De la dame du digit@l aux travailleurs du clic - Technocritique en bibliothèque Deux connards dans un bibliobus

Quentin : Eh, Julien, tu sais ce qui est beau dans un monde moderne ?

Julien : Le wifi ?

Quentin : Alors déjà, non, mais dans mon salon où ton chien ne va pas tenter de me bouffer.

Julien : Mais là, ton chat me regarde d’un air vraiment malaisant.

Quentin : Après, il est quand même au courant des deux ans de harcèlement que je viens de vivre de manière semi-systématique et, avec ses outils de chat peut-être peu vénères. Je compte quand même sur lui pour rétablir un peu l’équilibre relationnel.
Maintenant, ce qui est beau dans ce monde moderne, c’est surtout de pouvoir avoir à côté de nous la dame du digit@l. Je vous présente Julie Brillet qui nous fait le plaisir d’être avec nous. Est-ce que tu veux bien nous dire deux/trois mots sur qui tu es ?

Julie Brillet : Je suis la dame du digital et c’est important de préciser que j’écris, bien sûr, digit@l avec une arobase, bien évidemment, comme les meilleures animations numériques de bibliothèque des années 2000.

Quentin : D’ailleurs, est-ce que c’est vrai que si tu n’écris pas ton nom en Word art, ton nom s’efface et tu n’es plus autorisée à donner des formations ?

Julie Brillet : Oui. Par contre, mon site est intégralement en Comic Sans MS.
Qui suis-je à part ça ? Je suis une ancienne bibliothécaire et, depuis quelques années, je suis formatrice, j’interviens notamment beaucoup sur les questions numériques, numérique et bibliothèque, et éducation aux médias et à l’information aussi.

Quentin : On t’a invitée pour nous parler de la grande thématique du lien entre le cirque et les bibliothèques.

Julien : Vu que ça fait quand même deux ans que notre grand truc c’est de parler de sujets qu’on ne maîtrise pas, on s’était dit que ce serait intéressant. On te demande vraiment, si tu pouvais nous parler, s’il te plaît, notamment du rapport entre quota de souffleur de feu, abonnement dans les bibliothèques et si on pouvait rajouter un petit axe sur l’inclusion de la panthère noire dans les bibliothèques, ça serait vraiment intéressant.

Julie Brillet : Oui, mais là je pense qu’on va toucher un point très précis de différence entre corrélation et causalité.

Julien : On est en train de se faire défoncer !

Voix off : En voiture tout le monde. J’espère qu’on fera un voyage tranquille.

Quentin : Ce qui serait hyper intéressant, c’est de voir avec toi si la politique numérique en bibliothèque, ça veut dire avoir du budget numérique dans ta BMR où tu as acheté douze caisses de verres, 18 tablettes, qui sont toutes bien archivées et cataloguées dans un placard, personne ne sait qu’elles sont là depuis à peu près trois ans et tout le monde a peur que si tu ouvres le placard tu atterrisses dans l’ARNia [Agence Régionale du Numérique et de l’intelligence artificielle] où tout le monde vit. Ou s’il y a peut-être d’autres axes intéressants autour du numérique en bibliothèque.

Julie Brillet : Il y a plein de choses à dire sur le numérique en bibliothèque. Avant de parler des bibliothèques, je pense qu’il faut revenir à ce qu’on appelle la médiation numérique, un peu l’histoire de la médiation numérique, ses grands penseurs, etc.
Plus sérieusement, la question du numérique en bibliothèque n’est pas étrangère à la question de la médiation numérique, des CyberCentres, des EPN [Espaces Publics Numériques, même des fablabs, etc. Quand on regarde un petit peu, justement, l’histoire de la médiation numérique, on s’aperçoit que les bibliothèques s’inscrivent vraiment là-dedans avec tout ce qui est émergence des premiers espaces multimédias, etc., dans les années 90, avec des animateurs multimédia très éducation populaire, des ateliers pour comprendre comment fonctionne Internet, monter des vidéos, etc., avec vraiment un côté appréhension des outils et aussi des enjeux.
Petit à petit ça a évolué et ce qui a été vraiment un tournant c’est, notamment, tout ce qui est lié à la dématérialisation des démarches administratives et, on va dire, le côté 2010, la numérisation forcée des démarches. En fait, on a vu un nouveau public dans les espaces numériques et dans bon nombre de bibliothèques, qui venait autour des questions d’accès aux droits qui ont beaucoup cristallisé les débats autour de ces questions-là.
J’ai travaillé en bibliothèque, j’ai commencé en 2003 et, du coup, en 2003, milieu des années 2000, c’était exactement ça : on avait des personnes qui venaient à l’espace numérique pour plein de choses et puis, petit à petit, après les années 2010, on a commencé à avoir des publics différents qui venaient justement pour de l’accès aux droits, qui parfois étaient dans une situation de détresse très impressionnante et nous étions un peu perdus face à ces questions-là.

Julien : Là tu parles de médiation numérique. À un moment, on parlait de médiation numérique des savoirs. Je me demande quand même s’il n’y a pas, comme nous, toujours deux loups : tu as le gentil loup, de gauche, qui est le loup de la médiation par l’inclusion et le méchant loup, de droite, qui est le numérique des jeux vidéo qui coûtent très cher et qui ont un bilan carbone. N’y a-t-il pas deux loups du numérique aussi ?

Julie Brillet : Pour moi, la médiation numérique des savoirs fait partie de la médiation numérique. C’est-à-dire que la médiation numérique, c’est vraiment le fait d’accompagner un public vers un usage, un outil numérique ou une meilleure compréhension des enjeux numériques. Donc, tout ce qui est sélection de contenus on va dire culturels, informatifs et permettre à un large public de pouvoir les consulter, les appréhender – c’est souvent ce qu’on met derrière tout ce qu’est médiation numérique des savoirs, qui a été porté par bon nombre de bibliothèques –, ça fait partie de ça. Mais la médiation numérique c’est quand même vraiment plus large avec souvent, derrière, quelque chose qu’on retrouve dans la médiation numérique des savoirs, à savoir une dimension émancipatrice, c’est-à-dire vraiment mieux appréhender le monde qui nous entoure, être un citoyen/une citoyenne éclairés, découvrir plein de trucs au travers du numérique. Quelque chose qui a toujours été largement porté par les bibliothécaires et puis, globalement, par tous les acteurs de la médiation numérique.

Julien : Si je comprends bien la médiation numérique des savoirs, c’est vraiment la version snob. Genre, on a un outil numérique qui nous permet d’œuvrer à l’émancipation de gens qui galèrent, mais on décide plutôt d’essayer de mettre Proust en EPUB pour le lecteur. C’est ça ?

Quentin : Donc, il y a bien un loup de droite !

Julie Brillet : Je dirais qu’il y a la version snob, il y a aussi la version centrée sur les ressources numériques telles qu’on les connaît, avec un modèle économique. Comment dire ça ?

Julien : Un peu nul !

Quentin : Dégueulasse, franchement capitalisto-merdique.

Julie Brillet : Il y a aussi le fait que c’est comme si on essayait de transposer ce qu’on sait faire en tant que bibliothécaire, c’est-à-dire constituer des collections, les mettre à disposition du public, faire des sélections thématiques, faire de la médiation de savoirs qui sont physiquement dans nos collections, justement sur le côté numérique avec des ressources numériques, des bouquets de sélections, etc.

Julien : Dans ce que tu dis là, j’ai l’impression qu’il y a aussi une question qui revient souvent. Attention, je vais sortir les très gros mots, j’aime bien, ça me permet de flag [signaler] de temps en temps un mot qu’on n’entend pas trop. Est-ce le numérique, là-dedans, c’est la continuation par un nouvel outil cool et innovant de ce qu’on faisait déjà avant ou est-ce que c’est un nouveau paradigme ?

Quentin : À un moment, j’aimais bien dire que le métier de bibliothécaire c’est un truc en trois temps :
au début on était des pourvoyeurs d’informations, de références, de documentation, on a besoin de nous pour accéder aux bouquins, à tout ça ;
ensuite, on s’est institué médiateur, on doit faire le lien entre vous et les références qui vous conviennent. On est là pour vous faire découvrir des trucs, à la fois pour vous rendre service quand vous cherchez un truc précis, mais aussi pour vous faire découvrir, parce que vous êtes un peu trop con pour y aller tout seul ;
la troisième étape est, pour moi, l’étape de facilitation.
Il y a une espèce de montée en compétences, une montée en conscience, une émancipation collective qui se passe et on partage un peu ces rôles-là, à la fois d’accès mais aussi de production des contenus.
Du coup il me semble que dans ce que tu décris de la médiation numérique, on met un peu de côté la médiation numérique des savoirs, il y a encore ce rôle de médiation, pas aussi dégueulasse que ce que je viens de décrire, parce que ce n’est clairement pas ça, mais on est un peu dans ce truc-là et on essaye d’aller vers une émancipation, donc vers une construction collective.

Julie Brillet : Je suis plutôt d’accord, mais j’ai l’impression que ça varie beaucoup en fonction des bibliothèques. J’interviens beaucoup en bibliothèque départementale pour donner des formations, souvent dans les personnes que je forme, il y a des bibliothécaires qui sont dans des petites structures, voire qui sont des bibliothécaires bénévoles, qui sont dans des équipes strictement bénévoles, ou qui sont, par exemple, seul professionnel dans des petites bibliothèques rurales. J’ai l’impression que ces questions de facilitation, etc., dépendent beaucoup des représentations qu’ont les bibliothécaires sur leur propre métier et aussi des besoins qu’ont leurs usagers et usagères quand ils viennent à la bibliothèque.
Un petit exemple : dans les formations que je donne, j’aime bien faire bouger les gens et, on va dire, les faire se mettre sur une ligne dans l’espace en fonction de s’ils sont d’accord, pas d’accord, etc., ça permet de faire des débats sympas, etc. Notamment, j’aime bien les tester en donnant des exemples d’action, les tester sur le côté « est-ce que vous pensez que ça a sa place en bibliothèque ou pas ? ». Ça donne des choses très contrastées. Suivant les départements où je vais, suivant les bibliothécaires, suivant les lieux où elles travaillent, suivant même leur poste, ça donne des choses vraiment très contrastées. Du coup, j’ai l’impression que ce qui met tout le monde d’accord, c’est vraiment tout ce qui est médiation culturelle, médiation des savoirs, tout ce qui est éducation aux médias et à l’information qui a quand même une bonne part de numérique dedans, parce qu’il y a l’accès à l’information qui est, quand même, une mission historique des bibliothèques.
Il y a plus de débat sur les questions de l’accès à Internet. Il reste encore des bibliothécaires qui ne voient pas pourquoi, en bibliothèque, on serait obligé d’avoir un accès à Internet, du wifi ou des choses comme ça. Encore une fois, ce que je dis n’est pas du tout scientifique, c’est ce que j’entends sur le terrain. Il y a des représentations vraiment très différentes entre des personnes qui sont vraiment centrées, on va dire, sur le cœur de métier, c’est-à-dire la médiation de collections, de savoirs, de loisirs, etc., l’accès à l’information, et puis d’autres qui diront « si on a un public qui a besoin qu’on l’accompagne à prendre rendez-vous sur Doctolib, en fait on est là pour rendre service aux besoins du public », d’autant plus que c’est souvent dans des lieux qui sont isolés, seul service public ouvert avec un accès à Internet gratuit, etc. On ne va pas refaire tout le truc. !
J’ai l’impression que c’est au-delà de ces trucs de cœur qui mettent vraiment tout le monde d’accord.

Quentin : La question cœur de métier, je la trouve souvent située là-dessus, mais, pour moi, il y a aussi une team qui est assez balèze qui est la team « le cœur de métier c’est l’accueil, le cœur de métier ce sont les gens ». Du coup, il y a peut-être plus de facilités à faire passer dans cette ligne « c’est notre métier/ce n’est pas notre métier » tout ce qui est l’accompagnement. Peut-être qu’on a deux expériences différentes là-dessus.

Julie Brillet : J’ai l’impression que ça vient toucher à des questions d’expertise et de compétences. En fait, quand on se retrouve face à une personne qui a besoin d’aide, par exemple pour sa demande de naturalisation ou des choses comme ça, il y a vraiment cette impression, qui est tout à fait justifiée, de ne pas être compétent pour ça. En tout cas, de ce que j’entends dans les formations des bibliothécaires qui ont vraiment un profil tout à fait classique, avec une très forte expertise de l’accueil du public, des collections, de l’animation, etc., et qui ont l’habitude de vraiment très bien maîtriser leur sujet, là, en fait, le côté numérique les bouscule un peu parce qu’on ne sait jamais à l’avance ce qu’on va avoir. En fait, on fait du vrai accompagnement, c’est-à-dire qu’on se met au même niveau que la personne, on essaye de trouver des solutions ensemble, etc. Je me souviens avoir vu déjà pas mal de bibliothécaires en formation qui se sentaient un peu bousculés, y compris dans leur expertise, donc dans leur légitimité, pour autant ils disaient bien « quand on est face à une personne dont, par exemple, les moyens de subsistance dépendent des trucs sur lesquels on va l’aider, bien sûr qu’on l’aide ! ». Les choses ont un peu changé avec les France services [1], le développement des conseillers numériques, etc. J’ai fait beaucoup de formations autour de l’accompagnement aux démarches administratives en bibliothèque en 2019/2020, à une époque où, vraiment, il y avait des endroits entiers où le seul lieu où il était possible de se faire aider ou d’avoir une connexion à Internet, dans bon nombre de lieux ruraux ou de quartiers, c’étaient les bibliothèques.

Quentin : C’est vrai que j’ai l’impression que ça marque aussi une coupure qui est celle de se dire : apprendre, se former en tant que collègues sur ces démarches-là, c’est, de fait, devenir un interlocuteur légitime pour aider les gens à ces démarches. Je pense qu’il y a aussi quelque chose qui joue là-dessus, c’est la violence sociale qu’on peut se prendre dans la gueule quand on commence à entrer dans des démarches d’accompagnement, un peu dans cette idée-là de poursuite logique, un peu par le numérique, de ce qui se faisait déjà. Cela questionne aussi, à mon avis, pas mal de collègues. En tout cas, de ce que j’ai pu voir autour de moi, dans mon petit microcosme, ça peut aussi passer comme le fait de se dire « non seulement je ne suis pas outillé émotionnellement pour faire face à ça au quotidien, c’est trop dur, mais en plus, maintenant, je dois aussi me heurter à cette barrière de la compétence et ça commence à devenir embêtant de me faire envoyer dans les cordes sur autant de champs différents dans une journée professionnelle ».

Julien : C’est là où j’ai plus de doutes sur le côté cœur de métier. Même au niveau des acquisitions, il y a des fois où tu grattes un peu. Collectivement, on manque un peu de poids là-dessus. Parfois, quand tu checkes un peu les fonds des bibliothèques, tu te poses quelques questions sur la façon dont les acquisitions sont faites et tout, parce que apprendre ça, ce n’est pas si évident pour tout le monde. Quand tu passes le concours, personne ne checke si tu es capable, par exemple, de gérer correctement les acquisitions d’un fonds de sciences, par exemple.

Quentin : Déjà, on peut vraiment soigner un cancer par l’imposition de pierres sacrées, il suffit de les rechanger à la pleine lune. J’aimerais déjà qu’on se calme avec les agressions gratuites sur la médecine moderne et non capitaliste.

Julien : Non, il n’y a pas d’agression. Nous vous rappelons que nous avons une méthode, sur deuxconnards.fr, qui permet de soigner tous les problèmes statutaires, de faciliter les promotions.

Quentin : Par apposition d’un podcast.

Julien : Absolument, une fois par mois, c’est relativement simple.

Julie Brillet : Je me souviens avoir écouté un épisode de Deux connards dans un bibliobus [2] où tu disais ça sur la question des collections, je me souviens avoir été blessée.

Quentin : Je sais. Je pense que c’est un trait de bibliothécaire d’avoir un petit ego et je le comprends à 2000 %. Quand je dis ça, l’axe BU [Bibliothèque Universitaire] est aussi là, parfois, le poids disciplinaire, quand tu es face à des enseignants. Ce sont eux qui ont écrit les bouquins, du coup toi, tu dois sélectionner des ressources et ils te regardent un peu genre « vous n’avez pas ce livre. OK, moi je n’aurais pas fait comme ça », mais ça marche aussi en bibliothèque de lecture publique quand madame Michu vient te demander pourquoi tu n’as pas tel roman dont il a été question dans telle émission ou qui a été chroniqué dans Notre Temps numéro 72.

Julien : Non, c’est le Collège de France ! Elle est allée au Collège de France ce matin et pourquoi n’avez-vous pas ?

Quentin : Ces espèces de Parisiens de merde !

Julien : Mon expérience est tout aussi utile que la tienne, d’accord !, tu ne me nieras pas !

Quentin : Du coup, tu as cette expérience-là qui tient vraiment à pas grand-chose. Il suffit qu’il y ait quelqu’un qui soit un peu vénère en face de toi, qui soit un peu sûr de lui, etc., du coup, en formation accueil, c’est ce que je vois : des gens sont véneres parce qu’il y a eu des situations de tension, parce que machin est arrivé en disant « je suis docteur en machin, moi je connais machin », du coup les gens sont tout désemparés.
Donc, quand on revient sur ces questions-là, ce que tu décrivais très bien, qu’on est face à un nouvel outil, avec des nouvelles perspectives, avec un nouveau paradigme, quand on prend tout ça, ça fait effectivement fondre des boulons aux collègues. Du coup, on en revient toujours un peu à la même question : comment fait-on pour ne pas être juste une profession entière de gens par terre en train de baver ?

Julie Brillet : C’est une vraie question. Je crois notamment que sur la question de l’accès aux droits – peut-être qu’à un moment on pourra revenir aussi sur de la médiation numérique qui donne un peu plus envie que l’accès aux droits et qui rend un peu moins triste – il y a un constat assez partagé de tous les champs qui font de l’accompagnement à l’accès aux droits. En fait, cette question de la numérisation des démarches administratives a fait bouger énormément de métiers, que ce soit des métiers du social qui se sont retrouvés à faire de l’accompagnement numérique, justement des métiers du numérique, genre animateur multimédia où tu te retrouves à faire de l’inscription sur Pôle emploi, alors que, objectivement, ce n’est pas forcément pour ça que tu avais signé au départ.
Là-dessus des chercheuses, qui sont vraiment intéressantes, ont travaillé précisément sur la médiation numérique, notamment une qui s’appelle Céline Borelle que j’avais eu l’occasion d’entendre en table ronde et qui a un peu publié avec ses collègues Anne-Sylvie Pharabod et Valérie Peugeot [Digitisation of Administrative Procedures]. On connaît un peu Valérie Peugeot parce qu’elle travaille beaucoup autour des communs numériques et je pense qu’elle a pas mal inspiré beaucoup de bibliothécaires qui ont promu et qui promeuvent encore les communs numériques. En tout cas, elles ont fait pas mal de recherches, notamment autour du dispositif Solidarité Numérique [3]. Je ne sais pas si vous vous souvenez qu’au moment du premier confinement, il y a eu la mise en place, je pense spontanée, d’un numéro de téléphone avec, au bout du fil, des bénévoles notamment de la médiation numérique et aussi des bénévoles plutôt de l’action sociale qui voulaient bien filer un coup de main pour accompagner les Françaises et les Français qui étaient complètement désemparés face au numérique. Lors du premier confinement, nous nous retrouvions vraiment forcés à faire... Bref !

Julien : C’est peut-être la seule fois qu’un numéro de téléphone vert du Gouvernement a servi à quelque chose !

Quentin : C’est beau quand même ! Après le Covid, tout le monde a été formé aux démarches numériques et il n’y a plus eu besoin du numéro vert, parce que le Covid fait notamment perdre le goût, l’odorat, mais fait gagner aussi un sixième sens, le « numsens », et, après, on peut remplir ses démarches.

Julie Brillet : Il faudrait vérifier. Je ne sais plus quelle est l’histoire, mais Solidarité Numérique a été soutenue par le Gouvernement. Au départ, je ne suis pas sûre que ce n’était pas une initiative spontanée des médiateurs numériques, je ne sais plus, il faudrait vérifier.

Quentin : Gardons cette histoire, elle est plus jolie. On garde ça.

Voix off : Salut c’est Jean-Michel le monteur. Effectivement, c’est bien ça.

Julie Brillet : En tout cas, ces chercheuses ont observé ce qui s’est passé sur cette plateforme Solidarité Numérique, elles en ont déduit plein de trucs. Ce qui m’a marquée, c’est le constat partagé, que ce soit des professionnels de la médiation numérique ou des professionnels de l’accueil social ou autres : ce qu’ils font là, c’est-à-dire l’accompagnement à l’accès aux droits, eh bien c’est la faillite de l’État social, c’est comme ça qu’elles le disent. J’ai vraiment entendu en cours de formation, ateliers, discussions, etc., par exemple de la part de conseillers numériques qui font beaucoup d’accès aux droits, de gens qui travaillent dans les maisons France services, etc., cette sensation « d’être une rustine », je cite, ce n’est pas moi qui le dis.
Je crois qu’une des grandes difficultés de cet aspect-là, que ce soit en bibliothèque ou ailleurs, c’est d’être le réceptacle d’une politique publique qui est tout à fait discutable, voire révoltante, j’adore manier l’euphémisme, « c’est tout à fait discutable ! ». Que peut-on faire concrètement, à ce moment-là, si on peut aider la personne ?, et encore pas tout le temps, parce qu’il y a aussi des situations complètement insolubles ou sur lesquelles on n’a pas la main ou pas les compétences, etc., mais ça ne change pas le problème de fond.
Pour moi, ce qui est important sur cet aspect-là — je rêve un peu —, ce serait une espèce de conscientisation collective des bibliothécaires et au-delà, en tout cas peut-être des fonctionnaires confrontés à ces questions-là sur, justement, l’importance de re-politiser le numérique, de ne pas voir le numérique comme synonyme d’un progrès, de se poser la question de quel numérique, collectivement, on veut, qu’est-ce que produit, justement, la numérisation des démarches administratives, par exemple qu’est-ce que produit Parcoursup ? On peut trouver plein d’exemples.
Avec cette évolution des missions, des publics, des besoins des publics, les chercheuses dont je parlais tout à l’heure parlent de deux visées de la médiation numérique : une visée émancipatrice, dont on a un peu parlé, et une visée réparatrice, vraiment ce truc d’aider les populations les plus vulnérables. On voit bien que la visée réparatrice a pris énormément d’espace, elle demande énormément de temps aux professionnels ou aux bénévoles — il faut se souvenir qu’il y a aussi des bénévoles qui font de l’accompagnement —, du coup on n’a plus le temps, ou moins de temps, pour un aspect émancipateur, pour une sensibilisation aux enjeux, pour des espaces de débat.
En ce moment, on parle tout plein de l’IA, je vois partout fleurir des propositions d’ateliers créatifs autour de l’IA, etc. Je ne sais pas exactement ce qui se passe dans ces ateliers créatifs, peut-être qu’il y a des espaces de débat et de réflexion, que ce n’est pas juste s’amuser à créer une image d’Emmanuel Macron qui fait du surf ! Je ne sais pas ! En tout cas, ce serait intéressant, par exemple sur l’IA, de se poser la question de son impact environnemental, de son impact en termes de droits humains puisqu’on sait qu’il y a plein de travailleurs du clic dans des conditions vraiment révoltantes. Ça pose vraiment plein de questions et, en fait, non, ce n’est pas parce que l’IA paraît révolutionnaire, le progrès, etc., qu’on est obligé d’y aller ou qu’on est obligé d’y aller dans ces conditions-là.
Je trouve qu’il n’y a pas assez d’espaces technocritiques, j’allais dire dans les bibliothèques, mais, en vrai, ça vaut pour plein d’espaces, parce que, dès qu’on parle de technocritique, on est vite vu comme des personnes qui veulent revenir à la bougie, qui discutent le progrès, alors que le progrès c’est cool ; plein de choses se discutent et je trouve qu’il y a vraiment plein d’espaces de réflexion, de trucs chouettes à faire, à discuter, à mettre en débat, à proposer en bibliothèque ou ailleurs.

Emmanuel Macron, voix off : La France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation. J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile, je ne crois pas au modèle Amish et je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine.

Julien : Déjà, autour de ça, il faut quand même acter le fait que le numérique ne peut pas être politique parce qu’il y a numérique en bibliothèque et les bibliothèques ne sont pas politiques. Puisqu’il y a du numérique en bibliothèque, il n’est pas politique. Je voudrais déjà qu’on se rassure là-dessus. Je me demande aussi si dans tout cet échec de notre logique de politisation du numérique, en tout cas d’avoir un discours critique là-dessus, ce n’est pas aussi, d’une certaine manière, l’échec de notre capacité à faire du lien avec nos communautés autour du numérique. J’ai l’impression que c’est ce qu’on peut retrouver, par exemple, dans les clichés de fab lab : tu as investi 5000 balles pour avoir ton imprimante numérique, ta découpeuse vinyle, tes machins, tes trucs, et c’est à ce moment-là, généralement, que tu vas sur Google, après deux semaines et on te dit qu’il y a un fab lab qui fait exactement la même chose, à 120 mètres de chez toi, de manière associative, depuis 12 ans. Blague à part, j’ai l’impression qu’on a une défiance du numérique sur ces questions de compétences dont on parlait tout à l’heure, par exemple, mais aussi sur les questions de légitimité, « est-ce que c’est mon rôle ? », qui fait que s’emparer là-dessus d’un discours critique, être capable de le retransmettre à des usagers, c’est déjà faire un pas de plus que ce qu’on est prêt à faire autour du numérique.
L’autre versant de ça étant que, généralement, on est ravi, je pense, de faire une conférence sur l’IA par un chercheur très reconnu, mais qui va avoir les mêmes effets que la conférence sur le racisme quand, dans le même temps, tu prêtes des Valeurs actuelles au quotidien, dans ta bibliothèque, que tu vas faire une conférence comme quoi tu peux avoir un numérique par exemple vert et pas à base de bitcoins – je schématise absolument, c’est répugnant, j’en ai bien conscience –, que, dans le même temps, tu es dans les pires pratiques du numérique au quotidien et, du coup, ton discours n’a absolument aucun sens.
Peut-être que je connais bien trop mal le sujet, mais je vois des tonnes de formations autour du numérique en bibliothèque qui sont axées autour d’une maîtrise de l’outil, mais pas du tout sur la culture du numérique qui est, sans doute aussi, la pierre angulaire pour avoir ce regard technocritique dont tu parles.

Quentin : En fait, on revient un peu aux mêmes questions qu’on se pose hyper-régulièrement et on s’aperçoit que le numérique ne change pas forcément la pratique.
Quand tu parles du fait qu’il n’y a pas assez de technocritique et que les bibliothèques pourraient l’être. David Lankes [4], dont on parlait dans un numéro précédent [Épisode 19], qui invite les bibliothèques à se saisir de l’IA sous cet angle critique, à s’en saisir comme d’un outil de documentation des populations qui sont minorisées, il y a effectivement un truc de fou à jouer là-dessus, c’est trop bien !

Julien : C’est sans doute le truc le plus techno vieux que j’ai entendu de ma vie que d’appeler un épisode de podcast un numéro. C’était mon insert.

Quentin : Enfoiré !

Julien : En même temps, dans la réalité du vrai monde, tu n’as pas le temps de faire ça : soit tu ramasses du vomi parce que tu es à l’espace jeunesse, soit tu ramasses du vomi symbolique parce que tu es en train d’aider des gens qui sont dans une galère monstre, que tu es sous l’eau avec ces trucs-là. On est donc vraiment dans ce que tu décrivais : l’émancipation doit passer en deuxième temps parce que la réparation prend tout l’espace. Comment ne devient-on pas guedin ?

Julie Brillet : En fait, tout ce que tu dis là me fait penser notamment à la façon dont on aborde l’éducation aux médias et à l’information en bibliothèque. On l’aborde très souvent sous un angle, on va dire, presque utilitaire, simpliste, « est-ce que c’est vrai ?, est-ce que c’est faux ? » et on analyse une information au regard de ce seul prisme : À quelle date ça a été publié ? Quelle est la source ?, etc., le fameux document de l’IFLA [International Federation of Library Associations and Institutions] sur les questions à se poser, qui sont des questions très classiques de fact-checking.
Sur l’EMI [Éducation aux médias et à l’information], c’est pareil : quand on se pose les questions des enjeux qu’il y a derrière, on voit bien, par exemple avec l’exemple de l’influence de Bolloré sur l’imaginaire qui est défendu dans toutes les chaînes de son groupe, imaginaire réactionnaire d’extrême droite, etc., et le traitement des informations, eh bien ce n’est pas une question de vrai/faux, CNEWS ne fait pas que des fake news !
Du coup, analyser simplement les informations sur un prisme vrai/faux, c’est complètement dépolitiser les enjeux d’EMI, les enjeux de ligne éditoriale, les enjeux de « vous adorez la neutralité des journalistes, l’objectivité des journalistes, etc. ». Pour moi, ça fait vraiment ça fait vraiment écho et tout ça. En effet, on a beaucoup de formations, d’ateliers, etc., autour de l’outil, mais qui ne vont pas creuser plus loin.
Là on fait beaucoup de généralités, il existe, bien sûr, des bibliothèques qui proposent des espaces technocritiques, il y a des bibliothécaires qui proposent des réflexions intéressantes, par exemple Thomas Fourmeux [Assistant multimédia à la bibliothèque Dumont d’Aulnay-sous-Bois, NdT], etc.

Julien : Du coup, Julie, pourquoi n’es-tu plus en bibliothèque ?

Julie Brillet : Pour un peu tout ça. J’ai eu une espèce d’épiphanie, je peux dire la date précise, c’est horrible, le 21 octobre 2017.

Julien : Tu as vraiment vécu une rupture.

Julie Brillet : C’est ça. Le 21 octobre 2017, dans la bibliothèque dans laquelle je travaillais, j’ai accueilli ce qu’on appelle un Café vie privée, qui est un atelier autour des questions de vie privée sur Internet, pour aller vite. C’est vraiment là que j’ai pris conscience, grâce à un atelier, de l’impact qu’avaient les GAFAM sur bien plus de choses que de la simple publicité ciblée. J’avais un peu ce truc-là de « je privilégie le logiciel libre parce que c’est mieux, les GAFAM, bouh ! », mais je n’avais pas forcément creusé plus que ça.

Quentin : Tu dirais que le petit colibri est devenu un énorme corbeau après cet atelier ?

Julie Brillet : C’est là que j’ai pris la mesure, notamment de l’influence que ça avait sur notre façon de s’informer : les recommandations algorithmiques, la collecte massive de données, etc., je pense que vous voyez exactement ce dont je veux parler, et que ça a une influence sur la façon dont on voit le monde, ça a déjà influencé des élections, c’est documenté – on dirait que je suis complotiste, mais vous ne le savez pas ! Ça a donc des influences sur les élections et c’est là que je me suis dit « il faut qu’on se bouge là-dessus ! ». Le fait est que j’ai pu faire des choses en bibliothèque autour de ces questions-là, mais on n’a pas la liberté qui permet de porter des discours radicaux comme j’aurais aimé les porter, on n’est pas tout seul, il y a des services informatiques, il y a une hiérarchie, il y a un mandat du conseil municipal à respecter, etc. En tout cas, ça m’a beaucoup frustrée de ne pas pouvoir aller plus loin que quelques actions culturelles, des discussions avec des collègues, etc., le fait de changer nos Google Forms en Framaforms [5].

Quentin : Et six ans et demi après, avec tout le recul que tu as là-dessus, qu’est-ce que tu conseillerais à des collègues qui décideraient d’essayer de hacker leur politique numérique pour, justement, produire du contenu radicalisé, en passant quand même sous le radar du service informatique, de la tutelle et ainsi de suite ? Même si, évidemment, pour ceux qui nous écoutent, il ne faut pas le faire. Mais si jamais, par exemple, quelqu’un te posait la question, peut-être pour éviter de le faire sans le savoir, qu’est-ce que tu lui répondrais ?

Julie Brillet : Je dirais que j’ai deux débuts de réponse, mais qui sont pas du tout satisfaisants.
Le premier, c’est qu’il y a quand même, depuis 2017, des choses qui ont évolué, notamment des choses d’un point de vue réglementaire. Il y a des questions autour du RGPD [6]. Par exemple, utiliser un Google Forms pour les inscriptions à son animation d’heure du conte, en fait, ça ne respecte pas le RGPD.
Il y a quand même un certain nombre de choses sur lesquelles son peut s’appuyer. Je pense que j’ai des grands biais de libriste, mais j’ai quand même l’impression qu’il y a une prise de conscience plus partagée sur l’impact, que ce soit environnemental ou en termes de ce que produit la collecte massive de données, les fuites de données à répétition de Facebook. En tout cas, j’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience un peu plus partagée et qu’on peut s’appuyer là-dessus pour faire bouger des choses alors qu’à une certaine époque, quand on portait des choses autour des questions de vie privée, on était vite vu pas forcément comme des complotistes, en tout cas un peu comme des personnes qui s’intéressaient à des problématiques auxquelles elles donnaient beaucoup d’importance.

Quentin : Est-ce que c’est être un moine soldat aujourd’hui que, par exemple, insister pour que ton Google Forms soit un Framaforms ? C’est une question bête, mais qui est quand même un truc que tu vois souvent en mode « est-ce que tu préfères, à la fin la de journée, que ta collègue ait fait son truc d’inscription sur l’outil qu’elle maîtrise mais qui est problématique ? Ou est-ce que le faire, en fait, est déjà un tel problème en tant que tel que tu en viens à désamorcer éthiquement ton action ?, si on peut rentrer dans ce genre de considération à ce point, over the top.

Julie Brillet : Je dirais que la réponse, comme pour tous les trucs militants, se protéger c’est la priorité. Le but n’est pas non plus de s’épuiser.

Julien : Ce que tu dis est hyper-important. Ça ne sert à rien de se mettre bille en tête, de devenir le chevalier blanc de son équipe et de se mettre tout le monde à dos parce que tu es le connard qui dit chaque fois la même chose et tout ça. Par contre, sur les évolutions de culture, notamment de culture professionnelle sur les outils qui sont utilisés, je pense qu’on a fait du chemin en dix ans, il y a des trucs genre les Framaforms, les Framamachins et tout ça, on est, maintenant, sur un bordel qui roule. Autant quelques sourcils se lèvent encore quand on dit « les gars, peut-être qu’on pourrait utiliser autre chose que Doodle pour se mettre d’accord quand on envoie des trucs à des étudiants, à des collègues. Peut-être qu’on pourrait utiliser soit les outils nationaux, soit utiliser des trucs libres », c’est bon, on est passé un peu à autre chose sur ce truc-là.
Après, pour moi, on reste un peu sur ce que tu disais tout à l’heure, ce que disait aussi Quentin, sur l’appropriation des outils et le lien n’est pas forcément hyper-évident entre « on change d’outil » et « on change d’approche ». En gros, là je vais peut-être y aller un peu à la hache parce que c’est rigolo : à quel moment remet-on en cause le capitalisme ?

Quentin : Si la question n’est pas posée, à un moment, dans le podcast, on perd nos subventions, dans un festival qui n’existe pas encore, mais où on sera, un jour, invités pour jouer les Usul dépassés des bibliothèques, 12 ans après la lutte.

Julien : On aime beaucoup Usul. Personnellement, j’aime beaucoup Usul, j’aime Le pays du Cotentin, par exemple.

Quentin : Tout à fait ! Source d’inspiration assumée, pas de problème !

Julien : En fait, la question est là et je pense qu’elle se pose aussi de la même façon quand on parle des questions de développement durable et d’écologie.
Est-ce que se concentrer sur des outils ou des petites procédures – je suis déjà en train de méjuger – ou des façons de faire sans parvenir à se dire « il faut quand même qu’on pose un cadre théorique de pensée critique autour de ça ». Du coup, oser poser des questions qui sont non neutres, qui sont politiques et qui sont d’une envergure très importante, est-ce que, à la fin, ce n’est pas se condamner à cette frustration que tu décrivais ? Ça rejoint la question que nous avons soulevée dans l’épisode sur le militantisme qui est de se dire « est-ce que tu peux prétendre, par exemple, faire de l’écologie – ça reprend l’exemple du racisme que je prenais tout à l’heure – si en même temps la moitié, les trois quarts de tes guides de voyage te font prendre l’avion ? »

Julie Brillet : En tout cas, au-delà des bibliothèques, les collectivités locales qui proposent des choses intéressantes autour du numérique, eh bien il n’y a pas de secret, il y a un portage politique. Il y a des élus convaincus qui défendent une vision émancipatrice du numérique, qui ont conscience de ce que ça provoque, justement toutes les inégalités autour du numérique, que ce n’est pas juste en développant la fibre que ça va se résoudre ou en équipant tous les lycéens et les lycéennes avec un ordinateur.
J’ai vraiment l’impression qu’il y a un enjeu sur la façon dont on sensibilise, en tout cas dans les collectivités locales, et je suis pas sûre que ce soit le rôle des bibliothèques, mais ça vaut le coup de pousser un peu le sujet régulièrement : comment on sensibilise, d’une part, les directions des systèmes d’information et, d’autre part, les élus autour de ces questions-là. J’ai vraiment l’impression, en tout cas pour ce que je connais des bibliothèques territoriales, je ne connais pas ou peu les BU, que sans le triptyque, on va dire, DSI, élus, bibliothèques, c’est difficile de porter des choses au-delà de quelques actions culturelles ou des outils sur lesquels on a la maîtrise, typiquement la mise à jour du portail, on peut mettre un Framaforms au lieu d’un Google Forms.

Quentin : Une question quand même hyper-importante : pourquoi un geek est un vieux mec sexiste de droite et un médiateur numérique est un gentil émancipateur de gauche ?

Julie Brillet : Je ne sais pas si les médiateurs numériques sont des gentils de gauche, en tout cas, globalement, ce sont des gens qui sont précaires et mal payés, donc est-ce que c’est synonyme, est-ce que ça va avec le fait d’être de gauche ?

Quentin : En même temps, est-ce que le processus de la précarité n’est pas un peu, au bout d’un moment, de trouver quelqu’un encore plus dans la merde que toi ? Il y a un cercle vicieux, quand même, pour ton médiateur numérique ! Là, peut-être qu’au moment où on parle, ton médiateur numérique de gauche et précaire est en train de se plaindre de ces IA qui vont lui voler son travail, pilotées par une vingtaine de jeunes asiatiques dans une ferme à Shanghai.

Julie Brillet : C’est quand même très rigolo ces histoires de recrutement des médiateurs numériques. En fait, par quel biais a-t-on commencé à avoir des animateurs multimédia ? C’était beaucoup au travers des emplois jeunes. Les emplois jeunes c’était quoi ? C’étaient des CDD de cinq ans, payés au Smic, en plus avec ce truc « on recrute des jeunes parce que, de toute façon les jeunes sont compétents avec le multimédia ! ». Après, on a eu quoi ? On a eu les services civiques qui, rappelons-le, ne sont pas des contrats de travail.

Quentin : Ça coûte vachement pas cher, c’est vraiment une belle opération ! Si vous n’avez pas un service civique chez vous, vous passez à côté de quelque chose !

Julien : Nous en avons adopté un cette année et nous sommes ravis. Il a été propre tout de suite, il ne mange pas beaucoup, peut-être pour des questions financières, du coup, il est ravi.

Julie Brillet : En plus, comme les services civiques sont jeunes, ils sont naturellement compétents avec le numérique !, rappelons-le encore.

Quentin : À quel point est-ce un fantasme ? Ça en est évidemment un, ce fantasme du jeune qui, par essence, est compétent sur le numérique ? A-t-on un peu des chiffres autour de ça ? A-t-on des idées ? J’avais lu un truc intéressant. On parlait d’EMI, on disait que les personnes âgées partageaient deux fois et demie plus de fake news que les jeunes, notamment sur Internet, ce qui était intéressant. Là, on parle peut-être de culture numérique, mais, sur de la compétence numérique au sens large, a-t-on des chiffres autour de ça ?

Julie Brillet : Oui. Je ne les aurai pas forcément là tout de suite. En gros, le concept de ce qu’on appelle les digital natives, justement cet imaginaire comme quoi les natifs du digital sont naturellement compétents avec le numérique est, en fait, battu en brèche depuis longtemps, notamment par des recherches en sciences humaines. En fait, les compétences numériques dépendent bien sûr des questions d’âge, on cite souvent le public senior comme étant un public qui a beaucoup d’illectronisme, mais il y a aussi des questions de classe sociale. C’est étonnant ! C’est incroyable !

Quentin : Étonnant !

Julien : Vous pouvez arrêter de faire genre les politiques, c’est vraiment insupportable !

Julie Brillet : Il y a des questions de classe sociale et, par exemple, quelque chose m’avait beaucoup marquée : une super chercheuse, qui s’appelle Anne Cordier, travaille sur les pratiques numériques des jeunes, je la recommande, elle est vraiment hyper-intéressante. Elle a fait des travaux au long cours, elle a suivi des cohortes de jeunes, qui maintenant sont adultes, dans leurs pratiques numériques, etc. Elle raconte très bien ça : ce sont des questions de milieu social, parfois aussi de genre. En fonction de si on est un gars, une fille, on ne va pas avoir les mêmes sociabilités, la même valorisation des pratiques numériques. J’avais été très marquée par un bouquin d’Anne Cordier qui s’appelle Grandir connectés – Les adolescents et la recherche d’information. Elle raconte qu’elle discutait avec des jeunes filles et des jeunes garçons sur leur rapport au numérique, c’était une époque où on n’avait pas encore trop de smartphones, c’était plutôt l’ordinateur familial dans le salon. Elle raconte qu’il y a des filles à qui on disait « tu fais d’abord tes devoirs avant d’aller sur l’ordinateur – donc classique – et tu participes aux tâches ménagères ».

Quentin : Oui, parce que le ménage ne va pas se faire tout seul !

Julie Brillet : C’est ça et, bizarrement, on ne le disait pas de la même manière aux garçons.

Julien : Non, parce que ta sœur fait le ménage, de toute manière, on ne va pas le faire deux fois ! Le numérique, c’est avant tout un exercice de logique.

Julie Brillet : Juste pour finir sur la question des compétences numériques, on a souvent une vision de « soit on est compétent soit on n’est pas compétent » et, pour boucler avec la question des jeunes, ce n’est pas parce qu’on est compétent par exemple pour discuter sur une messagerie instantanée, prendre des photos, des choses comme ça, qu’on sera compétent avec du traitement de texte. En fait, il y a vraiment une multiplicité des compétences, par contre, il y a une différence entre les compétences manipulatoires, être à l’aise sur un écran tactile, par exemple.

Julien : Et puis comprendre comment on fait une recherche sur Internet, comment on utilise un traitement de texte.

Julie Brillet : Et que tout ça, ça s’apprend !

Julien : En même temps, c’est très logique. Je le vois très bien, je vais faire vraiment le vieux con des bibliothèques, mais l’usage majoritaire d’un enfant de sept/huit ans sur un poste numérique à la bibliothèque, je ne le dis pas avec un esprit rancunier, mais c’est un usage presque de spécialiste, qui, par contre, est dans une zone de flou absolu sur tout ce qui sort de son tunnel. J’ai des gamins de sept ans qui ne sauraient pas utiliser Google, mais qui savent se connecter au même site de jeux flash, faire la recherche qui mène au bon jeu, alors qu’ils ne parlent pas l’anglais, savent sur quel bouton cliquer et jouer à leur jeu et ainsi de suite, mais qui seraient absolument perdus, par exemple, s’ils utilisaient le clavier ou si le site est mis à jour et ainsi de suite. C’est assez marrant parce que pas mal de choses, au demeurant, demandent une certaine forme de technicité : lancer l’ordinateur de la bibliothèque, rentrer son identifiant, son mot de passe, se connecter, lancer un moteur de recherche, comprendre que sur notre site qui se lance la barre de recherche centrale ce n’est pas la barre Google mais c’est le catalogue de la bibliothèque. Au final, quand même, c’est se donner beaucoup d’efforts de spécialisation du savoir sans en tirer vraiment de leçons ou d’effets de bord.

Quentin : Bien sûr. OK. Il y avait les emplois jeunes, mais c’est fini. Il y avait les services civiques, ça continue mais sous une autre forme. D’autres trucs ont-ils maintenant repris le relais ?

Julie Brillet : Oui. On continue à faire des contrats précaires payés au Smic, ça s’appelle les conseillers numériques. Quand je dis payés au Smic, c’est le financement de l’État, après il y a des employeurs qui acceptent de payer plus les conseillers numériques, mais ce n’est vraiment pas partout.

Julien : De grands seigneurs !

Julie Brillet : Les conseillers numériques ont été lancés suite au premier confinement lié au Covid, à l’occasion du Plan de relance. En fait, ça faisait longtemps qu’on savait qu’il y avait des inégalités très fortes face au numérique, mais le premier confinement a été, je pense, une révélation, notamment pour bon nombre de politiques sur ce que produisaient concrètement les inégalités face au numérique. Donc, à l’occasion du Plan de relance et à cause de ces inégalités très fortes, il a été décidé de lancer le programme conseillers numériques, c’était le recrutement de 4000 conseillers numériques, c’est leur nom, sur des contrats de 18 mois ou deux ans, payés au Smic avec financement de l’État pour, justement, aider les personnes dans leurs démarches administratives. Ils ont donc été recrutés par des collectivités locales ou des associations.

Quentin : Du coup, quel est le bilan ? Qui a été recruté ? Comment ça c’est foutu ? Ce sont encore des jeunes dynamiques ? Non, cette fois-ci, ce sont les boomers qu’on a recruté.

Julie Brillet : En fait, ce ne sont pas que des jeunes, en tout cas de ce que j’ai observé des conseillers numériques, notamment que j’ai pu former, il y a aussi pas mal de reconversion professionnelle, donc ce ne sont pas que des jeunes et ce sont, bien souvent, des personnes qui sont guidées par le fait de vouloir aider autour du numérique.

Quentin : Du coup, y a-t-il un changement dans le genre ?

Julie Brillet : Je me suis posé cette question et je n’ai pas la réponse.

Quentin : Dans le sens où, maintenant, que ça devient un métier du conseil, donc du care, ça indique qu’il y aura donc des femmes.

Julie Brillet : J’ai une grosse intuition que le métier s’est féminisé parce que, maintenant, c’est un métier du care.

Quentin : Et qu’il est au Smic !

Julie Brillet : Il était déjà au Smic avant ! J’ai vraiment eu l’intuition qu’il s’est féminisé parce que c’est devenu un métier du care, alors que les profils des animateurs multimédia historiques étaient quand même des profils à mi-chemin entre la technique et l’animation socio-culturelle, du coup, c’étaient quand même majoritairement des hommes. Dans nos équipes de bibliothèques, on voit bien, en fonction des secteurs, que c’est très genré.

Julien : Évidemment ! Les deux gars, c’est le discothécaire et le monsieur multimédia.

Quentin : Il y a aussi le monsieur des jeux, attention !

Julien : Mais là tu parles de maintenant, pendant longtemps, il n’y avait pas de monsieur des jeux, ça n’existait pas.

Quentin : Tu as oublié aussi le directeur de la bibliothèque. C’est quand même un peu un échec cuisant.

Julien : Ça dépend du point de vue où tu te places. Ça peut être aussi une réussite critique pour le podcast.

Julie Brillet : En tout cas, il y aurait plein de choses à dire sur le dispositif conseiller numérique, notamment sur l’adéquation de la formation aux besoins réels de ces personnes, puisqu’il y a une formation obligatoire, sur le fait de ce que produit d’avoir forcément des contrats précaires, notamment dans le secteur associatif où on sait que les associations n’auront pas forcément les moyens de payer en direct les personnes et de pérenniser les postes. Il y aurait vraiment plein de choses à en dire et, en fait, c’est un dispositif qui continue. Il y a eu des nouvelles vagues de recrutements, qui ne sont plus financés à 100 % par l’État, maintenant il y a des cofinancements.

Voix off : Vous avez entre 16 et 25 ans, jusqu’à 30 ans si vous êtes en situation de handicap, vous êtes ouvert à de nouvelles expériences ?, c’est fait pour vous.

Julien : Dans ce cliché du numérique, comme une espèce de porte ouverte sur le monde et la bibliothèque, vu que notre grand truc c’est quand même d’ouvrir des portes sur le monde et qu’on est donc des portiers, est-ce qu’il est vrai qu’il y a cette espérance de se dire que chaque bibliothèque est cette porte qui permettra à des gens d’accéder à ces univers-là, qu’ils y trouveront, du coup, ces univers peut-être un peu alternatifs qui ressemblent un peu moins à beaucoup de collections remplies de mecs blancs qui ont quand même, globalement, à chaque fois les mêmes visions des enjeux de société ? Est-ce que, au contraire, tu parlais des GAFAM tout à l’heure, l’information est tellement complexe et verrouillée à atteindre qu’on est vraiment sur un serpent qui se mord la queue et on va juste trouver ailleurs des informations qui ressemblent à ce qu’on a déjà ? Comment, justement dans l’émancipation par le numérique dont tu parlais, peut-on outiller des gens pour, peut-être, accéder à des discours différents, des histoires différentes ? Comment nous, justement, à travers notre culture du numérique, pouvons-nous proposer des chemins moins empruntés ?

Julie Brillet : En fait, c’est marrant. Je ne me suis pas tant posé cette question sous cet angle-là. Bien sûr que dans ma pratique quotidienne, personnelle du numérique, qui est hyper-importante pour moi, c’est justement l’accès à plein de ressources. Par exemple, j’ai fait ma culture féministe sur Internet, sur Facebook précisément, comme quoi !

Julien : Il n’y a pas de jugement. Zéro jugement !

Quentin : Comme beaucoup de gens !

Julie Brillet : Je l’ai beaucoup pensé sur la façon dont, d’un point de vue individuel, je me suis fait ma culture politique beaucoup sur Internet, mais je ne me suis pas trop posé la question du rôle des bibliothèques là-dedans, donc je suis pas sûre que j’aurais un avis tout à fait construit là-dessus.
Par contre, ce que je trouve vraiment intéressant à discuter, des choses qui donnent aussi un peu envie, parce que, là, on part quand même sur un constat qui est sacrément triste. Et puis, avoir un peu l’impression qu’à moins de faire la révolution, on n’a pas trop la main dessus, donc faire la révolution c’était un peu ambitieux, c’est bien mais c’est un peu ambitieux ! Je trouve qu’il y a vraiment des réflexions hyper-intéressantes autour des questions des communs numériques, de tout ce que construit Framasoft [7] autour de l’émancipation du secteur associatif et des réflexions autour des outils numériques. Ils ont proposé pas mal de choses, des espaces Nextcloud qui sont des espaces de cloud libre, respectueux des données personnelles, etc., qui n’appartiennent pas aux GAFAM, à des petits collectifs de justice sociale, ça s’appelle Framaspace [8]. Ils ont un programme qui s’appelle Émancip’Asso [9], avec lequel ils essayent d’accompagner, justement, le secteur associatif, type mouvements associatifs et autres, dans la réflexion autour de leurs outils numériques. Par exemple, pour des associations qui défendent l’émancipation des citoyens et des citoyennes, c’est quand même un peu compliqué, à côté de ça, d’utiliser des outils capitalistes comme les outils des GAFAM qui, en plus, collectent massivement des données. Ce sont des modèles économiques complètement délétères. C’est donc comment on fait pour changer ça, comment on fait pour re-politiser le numérique, se dire que tout n’est pas perdu. Là-dessus, il y a vraiment des initiatives hyper-réjouissantes du côté de Framasoft, comme je le disais, et qui sont plutôt dans le secteur associatif.
Je me dis que ce serait intéressant de voir quels rapprochements il pourrait y avoir entre, justement, la réflexion qu’il y a dans le secteur associatif au travers de cette dynamique-là et les réflexions qu’on peut avoir en bibliothèque, sachant qu’en bibliothèque on a quand même un long historique de réflexion autour des communs numériques, vraiment des choses qui sont réfléchies depuis longtemps et qui ne peuvent que faire écho aux missions des bibliothèques.
J’ai l’impression qu’il y a vraiment des trucs à creuser sur la question de la réappropriation des savoirs, de la construction collective des savoirs, comment on construit un wiki ensemble – là je parle d’outil –, comment on organise des connaissances collectives ensemble, on peut penser à Wikipédia, mais il n’y a pas que ça.

Julien : Ce qui, en plus, est hyper-intéressant avec Wikipédia, c’est que non seulement on a construit un outil, mais on a construit une communauté qui est hyper-intéressante dans son fonctionnement en interne. Je pense que, là-dessus, c’est aussi vachement intéressant de se dire… Je vois que tu tiques ! Peut-être es-tu une wikinaute et tu as un avis très différent sur le sujet.

Julie Brillet : Je contribue un tout petit peu à Wikipédia, vraiment de façon hyper limitée, je ne me prétends pas wikipédienne. Par contre, pour avoir participé à pas mal d’ateliers autour de la question du biais de genre sur Wikipédia, c’est loin d’être une communauté parfaite, mais il n’y a pas de communauté parfaite. Et c’est pareil, en discutant des questions autour des communs, les communs s’appuient forcément notamment sur toutes les réflexions autour du logiciel libre et, souvent, on fait le lien entre les deux puisque, de toute façon, on voit souvent le logiciel libre comme un commun numérique.
Pareil, la question du logiciel libre pose plein de questions hyper-intéressantes, notamment la définition du logiciel libre. Je ne vais pas refaire toute la définition, mais ce sont les quatre libertés, notamment la liberté d’utiliser le logiciel comme on l’entend, ça veut donc dire, potentiellement, utiliser un logiciel libre pour piloter des drones pour aller tuer des gens ou pour gérer les questions de contrôle aux frontières. Du coup, ça vient poser la question : est-ce que le fait que le logiciel soit libre ça en fait, pour, autant un logiciel émancipateur ? Du coup, je ne suis pas sûre !

Julien : Il n’y a pas de ligne directe entre ces deux trucs-là.

Julie Brillet : C’est ça. En tout cas, ça pose des questions hyper-intéressantes sur, justement, ce qui fait qu’un outil numérique peut être émancipateur, mais ça ne reste qu’un outil ! Du coup, quelle réflexion a-ton derrière ? À quel besoin répond-il ? Dans quel contexte plus large se situe-t-il ? Là-dessus, j’ai l’impression qu’il y a vraiment, encore une fois, des choses qui bougent et je suis sûre qu’on peut faire plein de choses.

Quentin : C’est cela qui est intéressant avec Wikipédia. Il y a un outil qui n’est clairement pas vertueux, il y a des vrais problèmes, mais ce qui est intéressant c’est de voir une communauté qui se construit, de voir une communauté qui se dote de règles, qui, parfois, n’obéit pas à ces règles, qui va prendre des décisions, et le fait que tout soit transparent, le fait qu’on puisse, en tant qu’utilisateur, voir le travail en train de se faire, apporte, justement, cette complexité dans la lecture de Wikipédia. Il est là le boulot, peut-être politique, qu’on peut faire un peu plus sur la culture numérique : essayer de comprendre comment les choses se construisent et du coup se dire « j’ai envie de monter une communauté, j’ai envie que les gens se sentent bien sur tel ou tel truc, j’ai envie qu’ils partagent tel ou tel machin ; je peux aller regarder comment les autres ont fait et me documenter par rapport à ça. ». Si on arrive à pousser ça, à pousser ces réflexions un peu métas sur la façon dont on fait les trucs, c’est peut-être déjà pas mal.

Julien : Avec, en plus, cette joie de se dire qu’on n’est pas en train de travailler, avec le numérique, qu’à travers le champ de la compétence, mais qu’on reprend tous les discours qu’on a pu avoir 200 fois sur ce podcast, par exemple en tant que syndiqués, créer des communautés, faire corps. Que la dimension politique qu’on peut avoir en bibliothèque autour du numérique c’est de voir comment ça recrée de la communauté de gens autour de ces sujets et quelles sont les règles que le numérique permet à ces communautés, notamment avec la richesse de l’anonymat, qui peut être aussi bien un fléau qu’une voie pour les gens qui en auraient besoin. Peut-être que c’est cette culture-là du numérique qui nous manque à travers toute notre vision du numérique toujours centrée sur l’outil, sur l’objet, et jamais ce qu’il ouvre de liberté, de s’associer à des gens pour faire des trucs cool.

Quentin : On arrive. Ça fait une heure et demie qu’on discute. Julie, c’est fini, on ne va jamais y arriver, on ne va faire que de la merde avec le numérique et, à la fin, on va juste entretenir des grosses machines qui broient les gens ?

Julie Brillet : Je pense que non. J’ai vraiment l’impression qu’il y a des choses qui bougent en ce moment avec des prises de conscience plus collectives, avec des dynamiques à l’œuvre vraiment intéressantes dans le secteur associatif. On voit des politiques, des associations, des collectifs, des chercheurs, des chercheuses, qui promeuvent les communs, parfois avec des choses plus ou moins craignos, plus ou moins argumentées, ça va de la souveraineté à la sobriété numérique, c’est vraiment très large. En tout cas, j’ai l’impression qu’il y a une vraie dynamique en cours, qu’il y a une prise de conscience plus collective. En tout cas, j’ai espoir que ça peut créer des trucs, créer des réflexions communes.
En tout cas, j’ai vraiment l’impression que, actuellement, il se passe des choses avec une prise de conscience plus partagée, que ce soit en terme environnemental, que ce soit sur la question des communs, sur la question des outils numériques qu’on veut, quel numérique désirable, etc. J’ai vraiment l’impression que les bibliothèques peuvent jouer un rôle dans ces réflexions-là. En tout cas, je suis toujours pleine d’espoir, parce que, sinon, je crois que j’aurais arrêté le numérique depuis longtemps.

Julien : Julie, tu es venue nous voir avec un petit jeu. Je propose de l’attaquer parce que j’ai vraiment envie de jouer pour finir tout ça.

Quentin : Oui, j’aime bien jouer !

Julien : Du coup, ça pourrait être un peu le point mulot, je propose de se poser la question de boomer ou personnel politique. À priori, tu es quand même venue avec un peu des noisettes, est-ce que tu te sens d’attaquer ?

Julie Brillet : Le point mulot ou le point « meuporg » [MMORPG, Massively Multiplayer Online Role-playing Game].

Julien : Le mulot malin !

Julie Brillet : Mais non, il n’y a pas de a pour transformer en arobase ! Mince !

Quentin : On en mettra partout dans la description de ce podcast, c’est sûr.

Julie Brillet : J’ai des petites citations, donc, c’est à vous de deviner.

Julien : Si c’est notre oncle boomer ou si c’est du personnel politique.

Julie Brillet : C’est ça. Je commence : le web 2.0, c’est tout simplement l’Internet d’aujourd’hui, l’Internet sur lequel surfent tous les Français, moi comme les autres.

Julien : Je dirais mon oncle boomer, très clairement.

Quentin : Je ne sais pas, ça ressemble à un truc un peu un peu nullos, en même temps, mon oncle boomer ressemble vachement à un truc un peu nullos. Tu ne mets pas la barre très haut.

Julie Brillet : Eh bien non, c’est Frédéric Lefebvre, en 2009, alors qu’il était porte-parole de l’UMP, dans une magnifique vidéo trouvable sur Internet.

Quentin : Sur les internets !

Julien : Tonton Fredo, qui a été ministre du Numérique à un moment de sa carrière. Beau score, bravo !

Julie Brillet : Une petite deuxième : Internet est le rendez-vous des chercheurs, mais aussi celui de tous les cinglés, de tous les voyeurs et de tous les ragots de la terre.

Julien : Ça c’est tonton Roger, c’est obligé !

Quentin : Après deux Suze et trois whiskys.

Julie Brillet : Non, c’était Alain Finkielkraut.

Quentin : C’est intéressant que tu le dises. En fait, Alain Finkielkraut est mon oncle et, effectivement, il tourne beaucoup à la Suze !

Julien : Donc, tu viens de te doxer « Julien Finkielkraut ». Ce n’est pas de bol, quand même ? Pour du numérique, c’est quand même le faux pas un peu bête.

Quentin : Je ne sais plus qui disait ça, mais c’est tellement vrai, c’est la version l’oncle raciste mais version France Culture.

Julie Brillet : Un petit dernier : si on a des enfants qui ont un rapport à la vérité mal bâti, en tout cas construite sur des réseaux sociaux, la différence entre la vérité et la contre-vérité n’est pas claire, bonjour la génération des complotistes.

Julien : Je dirais mon oncle boomer parce que la réplique politique autour de ça ce n’est pas celle-là, c’est « je n’ai pas menti, j’ai simplement été mis en défaut par la vérité. »

Quentin : Au montage, j’ai inséré La Marseillaise à cet endroit-là, c’est obligé parce qu’on est sur un sur un élève de Paul Ricœur, vérité/contre-vérité, mais avec un peu de verve de gros boomer, donc Emmanuel Macron.

Julie Brillet : Oui. Emmanuel Macron lors de a conférence de presse de janvier 2024.

Julien : Bien sûr !

Quentin : Ah là, là, quelle chance on a !

Julien : Merci beaucoup d’être venue, Julie.

Julie Brillet : Avec plaisir.

Quentin : Allez, bisous.