François Saltiel : Bonsoir et bienvenue à toutes et à tous dans Le Meilleur des mondes, l’émission de France Culture qui s’intéresse aux bouleversements suscités par le numérique et les nouvelles technologies. Ce soir, on s’offre une respiration philosophique, on tente de briser la course en avant, la marche inéluctable du progrès pour mieux le questionner et repenser notre rapport à la technique. On s’affranchit de la tyrannie de l’instantanéité pour une plage salutaire de réflexion et de silence [Silence, NdT]. Un silence voué à disparaître dans nos pratiques du numérique. Comment réintroduire le débat citoyen, la controverse dans le déploiement technologique ?
Nous verrons comment les philosophes du siècle dernier peuvent éclairer notre actualité, du développement de la vidéosurveillance algorithmique à la société de la trace qui sacrifie le droit à l’oubli ? Comment les citoyens du cyberespace que nous sommes peuvent utiliser les réseaux sociaux pour s’organiser et échapper à l’indignation stérile ? Comment garder espoir et ne pas sombrer dans le techno-pessimisme. La dimension artistique peut-elle être une échappatoire ? En un mot, comment cultiver un rapport plus éthique au numérique ? Beaucoup de questions et un socio-philosophe pour y répondre, tout en nuances.
Pierre-Antoine Chardel, bonsoir.
Pierre-Antoine Chardel : Bonsoir.
François Saltiel : Vous êtes professeur de sciences sociales et d’éthique à l’École de management de l’Institut Mines-Télécom et chercheur statutaire au laboratoire d’anthropologie politique du CNRS, l’École des hautes études en sciences sociales. Vous êtes également membre des comités de rédaction de la Revue politique et parlementaire et de la revue Études Digitales, c’est déjà beaucoup, mais vous êtes également l’auteur de Socio-philosophie des technologies numériques – Éthique, société, organisations, paru l’an dernier aux Presses des Mines.
Nous allons passer une heure ensemble pour mieux cerner vos travaux et explorer avec vous les enjeux sociaux, philosophiques et éthiques de l’ère numérique. Vaste programme.
Également menu du soir la chronique de Marie Turcan, rédactrice en chef chez Numerama. Marie nous parlera de sa fatigue, sa fatigue du numérique, un espace où le fun aurait disparu. Et Juliette Devaux nous livrera, comme chaque semaine, les nouvelles d’un monde meilleur.
Le Meilleur des mondes s’écoute à la radio ou en podcast sur l’application Radio France et se regarde sur la chaîne Twitch de France Culture.
C’est parti.
Diverses voix off : Les sénateurs se penchent sur le projet de loi relatif aux Jeux olympiques, celui autorisant l’expérimentation de caméras de surveillance dotées d’algorithmes et qui entrerait en vigueur dès cette année.
Il n’y aura aucune prolongation de cette expérimentation sans une évaluation précise, transparente, de la CNIL.
Un comportement anormal ça n’existe pas. C’est la police qui définit ce qui est anormal ou suspect selon ses propres préjugés, selon ses propres stéréotypes et ses propres objectifs politiques.
Ces évolutions, on ne les regarde ni positivement ni négativement, on les regarde d’abord parce qu’elles sont là et on essaye d’y inventer des disciplines, des règles, des façons de vivre qui soient vivables, habitables.
Il y aurait une sorte d’épicurisme technologique à trouver, c’est-à-dire une capacité à distinguer les désirs vains, les désirs superflus des désirs fondamentaux.
Une des illusions qu’on cherche à développer dans l’homme moderne, c’est de lui faire croire que la technique le rend plus libre. Libre de quoi ?
François Saltiel : Vous avez sans doute reconnu des voix qui vous sont chères : Jacques Ellul [1], Bernard Stiegler [2] et Alain Damasio [3], un philosophe, un sociologue, un artiste romancier. Un montage transdisciplinaire, comme votre approche socio-philosophique, cher Pierre-Antoine Chardel. En quoi, d’ailleurs, est-elle nécessaire pour penser la technologie ?
Pierre-Antoine Chardel : Cette approche socio-philosophique me paraît essentielle pour se saisir des technologies non pas simplement de façon abstraite, non pas simplement pour en faire l’objet d’un questionnement philosophique. Néanmoins, dans mon travail et dans mes ouvrages, je me rends compte que les questions philosophiques qui sont posées par les technologies, en particulier les technologies numériques, questions philosophiques telles que la question du sens, des valeurs, des horizons possibles, impliquent d’être situé, autant que possible d’un point de vue sociologique, d’être situé socialement dans des contextes à chaque fois différents qui nous renvoient, à chaque fois, à des questions aussi différentes.
Je vais prendre un exemple : la question de la 5G ne pose pas les mêmes questions d’éthique que l’on se situe dans un contexte médical ou bien dans un contexte de société de surveillance. Pour moi, il ne s’agit pas simplement de penser philosophiquement la technique, d’en faire un objet, de faire de la philosophie de la technique, mais de se rapprocher, autant que possible, du réel social, ce que j’appelle le réel social concret, avec ses contradictions, ses paradoxes.
François Saltiel : Ses nuances, justement, pour tenter d’échapper un peu au manichéisme qu’on a souvent, qu’on a parfois sur les discours, un discours un peu totalitaire, comme ça, sur la technologie, soit d’un angélisme débordant soit d’un techno-pessimisme un peu systématique.
Pierre-Antoine Chardel : Oui. Et cette opposition entre la technophobie d’un côté, la technophilie de l’autre, est une vieille histoire, en sachant que la technophilie, les discours qui glorifient la technique, les technologies, l’innovation sont comme assez massifs, je dirais qu’aujourd’hui ils sont prépondérants. Bien sûr, ce discours critique frôle parfois la technophobie, mais je tiens à développer une approche critique qui soit au plus près des ambivalences technologiques et qui nous incite, toujours, à tenter de discerner, autant que possible, ce qui est à l’œuvre dans une technologie, mais surtout ce qui est à l’œuvre dans les pratiques technologiques.
François Saltiel : D’où le terrain sociologique, effectivement, d’où l’importance du contexte et de l’usage.
Pierre-Antoine Chardel : Absolument parce que, d’une certaine manière, on ne rencontre jamais les techniques ou les technologies seules, on rencontre des pratiques technologiques et c’est ce qui me semble assez peu suffisamment développé, à tout le moins dans le débat français. Par rapport aux technologies, on a tendance à en faire un absolu, d’ailleurs, on parle beaucoup de LA technologie ou de l’innovation.
François Saltiel : D’ailleurs on parle aussi beaucoup de révolution technologique. Je suis moi-même tombé dans le piège de cette formule, qui marche très bien, essayer de comprendre ce qui se joue dans notre révolution numérique. Vous, vous préférez le terme « métamorphose numérique », expliquez-nous.
Pierre-Antoine Chardel : Le terme de métamorphose me tient en effet à cœur parce qu’il exprime l’idée d’un processus, l’idée aussi de la durée. Par rapport aux technologies, c’est une façon de dire que les technologies n’arrivent pas de nulle part, qu’il n’y a pas un surgissement technologique, mais qu’elles sont le fruit d’une longue histoire, une histoire de l’informatique, en l’occurrence pour le numérique, une histoire aussi des technologies de l’information et de la communication, et les situer dans le temps long permet de gagner en distance critique et en discernement et, surtout, ça permet d’éviter l’effet de sidération.
François Saltiel : C’est vrai qu’une révolution s’impose à nous, tandis que dans la notion de métamorphose il y a aussi cette idée du sensible.
Pierre-Antoine Chardel : Il y a a cette idée du sensible et aussi l’idée d’une maturation avec cette idée que la métamorphose peut, à beaucoup d’égards, nous déstabiliser. Un grand philosophe allemand, Günther Anders [4] , a écrit dans les années 50, L’Obsolescence de l’homme. Il disait que les technologies vont trop vite par rapport à la capacité que nous avons, en tant qu’être humain, à pouvoir nous en saisir. Il y a comme une sorte de décalage entre la vitesse du déploiement technologique et la métamorphose de l’âme que les technologies engendrent.
On a de quoi être déstabilisé, on a de quoi être surpris. Pour cette raison, c’est d’autant plus important d’essayer de faire preuve de sérénité mais aussi de créativité par rapport à ces environnements technologiques qui sont très complexes et qui demandent de savoir raison garder, c’est-à-dire de les appréhender non pas simplement comme des objets de consommation, mais de les appréhender comme des objets de culture et de les réinvestir d’un point de vue symbolique. Ces technologies sont le fruit d’imaginaires, on peut retrouver aussi les grands mythes fondateurs qui nous renvoient beaucoup à notre à notre présent technologique, si on pense au mythe de Prométhée, au mythe d’Icare, etc. C’est une façon de dire que les technologies sont investies d’un point de vue symbolique et le décryptage de ces dimensions symboliques, de ces imaginaires, permet de dire que ce qui nous arrive avec les réseaux sociaux, avec la surveillance globale, s’inscrit finalement dans le temps long et renvoie aussi à des repères qui peuvent nous servir à analyser, à décrypter avec, je dirais, plus de calme plus de sérénité ce qui nous arrive avec les technologies et ce qui, parfois, nous submerge, il faut bien le dire, tellement la vitesse du déploiement technologique, en particulier à l’ère numérique, est considérable.
François Saltiel : Justement. C’est pour cela que je me suis amusé à créer un petit silence en début d’émission, pour se forcer à s’arrêter et à prendre un peu de hauteur.
Pour comprendre, peut-être, comment votre pensée s’incarne dans un exemple concret, vous avez cité le mot de surveillance, je vous propose d’écouter les propos de la ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, qui était très récemment, il y a quelques jours, cette semaine, sur France 3. Elle parlait de ce projet que vous avez forcément suivi, de cette loi qui a été votée, pour l’usage des caméras de vidéosurveillance qui utilisent des algorithmes, la vidéosurveillance algorithmique, une expérimentation censée ne durer que quelques années mais qui pourrait bien s’inscrire dans la durée. On l’écoute.
Amélie Oudéa-Castéra, voix off : C’est une expérimentation qui est menée sous le contrôle vigilant, attentif, de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, et évidemment il n’y aura aucune prolongation de cette expérimentation sans une évaluation précise, transparente de son efficacité au regard des enjeux de sécurité de notre pays.
Journaliste, voix off : Il est donc possible que cette loi devienne pérenne à terme ?
Amélie Oudéa-Castéra, voix off : Si ça fait ses preuves et entouré de toutes les garanties, on les avait comptées avec Gérald Darmanin au Parlement : 28 garanties entourent ces dispositions. Et les Français attendent de nous qu’on agisse pour leur sécurité et qu’on fasse usage des moyens nouveaux, y compris numériques, pour favoriser cette sécurité.
François Saltiel : Donc les Français en ont envie, les Français en ont besoin, un peu un argument d’autorité en disant que la population attend ces technologies. Là elle fait référence à l’intelligence artificielle, à des caméras dites intelligentes. En quoi cette vidéosurveillance algorithmique, donc potentiellement un contrôle biométrique à terme, c’est-à-dire l’analyse de nos données, de notre démarche, de tout ce qui fait, finalement, notre identité, peut poser, selon vous, un problème d’éthique ?
Pierre-Antoine Chardel : Un problème d’éthique majeur, mais, encore une fois, il faut situer le problème dans les différents contextes dans lesquels il se pose.
Je dirais que cette question de la vidéosurveillance algorithmique pose, premièrement, un problème d’accoutumance qui serait rendu possible, ce serait un risque que l’exception devienne la règle. C’est un premier point.
Un deuxième point, pas simplement lié au dispositif technologique en tant que tel mais lié, plutôt, à celui des critères de dangerosité qui seraient derrière cet usage technologique : qui va fixer ces critères ? Là, en l’occurrence, puisqu’il s’agit de reconnaissance de formes, des mouvements, en fonction de quels mouvements, quels mouvements vont être considérés comme dangereux ?
François Saltiel : Quand on parle du texte, le texte parle de mouvement suspect, de comportement anormal. Or, toute la question est de savoir ce qu’on considère comme étant suspect, anormal ? C’est là où, effectivement, il y a une vision très subjective.
Pierre-Antoine Chardel : C’est très subjectif. C’est une façon de dire que, dans ces systèmes technologiques, il y a a beaucoup de subjectivité contrairement à ce qu’on peut penser. On délègue cela à des algorithmes, donc on se dit globalement « c’est la machine qui va faire le travail ». Et c’est là où commence le problème éthique puisque ces machines sont accompagnées, potentiellement, d’orientation, de direction ; toutes ces machines sont fabriquées, sont construites, et surtout qui va, encore une fois, fixer la dangerosité, les comportements à risque ? En fonction de quels critères ?
On nous explique qu’il s’agit d’assurer la sécurité pendant les Jeux olympiques, c’est très consensuel ! Qui serait pour qu’il n’y ait pas de sécurité pendant les Jeux olympiques ? Et, en même temps, quand on lit ce projet de loi, on se rend compte que ça implique des manifestations certes sportives mais aussi récréatives ou culturelles.
François Saltiel : Oui. Dans les différents critères qui actionnent l’automatisation de ces caméras, on a effectivement le regroupement d’individus ou de foule, on peut appeler ça une manifestation en fait.
Pierre-Antoine Chardel : Exactement. La foule, le rassemblement des corps, c’est une façon de faire politique, ça l’a toujours été, ça l’est toujours et ça le sera toujours. À partir de quel moment le rassemblement deviendra suspect ? Je parlais des manifestations culturelles, on pourrait imaginer ce type de dispositif, pourquoi pas, pour le festival d’Avignon. Qu’en serait-il d’un événement culturel, artistique, qui imposerait un système de surveillance algorithmique que l’on présente de façon très indolore : « il ne s’agit que des formes, il ne s’agit que des comportements, il ne s’agit pas des visages, il ne s’agit pas de reconnaissance faciale » ?
François Saltiel : Pour être quand même assez précis, il y a des garde-fous dans ce texte qui excluent, pour l’instant, la reconnaissance faciale, une technologie dont on a pu entendre parler évidemment avec le cas chinois qui est toujours un cas d’école pour exposer les dérives sécuritaires qui peuvent se passer dans ce pays ; il n’y a pas un usage de la reconnaissance faciale qu’en Chine. Pour l’instant, en tout cas, la reconnaissance faciale n’est pas incluse dans ce texte. Après, beaucoup disent qu’on en prend un peu le chemin, que c’est déjà une première étape d’avoir cette vidéosurveillance algorithmique et que demain ça sera sans doute la reconnaissance faciale. Ce qui pose donc la question de la perte, potentiellement pour les individus de leurs propres données, de leur propre corps. Vous avez d’ailleurs cité à deux reprises le mot « corps », le terme « corps », c’est une notion sur laquelle vous avez beaucoup travaillé.
Pierre-Antoine Chardel : En effet, à travers ces dispositifs on peut entrevoir le risque de voir le corps bien sûr soumis à un effet d’une numérisation, c’est le corps numérisé qui vient à produire du signal et qui, à partir de là, est analysé, intégré à des dispositifs de surveillance. Autrement dit, c’est le corps qui est, finalement, réduit à l’état de signal, alors même que le fait d’être ensemble, l’organisation de l’espace public, nous renvoie à notre condition d’être parlant. La citoyenneté, la vie politique c’est ce qui s’institue par le fait de parler, donc par le monde des signes.
Ici on assiste, de façon très insidieuse, à une réduction du statut même de l’humain, puisque l’humain ne serait plus considéré comme un être de signes mais comme étant un support numérisable d’un signal.
Un autre problème éthique que je perçois, c’est cette difficulté, vous l’avez un peu dit, de la part de la société civile à s’emparer de ces problématiques, déjà parce que ce sont des technologies qui sont assez complexes, il faut regarder de près, avoir la chance de pouvoir interagir avec des ingénieurs pour bien comprendre de ce dont il s’agit.
François Saltiel : Il y a effectivement là un problème d’explicabilité, d’ailleurs à deux niveaux, de la technologie, pour bien la comprendre et ceux qui en sont les artisans ne parviennent pas eux-mêmes à comprendre, parfois, comment elle fonctionne, je parle, en l’occurrence, des algorithmes et de l’intelligence artificielle.
Pierre-Antoine Chardel : C’est encore, en effet, une boîte noire même pour beaucoup de chercheurs qui travaillent sur ces enjeux, qui sont très conscients de l’opacité que ces dispositifs technologiques induisent.
L’autre problème que je voulais signaler, c’est le fait qu’on a affaire à des dispositifs qui sont relativement invisibles pour les citoyens et c’est bien là l’enjeu d’une possible accoutumance. Puisqu’on a affaire à des dispositifs qui ne sont pas immédiatement visibles, alors se crée une forme d’accoutumance, de familiarisation avec des dispositifs qui ne laissent pas de prise. Autant une mesure anthropométrique pouvait être choquante et donner immédiatement cette impression de réification, autant, si on parle de la biométrie, on a affaire à des dispositifs qui sont très innovants.
François Saltiel : Oui. Il y a vraiment cette idée de la transparence avec toujours cette même promesse qu’on entend, vous l’avez dit tout à l’heure en parlant de l’argument un peu démagogique, c’est-à-dire on vous offre une sécurité, une promesse de sécurité, et vous ne voyez peut-être pas ce qui vous échappe de votre liberté, donc ça ne vous impacte pas et vous ne retenez, finalement, que la garantie, que la promesse de sécurité.
Pierre-Antoine Chardel : Et ceci au nom d’une innovation qui est censée améliorer la société et améliorer notre condition hyper-moderne.
Ce qui me paraît aussi important de mentionner c’est que ces technologies instituent, en quelque sorte, un état de suspicion permanent. Cette dimension me paraît être particulièrement problématique.
François Saltiel : Suspicion des citoyens entre eux, suspicion de l’autorité face aux citoyens ?
Pierre-Antoine Chardel : De l’autorité face aux citoyens. On perd une valeur fondamentale de l’être ensemble, de la société dans sa dimension, bien sûr, démocratique, la valeur de confiance. Or, on sait qu’une société ne peut pas tenir sans confiance. Faire société repose sur un minimum de confiance et la confiance est aussi une composante essentielle du lien social.
François Saltiel : Après on pourrait dire, si je me fais l’avocat du diable, qu’il y a un lien de confiance du citoyen face à l’autorité, face à la loi qui est censée le protéger ; quand la loi dit « on fait ça pour votre bien et on vous garantit, d’ailleurs, qu’on n’ira pas jusqu’à la reconnaissance faciale ou l’analyse des données biométriques », quelque part c’est un lien de confiance, c’est une confiance, c’est le propre de la loi qui fait société, de la démocratie : on fait confiance à une autorité parce qu’on croit en elle.
Pierre-Antoine Chardel : On peut faire preuve d’une confiance aveugle et on peut faire preuve d’une confiance en connaissance de cause et c’est là où intervient l’importance de l’éthique du numérique. Par rapport à tous ces environnements numériques, on se rend bien compte que la confiance doit être outillée, au sens où on doit développer des capacités de compréhension des outils qui définissent nos environnements numériques et c’est par cette appréciation des dispositifs techniques eux-mêmes que l’on peut, en effet, gagner en confiance.
Mais il y a une confiance aveugle, un peu celle qui était décrite par Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique où l’État, puissance tutélaire, s’occupe de tout, de nos moindres divertissements, de nos loisirs, de notre vie quotidienne. Et c’est bien là que commence, en quelque sorte, la fin de la démocratie ou son amollissement, ce moment où la citoyenneté n’est plus régie par des connaissances : non seulement on ne connaît pas bien les textes de loi mais surtout on ne connaît pas comment sont fabriquées, comment sont conçues des technologies qui ont un impact sur nos libertés et, en fait, sur les effets de contraintes que ces technologies peuvent créer.
François Saltiel : Vous dites qu’on ne connaît pas ces technologies, mais même ceux qui font la loi ne connaissent pas forcément très bien non plus ces technologies. On voit qu’on a une faillite, en tout cas une défaillance de la connaissance scientifique, de la connaissance des enjeux technologiques chez nos parlementaires, même s’ils ont tendance à se rajeunir, même si c’est une nouvelle génération qui arrive, néanmoins on le voit, on l’observe.
Pierre-Antoine Chardel : Je crois que c’est un problème majeur de la démocratie aujourd’hui : nous sommes dans des sociétés technologiques mais sans avoir les moyens de comprendre réellement les enjeux éthiques et politiques liés au déploiement technologique. Il est donc nécessaire de réformer de façon très fondamentale nos systèmes éducatifs, nos façons de devenir politiques qui devraient intégrer beaucoup plus de réalités technologiques. Les citoyens eux-mêmes devraient aussi, idéalement, pouvoir se mettre à jour sur leurs connaissances techniques et scientifiques de façon, après, à pouvoir débattre en connaissance de cause. On a, en effet, besoin de concertation, on a besoin de controverses, encore faut-il avoir les armes pour s’emparer de ces dispositifs.
J’ai quelques idées par rapport à cette ambition.
Il me semble qu’il serait important de développer ce que j’appelle des universités populaires du numérique, que l’on pourrait voir se déployer à l’échelle du territoire français dans les écoles d’ingénieurs. On a environ 200 écoles d’ingénieurs qui pourraient accueillir du grand public pour se mettre à jour sur des connaissances, qui pourraient aussi permettre, c’est un point qui me paraît très important, aux ingénieurs eux-mêmes, aux élèves ingénieurs de se rendre compte à quel point les innovations qu’ils ou elles conçoivent ont un impact sur les modes de vie, sur la société, sur nos modes d’existence. On voit bien à quel point nos technologies induisent des modes de vie, induisent des modes d’existence, voire imposent des modes de coexistence et, par rapport à cela, nous restons encore extrêmement naïfs et sans prise.
François Saltiel : D’où la nécessité de développer, dans ces écoles d’ingénieurs – ça a d’ailleurs été l’objet d’une de nos dernières émissions – une approche transdisciplinaire, c’est-à-dire ne pas avoir juste une pensée ingénieure qui serait dans une sorte de déterminisme technologique, mais avoir aussi une approche sur les sciences sociales et comprendre ce que la technologie fait à la société.
Pierre-Antoine Chardel : Bien sûr, c’est absolument essentiel. On développe beaucoup ces dimensions-là au sein de l’Institut Mines-Télécom par exemple, on ne sépare pas le développement de capacités techniques d’un certain sens critique, d’une capacité à problématiser les implications politiques, démocratiques et éthiques des technologies. C’est absolument essentiel, en effet, de proposer ce qu’on peut appeler, avec Gilles Deleuze [5], des agencements collectifs pour s’emparer aussi de la complexité, c’est un autre point que je développe dans le livre Socio-philosophie des technologies numériques : on ne peut pas s’emparer de la complexité technologique tout seul, à moins qu’on soit à la fois ingénieur, designer, philosophe, sociologue, historien.
François Saltiel : Mais là ça ressemble à un patron d’une start-up ou d’une grande structure qui se prend effectivement pour un être omniscient, ce qui n’est pas le cas.
Pierre-Antoine Chardel : Ou Léonard de Vinci ou Pic de la Mirandole.
François Saltiel : Exact.
Juste pour, peut-être, clore ce chapitre de la vidéosurveillance. On a parlé du pouvoir législatif et de ses éventuelles défaillances par rapport à la culture du numérique, on peut aussi parler du pouvoir industriel qui sous-tend aussi ces lois avec une force de lobbying très importante. On sait qu’il y a un énorme marché de la surveillance, on peut citer Thales, Safran pour les entreprises françaises ou européennes, IBM évidemment. J’ai presque envie de reprendre la question que vous posez vous-même au philosophe américain Andrew Feenberg [6] dans la postface du livre que vous venez de mentionner : est-ce que le pouvoir des marchés et des logiques industrielles ne crée pas, au fond, une forme de déterminisme technologique ?
Pierre-Antoine Chardel : Peut-être pas de déterminisme, en tout cas c’est évident que ces marchés redéfinissent en grande partie les jeux de pouvoir. Avec les environnements technologiques, on a affaire à du politique, on a aussi des idéologies du tout numérique qui sont portées par l’État, notamment par l’État plateforme, cette vision de l’État qui serait idéalement numérisé je dirais. On rencontre ici des jeux de pouvoir industriel, qui sont très clairement liés au capitalisme industriel, et qui interviennent, bien sûr, dans le déploiement de systèmes de surveillance, par exemple, et qui jouent un rôle considérable dans l’acceptation et dans la diffusion de ces technologies.
La complexité, dont je parlais à l’instant, renvoie aussi à ces jeux de pouvoir qui sont à la fois politiques, qui sont à la fois capitalistiques, qui sont à la fois industriels, qui interviennent dans la configuration de nos espaces de vie. Notre espace de vie sociale c’est, très concrètement, le fait de ne plus avoir de parcmètres dans les grandes villes puisque, désormais, pour payer un stationnement résidant il faut mieux avoir une application, donc il faut nécessairement avoir un smartphone.
C’est là en effet, vous avez raison, que naît, malgré tout, un certain déterminisme sociotechnique.
François Saltiel : Vous prenez cet exemple du parcmètre, même si les voitures ne sont plus forcément à la mode, mais il y a aussi cette idée de ne plus pouvoir échapper, finalement, à la sanction. C’est-à-dire que, pendant un moment, on se garait, il y avait une sorte d’aléatoire de l’humain qui passait ou qui ne passait pas. Là on voit qu’il y a un contrôle constant, c’est-à-dire qu’avec la voiture automatisée, avec sa caméra, de toute façon on va passer, on va nous capter, ce qui nous ramène, finalement, à cette idée de la société de la trace où l’individu peut difficilement se faire oublier. Se faire oublier pour une légère infraction comme celle-ci, d’une voiture mal garée, mais, tout simplement, ne peut plus avoir le droit à l’oubli.
Pour citer Nietzsche que vous reprenez dans votre livre : « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli. »
Pierre-Antoine Chardel : En effet, cette faculté d’oubli est fondamentale à la condition humaine, cette capacité de se délester, de pouvoir oublier un peu pour mieux devenir ; cette idée, en quelque sorte, que le devenir est conditionné par l’effacement des traces. Cela renvoie aussi à cette idée que les traces numériques, que nous laissons tous les jours, sont de nous, mais ne sont pas nous, que nous sommes plus complexes, que nous ne sommes pas réductibles à l’ensemble de nos traces, que l’individu est beaucoup plus complexe parce qu’il est un être sensible, parce qu’il est un être qui a besoin de faire le tri, aussi, par rapport à sa propre mémoire. Nous, nous évoluons, nous changeons sans cesse comme disait Henri Bergson, et c’est pour cette raison que nous pouvons aussi nous réaliser en tant qu’individu.
Un grand risque de ces systèmes techniques c’est de figer, en quelque sorte, l’identité et de figer aussi les interactions humaines et sociales. Je pense à cet exemple que vous avez donné : en effet, on commet une infraction, on n’a pas payé son stationnement, immédiatement notre plaque est, de toute façon, scannée. On n’est plus face à de l’humain, on est face à un système de machine à machine, et on est totalement pris dans les mailles, je dirais, de la cybernétique. L’idéal de la cybernétique, c’était très complexe mais renvoyait notamment à cet idéal d’échange de machine à machine.
C’est bien cela qui nous dépossède et c’est bien cela aussi, je pense, qui crée une certaine forme d’insignifiance, c’est-à-dire de perte de sens, de perte de contrôle, de perte de maîtrise de notre quotidienneté. Je veux dire qu’il s’agit de micro-événements qui, peu à peu, génèrent de l’insignifiance, ce que Castoriadis appelait, par rapport à d’autres contextes, « une montée de l’insignifiance » qui me paraît très palpable aujourd’hui par rapport à ces petits gestes du quotidien qui sont appauvris ou qui sont, en l’occurrence, numérisés et qui ne donnent pas de prise pour celle ou celui qui souhaiterait contester, discuter, bifurquer.
François Saltiel : Bifurquer, changer de trajectoire.
Dernière question avant de partir en musique, comme l’on disait dans les années 80 : n’y a-t-il pas, quand même, des stratégies de contournement, de détournement pour donner un petit peu d’espoir à cet individu qui n’est que quantité de données ? On a compris qu’aujourd’hui, dans cette société de la trace, c’était dur d’y échapper, néanmoins on peut peut-être essayer de perturber le système. On voit, par exemple, que beaucoup d’individus vont se créer de multiples identités numériques, des identités de genre différent, changer de nom, avoir recours au pseudonymat, dont on parle d’ailleurs beaucoup dans cette loi actuellement discutée à l’Assemblée nationale. Est-ce que ce n’est pas cela, finalement, le braconnage un peu à la Alain Damasio, c’est-à-dire arriver à trouver des subterfuges pour arriver à faire dérailler la machine ?, car la machine n’est pas si intelligente que ça quand même !
Pierre-Antoine Chardel : En effet, je crois que vous avez tout à fait raison : assumer le jeu de la pluralité des identités est une façon de faire face à cette tentative de nous identifier une fois pour toutes. Il y a un très beau texte de Maurice Blanchot qui s’appelle « La terreur de l’identification », qui met bien en évidence ce qu’il y a d’oppressant à être identifié une fois pour toutes. Il y a donc aussi une liberté qui passe par le fait de pouvoir s’identifier de façon plurielle, d’exprimer la pluralité des identités, c’est aussi un thème qui est cher à Nietzsche, cette idée que le sujet est une fiction, le sujet que l’on peut identifier une fois pour toutes est une fiction.
Je pense que c’est là où la philosophie, évidemment, est importante parce qu’elle nous rappelle à ces fondamentaux, à cette idée que oui nous sommes pluriels, que nous avons besoin de pouvoir vivre dans plusieurs territoires existentiels, comme disait Guattari [7].
Cette idée philosophique, cet idéal philosophique, qui est aussi un idéal existentiel, est évidemment mise à mal aujourd’hui par une volonté de développer l’identité numérique. Il y a ce projet, que je trouve très inquiétant, de fusionner l’identité numérique avec nos informations de santé.
François Saltiel : Tout à l’heure, vous avez parlé justement de l’État plateforme, cette idée qu’on ne soit plus qu’un numéro d’immatriculation, finalement, un numéro d’identification pour pouvoir accéder à une multitude de services. Quand je parlais de la multiplicité identitaire, c’est sur des réseaux qui le permettent. Encore faudrait-il, justement, en tant que citoyen e-numérique, qu’on puisse se réfugier derrière plusieurs identités.
Elle aussi parle de ses identités multiples dans ses chansons. Une chanteuse belge mais européenne qui s’amuse à raconter le monde numérique qui l’entoure et qui en fait, parfois, des chansons mêlant haine, amour et danger. C’est Angèle.
Pause musicale : Amour, Haine & Danger par Angèle.
Voix off : France Culture, Le Meilleur des mondes, François Saltiel.
François Saltiel : Dans Le Meilleur des mondes, Angèle, Amour, Haine & Danger.
Tout de suite Juliette Devaux.
[Les Nouvelles d’un Monde Meilleur, Juliette Devaux]
Juliette Devaux : On commence ce journal avec les annonces attendues de Mark Zuckerberg lors de son événement annuel, la Meta Connect, il y a deux jours. Alors que le groupe avait initié un virage stratégique important, en 2021, en promettant le développement rapide et révolutionnaire du métavers, un monde immersif entièrement connecté, le créateur de Facebook semble vouloir tourner la page après seulement deux ans. Comme le relatent les journalistes de Numerama, Mark Zuckerberg n’a évoqué le métavers qu’avec parcimonie au bout de 33 longues minutes de conférence contre des dizaines de fois en 2022. Un revirement stratégique qui relève du pragmatisme économique. Meta n’a pas su convaincre avec son monde virtuel Horizon Worlds et en a subi les conséquences économiques : Reality Lab, la filiale qui développait les applications pour le métavers, a perdu 13,7 milliards de dollars en 2022 et les pertes devraient encore s’accroître en 2023.
Sans surprise Mark Zuckerberg s’est plutôt focalisé cette année sur l’intelligence artificielle, mais également sur son casque de réalité virtuelle, le Quest 3, qui pourrait, à terme, permettre la généralisation d’usages spécifiques et ponctuels de la réalité virtuelle, loin de l’hubris d’un monde connecté, entièrement immersif.
François Saltiel : Et on ne peut que mieux s’en porter de voir le métavers disparaître un petit peu de notre quotidien. On continue ce journal, Juliette, avec des data détectives au service de la science.
Juliette Devaux : C’est un portrait à retrouver dans The Wall Street Journal, de trois universitaires, un Espagnol et deux Américains, qui s’attachent, depuis 2013, à détecter et révéler les fraudes dans les articles universitaires grâce à un site internet du nom de Data Colada [8].
Grâce à l’analyse des données présentes dans les articles scientifiques, ces trois chercheurs parviennent à détecter lorsque les auteurs des publications manipulent les données pour aller dans le sens de leur thèse. C’est ainsi que cet été ils sont parvenus à faire tomber de son piédestal une prestigieuse universitaire du nom de Francesca Gino, spécialiste de l’économie comportementale, qui s’est rendue coupable de fraude dans plusieurs de ses articles récents.
Dans le contexte de défiance généralisée envers la science, on ne peut que se réjouir de cette initiative qui prouve l’utilité concrète de l’open data et des collaborations transnationales permises par le numérique.
François Saltiel : Et on termine ce journal en allant du côté de Marseille pour découvrir un festival un peu spécial qui se tient en ce moment.
Juliette Devaux : C’est un festival [9] qui n’est pas consacré à la musique ni au cinéma mais à la technopolice. On doit cette initiative à l’association La Quadrature du Net [10] qui alerte sur les dérives de la technosurveillance depuis des années. Créé en 2022, ce festival qui se tient en ce moment même et jusqu’au premier octobre à Marseille, a pour objectif de recenser et contrer les technologies de surveillance policière déployées dans nos villes. Au menu de cette deuxième édition ouverte hier, des débats consacrés à l’adoption de la loi sur la vidéosurveillance pour les JO, dont vous avez parlé dans l’émission, des projections sur le sujet, mais aussi, plus original, une balade cartographique des caméras de vidéosurveillance dans certains quartiers marseillais.
Un festival atypique qui sonne comme un appel des citoyens aux gouvernants trop souvent enclins à contourner l’avis de la société civile lors des déploiements technologiques de grande ampleur.
François Saltiel : Le Journal d’un Monde Meilleur à retrouver en podcast sur l’application Radio France.
[Fin]
François Saltiel : Nous sommes toujours, ce soir, en compagnie de Pierre-Antoine Chardel, qui est un philosophe mais aussi un sociologue. Il développe justement une approche qui entremêle ces deux approches pour nous raconter le numérique. Auteur de Socio-philosophie des technologies numériques, paru aux Presses des Mines. Nous discutons ensemble depuis le début de cette émission et nous naviguons à travers les différents enjeux du numérique.
Pour rebondir sur le journal de Juliette, nous n’allons pas parler de vidéosurveillance, nous l’avons déjà évoquée en début cette émission, mais plutôt de la question de l’intégration des citoyens dans la discussion. On voit que ce festival permet des tables rondes, a même une approche ludique pour impliquer tout un chacun, pour mieux comprendre, pour rendre visible aussi l’invisible, je pense que c’était tout l’objet de cette cartographie des caméras, on ne les voit pas, mais il faut voir, justement, les outils de surveillance, on peut même parler de sousveillance [11], je sais que vous connaissez cette thématique qui a été développée Jean-Paul Fourmentraux [Sousveillance. L’œil du contre-pouvoir]. Comment peut-on réintégrer la population dans les débats sur le numérique ?
Pierre-Antoine Chardel : Justement, je pense que les pratiques de l’art ont beaucoup à faire par rapport à cela : impliquer les citoyens dans le cas de festivals comme celui qui se tient à Marseille, que vous venez de mentionner, c’est une façon de dire qu’on peut semer le trouble dans notre rapport aux technologies, que les technologies ne sont pas simplement des technologies de sécurité, d’identification, mais que l’on peut jouer avec les technologies. Cette dimension-là, qui me paraît très importante, est portée par la création qui s’empare des technologies qui donnent à penser, c’est-à-dire que ça donne à réfléchir aussi aux citoyens pour sortir les technologies de l’ornière de la pure rationalité instrumentale : la rationalité instrumentale, c’est choisir les moyens les plus efficaces pour parvenir à une fin donnée, c’est une définition qu’en donnait notamment Habermas, c’est-à-dire que la technologie est beaucoup vue par le prisme de l’efficacité, de la rentabilité, de la productivité, de la quantification, etc. Or, les technologies peuvent elles-mêmes devenir un enjeu de détournement et jouer avec les technologies, c’est aussi une façon de garantir une liberté de faire autrement.
Comme je le dis dans mon livre, la liberté, aujourd’hui, n’est pas simplement celle de parler, même si elle est évidemment excessivement fondamentale, mais elle est cette capacité de faire parler nos environnements numériques, de faire parler les images, de faire parler les flux et aussi de les rendre visibles, de rendre visibles les dispositifs qui ne le sont pas habituellement.
Gagner en visibilité permet aussi de développer notre perception et, par conséquent, de développer notre possibilité de nous indigner. Il est très difficile de s’indigner vis-à-vis d’une situation que l’on ne voit pas ou de s’engager, on le sait dans le contexte de la crise climatique, le fait de ne pas voir, et plus on voit et plus la perception s’organise.
François Saltiel : C’était effectivement le grand mirage du numérique sur les questions écologiques où, pendant longtemps, l’industrie cultivait cette idée de transparence avec une technologie qui n’aurait pas d’impact sur la planète. Que ce soit Filipe Vilas-Boas [12], un artiste qu’on aime beaucoup dans Le Meilleur des mondes, que vous connaissez bien, qui était déjà venu ici, ou Samuel Bianchini [13], il y a toujours cette idée, finalement, de rendre visible l’invisible.
Puisque vous parlez de la dimension écologique, on peut quand même voir quelque chose de positif dans ces différentes manifestations on va dire numériques, que ce soient des manifestations artistiques ou des manifestations numériques sur les réseaux sociaux, qui peuvent tout de même amener à une sorte de prise de conscience, de mouvement collectif, de regroupement des corps, pour reprendre le terme employé au début de cette émission.
Pierre-Antoine Chardel : Bien sûr. Il y a des enjeux en termes de mobilisation, de mobilisation critique, qui passent en effet par cet effort de matérialiser ce qui est immatériel ou ce qui est considéré comme immatériel, au moins d’un point de vue idéologique. C’est le discours dominant : on a affaire à des technologies que l’on ne voit pas, qui ne sont pas perceptibles, qui nous garantissent plus de confort, plus de sécurité, etc. Or, en effet, on a aujourd’hui ces artistes très engagés, très politiques d’une certaine manière, que vous avez mentionnés – Filipe Vilas-Boas, Samuel Bianchini – qui cherchent à s’emparer de ces technologies pour les détourner, pour les matérialiser, pour y faire face. Comment faire face à des systèmes d’identification ? Eh bien par le rassemblement des corps, c’est la leçon que l’on retient de cette magnifique installation, Discontrol Party de Samuel Bianchini, faire face à l’identification par les corps qui se rassemblent.
C’est une façon de jouer. On pourrait dire, bien sûr, que c’est un peu une goutte d’eau dans l’océan, est-ce que ce n’est pas un peu dérisoire ? Il me semble que le jeu avec la technologie est une façon de garantir un minimum d’esprit critique et un minimum de liberté d’action. On peut faire autrement et on peut, comme dans un renversement carnavalesque, se déjouer du pouvoir et d’une vision finalement très monolithique de la technologie qui est perçue comme un enjeu de consommation.
François Saltiel : Je rebondis sur la dimension carnavalesque parce qu’elle est intéressante et, en même temps, elle en a ses limites. Le carnaval était ce moment d’exutoire où, justement, on pouvait contester l’autorité, mais presque dans un terrain autorisé, dans un terrain balisé sur une période donnée. On peut aussi constater que dans la dimension artistique, telle qu’elle est menée pour amener un discours technocrique, elle est aussi, parfois, sur des terrains un peu balisés qui sont institutionnels, comme ceux du musée et dans un temps donné, parfois même un peu encouragée par l’industrie elle-même d’où, peut-être, cette nécessité de ramener cette contestation artistique dans chaque petit fragment de la vie.
Pierre-Antoine Chardel : Oui, absolument : dans les espaces publics, dans la vie quotidienne, mais aussi, je reviens à cette question de la formation des techniciens, dans la formation des ingénieurs, les inciter à penser que d’autres pratiques technologiques sont possibles et qu’elles peuvent nous engager aussi sur le champ de la perception, sur le champ de la sensibilité. J’ai vu des étudiants ingénieurs changer leur regard sur des dispositifs de contrôle après avoir visité des expositions, après avoir participé à des expositions d’art numérique.
Il peut donc se passer quelque chose en termes de perception pour, finalement, considérer que les technologies ce n’est pas que de l’instrumentalité, ce sont aussi des possibilités de détournement, ce sont aussi des possibilités de créativité.
François Saltiel : D’où les fab labs aussi.
Pierre-Antoine Chardel : Exactement.
François Saltiel : On a les fab labs, on a du détournement, on a de la créativité, on a de la rencontre intergénérationnelle, on a cette idée, justement, d’ouvrir la boîte noire pour mieux la comprendre. Vous y croyez ?
Pierre-Antoine Chardel : Absolument. J’y crois et ce n’est pas simplement une croyance, c’est un constat : ces demandes de sens, ces demandes de réflexion critique et de pratiques sont extrêmement importantes. Je pense aussi aux travaux de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou qui était dirigé par Bernard Stiegler. On est là dans des espaces de rencontres de disciplines où on mêle l’art, le design, l’informatique, la philosophie, la sociologie. Il me semble que ces espaces, ces agencements collectifs, sont une réponse au discours un peu catastrophiste, un peu angoissant aussi, qui est dominant par rapport à l’environnement numérique.
François Saltiel : Ça me fait penser à Cynthia Fleury qui dit que pour essayer de lutter contre ce découragement il faut aller vers ceux qui sont les valeureux, les courageux, aller vers ceux où il y a de la lumière.
On voit effectivement qu’on est dans un état, et Marie Turcan va en parler dans un instant, de légère fatigue, une fatigue informationnelle ou, tout simplement, une fatigue de nos pratiques numériques, de désenchantement et, pour autant, ne faut-il pas se rapprocher de cela, se rapprocher de ceux qui ont encore le courage de faire ?
Pierre-Antoine Chardel : Bien sûr. Se rapprocher de celles et ceux qui font, de celles et ceux qui pratiquent, qui bricolent avec la technologie, qui la réenchantent, en quelque sorte, mais pas de façon naïve, de façon très critique, dans les fab labs, dans les tiers-lieux ; le mouvement des makers est, pour cela, extrêmement significatif. Tout cela est une façon de considérer que notre univers technologique n’est pas réductible à sa dimension capitalistique, au capitalisme de surveillance, mais qu’il y a des alternatives possibles qui sont moléculaires, comme disait Deleuze, c’est-à-dire des possibilités de résistance ou de dissidence qui sont évidemment micros, mais qui, néanmoins, nous permettent de retrouver un peu d’espoir et qui nous permettent de réenchanter un petit peu notre rapport à l’innovation numérique.
François Saltiel : Vous avez cité la molécule, la molécule qui refait corps, finalement. Le corps, on y revient toujours, comme étant finalement la dernière barrière qu’on espère infranchissable pour pouvoir mieux questionner nos enjeux du numérique.
Ce corps, c’est celui de Marie Turcan qui est arrivée fatiguée dans ce studio.
Marie Turcan : Pas tant que ça.
François Saltiel : Vous regardiez par terre, je vous ai vue, vous avez à peine ouvert la porte, vous avez des cernes, vous êtes fatiguée, fatiguée par le numérique. Expliquez-nous.
Marie Turcan : C’est vrai. Je suis très fatiguée. Je suis surtout fatiguée mentalement parce que, récemment, je me suis demandé si le web n’est pas devenu un peu chiant, excusez-moi pour le langage fleuri. C’est un message publié sur Twitter, maintenant on dit X, qui m’a récemment fait tiquer. Un anonyme écrit : « J’ai 38 ans et je crois que c’est la première fois, dans ma vie d’internaute, que je trouve qu’il n’y a tout simplement plus rien de fun à faire en ligne. J’ouvre un navigateur et je reste là, les bras ballants, avec nulle part où aller. » Si l’image vous parle, c’est peut-être que vous aussi vous commencez à être atteint de fatigue numérique, pas au sens physiologique du terme mais simplement d’un pur symptôme d’ennui sur Internet et ses réseaux sociaux. Il faut dire que le web 2.0 a atteint un certain paroxysme ces dernières années.
François Saltiel : Qu’est-ce que vous entendez par là, Marie ?
Marie Turcan : D’un côté, il faut le dire, Twitter est mort, il faut se rendre à l’évidence. Depuis le rachat par Elon Musk, le réseau social s’est gravement dégradé, techniquement d’abord, mais aussi d’un point de vue social. Sur X, maintenant, les messages qui sont mis en avant sont ceux des internautes qui payent huit dollars par mois, et les internautes qui paient huit dollars par mois sont en majorité des conservateurs, des fans d’Elon Musk ou, souvent, les deux. La streameuse française Modiiie a mis les mots dessus hier dans un message : « Je n’arrive plus du tout à twitter depuis qu’on est sur X avec des certifications bleues qui sont poussées par l’algo et nous pourrissent nos espaces commentaires. Un milliardaire à la con nous a pillé notre espace de rencontres et d’organisations militantes ». On est dans un langage un peu fleuri sur cette chronique aujourd’hui.
De l’autre côté du spectre il y a TikTok qui, en trois ans, a réussi à imposer un modèle d’engagement complètement verrouillé. Vous ouvrez l’application et l’algorithme vous embarque ci et là, où il veut. Il a été ensuite copié par Instagram, YouTube, Facebook. Avant même de cliquer sur une de ces applications, en fait on sait déjà ce qui va se passer, on va découvrir des vidéos jamais vues en ayant pourtant l’impression qu’elles se ressemblent toutes et puis on y retourne encore et encore. En 2021, le comique Bo Burnham en parlait notamment dans sa chanson appelée Welcome to the Internet.
Pause musicale : Welcome to the Internet par Bo Burnham.
Marie Turcan : Comme il le dit ici « l’apathie est une tragédie et l’ennui un crime ». Cette surabondance de contenus numériques donne le sentiment qu’il ne peut plus y avoir de plaisir sans frénésie. Mais que se passe-t-il alors si la machine s’enraye et qu’on commence à s’ennuyer, mais en ligne, lorsqu’on n’a plus vraiment envie d’aller lire les fachos sur Twitter, d’ingurgiter la quinzième vidéo de chien sur Instagram ou de lire des fake news sur Facebook ? Eh bien je vous proposerai un peu de lumière, un peu d’optimisme : et si cette lassitude nous libérait de ces automatismes, nous permettait de chercher des plateformes plus petites, moins bruyantes, ou bien simplement de déconnecter ? Et si le plus grand acte de résistance, en 2023, c’était tout simplement de ne rien faire. Après Indignez-vous, je vous propose donc l’alternative 2.0 : ennuyez-vous !
François Saltiel : Merci Marie Turcan. On verra si « Ennuyez-vous » aura le même succès qu’Indignez-vous [Essai de Stéphane Hessel publié en 2010, NdT], vous pourriez en faire un manifeste avec un petit livre rouge vendu à côté de toutes les caisses de supermarché.
Pierre-Antoine Chardel, peut-être une réaction à la chronique de Marie Turcan. Il y a deux thématiques qui peuvent sans doute vous parler : les réseaux sociaux dans un premier temps et puis cet ennui qu’elle cultive, qu’elle encourage.
Pierre-Antoine Chardel : L’ennui est quand même une condition de la créativité. Si on ne s’ennuie pas, on est peu à peu moins créatif. J’avais entendu, un jour, Alain Souchon disant « j’ai commencé à jouer de la guitare parce que je m’ennuyais quand j’étais adolescent ». En effet, maintenir des plages d’ennui, des moments d’interruption, des moments de silence, des moments de solitude qui sont, bien sûr, des conditions de la création, de l’inspiration.
François Saltiel : Vous avez parlé de silence, ça me fait penser à ce que vous écriviez sur les conditions d’une communication authentique. Vous dites que le silence c’est justement l’une de ces conditions.
Pierre-Antoine Chardel : Le silence c’est l’interruption qui nous permet d’être à l’écoute, de nous tenir à l’écoute de l’autre, c’est ce qui nous permet aussi de réfléchir à ce que l’on va dire. Le silence est une condition d’une communication qui fait sens. Or, on est en effet dans une société régie par les flux, par des communications à flux tendu qui nous épuisent, c’est justement ce qui vient d’être dit, qui nous fatiguent et qui, peut-être aussi parfois, nous rendent un peu fous.
François Saltiel : Je reprends Claude Lévi-Strauss, que vous citez dans votre ouvrage, qui avance cette idée, qui peut sembler comme ça paradoxale, que pour garder quelque chose à transmettre, mieux vaut ne pas trop communiquer.
Pierre-Antoine Chardel : En effet, avec cette idée que la communication ne fait pas tout et on s’aperçoit, dans la société actuelle, d’une confusion qui me paraît très importante entre information et communication.
François Saltiel : Qui est une vieille confusion qui avait été analysée : toutes les théories sociologiques de l’école de Francfort, de Théodore Adorno. On est vraiment dans ce schéma-là.
Pierre-Antoine Chardel : Mais elle est particulièrement flagrante, par exemple, dans le monde des organisations. Pour être un petit peu en prise avec ce monde des entreprises et des organisations aussi, on se rend compte qu’il y a une confusion totale des genres entre ce qu’est communiquer et ce qu’est informer. Ce que je j’observe, ce que je dis aussi : un mail c’est très bien pour s’informer, c’est très bien pour se transmettre des informations, mais quand il y a quelque chose de complexe à communiquer, mieux vaut se parler en coprésence, en présence des corps.
François Saltiel : En présence des corps. est-ce que ça veut dire forcément un rassemblement physique dans la même pièce, dans une unité de lieu ? Ou ça peut être le téléphone, tout simplement ?
Pierre-Antoine Chardel : Ça peut être le téléphone, ça peut être la voix. Maurice Merleau-Ponty a écrit un très beau texte dans Signes, un recueil de textes où il disait « le téléphone peut donner la voix et la voix donne l’être ». Il était donc assez optimiste par rapport à ce que le téléphone peut faire à la communication.
La voix, évidemment, nous donne quelque chose de l’être, mais on pourrait difficilement se passer des corps, on l’a bien vu pendant le confinement : nous étions toutes et tous devant nos écrans, on se voyait par écran interposé. On se rend bien compte que le visage à l’écran n’est pas tout à fait le visage, parce que le visage c’est le corps, c’est la corporéité. Cette dimension-là, méta-communicationnelle de toute communication, peut se passer aussi par le visage, par l’expression.
François Saltiel : On sait très bien qu’en visioconférence on ne se regarde jamais vraiment dans les yeux, on regarde une caméra qui donne un faux-semblant de se regarder dans les yeux.
Pierre-Antoine Chardel : À plus forte raison quand, tout d’un coup, la connexion est mauvaise, qu’on a une impression de spectre, d’avoir affaire plus à un fantôme qu’à une vraie personne. Jacques Derrida disait que les technologies avaient à voir avec une forme spectrale, que les technologies étaient créatrices de spectres.
François Saltiel : Et justement, quand on parle de fantôme, parfois on entend des voix. C’était donc la vôtre qu’on a entendue ce soir dans Le Meilleur des mondes, la voix de Pierre-Antoine Chardel et son ouvrage Socio-philosophie des technologies numériques – Éthique, société, organisations, c’est le triptyque qui en fait le sous-titre, c’est paru l’an dernier aux Presses des Mines. Merci d’avoir été avec nous dans ce Meilleur des mondes.
Pierre-Antoine Chardel : Merci beaucoup à vous.
François Saltiel : Merci à Marie Turcan et je lui souhaite un bon rétablissement pour sa fatigue mentale.
Je remercie à la préparation de cette émission Juliette Devaux qui s’est plongée dans votre œuvre, Pierre-Antoine Chardel. Je remercie également Béatrice Grégoire, notre stagiaire. À la réalisation ce soir nous avions Daphné Leblond, à la technique son Florent Bugeon et à l’image, car je rappelle que cette émission est toujours visionnable sur Twitch ou en replay sur la chaîne YouTube de France Culture, Timothée Hubert.
Le Meilleur des mondes c’est terminé pour ce soir. On se retrouve, évidemment, la semaine prochaine.