucoup plus de gens, la population a augmenté, l’économie industrielle permet de sortir des gens des champs et de les envoyer au combat, etc.
C’est tout un ensemble de facteurs qu’on oublie souvent. Quand on parle d’innovation, on se focalise, on pense surtout innovation technique, parce que c’est peut-être plus spectaculaire, c’est plus visible, mais on a tendance à sous-estimer des choses qui sont beaucoup moins visibles mais qui sont tout autour : des phénomènes politiques, des phénomènes sociaux, des phénomènes démographiques, etc.
La dernière fois qu’on a vraiment utilisé le terme de révolution dans les affaires militaires, c’était dans les années 80/90, où on a imaginé que l’introduction de l’électronique dans la guerre allait permettre d’avoir des armes beaucoup plus précises : ça permet de faire des choses qu’on ne pouvait pas faire avant ; ça permet de communiquer beaucoup plus facilement ; ça permet, avec la numérisation, par exemple de savoir où on est, ce qui, pour un militaire, est déjà quelque chose d’extraordinaire : savoir où on est, où sont les amis et, si possible, où sont les ennemis. C’est tout un tas de phénomènes et on se disait, surtout aux États-Unis et en Union soviétique aussi, à la fin, « là il y a une nouvelle façon de faire, ça a changé complètement les choses ». C’est en partie vrai, mais on s’est aperçu que c’était en partie faux aussi. Les Américains high-tech qui avaient complètement intégré tous ces éléments, quand ils se sont retrouvés par exemple en Irak, à lutter contre la guérilla, contre des gens qui se battaient avec des kalachnikovs des années 40, étaient mis en échec. Une des innovations militaires les plus redoutables ces dernières décennies, c’est, par exemple, l’attaque suicide ; c’est quelque chose qui pose énormément de problèmes, depuis le début des années 80, or ça n’a rien de technique.
Asma Mhalla : Vous évoquez, à très juste titre, la question de la précision. L’intelligence artificielle aujourd’hui, qu’elle que soit sa forme, qu’elle soit embarquée dans des drones, dans des satellites, le soldat augmenté, on y reviendra, les armes autonomes peut-être demain, les armes pré-programmées aujourd’hui, tout cela développe aussi et va dans le sens de cette question de l’ultra-précision avec, en plus la question aujourd’hui, nouvelle peut-être, de l’hyper-vitesse. Mais ça suppose aussi tout ce qu’on voit par exemple dans le champ cyber, avec la cyberdéfense, la question de la désinformation, etc. Est-ce qu’on n’a pas aussi un changement d’échelle tel, qu’il peut quand même signifier un changement de nature dans la guerre contemporaine ?
Michel Goya : D’abord un élément, encore une fois un peu technique, c’est que les armées sont des ensembles humains, hybrides, ce sont toujours des mélanges d’êtres humains et de machines, de choses. Elles contiennent toujours de l’ancien et du nouveau, c’est-à-dire que vous n’allez pas, d’un seul coup, avoir une armée entièrement de robots qui va apparaître demain. Non !
Asma Mhalla : Vous n’y croyez pas à ça, au modèle Skynet. D’ailleurs vous appelez ça vous-même « modèle Skynet » dans vos écrits.
Michel Goya : Peut-être. Regardez, par exemple, la guerre en Ukraine. Fondamentalement, dans la guerre en Ukraine, le gros des équipements, le gros du tonnage ce sont de bons vieux chars, ce sont, pour la plupart, des équipements des années 80 sur lesquels, effectivement, se sont greffés des éléments tout à fait modernes, des éléments de numérisation, des drones évidemment. Ce qui change vraiment, c’est la circulation de l’information, c’est le fait que l’on voit les choses, on va le dire simplement : il est très difficile de se déplacer, de se rassembler quelque part sans être vu et, si vous êtes vu vous êtes rapidement frappé. Vous avez en permanence une sorte d’épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Asma Mhalla : Par les systèmes justement.
Michel Goya : Oui, bien sûr, qui se greffent, ce qui fait qu’il est très difficile, dans ces conditions, de combattre, il faut se camoufler. Au passage, on trouve toujours des solutions.
Asma Mhalla : De contournement.
Michel Goya : De contournement bien sûr : si la menace vient du ciel, vous allez creuser, vous allez vous enterrer, vous allez revenir à des choses au contraire très anciennes, vous allez vous cacher ; dans les villes, par exemple, vous allez vous mettre en tenue civile. En réalité on a vu ça, on a connu ça. Par exemple au Sud-Liban, en 2006, la guerre qui était menée par Israël contre l’organisation Hezbollah c’était ça, c’était un système intégré, les Soviétiques appelaient ça un complexe reconnaissance/frappe, c’est-à-dire un ensemble d’informations et de systèmes qui peuvent frapper très vite. Vous aviez des drones au-dessus, des drones de surveillance à ce moment-là, vous aviez des avions, en l’occurrence des avions prêts à frapper, des missiles prêts à tirer. Dès qu’on décelait un objectif, dans la minute qui suivait une frappe était exercée sur cet objectif. C’était apparemment le modèle pur et parfait de la guerre moderne. En fait, le modèle a été enrayé, parce que les gens en face avaient compris, s’étaient adaptés à ce système : au lieu d’être sur le sol, ils sont à l’intérieur ; un élément fondamental : ils sont éventuellement prêts au sacrifice, ce qui n’est pas forcément le cas d’une armée moderne high tech qui, justement, décentralise son combat et le confie à des robots ; eux sont prêts à mourir, c’est une grosse différence. Mais même ainsi, ils ont utilisé, par exemple, des systèmes d’armes qui étaient l’inverse de la haute technologie, des systèmes consommables, des trucs artisanaux mais nombreux et pas chers. Ils étaient détruits mais ce n’était pas grave, il y en avait plein d’autres.
Asma Mhalla : Si on faisait un tout petit peu un petit travail de perspective.
Michel Goya : Il faut de l’humain pour avoir de l’éthique, il faut de l’humain pour avoir du moral. Et puis, globalement, la guerre c’est forcément humain, le combat c’est forcément humain. Vous déléguez ce truc à des robots, à des machines, en fait vous ne combattez plus, vous faites de l’assassinat, simplement, éventuellement, si les autres n’en ont pas, vous faites tout simplement de l’assassinat ; à partir du moment où vous ne prenez pas de risques, vous faites de l’assassinat. Le combat devient quelque chose, une dialectique. Si vous risquez peu votre peau en face c’est autre chose, ce n’est plus la guerre, en fait c’est autre chose. On est déjà un peu, d’une certaine façon, dans cette situation : vous avez des gens qu’on affronte à distance, qu’on frappe avec des drones, etc., et qui disent « les gars, vous ne faites pas la guerre, vous êtes des lâches. Nous, nous nous battons ».
Asma Mhalla : Je retiens cette phrase, Michel « la guerre est une dialectique, sinon ce n’est pas la guerre ». On revient pour continuer d’explorer ces enjeux absolument passionnants sur France Inter dans CyberPouvoirs.
Pause musicale : Dance par Simone Ringer.
Asma Mhalla : Vous venez d’écouter Simone Ringer sur Inter avec Dance
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs.
Vous écoutez toujours CyberPouvoirs sur France Inter et on parle toujours des guerres et des combats du futur avec l’ex-colonel et historien Michel Goya.
Si vous permettez, pourrait-on revenir sur la France là-dedans ? Nous expérimentons quoi ? Où en sommes-nous ? Je sais que récemment, en mai 2023, l’armée de terre a fait tout un tas d’expérimentations dans un salon pour équiper, justement, les soldats dits biologiques ; c’est d’ailleurs assez marrant cette terminologie, commencer à parler de soldats biologiques versus justement les robots, les drones et tout ce qui va venir les augmenter. Il y a donc eu des expérimentations, c’est en train d’être progressivement disons intégré dans la doctrine. La LPM, la loi de programmation militaire présentée en 2023 pour 2024-2030 [2], essaye d’embarquer cette question d’innovation dite de rupture. Mais où en sommes-nous en vrai ?
Michel Goya : En réalité on tâtonne. Là on revient au niveau le plus bas, au niveau tactique, au niveau de la transformation des soldats, on va même dire des fantassins. En fait, on tâtonne beaucoup depuis des dizaines d’années en la matière. On cherche à faire plus.
J’y reviens : le soldat est toujours un hybride. On ne combat pas nu, on combat toujours équipé, on a toujours un bouclier, une épée. Le chevalier du Moyen-âge, avec son cheval, est équipé, bardé de fer, c’est la haute technologie de l’époque, c’est ce qui se fait de mieux à l’époque, jusqu’à ce qu’on invente l’arme à feu et que ça le rende obsolète.
Mais c’est quand même hyper high tech et accessoirement très coûteux. C’est aussi un phénomène qu’il faut prendre en compte. On avait, par exemple, un programme qui s’appelait le programme FÉLIN [3]. Le programme FÉLIN c’est un programme d’augmentation du fantassin [Fantassin à équipements et liaisons intégrés].
Asma Mhalla : Ça date de quand ?
Michel Goya : Ça fait au moins 20 ans, facilement 25 ans qu’on a commencé à travailler, ce qui, d’ailleurs, montre bien que ce n’est pas évident, on butte sur un certain nombre de problèmes. Un, en réalité ce n’est pas super performant, globalement c’est un échec. Deux, la panoplie complète du soldat coûtait 42 000 euros.
Il faut aussi imaginer les choses dans un environnement de combat : les individus sont transformés, les individus ne fonctionnent pas de la même façon ; on est à la fois un super héros, mais on peut être aussi complètement paralysé par tout plein de phénomènes.
Asma Mhalla : Cognitifs et psychologiques.
Michel Goya : Oui. Un individu au combat est un individu transformé, forcément. Vous avez à l’intérieur du cerveau un petit truc qui s’appelle l’amygdale cérébrale, qui envoie de l’adrénaline partout, qui essaie de vous transformer en super héros, et après vous avez une partie de votre cerveau qui se demande « qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que je peux faire face ? Est-ce que j’ai les moyens de faire ça ? Je comprends, j’ai les compétences, je suis entouré de gens – c’est un phénomène social – en qui j’ai confiance ? J’ai confiance dans les ordres qu’on me donne ? Etc. ». Si vous répondez oui à cet ensemble de questions, globalement vous allez résister, vous allez rester un super héros. Vous allez porter les choses plus fortement, vous allez penser plus vite, vous allez faire plein de choses. Si vous répondez non à des questions, vous allez monter, le cœur va commencer à battre plus vite et vous allez devenir de plus en plus paralysé jusqu’à même être éventuellement complètement bloqué et c’est là que surviennent les traumatismes : vous êtes bloqué sur une scène, c’est-à-dire que concrètement on bloque l’amygdale et l’amygdale est reliée à la mémoire.
Un vrai soldat, un super soldat, c’est celui qui gère ses émotions, c’est fondamentalement ça, et tout l’entraînement militaire est fondé là-dessus, répondre oui aux questions : j’ai confiance en moi, etc. L’équipement peut aider à ça, il peut, bien sûr, aider à comprendre les choses. Si vous avez des capteurs, des choses qui vous permettent de mieux comprendre ce qui se passe, c’est mieux. Si vous êtes protégé, que vous avez un bon gilet par-balles, c’est mieux aussi, etc.
Là, on essaie par exemple d’utiliser des robots pour effectuer les missions les plus dangereuses. 60 % des soldats sont tués en allant chercher l’ennemi, ils sont tués sans voir l’ennemi, en allant le chercher. Donc, si on utilise des drones, si on utilise des robots, on fera très volontiers ces missions les plus difficiles, les plus risquées. Ça commence déjà, on le fait et on le fera toujours.
Maintenant et j’y reviens, il faut aussi savoir ce que ça coûte. Une panoplie de super soldat, qui ne marchait pas bien, c’était 42 000 euros. On est passé d’un équipement du soldat qui était de 1000 à 2000, euros – le soldat équipé dans les années 80, quand j’ai commencé ma carrière – à 42 000 euros. J’ai dit « 42 000 euros, dans les endroits où on combat réellement, c’est 100 fois le salaire, la solde des gens contre qui on combat ».
Asma Mhalla : C’est hyper-intéressant, Michel, ce que vous êtes en train de dire. Vous êtes en train de nous partager, avec énormément de générosité d’ailleurs, une expérience terrain, de soldats sur le terrain. Mais est-ce qu’on n’est pas, pour des raisons absolument discutables, en train malgré tout d’aller vers quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’efficacité ou du bien-être du soldat, mais qui est de l’ordre, si vous voulez, du show géopolitique ?
Michel Goya : Oui, bien sûr. Il y a un peu de ça, c’est vrai.
Si vous regardez cette loi de programmation, ce plan de 413 milliards. En fait, 80 % c’est pour se rééquiper de bon vieux matériel, de chars.
Asma Mhalla : C’est la majorité du budget.
Michel Goya : Très largement. En fait on sort d’une crise militaire. Pendant 25 ans on a économisé des centaines de milliards d’euros sur les armées, nous nous sommes considérablement appauvris, maintenant on fait l’inverse ; on se rééquipe, donc on rattrape.
Asma Mhalla : La guerre d’Ukraine est un tout petit peu passée par là, et sert justement de prétexte à ce réarmement, on va dire.
Michel Goya : Oui, mais il y a un autre aspect.
Le premier aspect, 80 %, on continue à se rééquiper, pour le dire simplement.
Après, là où l’Ukraine intervient, c’est que la guerre, les guerres extérieures ou les évènements servent de révélateur. En fait, les choses vues sont beaucoup plus importantes que les choses sues.
On a changé nos politiques de défense en 2015 à la suite des attentats terroristes. Les attentats n’auraient jamais dû être une surprise, il était inscrit partout qu’il y avait des risques, pourtant ils ont eu lieu et on a dit « hou là, il faut faire a quelque chose ». On a donc changé notre politique. Très bien.
Là, l’Ukraine est d’abord un révélateur, on s’est dit « il nous faut, par exemple, des obus d’artillerie pour faire la guerre ». Ah oui ! Quelle découverte ! Mais, si on n’a pas ce révélateur, plein de gens vont faire des économies qui font qu’il n’y a plus rien, donc on dit qu’il faut racheter des obus d’artillerie, on va donc dépenser 16 milliards là-dessus. On dit « on n’a pas assez de camions. Hou là ! »
Asma Mhalla : Mais dans la LPM, ils dotent vachement, cette fois-ci, sur les questions d’innovation, dans la loi de programmation militaire,
Michel Goya : C’est le plan de financement d’équipement des armées sur les années à venir.
Il y a un troisième aspect : le mot qui apparaît le plus dans la loi de programmation, c’est le mot « cohérence », en fait, ce qu’on appelle cohérence c’est rattraper toutes les lacunes qu’on n’a pas vues. Et, parmi ces lacunes, le retard qu’on a en termes de drones. Là, d’un seul coup, on s’est dit « on investit dans les drones. Nous sommes très en retard, nous Français dans ce domaine. » De la même façon, nous sommes en retard dans la lutte contre les drones, forcément.
Asma Mhalla : Eh bien oui, en effet miroir.
Michel Goya : Donc là aussi on investit. Et après, il y a ce qui relève un peu du show, effectivement, pas du show, il y a quand même de vrais enjeux, mais on va explorer, on va investir dans d’autres champs, qu’on appelle aussi les champs communs.
Asma Mhalla : L’espace, les fonds sous-marins, etc.
Michel Goya : Oui. Les fonds sous-marins aussi depuis qu’on s’est aperçu qu’il y a des sabotages possibles.
Asma Mhalla : Nord Stream, on se souvient.
Michel Goya : « Ah tiens, il faut rajouter un truc sur les fonds sous-marins » sinon, on ne l’aurait jamais eu, etc.
Asma Mhalla : On fonctionne toujours, bizarrement, par surprise comme si l’appareil n’était plus tellement en capacité d’anticiper la menace ?
Michel Goya : C’est souvent comme cela que ça marche. Encore faut-il avoir une menace claire, savoir qui on veut affronter. À l’époque de l’Union soviétique, du pacte de Varsovie, au moins la menace était à peu près très claire, on a construit une force de frappe nucléaire pour faire face, pour dissuader les Soviétiques de nous attaquer de cette façon. On a créé tout un tas de trucs. On avait un modèle sur lequel on pouvait se structurer.
Asma Mhalla : L’hybride floute tout !
Michel Goya : Il y a deux problèmes. D’abord quel ennemi ? En fait, il faut désigner au moins un adversaire potentiel si on veut structurer.
Asma Mhalla : Qui ?
Michel Goya : La Russie, la Chine, les puissances, les organisations armées.
Asma Mhalla : Les groupes para-étatiques, les groupes privés.
Michel Goya : Exactement. Et vous avez un deuxième problème : tous ces investissements sont des investissements au long cours, ça demande du temps, ça demande des dizaines d’années de développement alors qu’on a des contextes géopolitiques qui changent en moyenne tous les 20 ans. Il y a donc un décalage formidable et obligatoire.
Asma Mhalla : En fait structurel.
Michel Goya : Ça va changer. Les règles du jeu internationales vont changer, les ennemis vont changer, les menaces vont changer. Il suffit de regarder l’histoire. Tous les 15 à 30 ans ça change, les règles du jeu changent. Le problème c’est que l’on a des investissements qui, au contraire, sont de plus en plus lourds, de plus en plus longs. D’ailleurs, si on se plante dans un investissement industriel c’est une catastrophe parce que ça coûte très cher et on est engagé sur un truc qui ne marche pas bien. Mais, dans tous les cas de figures, un programme fonctionne sur 50 ans, 60 ans.
Je termine là-dessus : savoir ce que l’on pourra utiliser, comment on va utiliser les équipements, les choses dans lesquelles on investit aujourd’hui dans 40 ans, c’est de la voyance !
Asma Mhalla : Mon cher Michel, je termine avec la question signature de CyberPouvoirs : les guerres du futur sont presque déjà là et merci, d’ailleurs, pour la mise en perspective et la prise de distance que vous nous permettez malgré tout, notamment avec la rhétorique ambiante. Mais quand même, mon cher Michel, à partir de ces nouveaux attributs de puissance, qu’ils soient là ou qu’ils soient en expérimentation, d’après vous, qui dominera le début de ce 21e siècle ?
Michel Goya : Je vais vous décevoir. Je pense que si, allez, en 2040, on tire au sort un soldat parmi tous les gens armés qui sont dans le monde, il y a toutes les chances que ce soit toujours un soldat, un combattant africain qui sera en baskets, jeans et toujours équipé d’une kalachnikov.
On parle de grandes puissances, mais, en réalité, il y a aussi un phénomène qu’on appelle désormais la longue traîne [4], c’est-à-dire qu’il y a aussi une décentralisation de la puissance : les individus, eux-mêmes, peuvent recevoir une certaine partie de toutes ces technos dont on parle. Et le phénomène véritablement nouveau depuis ces dernières années, c’est la puissance d’organisations armées, c’est la puissance de privés, de structures privées. Les puissances de l’avenir seront peut-être des organisations privées armées.
Asma Mhalla : Michel Goya, merci beaucoup d’avoir été avec moi dans CyberPouvoirs.
Avant de vous dire complètement au revoir, j’aimerais aussi vous remercier à titre personnel, parce que je crois que vous avez été l’un des premiers, dans ce milieu, à me tendre la main, à me donner mes premiers éléments de culture générale militaire – d’ailleurs je ne suis pas du tout sûre d’avoir été une très bonne élève –, à ne pas m’avoir regardée de haut quand je démarrais sur ces questions, d’avoir partagé avec moi si généreusement et avec tant de bienveillance, cette immense bienveillance bourrue qui vous caractérise, votre connaissance et votre savoir, ce que je tente à mon tour de faire. Cher Michel, merci pour tout du fond du cœur.
Michel Goya : Merci à vous.
Asma Mhalla : La semaine prochaine, nous partons à la reconquête de l’espace et, sur le chemin, on en profitera pour rendre visite à nos vieux compères de la Silicon Valley, Elon Musk en premier lieu.
À la semaine prochaine et d’ici là, portez-vous bien.