Asma Mhalla : Aujourd’hui dans CyberPouvoirs la reconquête de l’espace avec mon invité Arnaud Saint-Martin, chercheur au CNRS et spécialiste d’astronautique.
Arnaud Saint-Martin, voix off : Depuis le début, en fait, l’espace est militaire, il est militarisé depuis le début de l’âge spatial. Là on vit, finalement, une nouvelle étape de cette militarisation.
Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job, c’est de décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer autour de la tech. Chaque semaine, nous nous plongeons dans une grande affaire technologique pour ensuite tirer ensemble, méticuleusement, le fil de l’histoire, lever le voile sur ce qui se joue en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur des jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, nous poursuivons notre exploration du futur en partant à la conquête de l’espace, ultime extension du domaine de la lutte.
CyberPouvoirs sur Inter, c’est parti.
John Kennedy, voix off, 1962 : We choose to go to the Moon.
Voix off : France Inter. Asma Mhalla. CyberPouvoirs.
Asma Mhalla : We choose to go to the Moon. John Fitzgerald Kennedy donnera ce très célèbre discours en septembre 1962 à Houston. Il va y promettre à son peuple que les États-Unis vont envoyer un Américain sur la Lune avant la fin de la décennie. Le plus intéressant, au-delà de la promesse, c’est que, dans ce discours, Kennedy va poser exactement tous les jalons de la conquête de l’espace : leadership américain qui était pris alors dans la guerre froide avec l’URSS, militarisation de l’espace, c’est-à-dire espace comme extension du domaine de la guerre, nécessité, surtout, de fédérer l’Amérique derrière lui.
Mais, pourquoi est-ce que l’espace cristallise autant les passions ? Parce que plus que les jolies fantaisies littéraires, et là je pense évidemment à Jules Verne et son Voyage de la Terre à la Lune, l’espace est surtout un enjeu géostratégique et de rivalités, comme toujours, entre nations. La conquête de l’espace, de la Lune ou même maintenant, d’ailleurs, de Mars, permet de démontrer la supériorité technologique mais aussi idéologique d’une puissance sur une autre, tout simplement, en fait, de les départager définitivement. Plus le défi est haut, plus la puissance est démontrable.
Le 21 juin 1969, Kennedy n’est plus là pour le voir, vous savez qu’il aura été assassiné malheureusement entre-temps, mais Neil Armstrong et Buzz Aldrin vont en effet planter le drapeau américain sur la Lune et marquer l’histoire, « Le petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité », mais surtout, un succès éclatant pour les États-Unis qui battent en brèche et en beauté l’URSS de l’époque. Et depuis, je ne vous le cache pas, plus grand-chose d’aussi spectaculaire, vraiment rien de comparable à l’émulation des années 60, ni la maestria, ni la dramaturgie, ni même l’ambiance, l’espace, en fait, va se banaliser, jusqu’au retour de la rivalité sino-américaine. La Chine n’a pas caché ses ambitions astrales, elle prévoit même d’envoyer un homme sur la Lune d’ici à 2030. Et, comme Kennedy en son temps, voilà les Américains confrontés de nouveau aux mêmes enjeux un demi-siècle plus tard.
Obama, d’ailleurs, va adopter à son tour exactement la même rhétorique que Kennedy et, le 15 avril 2010, il va donner son grand discours sur la politique spatiale étasunienne, avec trois objectifs en tête : d’abord remobiliser les Américains autour du fameux American Dream, autour, en fait, d’un projet commun d’une nation qui se polarise et qui se déchire. Et là, son idée n’est pas idiote. Il va remplacer la Lune par Mars. Il annonce alors un programme d’envoi de satellites sur Mars d’ici le milieu des années 2030. Vous l’avez compris, Mars remplace donc la Lune pour mobiliser les imaginaires.
Le deuxième objectif d’Obama c’est aussi de sortir la NSA, disons, de son coma parce que, il faut bien le dire, elle n’est pas très en forme à ce moment-là.
Et enfin, le troisième but, c’est de repositionner les États-Unis vis-à-vis de la Chine en développant une véritable industrie spatiale qui permettrait de donner du souffle à la NASA. Et c’est sur ce dernier point que va se passer la chose qui, en fait, m’a décidé à vous en parler aujourd’hui, c’est-à-dire la chose la plus intéressante d’après moi : la véritable différence entre Kennedy et Obama, d‘ailleurs entre les deux époques, qui est symptomatique du 21e siècle qu’on décrypte dans CyberPouvoirs, c’est l’apparition des entrepreneurs de la Silicon Valley, Musk en tête évidemment, qui vont intervenir dans l’Histoire avec un grand « H ».
Et en effet, aux côtés des industriels classiques de l’industrie spatiale américaine comme Lockheed Martin, vont maintenant désormais cohabiter de nouveaux acteurs technologiques comme SpaceX [1], l’entreprise spatiale d’Elon Musk ou même, son concurrent direct, Blue Origin [2], qui appartient à Jeff Bezos, ancien patron d’Amazon. Bref ! Le Oldd Space [3] se refait une jeunesse.
Musk est sans doute le héros de cette nouvelle ère de l’exploration spatiale américaine. Il va, il faut bien le reconnaître, revivifier une NASA pas très en forme et lui donner du sang neuf. Il va surtout participer à en faire la porte d’entrée vers l’espace, parce que, d’après moi, c’est surtout cela l’objectif de la vision américaine version Obama. Il ne s’agit plus simplement d’aller dans l’espace ou de le conquérir, mais plus encore, c’est-à-dire d’en contrôler l’accès. Et SpaceX, donc indirectement les États-Unis, se transforment en contrôleur d’accès pour tout un tas de pays qui en sont désormais de plus en plus dépendants, notamment pour les lancements de satellites ou les missions des vols habités, l’Europe d’ailleurs en premier lieu.
Elon Musk, si on se détache du personnage, et c’est vraiment toujours ce que je m’attache personnellement à faire, est peut-être le symbole de cette nouvelle stratégie américaine qui hybride public et privé, civil et militaire.
La conquête de l’espace nous donne à voir une facette encore différente et encore inédite de ces nouvelles formes de cyberpouvoirs. Mais si la forme et les modalités changent, je serais aussi tentée de vous dire que le but ultime reste toujours le même, celui de la domination et de la puissance.
Pour boucler la boucle, j’aimerais redonner la parole à JFK qui avait si justement résumé la situation dans les années 60. Oui, l’espace reste bien, 50 ans plus tard, l’une des prochaines frontières à conquérir.
John Kennedy, voix off : Because that challenge is one that we are willing to accept, one we are unwilling to postpone, and one we intend to win, and the others, too.
Voix off : Les enjeux technologiques d’aujourd’hui, les enjeux politiques de demain. CyberPouvoirs sur France Inter.
Asma Mhalla : Dans un instant sur Inter, on poursuit notre exploration astrale avec mon invité du jour, Arnaud Saint-Martin, chercheur au CNRS et spécialiste d’astronautique et du NewSpace [4].
Pause musicale : Wait par M83.
Asma Mhalla : À l’instant c’était M83 avec Wait sur Inter. Vous écoutez CyberPouvoirs et on continue d’explorer la Lune.
Voix off : CyberPouvoirs Asma Mhlalla sur France Inter.
Asma Mhalla : Pour continuer à creuser ce sujet passionnant qu’est la conquête de l’espace, espace comme domaine de rivalités géostratégiques, je suis absolument ravie de recevoir dans CyberPouvoirs Arnaud Saint-Martin.
Arnaud, vous êtes chercheur au CNRS, vous travaillez en particulier sur les transformations de l’astronautique, notamment ce que l’on appelle le NewSpace. Vous êtes donc notre homme !
Arnaud, bonjour.
Arnaud Saint-Martin : Bonjour Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Nous nous étions déjà croisés sur des plateaux et vous aviez absolument brillé par la finesse de votre savoir sur ce sujet si pointu.
Pour commencer, puisqu’on a beaucoup parlé, avant que vous n’arriviez, sur la question géostratégique : quel est, d’après vous, l’incidence du contexte géopolitique actuel, en particulier cette espèce de rivalité États-Unis/Chine, qui se cristallise autour d’une guerre froide qui ne se dit pas, qui fait sans cesse des allers-retours, où on ne sait pas exactement sur quel pied danser, où les interprétations de rivalités sont si nombreuses, quel est l’impact direct ou indirect sur la question des programmes spatiaux et de la conquête de l’espace et qu’est-ce qu’on entend par là ?
Arnaud Saint-Martin : C’est une question qui est vaste et je vais essayer d’être précis, sachant qu’il y a, en effet, tout un commentaire à chaud des spécialistes, des experts de politique spatiale, des administrateurs, des responsables de programmes, ce qui fait qu’il y a une espèce de brouhaha et ce n’est pas toujours évident d’avoir une vision un peu claire des enjeux sachant aussi qu’on est en plein dedans. Donc, avoir du recul ce n’est jamais complètement facile.
Ce que j’observe déjà c’est que géopolitique et espace c’est consubstantiel depuis le début, depuis les années 30/40/50 il y a toujours eu de l’État, du gouvernement dans l’espace, évidemment des militaires. N’importe quelle guerre, n’importe quel conflit géostratégique aura, de fait, des effets. Après, ils sont plus ou moins divers, ils peuvent être industriels, tactiques, ils peuvent être politiques, ils peuvent être diplomatiques, une grande gamme d’effets qu’il faut à chaque fois jauger. Mais là, ce qu’on observe en effet et je l’avais vu quand j’avais commencé à travailler sur le NewSpace, à l’époque c’était l’annexion de la Crimée.
Asma Mhalla : Le NewSpace c’est quoi ?
Arnaud Saint-Martin : C’est une espèce de brisure, d’inflexion dans l’histoire spatiale qui voudrait que les privés prennent le dessus sur les gouvernements, les États. Je pense que c’est un peu surfait, j’essaierai d’expliquer pourquoi. En tout cas, tout ce complexe militaro-industriel académique spatial, qui est très constitué depuis les années 50/60, vit des crises assez fréquemment. Il y a eu la Crimée en 2014. Il se trouve qu’à l’époque il y avait pas mal d’entreprises privées russo-américaines, c’était tout à fait admissible, il y avait évidemment des partenariats avec la station spatiale internationale, on va sans doute en reparler, et, d’un coup, ce n’est plus possible, ça devient très compliqué. Par exemple, vous avez des entreprises comme United Launch Alliance qui utilisait des moteurs russes RD-180 sur un lanceur américain. Là ça devient très compliqué pour un lanceur souverain et, souvent d’ailleurs, ce sont des missions militaires, donc le Pentagone, le gouvernement, le département d’État dit « on arrête, on arrête tout ». Il y a plein d’exemples comme cela dans le milieu spatial. Depuis le début de l’âge spatial l’espace est militaire, il est militarisé. Là, on vit finalement une nouvelle étape de cette militarisation et une intégration de certains acteurs privés à ce complexe militaro-industriel.
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs.
Asma Mhalla : Je suis toujours accompagnée d’Arnaud Saint-Martin, chercheur au CNRS et spécialiste d’astronautique.
En préparant l’émission, je n’avais pas du tout eu cette information : je lisais que Donald Trump, quand il était là, avait pressurisé de telle façon la NSA pour qu’elle avance sa date d’équipage sur la Lune pour 2025, là où c’était à priori prévu plutôt pour 2028. Donc la NASA, si je comprends bien, est dans une pression politique fondamentale. On en est où dans la rivalité stratégique spatiale États-Unis/Chine ?
Arnaud Saint-Martin : La NASA a toujours été sous pression, clairement, dans sa programmation de l’exploration spatiale. J’étais là quand les annonces ont été faites, en 2019 à Washington, notamment par Mike Pence [5] qui a dit « L’Amerique est de nouveau dans l’espace, elle va guider l’exploration par les nations mues par le pacifisme », ce qui est assez étonnant quand ça vient de Mike Pence. L’objectif lunaire c’était 2024, en fait c’était la fin du second mandat de Donald Trump. Ça ne s’est pas passé comme ça. Il se trouve que généralement, sur ces questions-là, il y a accord bipartisan, républicains/démocrates, aux États-Unis, ce qui est très intéressant.
L’objectif lunaire est une espèce de serpent de mer, ça fait depuis longtemps que certains lobbies poussent pour retourner sur la Lune, ça a été interrompu en 72 après la fin du programme Apollo, mais il y a toujours eu cette tentation d’y retourner avant, éventuellement, d’aller sur Mars. Là plusieurs scénarios sont en lice, en concurrence et acharnés parce qu’il y a beaucoup de budget derrière : soit on fait un Moon to Mars, c’est-à-dire qu’on fait un stop sur la Lune pour se ré-entraîner et après on va sur Mars ; soit on va vers Mars directement, c’est le scénario direct, et certains le portent depuis les années 80, c’est donc vraiment lointain, ce sont quatre décennies d’intenses débats politiques.
Asma Mhalla : C’est quoi Mars ? Ça représente quoi ?
Arnaud Saint-Martin : Une terre très intéressante à étudier d’un point de vue scientifique. En termes de science, on apprend plein de choses sur l’histoire des débuts de cette planète et aussi le fait qu’il y avait de l’eau, clairement, il y avait des lacs, il y a des sédiments, il y a des échantillons qui sont collectés en ce moment par Perseverance [6], plus tard ils seront récupérés, c’est une mission de haute voltige qui sera lancée dans pas très longtemps, j’espère. Donc il y a beaucoup de science. Après, aller y implanter une nouvelle humanité, c’est une autre question et là il y a un clivage qui est passionnant à étudier d’un point de vue sociologique, politique, entre les partisans du vol habité et ceux de l’exploration robotique avec des rovers, des sondes, etc. On peut les articuler, d’ailleurs les partisans du vol habité diront généralement « on a besoin des robots pour préparer le terrain », mais, en fait, les robots pourraient suffire en les automatisant toujours plus et ça pose une question intéressante : le coût d’aller sur Mars avec des humains est prohibitif. Les évaluations les plus conservatrices c’est 500 milliards, c’est énorme, et ça peut monter à 1000 milliards. Il va falloir trouver beaucoup d’argent et la NASA, évidemment, ne peut pas financer à elle seule, il faudrait donc des partenaires internationaux qui n’ont pas forcément les moyens, la NASA a déjà beaucoup d’argent. Je suis donc assez prudent quand j’entends des dates, par exemple des gens comme Elon Musk avec le Elon Time qui prédisait, par exemple, des premières explorations en 2024. On en est encore très loin, c’est évidemment demain, et personne n’est pour l’instant suffisamment doté techniquement pour le faire. Après, je ne suis pas non plus futurologue et encore moins astrologue, je ne vais pas faire de prophéties. Il se pourrait, peut-être, que plus tard on trouve les moyens de le faire et la justification politique de le faire.
Asma Mhalla : Et la Chine où en est-elle justement, déjà dans son positionnement très prosaïque et très terre à terre et puis dans ses ambitions, peut-être même dans ses délires martiens ?
Arnaud Saint-Martin : La Chine a un programme très clair, très méthodique. En fait, il faut commenter les annonces officielles de l’Agence nationale spatiale chinoise. Les homologues chinois développent, au fur et à mesure font des annonces très prudentes, pas à pas. Il y a une station spatiale qui est aujourd’hui en orbite, qui est énorme, qu’ils ont déployée eux-mêmes, seuls, il y a donc déjà une station spatiale. Il y aurait une base lunaire à mettre en place dans les années 2030 ; il y aura avant des missions robotiques qui seront envoyées au fur et à mesure pour monter en gamme scientifiquement, pour aller explorer au fur et à mesure, pour identifier des zones d’alunissage ou forer pour retrouver de l’eau dans des gisements de glace, etc. Et tout cela est assez public, il y a des congrès internationaux d’astronautique, l’Agence fait des publications, on sait donc à peu près où ils vont et derrière, du point de vue technique, ça suit.
Quand on regarde des deux côtés, côté étasunien, côté chinois, chacun se vit en effet dans une course. C’est passion PMU quand on commente l’histoire du spatial et de l’exploration en ce moment : qui sera le premier ? Casaque rouge, casaque bleue ?, on n’en sait rien. Toujours est-il que chacun se vit en adversité, essaye d’embringuer toujours plus d’alliés, de partenaires comme on dit, pour la coopération, etc.
D’un côté il y a le programme étasunien Artemis [7], avec des signataires, une bonne vingtaine de pays dont la France qui a signé il n’y a pas très longtemps, parmi les derniers. On était relativement attentistes au début et, finalement, on a abondé dans le sens d’Artemis parce qu’on a quelques billes dedans, dans la technique.
De l’autre côté vous avez tentation, tentative de constituer un autre bloc avec la Chine, la Russie et éventuellement d’autres acteurs que ça pourrait intéresser, qui pourraient éventuellement orbiter du côté de la Chine, côté Émirats arabes unis, Arabie saoudite, le Brésil, plein d’acteurs qui ne voudraient pas forcément s’aligner sur l’hégémonie américaine, sachant que cette hégémonie est parfaitement articulée, elle est explicite. Ça m’avait vraiment troublé quand j’avais entendu Mike Pence. À l’époque c’était « les États-Unis dominent l’espace. Vous devez nous suivre. Nous guidons l’exploration de l’espace ».
Asma Mhalla : Comme à peu près dans tous les domaines, les États-Unis sont absolument invariables et invariants sur cette posture mondiale.
Arnaud Saint-Martin : Et ils s’en donnent les moyens.
Asma Mhalla : Et ils en ont les moyens. Ce que j’entends surtout dans la stratégie chinoise que vous exposez, c’est qu’ils sont d’une méthodologie sans faille alors que du côté occidental et du côté américain c’est peut-être un chouïa plus le bazar. Peut-être qu’on continuera à explorer ça juste après la pause. À tout de suite.
Pause musicale : Tirer la nuit sur les étoiles par Étienne Daho.
Asma Mhalla : C’étaient Étienne Daho et Vanessa Paradis sur France Inter.
Quant à nous, nous continuons notre exploration spatiale toujours accompagnés d’Arnaud Saint-Martin, chercheur au CNRS et spécialiste d’astronautique.
Voix off : France Inter. Asma Mhalla. CyberPouvoirs.
Asma Mhalla : Arnaud Saint-Martin, vous êtes avec nous pour continuer à explorer dans les profondeurs ces enjeux de la conquête spatiale. Je rappelle que vous êtes chercheur au CRNS, que vous travaillez sur toutes les questions géostratégiques et de la transformation de l’astronautique et que vous êtes absolument, je ne cesse de le redire, passionnant.
Juste avant la pause, on évoquait ce point de la coopération internationale mais dans une logique de blocs. Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus, notamment sur ce fameux programme américain Artemis ? C’est quoi ? Comment s’articule-t-il ? Et la question sous-jacente, évidemment, l’éternelle, la sempiternelle, l’insoluble : quid de l’Europe là-dedans ?
Arnaud Saint-Martin : Le programme Artemis, déjà c’est un nom de domaine, c’est l’objet d’un marketing politique : Artemis c’est le retour sur la Lune, c’est préparé du point de vue de la communication politique. Derrière il y a aussi beaucoup d’industries, d’argent, de budgets qui sont fléchés depuis maintenant pas mal de temps.
il y avait un programme juste avant qui s’appelait Constellation [8], qui était le programme de George W. Bush junior, qui avait été lancé dans les années 2003/4/5/6, au lendemain d’un échec brutal pour la NASA, l’accident de Colombia. Il fallait donc relancer la machine de l’exploration.
Asma Mhalla : Pouvez-vous redonner un peu de contexte pour nos auditeurs ?
Arnaud Saint-Martin : La navette spatiale Colombia [9], a un problème de rentrée atmosphérique, elle explose, elle se désintègre. C’est un nouveau trauma pour la NASA qui avait déjà perdu Challenger en 1986 et ça mettait en péril son autorité. Et là il y a un point de discussion, de clivage majeur au niveau politique : que doit faire la NASA ? Est-elle encore armée pour mener à bien sa mission ? Le choix du pouvoir, à l’époque, c’est de dire qu’on va relancer un grand programme, un énorme programme qui serait Constellation<ref<Programme Constellation, d’exploration spatiale de la NASA, annulé en 2010]], qui est adossé à une vision de l’exploration par George W. Bush. L’industrie suit, évidemment, elle accompagne le mouvement parce que derrière vous avez des contrats mirifiques qui sont signés au fur et à mesure. Beaucoup d’argent va être dépensé, des milliards et ça va mener à pas grand-chose.
Asma Mhalla : On a réussi en 1969 un truc : Armstrong, Aldrin arrivent. Hop !, ils plantent le drapeau sur la Lune. Pourquoi l’homme n’a-t-il jamais réussi à reproduire cet exploit ? Mais sincèrement, pourquoi ?, puisqu’on l’a déjà fait et il y a maintenant fort longtemps. Pourquoi ce truc est-il devenu quelque chose de complètement indépassable ?
Arnaud Saint-Martin : C’est une très bonne question, redoutable. Du point de vue de la main-d’œuvre, ce ne sont plus les mêmes personnes qui sont là, ce ne sont plus tout à fait les mêmes outils et, en même temps, vous avez certains systèmes qui sont toujours les mêmes du point de vue de la propulsion. En gros, une technologie qui est réutilisée, pas forcément avec les mêmes ouvriers, les mêmes techniciens, donc il faut réapprendre avec des objectifs qui ne sont pas complètement clairs, des calendriers qui ne sont pas toujours respectés, des budgets de la NASA qui ne suivent pas complètement. En fait, ce programme-là est difficile à mettre en œuvre aussi parce que c’est d’une complexité terrifiante. Quand vous faites des schémas très simples de qui fait quoi sur un lanceur comme le SLS, c’est incompréhensible. Je viens d’écrire un article dans lequel j’ai essayé de faire l’histoire du Space Launch System, franchement vous vous arrachez les cheveux. Les acteurs impliqués dans la conception de ces techniques ont aussi du mal à s’y retrouver. Vous avez un écosystème industriel qui, en plus, est distribué à l’échelle des États-Unis, avec des modes de coopération qui ne sont jamais complètement évidents entre le public, le privé, le gouvernemental, le militaire et tout. C’est tout cela qu’il faut mettre en musique pour un lancement, ce qui explique aussi cette espèce de mélodrame que constitue un lancement. Il faut que ça marche. Le Space Launch System, juste pour prendre un chiffre, pour qu’on en prenne la mesure, ce sont quatre milliards de dollars le vol. C’est beaucoup plus que le budget annuel pour l’espace de la France, c’est vertigineux. Ce sont toutes ces difficultés et après c’est un premier vol, et vous en avez beaucoup qui doivent suivre pour réaliser ce programme Artemis.
Asma Mhalla : Je reviens à la question de la méthode. Du coup la Chine semble quand même, dans son approche, beaucoup plus méthodique. Est-ce qu’il ne se pourrait pas que la Chine dame le pion aux États-Unis eu égard à cette gouvernance pour le moins complexe ?
Arnaud Saint-Martin : C’est une question intéressante. En effet, parce que souvent les ingénieurs techniciens chinois sont caricaturés comme des copieurs.
Asma Mhalla : Copycat.
Arnaud Saint-Martin : Copycat. « Regardez, c’est le Falcon 9 répliqué de SpaceX, ils nous on refait le Starship », ce qui n’est pas complètement toujours très faux.
Asma Mhalla : Ils remontent toujours la filière, ils commencent toujours un peu comme ça !
Arnaud Saint-Martin : Exactement. Ceci dit, dans le spatial, depuis toujours, c’est la façon dont les uns et les autres procèdent. L’espionnage industriel entre compagnies a toujours été le cas. Il y a des histoires pas possibles de litiges entre Blue Origin et SpaceX, chacun luttait pour faire valoir ses droits de propriété intellectuelle sur la réutilisation, par exemple, qui était, au départ, un concept des années 80.
Asma Mhalla : Blue Origin c’est l’entreprise de Jeff Bezos, ancien patron d’Amazon.
Arnaud Saint-Martin : Exactement, qui est aussi dans la course pour Artemis.
Le copiage, l’art de s’observer les uns les autres fait partie de l’histoire du spatial. Je trouve que c’est toujours un peu ironique de voir cette caricature sur les Chinois avec cette espèce de démonisation, de caricature de l’adversaire.
Asma Mhalla : La fabrique de l’ennemi.
Arnaud Saint-Martin : Complètement. C’est vrai que depuis l’Europe, nous avons été bercés à Apollo, la propagande pro-NASA, tout le monde a son tee-shirt, ça fait partie d’une espèce de culture commune qui a été largement construite par les coopérations entre la France et les États-Unis au moment même où la France coopérait aussi avec l’URSS, mais c’est un autre problème.
Nous avons été construits dans une espèce de révérence par rapport au programme spatial américain. D’ailleurs, il faut voir la façon dont sont commentés les deux programmes : quand c’est Artemis, on arrête tout, des reporters sont envoyés à Cap Canaveral, etc. Quand la Chine fait un lancement, en même temps c’est compliqué de le suivre parce que c’est interdit, c’est très compliqué de commenter quand on est un reporter étranger, ceci dit ce n’est pas le même niveau d’adhésion.
Asma Mhalla : Justement l’Europe ? Où en sommes-nous à part être complètement dépendants d’Elon Musk patron de SpaceX ?
Arnaud Saint-Martin : C’est un autre problème, à l’Agence spatiale européenne on doit lancer sur SpaceX.
Asma Mhalla : Où est Ariane ?
Arnaud Saint-Martin : Tout le monde attend Ariane 6 avec impatience, à chaque fois il y a un report du lancement. Maintenant on entend parler, dans la presse, de la fin 2023, mais j’entends dire aussi début 2024, et il n’y a pas si longtemps c’était début 2023. C’est donc compliqué et je ne voudrais pas participer d’une espèce de bashing primaire, ce n’est pas du tout l’idée, mais quand même, ça interroge sur des choix qui ont été faits du point de vue de la gouvernance politique d’un programme qui est stratégique C’est quand même l’indépendance de l’accès européen à l’espace qui n’est plus garanti.
Ariane 6 n’est toujours pas sur le pas de tir. Ariane 5 va voler une dernière fois et avec quel succès. Récemment le James Webb Space Telescope, le 25 décembre [2021], c’était un lancement historique et important. Arianne 5, un lanceur qui a été quand même très fiable, prend sa retraite.
Asma Mhalla : On le retire pourquoi ?
Arnaud Saint-Martin : Parce qu’il faut passer à Ariane 6.
Asma Mhalla : Il y a des marchés derrière ?
Arnaud Saint-Martin : Évidemment, il y a des marchés derrière et la promesse d’un coût d’accès diminué avec Ariane 6.
Asma Mhalla : Toujours.
Arnaud Saint-Martin : Toujours.
Asma Mhalla : En gros, si je comprends bien, l’Europe aujourd’hui est – ironie – un tout petit peu dépendante de SpaceX pour lancer, SpaceX bras armé technologique américain quoi qu’on en dise. En fait, la stratégie d’Obama à l’époque qui était de dire « la NASA va devenir le point d’accès, le goulot d’étranglement, l’accès du monde vers l’espace » est en train de s’appliquer petit à petit, au moins côté occidental et au moins au détriment de l’Europe.
Arnaud Saint-Martin : En effet. C’était l’administration d’Obama et précédemment celle de Bush qui avaient décidé ça, parce que c’était humiliant pour les Américains de devoir compter sur les Russes pour aller sur la station spatiale internationale, on ne volait qu’à bord de Soyouz. Il y a donc eu un moment, une séquence de pas mal d’années durant lesquelles les Américains devaient voler sur un lanceur russe né pendant la guerre froide. C’était doublement humiliant et ça a duré un certain nombre d’années. Aujourd’hui ils peuvent le faire et ils le font très souvent.
Asma Mhalla : Je termine quand même avec ma question signature, la question signature de l’émission. Public/privé, civil/militaire, en orbite basse, face cachée de la Lune, demain Mars, États-Unis/Chine, l’Europe là-dedans. Bref !, en un mot, Arnaud, dans le fond pour vous, qui dominera le 21e siècle ?
Arnaud Saint-Martin : C’est une question qui est difficile, là aussi, un mot : le commentaire politique sur le spatial, il y aura toujours de choses à dire, c’est clair, de là à dire qu’on apportera plus d’intelligence et de lucidité, je n’en sais rien. En tout cas, je pense qu’on vit un moment de prolifération, d’explosion du spatial particulièrement intéressant à suivre. C’est d’ailleurs troublant de voir à quel point ça ne fascine pas tant que ça du point de vue du commentaire.
Asma Mhalla : Absolument, alors que c’était un des sujets de Kennedy déjà à l’époque, d’Obama, de mobiliser l’opinion publique, de la remobiliser autour de ce projet sans cesse fédérateur. Ça n’a pas l’air de cranter tant que ça.
Arnaud Saint-Martin : Non. Aux États-Unis non plus : quand on regarde les sondages, « l’adhésion » du grand public avec tous les guillemets qu’on peut imaginer – je suis sociologue par ailleurs, une opinion ça se construit –, mais l’adhésion du grand public américain pour le retour sur la Lune est loin d’être acquise. On peut y aller, OK, pourquoi pas, est-ce que c’est prioritaire ? Pas forcément.
Asma Mhalla : Arnaud Saint-Martin, merci d’avoir été avec moi dans CyberPouvoirs, de m’avoir aidée à y voir beaucoup plus clair dans cet espace obscur.
La semaine prochaine on prendra du champ et de la hauteur pour notre dernier épisode de la saison. Nous ferons tout simplement un tour d’horizon du monde par le prisme de nos chers cyberpouvoirs.
À la semaine prochaine donc, et d’ici là, portez-vous bien.