Trump et les réseaux sociaux, pouvoir et technologie au XXIe siècle

Voix off : Signes des temps, Marc Weitzmann.

Marc Weitzmann : Bonjour à toutes. Bonjour à tous.
Le 8 janvier dernier, le président sortant des États-Unis a été banni de Twitter où il totalise 88 millions d’abonnés, puis de Facebook – 35 millions d’abonnés –, et d’Instagram pour cause de « risque de nouvelles incitations à la violence », et ce jusqu’à la fin de la transition du pouvoir la semaine qui vient.
Mark Zuckerberg a personnellement annoncé, dans un post, la décision prise de manière à ce que Trump ne puisse plus, je cite « justifier plutôt que condamner les actes de ses supporters au Capitole ».
Dans la foulée, Snapchat, TikTok, Twitch, Microsoft, Youtube et Reddit ont également suspendu leurs services au président.
Google et Apple, de leur côté, ont retiré de leurs applications la plateforme Parler, censée servir de Twitter alternatif à l’extrême droite, et dont le compte a aussi été fermé par Amazon.
Sitôt connue, la décision des réseaux sociaux a suscité des commentaires plus qu’alarmistes sur l’ensemble de la planète. « La régulation des géants du numérique ne peut pas se faire par l’oligarchie numérique elle-même » a ainsi commenté Bruno Le Maire sur Inter, tandis que le commissaire européen au numérique, Thierry Breton, comparait cette décision à « un 11 septembre de l’espace informationnel ».

Pour la première fois en tous cas, pour préserver la démocratie, un président en exercice voit sa liberté d’expression réduite par les réseaux sociaux. Quelle situation cela crée-t-il ? Quelles perspectives est-ce que cela ouvre ? C’est ce sur quoi nous allons essayer de réfléchir aujourd’hui.
Avec, pour en parler, Asma Mhalla. Bonjour.

Asma Mhalla : Bonjour.

Marc Weitzmann : Vous êtes maîtresse de conférence à Sciences Po, spécialiste des enjeux politiques de l’économie des plateformes numériques.
Tariq Krim. Bonjour.

Tariq Krim : Bonjour.

Marc Weitzmann : Vous êtes un des pionniers du Web français. Vous êtes fondateur du site Netvibes [1], Jolicloud [2] aussi, et de la plateforme Polite.one [3]. Vous avez été vice-président du Conseil national du numérique [4] et vous êtes déjà venu dans cette émission.
Enfin Bernard Benhamou. Bonjour.

Bernard Benhamou : Bonjour.

Marc Weitzmann : Vous êtes secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté numérique [5] et vous avez été conseiller de la délégation française à l’ONU sur la régulation d’Internet.

Le bannissement de Trump.
Il faut peut-être essayer de commencer par replacer cette décision dans l’ensemble de ce qui se passe en ce moment aux États-Unis. En fait, un certain nombre d’entreprises ont annoncé leur prise de distance vis-à-vis non seulement de Trump mais de toute l’organisation trumpiste, et non des moindres, AT&T, JP Morgan Chase, Goldman Sachs, BlackRock, Bank of America, Wells Fargo, Ford, Dysney, American Airlines, BP, JBS, General Motors, etc. . Tous ont annoncé la suspension des versements des fonds électoraux pur Trump. Il faut savoir qu’aux États-Unis toutes ces entreprises, en réalité, financent à peu près à égalité l’ensemble des deux camps. Ce qui est intéressant c’est peut-être la manière dont ils l’ont dit. La Chambre américaine du commerce a annoncé que les avocats qui ont soutenu les efforts de Trump pour discréditer les élections ne recevraient plus de soutien financier. Le patron de Blackstone a annoncé la suspension des contributions. Coca-Cola a fait une déclaration disant que les évènements du Capitole resteront dans les mémoires et pèseront dans les décisions de nos contributions futures. Dysney a dit : « Le siège du Capitole est un assaut direct contre l’un des piliers majeurs de notre pays, la transition pacifique du pouvoir ». La New York State Bar Association a annoncé l’ouverture d’une enquête contre Rudy Giuliani qui pourrait conduire à son éviction, Giuliani étant l’avocat de Trump, etc. Je donnerai d’autres détails plus tard.
La première pensée c’est Shakespeare, la fin de Richard III où le tyran est finalement chassé par tout le monde et exécuté comme le sanglier dans les chasses à courre à l’époque élisabéthaine. On a l’impression d’une espèce de purge. La société américaine essaye de se purger de Trump pour arriver au happy end du retour de la démocratie. Est-ce que c’est le cas ? Je ne sais pas qui veut parler. Asma Mhalla.

Asma Mhalla : Je crois que cette ostracisation va encore plus loin que Shakespeare, en fait.

Marc Weitzmann : Carrément.

Asma Mhalla : Absolument. C’est-à-dire qu’on invisibilise quelque chose qu’on n’a plus envie de voir dans l’espace public ou dans les espaces publics. Au-delà de la question de Trump dont on peut discuter, ce bannissement généralisé, cette disparation, cette mise sous silence d’une parole d’un leader politique qui a quand même collecté plus de 70 millions de voix – peu importe les structures démocratiques américaines – pose un vrai sujet démocratique et il me semble que ce n’est pas en invisibilisant qu’on résout un problème. De ce point de vue-là c’est un vrai sujet démocratique.

Marc Weitzmann : Tariq Krim.

Tariq Krim : Je dirais, finalement, qu’on voit trois choses.
Déjà, d’une certaine manière, Trump et le trumpisme est le produit de dix ans de réseaux sociaux, de ce que j’appelle parfois la radicalisation algorithmique, mais également une forme de communautarisme algorithmique où, finalement, les réseaux et les plateformes, les algorithmes de ces plateformes, ont mis en commun des gens qui pensaient la même chose ou parfois, dans le cas de QAnon, les ont fait découvrir. Il faut dire que de nouveaux mouvements d’extrême droite aux États-Unis, à savoir QAnon ou Boogaloo, sont exclusivement nés de Facebook et des réseaux sociaux. 71 % des gens qui ont rejoint QAnon l’ont fait suite à une recommandation pour entrer dans un groupe sur Facebook et là, d’une certaine manière, il y a trois choses.
La première c’est clairement, dès lors que Biden a été, j’allais dire, officiellement élu comme président suite à la réunion au Congrès, évidemment les entreprises internet ont besoin de montrer des gages.
La deuxième chose c’est que finalement, et c’est ce qui est un peu rassurant dans tout ça, c’est que le négationnisme, le racisme, les fake news, les vidéos bidons des politiques n’arrêtaient pas les réseaux sociaux. Ce qui arrête les réseaux sociaux c’est la tentative d’insurrection. Donc on sait maintenant qu’il y a une limite aux États-Unis.
Je dirais que la troisième chose qui est intéressante c’est que, finalement, cette radicalisation, polarisation, hyper-polarisation de la politique aux États-Unis, a rendu la politique elle-même radioactive. Ça veut dire que ce que nous disent, aujourd’hui, toutes ces sociétés, c’est qu’elles donnaient de l’argent aux politiques. Vous connaissez Citizens United, le fait que l’argent aux politiques aux États-Unis est très efficace pour faire évoluer les lois. Désormais le terrain est tellement polarisé que c’est devenu radioactif, toxique. Donc ce que disent toutes ces marques c’est : « Pour l’instant on va s’écarter de tout ça parce qu’il n’y a que des coups à prendre ».

Marc Weitzmann : On va revenir sur les réseaux sociaux, mais d’abord je voudrais rester une seconde sur les entreprises qui ne sont pas des réseaux sociaux, par exemple la Deutsche Bank à qui Donald Trump, enfin le groupe Trump doit plus de 300 millions de dollars, personnellement garantis par l’actuel président, par Donald Trump et qui a annoncé ne plus vouloir travailler avec Trump ou la Trump Organisation à l’avenir. Ils ont divulgué un communiqué disant « nous croyons qu’une position claire et apolitique – ça va dans le sens de ce que vous dites Tariq Krim – est dans le meilleur intérêt pour nos clients, pour nos employés comme pour nos actionnaires et pour les communautés avec lesquelles nous travaillons, etc. »
Là, ce ne sont pas seulement les réseaux sociaux. On a l’impression que le libéralisme réagit, en quelque sorte, et crée une forme de frontière. Finalement il y a des choses qui ne doivent pas se produire et l’insurrection au Capitole en est une. Bernard Benhamou.

Bernard Benhamou : Merci. De fait, on se rend compte aujourd’hui que l’écosystème industriel économique américain, après avoir très largement contribué à financer, à faire se développer ces mouvements suprémacistes, radicaux et dangereux, découvre un peu tard, au moment où ça ne lui coûte plus rien, alors que globalement, d’une part, on sait effectivement très bien que ces questions se posent au moins depuis quatre ans si ce n’est plus et, de fait. Seulement maintenant parce qu’ils savent qu’il y aura une administration démocrate qui va elle-même avoir, certainement, une politique totalement différente par rapport, justement, à l’expression et à la polarisation dont parlait à l’instant Tariq. Par définition je dirais qu’on est face à un mouvement opportuniste, tardif et malheureusement, le terme clé, justement, ce n’est qu’une « suspension » et on peut très bien retrouver dans quelque temps ces sociétés qui financeront à nouveau les comités politiques aux États-Unis, les PAC. Comme le dirait un excellent ami, remarquable analyste de ces questions, Lawrence Lessig, qui a eu l’occasion de travailler beaucoup sur la corruption aux États-Unis, c’est tout ce système de financement de la politique américaine qu’il conviendrait de revoir. Quelque part, ce que font ces sociétés, c’est éviter que ça ne se produise en montrant des gages et en avançant effectivement des titres de bonne foi pour dire « regardez, il n’est pas nécessaire de revenir sur globalement ce qui a été le fonctionnement quasiment séculaire de la politique américaine », à savoir effectivement le financement, l’énorme, sur-financement des campagnes américaines par l’industrie.

Marc Weitzmann : Aucun de vous trois ne croit – ce n’est pas juste une question naïve – à la capacité d’autorégulation du système, c’est-à-dire à la capacité de la société américaine, à la solidité de la société américaine, à ses capacités à se réguler. Asma Mhalla.

Asma Mhalla : En fait si parce que précisément aux États-Unis, contrairement à l’Europe, la régulation se fait par le marché et les idées, y compris les idéologies sont des market places, ce sont des places de marché qui s’autorégulent par le marché lui-même, qui prend aujourd’hui la forme de réseaux sociaux plutôt monopolisés par Twitter et Facebook et qui sont aussi protégés et par le premier amendement et par la fameuse section 230 qui, en fait, protège le statut de ces plateformes-là en tant qu’hébergeurs et non pas en tant qu’éditeurs.

Marc Weitzmann : On va parler de ces histoires d’hébergeur et d’éditeur, des diffRéences.

Asma Mhalla : Simplement pour réagir sur la question. Je suis d’accord avec Bernard et Tariq, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, que ce soit dans le monde physique, les grandes banques ou les Big Tech, peu importe, il y a bien un accompagnement de la transition du pouvoir, en effet, donc il y a des actes d’allégeance vis-à-vis d’une nouvelle administration. Cela dit, je ne suis pas absolument certaine que l’administration Biden ait un retournement idéologique majeur, parce que d’un part, en effet, les structures de financement et de lobbying, y compris des Big Tech, vont de toute façon continuer à influer sur la classe politique. On le voit déjà.

Marc Weitzmann : Ça a commencé avant.

Asma Mhalla : Ça a déjà commencé et ça continue. Ils sont déjà prépositionnés. On a déjà vu le mercato politique entre les hauts fonctionnaires, les Big Tech, etc., où ils sont tous en train de se positionner. Donc je ne suis pas absolument certaine, on verra, qu’il y ait un changement doctrinal. Il y aura, en revanche, un changement de style.

Marc Weitzmann : Tariq Krim.

Tariq Krim : Je ne suis pas tout à fait d’accord sur la question de la régulation. On l’a vu justement après la crise de 2008, on s’est bien rendu compte que la dérégulation du système des banques, notamment le fait que les banques de détail, les banques d’affaires, qu’on avait séparées dans les années 70-80 et qu’on a ensuite recombinées, nous a amenés à une catastrophe financière. Malheureusement, on se rend compte aujourd’hui dans le numérique, finalement, que cette concentration des pouvoirs est quand même dingue : penser que vous pouvez être sur votre chaise, tapoter un message, n’importe lequel, appuyer sur un bouton et instantanément être repris dans 90 millions d’écrans et, en fait, un milliard d’écrans parce que si vous êtes le président vous avez accès à tout. Vous avez cette liberté de parole, cette amplification algorithmique. Le vrai sujet aujourd’hui c’est moins une question de premier amendement, sachant que la Cour suprême américaine a été assez claire : Cabano, l’un des derniers juges, en tout cas le plus controversé – l’un des plus controversés parce que je crois qu’ils étaient tous un peu controversés aux États-Unis – a clarifié le fait que Twitter et Facebook sont des espaces privés. Donc le sujet n’est pas tellement la liberté de parole, le droit d’expression, le premier amendement ; la question est de savoir si on doit amplifier n’importe qui, n’importe quoi, n’importe comment. Et là, effectivement, ce qui va poser une vraie question de régulation c’est de savoir que peut-on faire, que ne peut-on pas faire, qui peut amplifier, quelle est la responsabilité de l’amplificateur ?
Je voulais juste revenir un peu sur ce que tu as dit tout à l’heure au niveau de la politique, si je peux me permettre un commentaire de politique américaine. D’une certain manière toutes ces entreprises souhaitaient que le Sénat américain reste dans les mains des Républicains parce qu’elles ont peur de la gauche américaine et aussi de toute la partie gauche du Congrès et du Sénat.

Marc Weitzmann : De ce point de vue Trump était une menace pour les Républicains s’il restait dans le jeu.

Tariq Krim : Absolument.

Marc Weitzmann : Les entreprises américaines qui soutiennent les Républicains ont aussi tendance, ont aussi intérêt à essayer de marginaliser Trump.

Tariq Krim : Elles considèrent que Biden, si on reprend un peu le concept de Nassim Taleb, que j’aime beaucoup, d’anti-fragile ; il y a des gens qui explosent avec le chaos et d’autres qui vont exploser avec la stabilité. Aujourd’hui on doit rentrer dans une phase de stabilité et les entreprises américaines ont choisi Biden parce qu’elles savent qu’aujourd’hui, la première des choses aux États-Unis, avant même les réseaux sociaux, c’est évidemment de régler la crise du coronavirus.

Marc Weitzmann : Bernard Benhamou.

Bernard Benhamou : De fait il y a plusieurs points, c’est-à-dire qu’on voit que les entreprises des technologies craignent, et c’est là où il est effectivement question d’un changement de doctrine. Il y a aura un changement de doctrine sur la régulation des contenus, sur l’antitrust.

Marc Weitzmann : On va revenir.

Bernard Benhamou : Ça c’est déjà en cours. Pour avoir des contacts avec les responsables démocrates de l’équipe de transition de Biden, ils ne jurent désormais que par la régulation, qui était un mot tabou pour les équipes de Bill Clinton à l’époque où ont été mises en place justement, à la fin des années 90, les lois sur la non-régulation des plateformes. On voit bien qu’il y a un changement de pied. Qu’il y ait un changement de pied global, en particulier sur le premier amendement, ça c’est totalement inenvisageable. On sait très bien que les forces d’inertie par rapport à cela seront trop fortes. Sur le financement des campagnes, comme on en parlait, je crois que là il n’y aura pas de changement parce que, effectivement, l’inertie sur ce qu’ils appellent là-bas les PAC, les comités d’action politique, sera trop grande. Mais sur ce qui, entre guillemets, « nous occupe aujourd’hui », c’est-à-dire comment les choses ont pu dégénérer à ce point en particulier avec les outils technologiques. On l’a vu par le dévissage lors de l’annonce des résultats des sénatoriales en Géorgie, on a vu effectivement lorsque les démocrates ont acquis la majorité qu’il y a eu un dévissage boursier, qui depuis a été rattrapé, des actions technologiques parce qu’on sait très bien que le statu quo qui a existé jusque-là en termes de régulation, de démantèlement, ne pourra pas tenir. Là-dessus, les démocrates savent qu’ils sont attendus et, effectivement, toutes les sociétés technologiques s’attendent, s’arc-boutent et, quelque part, ce qu’ont fait Facebook, Twitter ou Google c’est une forme de réaction de panique pour essayer, justement là encore, de donner des gages.

Pause musicale : <em<Burn You Up, Burn You Down, Peter Gabriel.

Marc Weitzmann : Donc la situation est très paradoxale parce que, au moment où les réseaux sociaux affichent leur pouvoir en bannissant Trump, en même temps une des conséquences de cette décision, on vient de le voir, c’est que Facebook et Twitter ont perdu en valeur boursière, je crois, quelque chose comme 51 milliards de dollars. Ça a été rattrapé depuis mais c’est quand même un signe qui dit qu’on ne sait pas vers quoi on va. Il y a une grande incertitude sur la suite. Ça pose un certain nombre de questions à commencer par le statut politique de Trump au moment où cette décision est prise. Je pose la question à tous les trois : est-ce qu’il est un citoyen comme les autres, susceptible de contrôle s’il dérape ? Ce que les réseaux sociaux ont censuré, selon leur propre discours, c’est son compte personnel et pas celui de la présidence.

Tariq Krim : Ce sont les deux.

Asma Mhalla : Les deux.

Marc Weitzmann : Ce sont les deux, alors c’est moi qui dis des bêtises.

Bernard Benhamou : @White House a été censuré.

Marc Weitzmann : Je dis des bêtises.

Bernard Benhamou : Il s’est exprimé récemment sur White House, c’est-à-dire sur le fil Twitter de la Maison-Blanche et plus the president of the United States.

Marc Weitzmann : C’est ça. Ça dit quand même une certaine ambiguïté du statut même de la personne qui est censurée. Est-ce que c’est la personne privée ? Est-ce que c’est la personne publique ? Asma Mhalla.

Asma Mhalla : Ça pose en effet la question du régime spécifique qu’on devrait ou qu’on pourrait appliquer à des leaders d’opinion, à des hommes politiques qui ont cette capacité à drainer l’opinion publique, des idées politiques et qui, en plus, prospèrent sur le ferment du modèle économique des réseaux sociaux dont on va certainement parler, qui est essentiellement de capter par l’économie de l’attention, par des mécanismes de viralité via les fonctionnalités, le design même de ces plateformes avec les « like », les « share », les « follow », etc. L’ambiguïté, ce que je voulais évoquer tout à l’heure de ces réseaux sociaux-là et des plateformes en général de discussion, conversationnelles comme ça, c’est la question de la création d’espace publics mais qui sont détenus et qui sont organisés, structurés par des entités privées. Ça c’est la première chose.
La deuxième chose c’est la réflexion qu’on doit avoir sur la modération ciblée, spécifique, de leaders d’opinion et d’hommes et de femmes politiques, ça c’est le deuxième point.
Le troisième point est beaucoup plus fondamental. Au-delà même des modèles économiques basés sur la viralité, la fragmentation, les algorithmes de recommandation, les bulles de filtre, la radicalisation et la polarisation, donc l’éclatement aussi de ce qu’on appelle une société civile tout simplement, se pose la question beaucoup plus démocratique de ce qui amène ce malaise démocratique. L’L’alt-right , typiquement, qui a été en effet façonnée par les réseaux sociaux est quand même construite par des individus issus d’une société donnée.
Il ne faudrait pas confondre causes et symptômes de ce malaise démocratique. Encore une fois ce n’est pas en bannissant, en « dé-plateformisant » des idées avec lesquelles on est en malaise, avec lesquelles on est en désaccord, qu’on résout fondamentalement le problème.
La dernière chose, pour revenir sur le modèle, ce qui m’inquiète beaucoup ce n’est pas tant, finalement, la structuration de Twitter ou de Facebook qui sont des plateformes américaines donc qui sont construites aussi dans un écosystème américain, mais c’est l’importation du modèle en Europe et notamment en France et le modèle communautariste en particulier, sur un ferment, chez nous, qui est quand même très compliqué, où on avait une autre doctrine, une autre idéologie de ce qu’était l’État-nation. Donc ça pose des problèmes politiques et démocratiques majeurs.

Marc Weitzmann : Bernard Benhamou.

Bernard Benhamou : Entièrement d’accord avec ça. De fait, effectivement, on a assisté à une forme, je dirais pour parler clairement, d’incompétence politique par rapport à ces questions, de naïveté, pour reprendre le terme de Thierry Breton récemment lorsqu’il parlait des évolutions politiques des nouvelles lois européennes qui vont être mises en place autour de la régulation des grandes plateformes, le Digital Services Act, le Digital Market Act, et pour ne pas l’oublier, un autre, le Data Governance Act pour les plus technophiles d’entre nous. De fait on voit bien qu’on a laissé, entre guillemets, « filer » au profit de ces plateformes, en Europe, je parle bien ici en Europe, on leur a donné effectivement accès à toutes sortes de marchés publics sans se préoccuper des conséquences à long terme que cela pouvait représenter. Et désormais on se rend compte qu’à défaut d’avoir un agenda politique – vu que c’est souvent une question qu’on pose : ont-elles un agenda politique ?, je pense sincèrement que oui –, à défaut de cela on voit bien qu’elles ont un impact, et c’est ce que rappelait à l’instant Asma, sur la structuration de la communication et de la constitution de l’opinion publique dans nos pays qui est tout aussi toxique que ce qu’a démontré l’affaire Cambridge Analytica [6] aux États-Unis où on a pu influencer, à la marge, les quelques pourcentages d’électeurs qui ont permis de faire basculer les élections en 2016.
Donc penser que les mêmes causes ne produiront pas les mêmes effets ! Tout à l’heure il était question de la polarisation, ce qu’on appelle la radicalisation, ce que Tariq appelait la radicalisation algorithmique, on voit bien que c’est aussi à l’œuvre. Et ça a été aussi à l’œuvre pour le Brexit, ça a été à l’œuvre au Italie.

Tariq Krim : Le 13 novembre.

Bernard Benhamou : Absolument. On voit bien que nous ne sommes pas du tout protégés à l’heure actuelle si l’on ne revient pas sur le modèle économique de ces sociétés. Tout à l’heure il était question d’économie de l’attention et effectivement le micro-profilage, microtargetting en anglais. C’est ce qu’a très bien dit Margrethe Vestager il n’y a pas longtemps : « On ne peut pas laisser le futur de nos démocrates être décidé dans quelques conseils d’administration de sociétés américaines ».
Je crois qu’il est important aujourd’hui, au-delà même de la régulation anti-trust qui sera beaucoup évoquée dans les temps à venir, qu’on se pose, pour nous Européens, la question d’une troisième voie européenne à égale distance, j’allais dire, du crédit social chinois, cette vision dramatiquement orwellienne de la surveillance et, effectivement, le laisser-faire américain en matière de sociétés technologiques qui nous a amenés là où nous sommes. Je précise que maintenant les Américains sont conscients, même ceux qui étaient les architectes...

Marc Weitzmann : Commencent à être conscients du problème.

Bernard Benhamou : Ils sont conscients que les mille fleurs qu’ils ont essayé de faire éclore à l’époque ont mené à un désastre politique.

Marc Weitzmann : Pour quand même mieux expliquer une ou deux choses, ce qu’on appelle le modèle viral, en fait, de l’information sur les réseaux sociaux, ce sont tous ces boutons - retweet, hashtag, etc. - qui permettent une viralité totale, ce qui entraîne évidemment la publicité, ce qui permet aux réseaux sociaux à la fois de vivre et d’avoir une capitalisation boursière maximale. La clef de cette stratégie, c’est effectivement la qualification d’hébergeur. Le fait que les réseaux sociaux ne soient pas qualifiés d’éditeurs mais d’hébergeurs leur donne une marge de manœuvre maximale pour héberger effectivement n’importe qui, donc pour aider à la viralisation du maximum d’informations.

Asma Mhalla : Exactement, ça ne leur donne aucune responsabilité.

Marc Weitzmann : C’est ça, on ne leur reconnaît aucune responsabilité.

Asma Mhalla : Et c’est ce qui leur donne la latitude de modérer ou pas, ou censurer selon le point de vue, et c’est ce qu’on voit à l’œuvre aujourd’hui.
Ce qui s’est passé initialement avec Twitter puis la censure, en tout cas le shut down des comptes de Trump.

Marc Weitzmann : Le bannissement pour rester dans Shakespeare.

Asma Mhalla : Le bannissement, l’ostracisation de Trump, va faire une jurisprudence, parce que, tout d’un coup, on va mettre le débat sur le statut qui est aujourd’hui protégé par la fameuse section 230 que j’évoquais. Il y a un point très important par rapport à ce qui se passe chez nous en Europe, et je suis parfaitement d’accord Bernard.

Marc Weitzmann : Vous parlez de la communautarisation qui serait encouragée par les réseaux sociaux ; c’est ce que vous avez dit tout à l’heure.

Asma Mhalla : Le communautarisme.

Marc Weitzmann : Le communautarisme.

Asma Mhalla : Absolument. En fait, le fonctionnement des réseaux sociaux sur leur modèle économique, le fait que les algorithmes ne nous poussent que les opinions avec lesquelles on serait susceptible d’être d’accord. Cela dit, il y a quand même des nuances à apporter : Google va plutôt diriger des publicités ou des éléments d’information qui vont plutôt être de l’ordre du plaisir, là où les algorithmes de Facebook sont, en effet, davantage sur la conflictualité et la création, comme ça, d’antagonismes. Cela dit, on a en effet des enfermements sous des bulles de filtre où on crée des communautés. Typiquement, quand on applique ça à la vraie vie, eh bien je ne sais pas, une personne qui est plutôt complètement discriminée dans la vraie vie, qui ne se sent pas appartenir à une communauté, à une nation, va pouvoir, en effet, se reposer sur une communauté virtuelle qui, elle, va la valoriser, la reconnaître, etc. Donc on a un éclatement de la société civile sur des fragments de communauté algorithmisées en fait.

Marc Weitzmann : On avait vu ça avec le mouvement des Gilets jaunes dans cette émission ; on avait vu comment ça avait fonctionné.

Asma Mhalla : Absolument. Les gilets sont un symptôme parfait de la création, ou les révolutions arabes, qui ne permettent pas, derrière, de créer des vraies propositions politiques.

Marc Weitzmann : Tariq Krim.

Tariq Krim : Je voulais juste dire quelques points. Déjà ce dont parle Asma c’est ce que les États-Unis appellent maintenant le #activisme. C’est devenu une nouvelle forme de lutte politique, que ce soit Black Lives Matter, Storm the Capitol, etc., c’est-à-dire qu’on construit effectivement une nouvelle forme politique. Pour revenir sur la question du pouvoir des Big Tech, je pense qu’il faut rappeler plusieurs choses.
La première c’est que nous sommes face à une idéologie, une idéologie qui s’inspire de l’idéologie libertarienne d’Ayn Rand, d’un mélange de que a été la cybernétique de Norbert Wiener, ce que j’appelle aujourd’hui les suprémacistes numériques, c’est-à-dire des gens qui pensent que le monde est une équation mathématique qu’il faut optimiser, doit être changée. Malheureusement, lorsqu’on souhaite optimiser la démocratie qui est imparfaite, le fait que chacun d’entre nous ait sa propre liberté de pensée c’est justement, peut-être, la forme la plus imparfaite d’organisation du monde. Véritablement, il faut voir qu’au-delà de ça, ce n’est uniquement un combat de technologistes, ce n’est pas uniquement une question de profits, mais une véritable vision du monde. D’une certaine manière, quand on pousse cette idée de mettre de l’intelligence artificielle partout, ça veut dire également la fin de la pensée. Un auteur a écrit quelque chose de très intéressant qui disait que, finalement, le 19e siècle s’est attaché à détruire les savoir-faire avec l’industrialisation, le 20e siècle a détruit le savoir-être ensemble et le 21e s’affaire à la destruction du savoir penser.

Marc Weitzmann : Qui a dit ça ?

Tariq Krim : Je vais vous retrouver ça, c’est un livre qui s’appelle Internet ou le retour à la bougie , le nom de l’auteur m’échappe Krief, mais c’est un merveilleux musicien de jazz et qui a écrit justement ce livre. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui sur plein de choses, au contraire, mais j’aime beaucoup être exposé à des choses que ne me plaisent pas, ce qui n’est d’ailleurs quasiment plus le cas sur Internet.
L’autre point qui est important et qu’il faut comprendre c’est ce qu’on a laissé faire en Europe : on a laissé ces plateformes s’installer dans notre intimité. Jusqu’à maintenant nous avions des services ; quand vous étiez dans des services commerciaux, que vous achetiez quelque chose, vous saviez que vous étiez dans un service commercial. Mais dès lors qu’on a inventé le smartphone et que ce smartphone a collecté nos données personnelles, notre environnement personnel, nos photos personnelles, nos contacts, nos messages, tout notre calendrier, nos données médicales, on a complètement changé de monde, c’est-à-dire qu’on est dans un monde qui est en train de détruire de l’intérieur notre intimité et, d’une certaine manière, ce que l’on voit aujourd’hui c’est l’avènement d’une forme de dépression collective qui a été suscitée par les réseaux sociaux, qui a été amplifiée algorithmiquement. Donc la régulation ne peut pas être uniquement sur une question évidemment politique, ne peut pas être uniquement sur une question financière, il faut se dire qu’aujourd’hui on est dans un système qui épuise notre psyché, qui épuise notre intimité, qui nous rend totalement fous, et qu’il va falloir arrêter la machine. Je pense que le rôle de l’Europe c’est de bien séparer l’espace privé, de le sanctuariser et de ralentir la vitesse à laquelle on va puisqu’on est aujourd’hui dans une espèce de fuite en avant. On espère, on ne sait pas vraiment où on va, mais on se dit que plus il y aura de technologie, mieux ce sera. Aujourd’hui, de manière concrète, plus il y a de technologie, moins les gens se parlent. Sherry Turkle a écrit un livre remarquable qui s’appelle Alone together qui définit vraiment la situation dans laquelle on est – c’est d’autant plus vrai aujourd’hui avec le confinement –, mais également une société où on ne se parle plus, on ne pense plus et on est épuisés intellectuellement, mentalement et moralement. C’est un vrai sujet. Donc au-delà de la régulation purement des contenus, il va falloir aussi s’assurer que ces outils ne soient pas toxiques pour notre cerveau.

Marc Weitzmann : Bernard Benhamou.

Bernard Benhamou : Oui. L’un des points que recommande l’excellent article que je recommande à vos auditeurs du Guardian qui est paru hier justement sur l’éviction de Trump, la « dé-plateformisation » de Trump, c’est que les chercheurs puissent faire leur travail par rapport à ces plateformes. Je précise que de nombreux travaux ont été soit bloqués soit poursuivis en justice, en particulier pour Facebook, parce que Facebook ne voulait pas que l’on puisse analyser son fonctionnement. Des rapports internes de Facebook ont même été produits sur la polarisation dont nous parlions tout à l’heure, ces rapports ont été censurés en interne. C’est ce que relatait The Wall Street Journal il y a quelques mois. Je dirais que l’un des axes de travail pour une régulation des plateformes c’est aussi d’ouvrir un travail indépendant d’analyse, d’audit du fonctionnement, d’audit du code et des algorithmes.
Un point important qui a été évoqué tout à l’heure, vous parliez des fonctions de viralité, le « share », le « like », etc. Ce qu’il faut comprendre c’est que les logiciels, les algorithmes qui font fonctionner ces plateformes, incitent à recommander des contenus les plus radicaux possible, ce que l’excellente sociologue turco-américaine Zeynep Tufekci [7] a résumé en disant « je pense que YouTube, avec son plus d’un milliard d’abonnés, d’utilisateurs, est devenu le principal outil de radicalisation du 21e siècle », parce que plus on recommande des contenus polarisants, plus les gens restent dessus longtemps.

Marc Weitzmann : Et plus les gens sont actifs, plus les annonceurs sont gagnants.

Bernard Benhamou : L’engagement, excusez-moi c’est un anglicisme, l’incitation à l’échange à partir d’un contenu c’est le baromètre absolu pour ces plateformes. Elles auront tendance à propager et à diffuser davantage des propos polarisants, racistes, extrémistes que des propos modérés qui seront vécus comme étant effectivement des propos peu intéressants de manière générale pour la plateforme. C’est ça, c’est ce modèle toxique, non pas complice des idéologies extrémistes, mais, d’une certaine manière, où il y a une convergence d’intérêts toxiques, qu’il faudra remettre en cause.

Marc Weitzmann : Asma Mhalla.

Asma Mhalla : Sur la question de la régulation, en Europe on a quand même eu le Digital Service Act [8] qui a été présenté en fin d’année et l’arrivée de Thierry Breton à la Commission européenne commence, je pense, à impulser un changement de doctrine, en tout cas de réveil sur ces enjeux-là. Typiquement le DSA envisage un certain nombre de propositions qui sont hyper-intéressantes du point de vue de la régulation, notamment sur la question de la transparence, de la modération, de la transparence algorithmique mais aussi des données qui sont captées ; sur la question des recours, aussi du droit de réponse. Et enfin, ce qui me semble très important sur la question de la régulation, pendant très longtemps on s’est enfermé, de mon point de vue en tout cas, sur le dialogue sur le dialogue ou le diptyque État-plateforme ou plateforme-État, là où on a beaucoup oublié l’utilisateur qu’évoquait Tariq. L’utilisateur qui, par les modèles économiques, nous tous en fait, sommes envisagés comme le produit et non pas comme les acteurs de ces plateformes. Là où le DSA peut être assez intéressant et où il faudrait aller peut-être encore un cran plus loin, c’est de faire en sorte que le débat public qui donc nous appartient à tous en tant que citoyens et non pas simplement en tant que users ou produits gratuits – parce que c’est aussi ça derrière, c’est la gratuité de ces plateformes-là – nous permette tous ensemble de modérer ces contenus-là.
La question du modèle économique, de la viralité des contenus, licites ou illicites, mais en tout cas qui sont des poudrières démocratiques, ça serait, en fait, de pousser, par notre modération à nous tous, des contenus qui soient peut-être un peu plus sobres et ça passe aussi par la question des contre-pouvoirs. Typiquement c’est nous tous, mais aussi les associations, les experts, etc., qui pourraient modérer.
Je termine juste parce qu’l y a, aujourd’hui, une défiance, il y a une méfiance vis-à-vis aussi du politique et de l’État central, donc faire du fact checking, de la modération, du contre-discours officiel ne marche plus. Parce que les réseaux sociaux, en fait, ont horizontalisé la parole, tout le monde peut parler. Donc cet argument d’autorité ne marche plus.

Marc Weitzmann : Et ça, ça ne va pas disparaître avec Trump. Un des problèmes qui se pose, je voudrais qu’on fasse la dernière partie de l’émission un peu là-dessus, c’est ce qui se profile. Le pouvoir des réseaux sociaux ne commence pas avec cette histoire. En 2018, le New York Times avait baptisé, avait appelé « moment Frankenstein » le moment où Mark Zuckerberg « s’était engagé à assurer l’intégrité des élections partout dans le monde », je cite. Facebook était devenu l’instance de régulation démocratique planétaire, sans tenir compte du fait que plus d’une fois Facebook a objectivement encouragé des émeutes violentes qui ont fait des morts en Inde et ailleurs, bien plus graves que ce qui s’est passé au Capitole d’ailleurs. Ce qui est en train de se dessiner, de s’esquisser à peine depuis le bannissement de Trump et les discours qu’on entend, c’est un peu le contraire de ça, une sorte de nouveau « les fake news c’est l’apanage des affreux et nous, de notre côté, on va rétablir la vérité, la réalité dans toute sa splendeur ». The Washington Post par exemple, dans un article, hier ou aujourd’hui je crois, a annoncé qu’il y avait une baisse drastique des fake news aux États-Unis, de 50 % depuis le bannissement de Trump, ce qui est quand même très douteux surtout de la part du Washington Post qui a écrit n’importe quoi notamment sur la France pendant des semaines. Est-ce que les fake news s’arrêtent là où commence, en quelque sorte, je ne voudrais pas dire la bien-pensance parce que c’est un terme connoté, mais quelque chose comme ça. Tariq Krim.

Tariq Krim : En fait, ces techniques ont été utilisées par Cambridge Analytica, mais ont été essentiellement très efficaces pendant le Brexit. Ce qui est incroyable pendant les élections pour le Brexit, pour beaucoup d’Anglais c’était, en fait, un référendum sur l’entrée d’un million ou de plusieurs dizaines de millions de Turcs sur le territoire, parce que ce sont les publicités qu’ils ont vues, des publicités que d’ailleurs le régulateur des élections n’a jamais vues, Facebook a d’ailleurs dit qu’il n’était pas capable qui les avait payées, comment. En fait on a des plateformes qui vous expliquent qu’elles sont capables de tout contrôler, mais quand il s’agit de retrouver les gens qui ont fait les publicités les plus nauséabondes et les plus immondes pendant le Brexit, là c’est compliqué de retrouver l’origine !
Si vous voulez, on est à un moment où ces plateformes ne sont déjà pas en mesure de se réguler. Il faut savoir que Mark Zuckerberg a beaucoup de gens qui sont très pro-Trump dans son environnement personnel. Il faut savoir que la moitié de la Silicon Valley est plutôt pro-Trump, le créateur de WhatsApp était un soutien très important. Palmer Luckey d’Oculus, une filiale de Facebook, qui est parti depuis, a dit à Trump : « Nous allons vous aider avec toute la technologie américaine pour construire le mur électronique ».
En fait, on a une vision assez toxique aux États-Unis et le problème qu’on a en Europe, et j’aimerais rebondir là-dessus, c’est qu’on doit proposer une autre vision. Pour moi, la chose qui permet de mieux saisir ce que l’on devrait faire, c’est le cas de la nourriture. Aujourd’hui le poulet lavé au chlore, évidemment on le lave au chlore parce qu’il est impropre à la consommation de toute façon, donc il faut le désinfecter, ce sont des choses qui sont interdites en Europe. En Europe on a décidé d’avoir un environnement, un statut, une vision du monde qui est différente : la qualité de la nourriture, la qualité des infrastructures ; c‘est un endroit où on vit bien. Et curieusement sur le numérique, au lieu de mettre en œuvre et mettre en application cette vision du monde, donc de construire un Internet apaisé, avec des outils qui soient neutres, qui ne soient pas centralisés. Un des vrais problèmes c’est la centralisation du pouvoir et des outils, le fait qu’on est passé de ce qu’on appellait l’Internet ouvert à l’Internet boîte noire. Finalement pourquoi telle application est acceptée sur l’App Store et pas celle-ci ?, pourquoi telle information est mise en avant et pas celle-ci ?, personne ne sait et certainement pas le gouvernement français !

Marc Weitzmann : Je voudrais qu’on finisse l’émission sur ce qui risque de se produire, c’est-à-dire la tendance qui commence à monter. On se rend compte que Trump, une fois hors de la Maison-Blanche, n’aura que l’embarras du choix pour s’exprimer, à commencer par le fait de créer sa propre chaîne.

Tariq Krim : Ce n’est pas certain. Ce n’est pas évident.

Marc Weitzmann : On va voir. Ce que je veux dire que c’est que les réseaux sociaux ne sont pas le seul endroit où les Américains vont devoir purger en quelque sorte. Par exemple Curt Schilling, le sportif, prétend que son soutien à Trump lui coûte son assurance santé. Lui et sa famille auraient été bannis de l’assurance IG pour avoir soutenu Trump.
On a le sentiment qu’il est en train de se mettre en place une sorte de système vertueux, en apparence en tout cas, qui ne va pas empêcher la toxicité, qui ne va pas nécessairement empêcher les fake news de circuler, mais qui va ressembler sous une forme occidentalisée, à quelque chose comme le système chinois. Est-ce que c’est vrai ou est-ce que moi qui délire ? Bernard Benhamou.

Bernard Benhamou : Qu’il y ait un risque, et on le voit bien, que ces plateformes nous conduisent au modèle du crédit social [9] que vous citez sans le citer, qui est effectivement une vision de surveillance permanente, de notation permanente. Que font ces plateformes si ce n’est, justement, établir une notation des contenus et des personnes et c’est ce qu’a très bien décrit Shoshana Zuboff, professeur à Harvard, dans l’extraordinaire ouvrage L’âge du capitalisme de surveillance, on voit bien qu’il y a une convergence dérangeante.
Je rappellerai, par exemple, que les citoyens de Toronto ont voulu arrêter net l’expérience de ville intelligente de Google parce que, justement, ça ressemblait de façon effroyable au crédit social chinois. Donc il y a bien, effectivement, une convergence pour des motifs qui ne sont pas les mêmes : d’un côté c’est évidemment le pouvoir du Parti communiste chinois et de l’autre côté c’est le pouvoir de ces plateformes mais qui, in fine, conduisent à la même chose.
Donc oui à cette troisième voie européenne qui serait à égale distance. Là où je ne peux pas être totalement d’accord, je pense que les usagers ne pourront pas à eux seuls déterminer l’évolution de ces modèles économiques, il faudra une intervention des régulateurs au sens le plus large. On voit bien que si nous ne construisons pas effectivement une troisième voie, une alternative, ce qu’a très bien dit Charles Michel, le président du Conseil européen, en disant « il y a une place pour cette troisième voie européenne », nous serons, d’une part, vassalisés économiquement, vassalisés politiquement et nous n’aurons plus du tout les moyens de promouvoir, de défendre ces principes et valeurs qui ont fondé l’Union européenne et nos démocraties au sens large.

Marc Weitzmann : Tariq Krim très vite puis Asma Mhalla pour conclure.

Tariq Krim : En fait la « dé-plateformisation » de Trump pose également un problème de souveraineté numérique parce qu’aujourd’hui on peut « dé-plateformiser » le président des États-Unis, mais on peut « dé-plateformiser » le ministère de l’Intérieur, les services de santé de l’État.
Ce qui est curieux, je pense, c’est qu’on est face à un gouvernement qui a décidé de mettre les données des Français chez ces grandes plateformes et qui découvre aujourd’hui qu’en fait, du jour au lendemain, sur un simple désaccord, ou sur un sujet qui n’est d’ailleurs pas forcément expliqué par ces plateformes, on peut être déconnecté. Va se poser la question, immédiatement pour l’Europe et avant tout pour la France, du plan B. Qu’est-ce qui se passe quand toutes ces plateformes ont ce pouvoir, peuvent nous débrancher ? Quelle est l’alternative ? Il y a là aussi un vrai sujet qui est de faire émerger en France des plateformes alternatives, ne serait-ce que pour héberger nos données, de santé, toutes les informations qui sont nécessaires pour notre vie numérique quotidienne.

Marc Weitzmann : Asma Mhalla.

Asma Mhalla : Pour répondre simplement plus précisément à votre question, ce qui me fait un tout petit peur justement dans le bannissement de Trump mais aussi de tout son écosystème, c’est-à-dire aussi toutes les plateformes connexes type alt-right, type Parler, etc., c’est qu’en réalité, en les bannissant, on ne les annule pas, on ne les fait pas disparaître, elles vont aller ailleurs. Ce qui est très embêtant c’est qu’elles vont aller dans ce qu’on appelle le dark social. Là où on manque réellement de tactique et de stratégie politique, donc de vision, c’est ce dont on manque essentiellement, c’est qu’en enlevant de notre vue l’adversaire on ne sait plus avoir les coups d’avance nécessaires. Et du coup, en réalité, elles vont essaimer par capillarité dans la société.

Voix off : C’était Signes des temps, une émission de Marc Weitzmann assisté de Aurélie Marsset avec à la réalisation Luc-Jean Reynaud...