VLC : Le start-upper qui ne voulait pas être riche - Jean-Baptiste Kempf

Titre :
VLC : Le start-upper qui ne voulait pas être riche
Intervenants :
Jean-Baptiste Kempf - Lucas Gautheron
Lieu :
On s’autorise à penser - Le Media
Date :
juillet 2020
Durée :
51 min
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Site de présentation de l’épisode
Licence de la transcription :
Verbatim
Illustration :
Jean-Baptiste Kempf, FOSDEM 2019 - Licence Creative Commons Attribution 2.0 Belgium
NB :
transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.

Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Emmanuel Macron l’a affirmé dès son élection : il veut faire de la France une startup nation. Il démontre régulièrement son soutien à la French Tech, censée représenter la quintessence de l’innovation et de l’entreprenariat. Mais derrière cette ambition, la réalité est bien différente. La France peine à se dégager de l’emprise des GAFAM, comme l’ont cruellement rappelé les déboires de Qwant, le moteur de recherche qui devait supplanter Google. Et l’échec patent de l’application StopCovid en est une énième illustration. Pourquoi la France peine-t-elle à innover et à recouvrir son indépendance numérique ? Comment résister face aux plateformes, sans pour autant exploiter une main d’œuvre uberisée, et en respectant la vie privée des utilisateurs ?

Transcription

Voix off : On s’autorise à penser, présenté par Lucas Gautheron, « VLC : le start-upper qui ne voulait pas être riche », avec Jean-Baptiste Kempf.
Lucas Gautheron : Vous connaissez certainement le logiciel VLC, l’incontournable lecteur multimédia made in France en forme de cône de chantier utilisé par des centaines de millions de personnes à travers le monde.

Ce qui vous ignorez peut-être, en revanche, c’est que derrière ce logiciel libre édité par une association à taille humaine et à but non lucratif, se cache un homme plutôt discret et, disons-le, un peu atypique dans son milieu. Devenu chevalier de l’Ordre national du Mérite à 35 ans, cet ingénieur de l’École centrale Paris, aujourd’hui à la tête du projet, l’a rejoint il y a 17 ans. Bien qu’il soit l’un des principaux responsables de ce succès français, il est bien loin d’être milliardaire. Quand on le lit ou qu’on l’écoute, on a le sentiment qu’il en a gros et qu’il a un peu envie de balancer sur la startup nation, la French Tech, les licornes, les BlaBlaCar et autres applications, et tout ce milieu qui pourtant devrait être le sien. Son nom : Jean-Baptiste Kempf. Avec lui nous évoquerons son parcours, bien sûr, mais aussi sa vision du monde des startups, du numérique, de l’innovation, les alternatives et stratégies à développer contre les plateformes et le rôle que la France devrait ou pourrait jouer dans cette lutte.

Bonjour Jean-Baptiste Kempf.
Jean-Baptiste Kempf : Bonjour.
Lucas Gautheron : J’aimerais quand même qu’on parle un peu de VLC [1] avant d’aller dans le fond du sujet. Est-ce que tu peux nous dire plus précisément combien d’utilisateurs dans le monde se servent de ce logiciel ? Combien il y a eu de téléchargements à peu près ?
Jean-Baptiste Kempf : En fait, la bonne réponse c’est que je ne sais pas. Comme c’est un logiciel gratuit et libre, les gens ont le droit de le rediffuser et comme on ne fait pas ce qu’on appelle de la télémétrie, en vrai ça s’appelle de l’espionnage, je ne sais pas qui utilise VLC et comment on utilise VLC. Avec le nombre de téléchargements sur notre plateforme et le nombre de mises à jour, ça donne à peu près une idée du nombre de téléchargements et d’utilisations. On est à peut-être 500 millions d’utilisateurs actifs de VLC. Après, comment tu définis actifs c’est un peu compliqué, mais ça te donne à peu près la base installée de VLC qui doit être autour de 800, 900 millions de VLC installés dans le monde. C’est très difficile de savoir exactement parce que, pour faire ça, il faudrait se mettre à espionner les utilisateurs et on ne fait pas ça.
Lucas Gautheron : En gros, il y a des usages de particuliers ?
Jean-Baptiste Kempf : On a vraiment de tout. On a beaucoup de particuliers, des gens qui lisent des DVD, des Blu-ray, des gens qui regardent de l’illégal, pas mal de gens qui l’utilisent pour écouter de l’audio. Dans le monde professionnel de la télé, du broadcast, tout le monde utilise VLC, que ce soit Sony Pictures quand ils font le dernier Spider-Man ou la télé RTBF.
Lucas Gautheron : Si tu devais donner la raison fondamentale du succès de VLC, ce serait quoi ?
Jean-Baptiste Kempf : La raison fondamentale du succès de VLC c’est que personne n’a cherché à ce que ce soit un succès. C’est un peu un troll, mais en fait c’est juste que c’est un logiciel fait par des geeks pour des geeks, pour se faire plaisir, donc il n’y a pas eu de marketing, il n’y a pas de fonctionnalités qui ne servent à rien, le but c’est juste de faire plaisir à nos utilisateurs. C’est vraiment un produit qui répond au besoin utilisateur et c’est toujours ce qui nous a défini.
Lucas Gautheron : Justement, tu parles des intentions derrière ce logiciel, est-ce qu’on peut en faire un peu la genèse, comment il est né, parce que c’est une histoire assez particulière ?
Jean-Baptiste Kempf : Ce que je déteste c’est quand les gens me présentent comme créateur de VLC parce que d’abord, un, ce n’est pas vrai, et deuxièmement il n’y a pas de créateur. VLC, c’est un projet qui fait partie d’un autre projet qui s’appelait VideoLAN, qui est devenu un projet open source en 2001, qui, avant, était un logiciel pas open source et qui est la continuité d’un autre projet dont le but n’était absolument pas de faire un produit comme ça.

L’histoire originelle : en 1995, à l’École centrale Paris donc le campus à Châtenay-Malabry qui vient d’être détruit, tout est géré par les étudiants – la sono, les soirées, mais aussi la cafeteria, la coopérative, le bar, la télé, la radio et le réseau. En fait on est dans un campus un peu bizarre où ce sont les étudiants qui s’occupent du réseau informatique, pas comme dans d’autres écoles. Ils veulent un réseau plus rapide et ils n’ont pas l’argent pour le faire. Ils vont voir l’école et l’école dit : « Ah non, vous comprenez, ce n’est pas nous qui gérons le campus, etc. Allez demander à nos partenaires », qui est une façon de dire « allez, dégagez, il n’y a rien à voir ! ». On était en 1994, ce que les étudiants voulaient c’était jouer aux jeux vidéos en réseau parce que, à ce moment-là, leur réseau suffisait pour envoyer quelques mails et les premiers sites internet. Ils voulaient jouer en réseau. C’est ce qu’ils vont faire, on leur dit d’aller voir des partenaires, ils vont voir des partenaires, ils vont voir évidemment Bouygues qui leur dit : « Le futur de la télé c’est le satellite ». Bon ! Non, mais il y a 25 ans on pouvait se dire que c’était le futur et à ce moment-là tu achetais des box qui étaient des décodeurs MPEG2 qui coûtaient, je ne sais pas, 5000, 6000 francs et des antennes qui coûtaient 1500 francs. Sur le campus il y a 1500 étudiants donc le coût aurait été monstrueux. L’idée c’était juste d’en acheter une énorme et de diffuser par le réseau puisqu’en fait c’étaient des flux numériques. Évidemment, aujourd’hui ça semble évident. En 1995, on est 10 ans, 11 ans avant YouTube, être capable de faire du décodage vidéo plus gros qu’un timbre poste sur un ordinateur normal c’était quasiment de la science-fiction, mais ils voulaient vraiment leur réseau. Donc ils lancent le projet de 1995 à 1997, puis, en 1997, ils ont une démo, ça crashe mais ce n’est pas grave ils font la démo 30 secondes, ça crashe au bout de 40. Ils ont un super ordinateur où il y a 64 mégaoctets de RAM à l’époque, évidemment ça nous fait rigoler, mais on était avec des 486 DX/33 et 66, vraiment des antiquités. Le projet s’arrête là, le projet s’appelait Network 2000, ils ont un nouveau réseau ils sont contents.

Un an plus tard, il y a un groupe d’étudiants qui se dit que ça intéresserait peut-être d’autres personnes. Il y a le début de la mouvance du logiciel libre, donc ils disent on va faire un logiciel qui va fonctionner pour Centrale mais aussi hors de Centrale et qui sera open source.

En fait, VLC c’est une partie du projet VideoLAN qui est la suite du projet Network 2000 qui est la suite du réseau étudiant de Centrale Paris. À aucun moment quelqu’un ne s’est dit je vais disrupter, je vais faire un nouveau lecteur vidéo qui va tout casser. C’est une conséquence. Il n’y a pas de créateur. Il y a plein de gens qui ont créé, il y a plein de gens qui ont travaillé tout au long du projet.
Lucas Gautheron : Toi tu interviens à partir de 2003, c’est ça, c’est là que tu entres en jeu ?
Jean-Baptiste Kempf : Je rentre à Centrale, en 2003 je deviens vice-président du réseau et c’est comme ça que je rentre dans VideoLAN. Au début je ne m’occupe quasiment que de la diffusion vidéo sur la résidence. Je commence à faire des petits trucs à partir de 2005 sur le code et surtout, en fait, pendant mes stages en 2006, je commence à faire beaucoup plus de trucs sur VLC.
Lucas Gautheron : Donc c’est un peu le cadre associatif au sein de l’école qui t’as encouragé à t’impliquer et à apprendre ?
Jean-Baptiste Kempf : À l’époque à l’École centrale Paris, il y avait une énorme vie associative et un peu moins de focus, en fait, sur les cours, en tout cas pour une certaine part. À peu près 20 % des élèves faisaient beaucoup d’associatif et c’est génial parce que ça t’apprend beaucoup plus de choses dont tu vas avoir besoin plus tard dans ta vie qu’un énième cours de physique quantique ou de mécanique des fluides.
Lucas Gautheron : C’est un projet étudiant qui a évolué. Aujourd’hui qui collabore au projet ? Est-ce qu’il y a des salariés à temps plein dessus ? Est-ce qu’il y a des contributeurs externes qui alimentent le code source ? Ça se passe comment ?
Jean-Baptiste Kempf : Au début c’était un projet étudiant et jusqu’à 2001 ce n’est pas open source, donc ce sont que des étudiants de Centrale qui peuvent s’y mettre.

En février 2001, quand il passe en open source, à ce moment-là il y a des gens qui commencent à contribuer, notamment un Hollandais et un Français qui habitait à Londres, qui commencent à aider. Chaque année, en fait, c’est un groupe d’étudiants qui vient et qui repart. Et ça marche comme ça jusqu’en 2005/2006 et là, le logiciel devient un peu trop gros et surtout devient un peu trop compliqué pour des étudiants donc le modèle ne marche plus. On se retrouve en janvier 2007 où on n’est plus que deux et demi, Rémi, moi et Christophe, donc là on se rend compte qu’il faut relancer différemment. En fait, c’est ça qui va amener à la création de l’association en 2008 et moi, pendant un an et demi, je vais trouver les nouveaux étudiants ou parler aux anciens étudiants qui sont maintenant professionnels pour dire « venez travailler, contribuer ».

C’est une période qui va finalement aller jusqu’à 2013/2014 où la plupart du développement est faite par des bénévoles sur leur temps libre.

À partir de 2012, je monte une entreprise à côté, qui est à côté de l’association et qui commence à embaucher des gens de l’association pour pérenniser un peu le logiciel, en particulier parce que l’open source, notamment le logiciel libre, est un peu moins sexy qu’il ne l’était parce qu’il s’est énormément professionnalisé. Les gens disent « pourquoi j’irais le faire gratuitement quand je peux le faire professionnellement » et surtout il y a les smartphones qui font que c’est beaucoup plus difficile qu’avant de développer pour les smartphones.

L’association existe toujours, je suis toujours le président depuis 2008 ; elle n’emploie personne, elle a très peu de moyens et les gens qui contribuent sont soit des gens externes soit bénévoles soit payés par les entreprises soit payés par mon entreprise.
Lucas Gautheron : Qui est la société Vidéolabs [2], c’est ça ?
Jean-Baptiste Kempf : C’est la société Vidéolabs.
Lucas Gautheron : Elle fait quoi cette société ?
Jean-Baptiste Kempf : Elle fait du service professionnel, des fonctionnalités en plus pour VLC. En fait, maintenant on fait 70 % du travail de VLC. C’est une société SAS [Société par actions simplifiée] mais il n’y a pas d’investisseurs. On ressemble plus à une SCOP [Société coopérative et participative] qu’à une SAS. En 2012/2013, je voulais voir comment on pouvait pérenniser le modèle. J’avais de plus en plus d’étudiants qui me disaient « je veux faire le Uber de la farine ou le Airbnb des pierres tombales ou le lacet connecté ou le prochain Flappy Bird ». Aller bosser dans l’open source ce n’était pas le truc sexy, alors que pour moi les mecs de l’open source c’étaient normalement les gros cadors. Tout le monde voulait faire des startups, donc j’ai dit on va faire une startup autour de VLC. Ça permet aussi de récupérer les subventions parce que aujourd’hui il y a beaucoup de subventions – CIR [Crédit Impôt Recherche], JEI [Jeune entreprise innovante], FUI [Fonds unique interministériel], PIA [Paris Innovation Amorçage] et d’autres choses comme ça – qui ne sont accessibles qu’à des entreprises ou des laboratoires de recherche universitaire, mais quand tu es une association, tu ne peux rien avoir.
Lucas Gautheron : Vous ne faites pas de pub, pourtant ça représente une fortune ne serait-ce que la valeur des données que vous pourriez emmagasiner sur ce que consultent les gens, etc. C’est une mine d’or ça, non ?
Jean-Baptiste Kempf : Non. J’aurais pu me faire énormément d’argent si telle était la question, aucun problème ! Mais il est hors de question que je gagne de l’argent de façon pas éthique. Donc espionner les utilisateurs, mettre de la pub c’est-à-dire finalement espionner les utilisateurs ou tout ce genre de merdier, installer des toolbars pourris ou, grosso modo, des trucs d’antivirus qui sont finalement plus des virus qu’autre chose, c’est hors de question. Attention, je ne suis pas contre faire de l’argent et gagner de l’argent. Je suis contre le faire mal et pour le moment on n’a jamais trouvé une façon bien de faire de l’argent autour de VLC, donc on préfère ne pas en faire. Oui, c’est sûr, ça pourrait être beaucoup plus gros vu le nombre d’utilisateurs, mais on préfère le faire bien.
Lucas Gautheron : Il y a par exemple des gens qui vont ont approché, je crois que c’est Google qui avait proposé un contrat ?
Jean-Baptiste Kempf : On a eu Google, Google ce n’était pas le pire, on en a eu plein d’autres qui étaient bien pires. D’abord, Google, ils avaient une barre de recherche que tu mettais dans tes navigateurs, que tu rajoutais, qui te mettait tout pour que tu ailles tout faire sur Google. Après c’était pousser Chrome en même temps que l’installeur de VLC. Eux, à la limite, c’était encore à peu près propre. Après on a eu une quantité de mecs, et on en a toujours, qui viennent proposer des dizaines de millions pour faire de la merde.
Lucas Gautheron : Par contre, tu parlais des jeunes qui rêvent, tu disais de l’Airbnb des pierres tombales, c’est ça ? De choses comme ça. D’ailleurs, est-ce que c’est différent de l’époque où toi tu étais à Centrale ? C’est vraiment une généralité chez les jeunes aujourd’hui qui sortent des grandes écoles ? Si c’est le cas à quoi tu l’attribues ?
Jean-Baptiste Kempf : En fait, il ne faut pas croire que c’est pire qu’avant. Avant, quand ils sortaient de Centrale, Polytechnique, HEC, enfin bref !, toutes celles que tu veux, les mecs partaient faire du conseil, du conseil en stratégie ou conseil en organisation ou ils deviennaient un micro-pion dans des boîtes du CAC 40, que ce soit l’Oréal ou des trucs bancaires. Maintenant ils disent « en fait, je préférerais monter une petite entreprise et avoir un vrai impact ». Je trouve quand même que c’est plutôt bien. Le changement de mentalité est bien parce que les gens veulent créer un truc. Ça c’est bien. Après, de là à aller jusqu’à l’open source, non ! Ça n’arrive pas. Il y a beaucoup de choses à critiquer sur les startups, mais je trouve que maintenant le fait que tu aies envie d’aller monter une boîte plutôt que d’aller bosser en marketing chez l’Oréal c’est plutôt une bonne chose.
Lucas Gautheron : Quand Macron dit qu’il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires, il disait ça dans Les Echos en 2015, ça t’inspire quoi ?
Jean-Baptiste Kempf : C’est très compliqué parce que tout ce qui est financement, en fait, est très compliqué. Quand tu vas dans la Silicon Valley, tu as énormément de Français, tu as beaucoup d’Indiens et de Chinois. Tu te rends compte qu’il y a beaucoup de Français qui sont très bons à créer des choses, mais c’est vrai qu’il y a un problème de financement. Je ne pense pas que le but soit d’être milliardaire, par contre ce qui serait bien, ce qui serait utile, c’est que les gens qui ont des milliards ne soient pas juste des Américains. Je pense, évidemment, que ce n’est pas ce que lui pense. Lui pense la partie vraiment purement argent. Moi je pense juste qu’il est important d’avoir des leaders français, mais que tu peux les faire bien. En fait, l’argent doit être un moyen de faire des trucs bien et ça ne doit jamais être un but. C’est la grosse différence, moi je pense que ce n’est pas un but et lui pense que c’est un but.

Ce serait bien parce que ça permet de réinjecter dans les écosystèmes et notamment pour faire de la vraie tech, tout ce qu’on appelle maintenant un peu des deep techs a contrario de la French Tech. Il y a plein de technologies et c’est important, notamment pour le modèle social français, d’avoir encore des choses que tu puisses exporter. Sinon, en fait, tu passes ton temps à avoir ta balance commerciale négative et, finalement, la France s’appauvrit par rapport au reste du monde.

Ce qui est bien dans l’idée de la startup nation c’est de dire qu’il faut soutenir la création. Soutenir la création oui, mais pas n’importe comment et c’est ça la grosse différence, c’est que pour lui c’est quel que soit le prix : ils font des deals avec Google, avec Uber, avec Microsoft et ce n’est pas du pérenne. C’est vraiment juste on crée, on a plein de trucs, on peut avoir des capitaux et ça marche quelques années. Le problème, en fait, c’est que tout ça est sous perfusion permanente. Il faut énormément créer de startups pour que ça fonctionne.

Ça c’est sur la partie vraiment startup nation. Aucun d’entre eux n’a jamais monté de boîte ; que ce soit le ministre du Travail ou Macron, jamais ils n’ont rempli une fiche de paye. Ils n’ont aucune idée de comment ça fonctionne. Ils ont juste la vision « on va avoir plein de boîtes, ça va être bien, on va avoir des capitaux », mais quand tu fais du volume tu ne fais pas de la qualité.

Le problème des startups en général c’est un problème de financement. Monter des petites boîtes et les faire monter jusqu’à une ou à deux personnes, cinq personnes, dix personnes, ce n’est pas dur. La difficulté c’est comment tu passes de 10 à 100 ou à 200, avec des business modèles qui soient pérennes et qui soient éthiques. Et ça, en France on a complètement perdu ça. On a soit les gros groupes soit des tout petits trucs. Les Allemands ont été très forts, ils ont réussi, par exemple, à garder une capacité industrielle d’entreprises de 200, 500 personnes, et, en fait, c’est ça qui est important.

Pour ça il y a un gros problème, c’est qu’il faut des financements avec des levées de fonds importantes, qui sont ce qu’on appelle série B, série C. En France on n’a que de l’esbroufe, on a plein de petites startups dont la plupart c’est n’importe quoi. Mais, comme elles sont beaucoup sponsorisées au début, c’est facile de tenir un an ou deux ans parce que tu récupères ton chômage. Il faut quand même savoir que le premier investisseur en France s’appelle Pôle emploi. C’est vrai, c’est-à-dire que pendant 15 mois tu peux être payé avec ton ancien salaire pour créer une boîte. C’est absolument génial, c’est une très bonne idée. Aux États-Unis, il y a plein de boîtes qui auraient été tuées tout de suite parce qu’au bout de trois mois, six mois, tu te rends compte que ce n’est pas un truc qui marche. Là, en fait, on a plein de petites boîtes qui sont sur un marché qui n’existe pas et qui sont subventionnées, mais qui ne servent à rien, évidemment elles n’ont pas de but. On n’a pas le marché qui fait la sanction derrière ou d’investisseurs qui disent « ça c’est n’importe quoi, arrête ! ». En fait on perd beaucoup trop, on a trop de petites entreprises et de startups qui ne ressemblent à rien.

Quand tu regardes la Station F [3] ou la French Tech [4], tu as une pléthore de trucs qui sont ! Quand je te dis le Airbnb des pierres tombales ou le lacet connecté je te fais rigoler, mais franchement il y en a qui ne sont vraiment pas loin de ça.
Lucas Gautheron : Il y a la startup qui fait les slips anti-ondes, qui a recueilli des investissements de la BPI [Banque publique d’investissement].
Jean-Baptiste Kempf : Là, quand tu arrives sur les anti-ondes ! On est dans de l’anti-scientifique total et c’est n’importe quoi.

Il faut quand même faire attention, je modère un petit peu, aux États-Unis c’est pareil. En fait le ratio que tu as normalement, c’est que sur dix boîtes qui reçoivent de l’investissement, tu as en a une qui explose, deux qui sont à l’équilibre, qui sont des boîtes qui sont des boîtes normales et sept qui se pètent la gueule. Ça c’est le ratio normal, c’est un peu de darwinisme social, c’est vrai, mais c’est ce qui se passe.

Le problème c’est qu’aujourd’hui sur la French Tech on est plutôt à un, peut-être cinq et 100. Le problème c’est surtout qu’il y a plein de boîtes qui, quand elles commencent à vraiment décoller, se font rafler par des Américains qui ont beaucoup d’argent ou des Anglais, donc en fait on n’a rien ! Ça, c’est vraiment un des problèmes.

Le deuxième problème, c’est que les boîtes du CAC 40 considèrent que plutôt que de faire de l’innovation en interne elles vont plutôt aller faire leur shopping de startups, comme ça elles montrent qu’elles sont innovantes : « C’est super ! Regardez on est cool ! ». Ça fait super cool ! Leurs boards achètent des boîtes et ils n’en font rien ou ils la détruisent parce qu’en fait finalement « oui, mais tu comprends, ça nous prend un peu de marché ». Finalement, ces gros groupes vont avoir des gros soucis dans le futur parce qu’ils ne savent pas innover.
Lucas Gautheron : Justement là-dessus il y a un bouquin qui est intéressant, je ne sais pas si tu l’as lu, de Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. Il explique bien, notamment il fait une typologie des types de plateformes et il met de côté, par exemple, les Uber et Deliveroo. Selon lui, leur succès est vraiment dû à des conditions particulières qui ne sont pas amenées à durer : il y a un chômage élevé qui pousse les gens à se diriger vers des jobs mal payés. Par ailleurs il y a une politique monétaire qui fait qu’il y a du cash et qu’il y a des entreprises qui cherchent à investir un peu partout. Finalement on a l’impression que certaines de ces plateformes c’est un peu du toc, c’est-à-dire que derrière c’est surtout le lobbying, ce sont surtout les circonstances favorables qui font que ça existe et pourtant c’est désigné comme la quintessence de la startup.
Jean-Baptiste Kempf : Mondialement ce n’est pas considéré comme la quintessence de la startup.
Lucas Gautheron : Je ne dis pas, mais dans le langage un peu…
Jean-Baptiste Kempf : Ce qui est tout à fait vrai c’est surtout que c’est aussi de la condition légale. Les Français et en général les Européens ont ce que j’appelle cette diarrhée légale et adorent faire des trucs hyper-compliqués. En fait, ça devient tellement compliqué que tu crées des niches, en fait des failles. Ce qui n’est pas bien quand il y a trop de lois et qu’elles sont trop compliquées, c’est que les seuls qui en profitent ce sont les riches. Par exemple Uber exploite complètement le droit du travail, mais, en même temps, le droit du travail c’est tellement compliqué ! C’est une circonstance, ils sont très forts, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de morale, c’est l’exploitation totale.

Il y a des plateformes comme ça, là on parle de tout ce qui est ubérisation, même dedans tu as plusieurs niveaux. C’est-à-dire que quand tu commences un peu à voir ces entreprises, tu as des boîtes qui sont vraiment des sous raclures, Uber, et tu as des boîtes comme Airbnb, qui ont des problèmes en interne, c’est une boîte, mais ce ne sont pas des vrais connards.

En fait c’est très difficile parce que tu mets tout ça dans un groupe. Dans ces plateformes qu’on a appelées maintenant d’ubérisation, qui est de la désintermédiation totale et du profit de l’autoentrepreneur, tu as plein de choses différentes, des mecs qui sont un peu limite à des mecs qui sont vraiment des mecs crades.
Lucas Gautheron : Dans le bouquin, il parle un peu aussi des stratégies de ce qu’il appelle les plateformes pour s’étendre, dominer ; il y a justement un peu un catalogue de stratégies. D’abord il y a une stratégie qui consiste à développer des dépendances en créant des écosystèmes dans lesquels on verrouille complètement les gens. C’est ce que font par exemple les GAFAM, par exemple Facebook, où l’idée est qu’on puisse consulter Internet, vivre sur Internet sans sortir de Facebook.

Il y a d’autres stratégies comme exploiter les données, les algorithmes, pour asseoir leur domination en mettant des barrières d’entrée aux éventuels compétiteurs. Il cite l’exemple de Rolls-Royce qui loue ses moteurs et leur maintenance aux constructeurs d’avion et qui, derrière, peut utiliser toutes les données accumulées sur les données de contrôle pour avoir un avantage énorme.
Jean-Baptiste Kempf : Netflix fait la même chose.
Lucas Gautheron : Netfix fait la même chose, c’est-à-dire ? Tu peux expliquer ?
Jean-Baptiste Kempf : Avant Netflix toutes les données de production et de visionnage étaient à peu près partagées dans l’écosystème. Tu pouvais savoir, tu avais une connaissance globale avec Ciné Chiffres, avec Rentrak, avec des choses. Toute l’industrie avait les informations de quels films avaient fonctionné en télé, en radio, en DVD, etc. Aujourd’hui tu n’as aucune donnée. C’est-à-dire que tu n’as aucun moyen de savoir si La casa de papel ou Carnival Row a fait un million de vues, cinq millions de vues, dix millions de vues, cent millions de vues. En fait, ils utilisent ces informations de vues et de likes pour avoir un avantage incroyable. C’est-à-dire que Netflix, quand ils vont voir des producteurs, maintenant ils disent « je veux ça ». Ils ont la démographie, ils savent comment ils veulent que ça fasse… Ils ont quasiment des potentiomètres, autant de drama, autant de trucs comme ça. Ça c’est parce qu’ils ont des données très fortes. Mais tu ne peux pas mettre Netflix dans la même catégorie que Uber. Netflix n’exploite pas la misère humaine.
Lucas Gautheron : Ça peut être un problème d’être dépendants de plateformes qui occupent un espace.
Jean-Baptiste Kempf : C’est évident, mais, en même temps, personne ne travaille pour aller casser des plateformes. Il n’y a pas d’investissements. Le Media, vous êtes diffusés sur YouTube. YouTube c’est un monopole monstrueux.
Pourquoi est-ce qu’on a ces plateformes ? C’est qu’en fait il y a un système de winner takes all. C’est-à-dire qu’on s’est rendu compte que sur Internet, et c’est la première fois, c’est celui qui prend qui gagne. Tu ne vas pas arriver dans un triumvirat avec un leader qui a 40 % et puis deux/trois mecs qui ont 20 % derrière. Par exemple l’Oréal, ils ont un gros marché et, en fait, il y a quand même plein d’acteurs. Quand tu arrives sur des Facebook ou des Google, quand ils prennent le marché, ils ne s’arrêtent pas à 50 %, ils arrivent à 90 %, et ensuite tu ne peux pas t’en sortir. À ce moment-là, une fois qu’ils ont leur marché, ils utilisent les données, ils utilisent en fait surtout leur capacité légale et leur lobbying pour rester en place.

Par exemple la GDPR [5] qui a été votée par les Européens contre les cookies, etc., soi-disant pour embêter Google, en fait ça a aidé Google parce que Google a eu la capacité financière pour s’adapter et tous les autres n’ont pas réussi.
Lucas Gautheron : Et ça fait chier les petits !
Jean-Baptiste Kempf : Et ça fait chier les petits ! En fait, ils ont un marché et c’est très difficile de casser leur marché. Ce que tu vas pouvoir faire c’est aller récupérer quelques petites niches qui ne sont pas intéressantes pour eux, mais c’est très difficile à casser parce que, justement, Internet a cet effet réseau, c’est ce qu’on appelle la loi de Metcalfe [6] qui fait que la valeur d’un réseau est au carré du nombre de peers. En fait, tu es dans ce cas un peu bizarre qui fait que quand tu gagnes, tu gagnes tout le marché. Et, à ce moment-là, tu as des mécanismes techniques que tu n’avais pas dans les industries traditionnelles où tu peux rester en place et c’est impossible de te déboulonner.
Lucas Gautheron : Je t’ai aussi posé cette question parce que justement sur ces deux aspects particuliers qui est verrouiller les gens dans un écosystème et, par ailleurs, exploiter les données, quelque part, VLC, est-ce que vous n’êtes pas un peu l’anti-plateforme de ce point de vue ? Vous développez les moyens qui favorisent l’interopérabilité puisque votre souci c’est d’avoir quelque chose qui est assez universel en termes de contenus accessibles et qu’on peut décoder et, par ailleurs, vous créez un espace libre où les gens peuvent passer, consulter des contenus sans qu’il y ait une exploitation de leurs données. Vous incarnez une anti-plateforme, non ?
Jean-Baptiste Kempf : C’est vrai. On a un côté très décentralisé, mais, de fait, on n’est pas une plateforme. Aujourd’hui dans VLC tu n’as pas de contenu. Tu l’utilises pour regarder les contenus que tu as récupérés légalement ou illégalement, ce n’est pas mon problème. Les gens utilisent VLC pour faire plein de trucs. Il y a des gros connards qui utilisent VLC, il y a des mecs qui sont absolument des saints qui utilisent VLC, moi je n’ai pas le contrôle. On n’a pas de plateforme dans VLC. On se pose justement la question d’amener du contenu pour aller voir ce qu’on peut faire pour que les gens puissent justement apporter leur contenu à la masse sans devoir passer par une plateforme, mais ça demande une vision, une volonté et, malheureusement, de l’argent.

Par exemple moi je ne suis pas une plateforme, je ne pourrais pas avoir une plateforme, ça coûte trop cher ! Aujourd’hui je n’ai pas l’argent. C’est un peu la limite du modèle, c’est que pour aller se battre contre les plateformes, les grosses plateformes, il faudrait du cash et ce cash je ne l’ai pas.
Lucas Gautheron : On a parlé un peu de la question du cadre juridique. Tu as mentionné le fait qu’il y a VideoLAN qui est l’association et ta société qui ressemble un peu à une SCOP. Il se trouve que nous, au Media, il y a une association et une société et on veut se transformer en société coopérative. Je ne sais pas si tu connais Mobicoop, c’est un peu l’équivalent d’un BlaBlaCar mais en forme coopérative. Est-ce que tu penses que ça fait partie de la réflexion, cette question du cadre juridique ?
Jean-Baptiste Kempf : Oui, ça fait partie de la réflexion mais ça n’est pas suffisant. Là on ne parle pas juste des plateformes mais vraiment de la partie GAFAM. Par exemple tu vas prendre l’exemple d’Apple, Apple ils n’ont pas du tout la partie plateforme où ils arnaquent, quoi ! Ils vendent un truc hyper cher qui est un produit de luxe et les gens achètent pour plein de raisons sociales, mais ils sont moins limites que Facebook. Malgré tout, pour aller contre ces gens-là, ça va être très difficile d’aller concurrencer Apple.

En fait tu dérives des plateformes en général sur les GAFAM qui eux ont un tel poids, que leurs pratiques soient nouvelles ou anciennes. Que ce soit Uber ou Apple, ce n’est pas pareil. Et là c’est vrai que c’est très difficile parce qu’il va falloir des moyens de financement et surtout il faut que ce soit facile. Ça c’est un des problèmes principaux que je vois et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles VLC fonctionne. Les gens n’utilisent pas VLC parce que c’est open source. 99,999 % des gens, , quand ils utilisent VLC, n’ont aucune idée que c’est open source ; ils n’ont aucune idée que c’est libre et ils s’en foutent. Ils utilisent VLC parce que ça marche. Et ça c’est important, c’est que quand tu arrives avec une alternative, il faut que l’alternative soit aussi facile à utiliser. Là on sort du cadre GAFAM ou même informatique, les gens ne vont pas changer. Si, à tout à tout problème social, ta réponse est « il faut changer les gens », tu as perdu. D’accord ? Je vais changer les gens. Non ! En fait tu ne changes pas les gens. Tu peux changer les gens si ce que tu leur proposes c’est soit un tout petit peu plus facile à utiliser – par exemple avec VLC c’est plus facile d’aller télécharger qu’avec l’iPad, donc les gens vont l’utiliser – soit tu es au même niveau de difficulté mais tu rajoutes un truc moral. Par exemple trier les ordures ce n’est pas très compliqué, ça te demande un effort supplémentaire mais le gain moral est tellement important que tu le fais.

Souvent dans les trucs open source ou même, en général, dans tout ce qui est environnement social, on te dit « il faudrait que tu fasses çà » et en fait le « ça » c’est un effort monstrueux.

Regarde Uber en tant qu’utilisateur, c’est tellement génial ! Je suis partout, je clique, ils arrivent. Les mecs ne peuvent pas annuler, ils ne peuvent pas t’engueuler. En tant qu’utilisateur, quel changement ! Ça a même changé le fait que les taxis sont quand même vachement plus polis maintenant qu’il y a 15 ans. Il ne faut pas oublier que le client, l’utilisateur final, le client-utilisateur, c’est l’important. En fait, beaucoup trop de gens qui veulent se battre contre les plateformes, contre les GAFAM, oublient qu’il faut faire des produits qui soient sexy et des produits fonctionnels. Oui, tu vas pouvoir atteindre 10 % de marché en disant « regardez, on se bat contre les méchants ». Super ! Le Media : « Regardez, on se bat contre TF1 ». Mais en vrai, si tu veux dépasser une petite niche, il faut quand même que tu apportes quelque chose qui soit aussi bien. Le problème c’est que pour atteindre le niveau de « aussi bien », il faut des gens et ces gens coûtent cher.
Lucas Gautheron : Justement, on a l’impression que si on veut faire aussi bien et pas aussi mal dans le sens moral du terme que les Facebook et les Google, il va falloir des moyens assez énormes. Tu dis qu’il y a la question du financement.
Jean-Baptiste Kempf : Attention ! Ils ne sont pas aussi énormes. En fait, tu as vu ce qu’ils ont fait. Tu as quand même un avantage, c’est que tu n’es pas le premier entrant. Tu peux te rendre compte qu’ils ont fait des conneries – ça ce sont les conneries – et surtout il y a des technos qui sont développées, donc ça coûte moins cher. Et surtout, si ton but n’est pas forcément d’écraser la concurrence, ta croissance peut être plus faible, donc tes moyens ne sont pas aussi importants. Par contre, ils ne sont pas nuls, il ne faut pas l’oublier !
Lucas Gautheron : Qu’est-ce qui manque justement ? Est-ce que c’est l’engagement des États ?
Jean-Baptiste Kempf : Au début, en fait il n’y aurait pas besoin de grand-chose. Mais là on a un tel retard que ouais, il faudrait avoir des investissements étatiques, je pense, par exemple sur certains sujets, avoir un OS de smartphone ouvert, l’équivalent de Google Docs ou d’Office 365, des choses comme ça que finalement tout le monde utilise. Je suis sûr qu’au Media vous utilisez Google Docs. Ouais ? [Rire gêné de Lucas Gautheron, NdT]. Évidemment. Là il y a un besoin. On a un tel retard qu’il y a un besoin. Il faut aussi avoir un système de financement de startups et de bonnes startups qui soit fonctionnel et vertueux. C’est possible, mais pour ça il faut avoir un cadre légal et il faut surtout avoir des hommes politiques qui comprennent ce qu’ils font et aujourd’hui on n’a pas ça en France.
Lucas Gautheron : On peut peut-être parler de l’exemple de Qwant [7], le moteur de recherche français qui a quand même l’ambition assez grande de concurrencer les autres et qui a des financements, pour le coup, des financements européens même. Il y a quand même pas mal de controverses sur le sujet. En gros, on lui reproche, finalement, de réutiliser des technologies qui sont issues d’autres plateformes, de ne pas être une véritable alternative. C’est quoi le problème ? Je crois que c’est à RFI que tu as dit que tu voulais reprendre le truc, c’est ça ?
Jean-Baptiste Kempf : À un moment il y avait un article dans Le Monde qui était « Ils cherchent un nouveau CIO [Chief In­for­ma­tion Of­fi­cer] ». Ils ont trouvé, finalement ils ont pris le PDG adjoint. J’ai envoyé un mail en disant : « Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas que je vienne ? » C’est une boutade, mais pas forcément.

Attention ! On a raconté tout et n’importe quoi. Il y a eu des controverses, je pense en particulier qu’ils ont fait des erreurs. Ils arrivent sur un marché qui est très compliqué, qui est très difficile, ils veulent aller vite. Personnellement, de ce que je comprends, je pense qu’il y a une partie du management de Qwant qui n’est pas assez bonne et qui est trop bien payée, mais surtout il y a une erreur de technique. Google ça a marché parce qu’à l’origine c’était techniquement meilleur. On revient à ce que je disais tout à l’heure, il faut que tes produits soient sexy. Si tu n’as pas des produits sexy, c’est embêtant.

Par contre, le débat, la polémique sur le fait qu’ils utilisaient le cloud Microsoft, c’est une fausse polémique. En fait, plus tard, ils pourront utiliser le cloud OVH s’ils sont fonctionnels. C’est juste que Microsoft leur a donné des crédits gratos et ils utilisent ça pour s’imposer. Ça ne me pose pas du tout de problème.

Il y a une autre polémique dans la sous-polémique qui est qu’ils utilisent les résultats de recherche de Bing, et là c’est un petit peu plus touchy, mais je comprends encore, il faut : tu as un retard, tout est justifiable. Tu peux prendre plein de raccourcis du moment que tu as un plan. C’est ça qui est important : avoir un plan pour en sortir. Une fois que tu utilises, tu déploies sur le cloud de Microsoft, si tu te débrouilles bien, une fois que tu déploies sur le cloud de OVH ça ne changera pas grand-chose. Utiliser les résultats de recherche de Bing c’est déjà plus embêtant parce que là tu dépends vraiment sur ton cœur de métier.
Lucas Gautheron : On ne peut pas accepter ça, le projet c’était justement…
Jean-Baptiste Kempf : Oui, mais quand tu commences ! Arriver aujourd’hui, le jour un, et monter un Google, comme ça [claquement de doigts, NdT], je te dis c’est 200 millions, 300 millions, peut-être un milliard, ça doit être un milliard pour avoir un truc qui est à peu près correct.
Lucas Gautheron : Est-ce que justement l’enjeu ne le justifie pas ?
Jean-Baptiste Kempf : Oui, mais où vas-tu trouver un milliard ?
Lucas Gautheron : Quand même, si on fait ça à un échelon… ?
Jean-Baptiste Kempf : Non, je n’y crois pas. Ça avait été un peu essayé dans le passé avec un truc européen dont j’ai oublié le nom, tu vois ça m’avait pas marqué, Quaero [8], un truc comme ça. En fait, tu ne peux pas juste mettre de l’argent. Il faut aussi des gens qui leadent et qui aient l’envie.

Ce qui est bien chez Qwant c’est qu’ils ont quand même des mecs super bons. Il y a un mec comme Tristan Nitot [Tristan Nitot a quitté [9] Qwant depuis mars 2020, NdT], ils ont monsieur Champeau qui sont vraiment des mecs qui comprennent ce qu’ils veulent et qui ont une vraie vision, mais je pense quand même que Qwant n’investit pas assez dans sa technique, mais ça c’est un avis de geek qui n’y travaille pas. VLC, c’est parce que techniquement c’est génial que ça fonctionne. Je pense que chez Qwant ils ont un peu oublié ça.
Lucas Gautheron : C’est un problème stratégique ou tu penses qu’il y a aussi un défaut de main d’œuvre qui est prête à se lancer dedans ?
Jean-Baptiste Kempf : Attends ! Ils arrivent, ils ont un projet. Ils doivent gérer des RH [Ressources humaines], des gens décentralisés, l’État qui arrive, les trucs politiques, tout le monde qui leur dit « regardez quand je fais cette recherche », les réseaux sociaux, etc. En fait c’est très compliqué. Ils ont grossi très vite et c’est difficile.

L’exemple typique, c’est Mozilla, une boîte qui a 500 millions de dollars par an et qui en fait une catastrophe : Firefox [10] c’est maintenant 5 % des parts de marché alors qu’il en avait 30.

Grossir très vite, c’est difficile parce qu’il faut structurer. VLC on est tout petit et on est efficace aussi parce qu’on est tout petit.
Lucas Gautheron : Si l’enjeu c’est de reprendre possession du numérique et ne pas l’abandonner à des gens qui ont toutes sortes de projets mais qui ne sont pas forcément liés à nos intérêts, ça signifie, à priori, qu’il faut maîtriser toutes les technologies et toute la chaîne des composants et de la production. Utiliser des logiciels et des systèmes d’exploitation libres ça ne suffit pas, il faudrait par exemple pouvoir fabriquer nos propres processeurs. Est-ce que la France en est capable ?
Jean-Baptiste Kempf : Oui !
Lucas Gautheron : Est-ce qu’on en est capable ? On a déjà le niveau ? Qu’est-ce qui bloque alors ?
Jean-Baptiste Kempf : Il n’y a pas de technologie trop compliquée pour les Européens pour le moment. L’intelligence artificielle ce n’est pas un problème de technologie, c’est un problème de volume de données. C’est là la limite.
Lucas Gautheron : Oui, mais c’est quand même un problème ne serait-ce que ça parce qu’on n’a pas forcément envie d’accepter n’importe quel…
Jean-Baptiste Kempf : Oui, mais tu peux faire beaucoup de choses avant d’arriver aux limites. Oui, c’est sûr, tu as un retard techno, peut-être, mais avant d’arriver au moment où on a le retard technologique ! Aujourd’hui pour monter un Uber décentralisé, fédéré, il n’y a aucun problème technique. Arrête de nous raconter n’importe quoi ! Ça reste une mise en relation de gens sur Internet. C’est une plateforme, il n’y a pas de raison ! Ton Airbnb, c’est la même remarque !
Lucas Gautheron : Ce n’est pas forcément ce qu’on a envie de faire.
Jean-Baptiste Kempf : Ce que je veux dire c’est qu’avant d’arriver aux limites technologiques françaises… Tu mentionnais les processeurs. Je rappelle qu’en France on a un fondeur qui s’appelle ST Microelectronics qui est à Crolles, à Grenoble, qui a aussi une partie en Italie. Ils ont des capacités, on a des capacités et surtout il y a tout ce qui est maintenant open source sur les microprocesseurs avec tout le produit qui s’appelle OpenRISC [11]. Il y a des choses à faire. Je ne crois pas à la barrière de la techno.

Par contre il y a trois problèmes : il y a un problème politique qui est un vrai problème c’est que nos dirigeants et alors là, de tous les partis, sont des gros nuls.
Lucas Gautheron : Pourquoi ils sont des gros nuls ?
Jean-Baptiste Kempf : Ils sont des gros nuls parce que ce sont des hommes politiques professionnels et parce qu’ils sont complètement dépassés. Ils ont 50 ans, et encore je suis poli parce que la moyenne d’âge au Sénat ça doit être plutôt 75, ils n’ont jamais rien compris et surtout ils sont, sans dire élite, d’une classe sociale où tout leur est arrivé directement. C’est le même problème que tu as à la tête de l’Oréal où tous mes anciens camarades de promotion centraliens pensent que faire des slides c’est bosser. Ils ont un tel décalage par rapport à la vraie vie qui fait qu’ils ne comprennent rien à Internet. Après l’histoire Griveaux puis l’histoire Castaner, maintenant ils se mettent à essayer d’attaquer l’anonymat sur Internet ou le pseudonymat alors qu’on sait qui c’est. Ça n’a pas été posté sur une plateforme.
Lucas Gautheron : C’est un prétexte !
Jean-Baptiste Kempf : Bien sûr, c’est un prétexte, mais pas seulement. Ils sont tellement à côté de la plaque. Ils ne sont pas juste un peu à côté de la plaque, ils sont tellement à côté de la plaque ! Donc il y a un problème politique grave.

Il y a un problème de financement, malheureusement, et de source de financement. Il faut que les grosses boîtes françaises réinvestissent dans les techs françaises et dans les techs, pas dans le hub, dans une énième plateforme de désintermédiation. Je pense que c’est le deuxième problème.

Le troisième problème, c’est un truc assez français, c’est de ne pas croire en la technologie. C’est bizarre, on fait beaucoup d’ingénieurs, mais en fait les ingénieurs sont considérés comme, je ne vais pas dire des sous-merdes, mais quand même pas loin. Aux États-Unis, les beaux gosses chez Google, chez Facebook, ce sont les ingénieurs. En France, les ingénieurs sont sous-payés, ils sont payés moins bien que les marketeux. On parlait de Qwant. Je parie que si on prend la grille de salaire, le directeur marketing est plus payé que le directeur technique. Et c’est un vrai problème parce que c’est comme ça que tu gardes les gens bons.
Lucas Gautheron : À quoi tu attribues ça, cette espèce de religion ? On délaisse un peu l’aspect technique ? D’ailleurs je voulais te demander : est-ce que tu ne souscris pas à la thèse d’Emmanuel Todd sur la crétinisation des élites ? Tu dis que le problème ce sont nos dirigeants politiques qui sont à la ramasse, les grandes boîtes n’investissent pas au bon endroit.
Jean-Baptiste Kempf : Je ne sais pas parce que je n’ai pas bien lu et là on va arriver vraiment dans la limite. Je vais dire une connerie, mais oui je pense qu’il y a un vrai problème d’élites et de reproduction sociale qui est que c’est trop facile pour eux. Comme c’est trop facile pour eux, en fait ils n’ont pas à faire l’effort.

Faire VLC, c’est du boulot. Quand les gens me demandent combien d’heures je bossais, je ne réponds pas parce que franchement il y avait des moments, il y avait des semaines, notamment quand je ne faisais pas ça à temps plein, où je faisais 90 heures, je prenais mes vacances pour aller faire des conférences VLC. Il y a un travail. Le travail est important et il ne faut pas l’oublier. C’est vrai qu’il y a un petit risque en France c’est d’oublier cette valeur et c’est dommage. On aime bien être cool en France, mais les Chinois et les Américains ne vous attendent pas !
Lucas Gautheron : J’ai une question un peu je ne dirais pas philosophique, quand même pas jusque-là. Il y a suffisamment d’utilisateurs de VLC pour dire que c’est une contribution qui n’est pas négligeable à l’économie mondiale d’une certaine façon. Finalement il y a pas mal d’entreprises qui peuvent s’en servir et s’en servir gratuitement. Est-ce que ce n’est pas un problème qu’elles puissent tirer un profit, profiter finalement de quelque chose qui a été conçu hors de leur cadre, qui est peut-être le fruit des formations dont vous avez bénéficié dans un établissement qui est public, Centrale ? Est-ce que cet accaparement-là ne te gêne pas ? Est-ce que finalement tu trouves que c’est normal ?
Jean-Baptiste Kempf : En fait, la partie open source et libre marche si tout le monde joue le jeu. C’est vrai que c’est un peu problème. En fait, là on parle de VLC, mais on a un peu dérivé. Il y a VLC et il y a les autres projets open source que les gens du grand public ne connaissent pas qui sont Ffmpeg, qui sont x264 qui est un encodeur vidéo fait par le projet VideoLAN [12]. En fait, toutes les vidéos que tu vois sur Internet, tout YouTube, tout Facebook, pas tout Netflix mais à mon avis quasiment, tout ce que tu vois en ligne en vidéo est fait par ce groupe de personnes, 50/60, la communauté VLC et deux/trois autres communautés à côté. Les plateformes et les grands groupes, en fait, ont vraiment un aspect prédateur, ils arrivent, ils prennent et surtout ils ne donnent quasiment rien. Ou ce qu’ils donnent c’est une sous-partie.

Si, par exemple, il n’y avait pas x264 en open source, l’encodeur vidéo de VideoLAN, ça coûterait à YouTube 20, 50, 100 millions de dollars par an, et ce qu’ils donnent à la communauté ce sont des miettes.

En fait c’est un problème moral de profiter et d’utiliser toutes les technologies open source en disant « elles sont mises à disposition, ça aide tout le monde, ça permet de ne pas redévelopper 40 fois le même truc et de se focaliser sur les choses qui sont vraiment à haute valeur ajoutée ». Mais, en même temps, il faut quand même jouer le jeu et tu as de plus en plus de gens qui ne jouent pas le jeu. Les entreprises françaises sont comme les américaines là-dessus, c’est-à-dire que vraiment tu n’as pas de moralisation.

L’État fait la même chose. L’État préfère payer des centaines de milliers, voire centaines de millions d’euros, des consultants pour aller faire des déploiements absolument débiles de paye – on a eu l’Éducation nationale 323 millions, Louvois [Logiciel unique à vocation interarmées de la solde pour le ministère de la Défense – et ça ne les gêne pas de mettre énormément de pognon dans des sociétés de service, par contre il n’y a aucun code qui est réutilisable et qui peut bénéficier à tout le monde. Ça c’est un vrai problème. Qu’une entreprise ne soit pas morale, finalement c’est le capitalisme ultralibéral. Tant pis ! Il faudrait le changer, etc., mais ce n’est pas moi, à ma petite échelle, qui vais le changer. Mais quand les États, notamment un État comme l’État français ou l’État allemand, dépensent des milliards, quand même, dans leurs outils informatiques et ne contribuent quasiment rien, c’est grave ! Alors qu’ils ont des exemples comme VLC qui sont grands. C’est un peu le problème, moi quand je me présente avec VLC, surtout aux politiques, je dis : « Bonjour, je fais le logiciel français le plus utilisé au monde et en fait, entre parenthèses, et le moins rentable. »
Lucas Gautheron : À ton avis, si les États ne font pas davantage pour l’imposition de ces plateformes qui profitent finalement, qui s’accaparent les fruits de l’innovation, est-ce que c’est parce que le rapport de force ne leur est pas favorable ou est-ce que c’est parce qu’ils adhèrent à cette religion-là que ces plateformes sont motrices de l’innovation, que finalement c’est normal ?
Jean-Baptiste Kempf : Tu as plusieurs parties. Sur la partie plateforme, par exemple le soutien à Uber ou Airbnb, c’est qu’en fait ils voient que ça permet d’embaucher de façon partielle des gens. Donc là « oh super, etc., ça fait embaucher des gens qui bossent, ça augmente un peu, ça soutient le PIB ». Et ça, à la limite, c’est un argument que je peux comprendre quand tu n’as pas d’alternative.

Après, sur la partie solutions numériques et vraiment solutions, là c’est du foutage de gueule total parce c’est juste par fainéantise, parce qu’ils connaissent ça et notamment parce que les hommes politiques ne connaissent que les gros groupes ; ils n’ont vu que ça et c’est la technique de save your ass. Tu ne prends que le leader parce que…
Lucas Gautheron : « Sauve ton cul », c’est ça ? Je traduis parce qu’on m’a dit qu’il fallait traduire.
Jean-Baptiste Kempf : Tu ne te feras jamais engueuler si le projet ne fonctionne pas parce que tu as choisi le leader : « Désolé, j’ai acheté Microsoft, je ne comprends pas pourquoi ça ne marche pas ! ». Alors que si tu prends un risque en prenant une plateforme plus petite, un truc français, et que ça ne marche pas, c’est toi qui te fais virer. En fait, vis-à-vis de tes supérieurs, tu sauves ton cul, tu prends le minimum de risques. Les hommes politiques français et les gens dans les grosses boîtes c’est la culture de « je ne prends pas de risques ». Il faut comprendre ça.

Un des points positifs de la French Tech, c’est qu’on a quand même un peu une culture du risque qui arrive. Avant, quand tu plantais une boîte en France, tu étais fiché à la Banque de France, tu étais tricard, tu ne pouvais plus faire de prêt, tu ne pouvais vraiment rien faire. Ça c’est très embêtant ! Les Américains aiment bien les gens qui ont planté une boîte parce qu’en fait, quand tu as planté une boîte avant tu as appris des trucs et en te plantant tu as appris plus qu’en ayant du succès. Les grosses startups qui ont fonctionné, c’est de la chance. Les mecs qui ne te disent pas que c’est de la chance ce sont des menteurs ou ce sont des mecs qui ont vraiment un ego monstrueux.

Par exemple Facebook ce n’était pas le premier réseau social, il y en avait plein avant qui marchaient, mais il était au bon moment, aux États-Unis, dans une bonne démographie. Son but original n’était pas du tout de faire Facebook, c’était d’avoir des photos des nanas pour les noter. Il faut quand même le rappeler ! Il était au bon moment et ça a cartonné.

Donc il faut beaucoup de travail, il faut pas mal de cash malheureusement, et ça, ça vient après, mais il faut avoir de la chance. Pour avoir de la chance, il ne faut pas avoir peur de prendre du risque, et en France on a cette aversion au risque très forte. C’est pour ça que c’est bien que les jeunes veuillent monter des startups. Je dis que c’est dommage qu’on leur laisse faire n’importe quoi, mais c’est bien parce que ça te donne la culture du risque en disant je vais essayer un truc et si ça merde eh bien ça merde, mais ce n’est pas grave !

Par exemple Le Media n’est pas diffusé sur la TNT. Vous avez essayé un truc, vous avez eu plein de problèmes, j’en suis sûr.
Lucas Gautheron : On va en parler au passé.
Jean-Baptiste Kempf : Pourquoi ? C’est hyper-important. Tu prends un risque, c’est un risque important de lancer des nouveaux médias et si ça marche c’est cool, si ça ne marche pas ce n’est pas grave, on en fera un autre.

Cette culture du risque est absolument absente chez les élites françaises et c’est dommage.

Qwant c’est super, ils ont une culture du risque, c’est un projet. Ils s’en prennent des baffes ! Les seuls gens qui ne se prennent pas de baffes ce sont les gens qui ne font rien et qui n’essayent pas : je veux être directeur ! Plutôt que de monter Qwant, ils pourraient être directeurs techniques chez l’Oréal, ils seraient payés dix fois plus, ils seraient tranquilles, ils ne foutraient pas grand-chose, ils seraient en réunion à se gratter le bide pendant des heures et des heures et à prendre des cafés.

C’est bien de créer et d’essayer. C’est dur, c’est sûr, et des baffes tu t’en prends, mais il n’y a qu’en ne faisant rien que tu ne prends pas de baffes.
Lucas Gautheron : Je voudrais finir par une question un peu personnelle mais pas trop, ne t’inquiète pas.
Jean-Baptiste Kempf : Tu peux poser des questions personnelles, au besoin je ne te répondrai pas.
Lucas Gautheron : D’accord. J’ai lu que tu te définissais dans Society comme un libertarien et cependant tu disais que tu n’étais pas choqué s’il fallait payer 50 % d’impôts. Comment tu vis cette contradiction ?
Jean-Baptiste Kempf : En fait c’est très compliqué. Je ne rentre pas du tout sur l’échiquier politique français- En France il y a plein de mots autour de la liberté, qui sont soit « libertarien » soit « libertaire », qui sont des notions qui sont finalement débiles et très loin de ma pensée parce qu’en fait, les libertariens américains, c’est Madelin, c’est l’ultralibéralisme, c’est le laisser-faire de faire n’importe quoi. Alors que moi je suis plus au sens vraiment liberté de la Révolution française, du slogan français, c’est vraiment la partie liberté sociale, pas du tout économique.

En fait je suis très embêté avec toute la gauche française qui, pour moi, ne fait que faire de l’interdiction. On a un côté français, je vais choquer pas mal de vos gars mais ce n’est pas très grave, qui est un côté très stalinien : « il y a un problème, on va interdire » et c’est un problème de la gauche française en général. Ça te fait juste plus, plus de lois qui sont compliquées, plus, plus d’impôts. En fait je suis absolument contre les lois compliquées. Je pense qu’on a trop d’impôts et de niches fiscales en France, pas en volume, ça ne me choque pas qu’on ait 55 % de prélèvements obligatoires. Ce qui me choque c’est que ces 55 % soient sur 400 impôts et 9000 niches fiscales. Les gens qui vont profiter des niches fiscales ou de la complexité légale, ce sont les gens qui ont l’argent pour se payer des fiscalistes, des juristes et des avocats. Les gens qui se font niquer la gueule à la fin ce sont les petites gens, ce sont les gens normaux.

Il y a encore des mecs qui font de la prison ferme : un agent qui a détourné de l’argent public, je crois que c’est 130 000 euros et il fait de la prison ferme. Nos hommes politiques, par contre, ce n’est pas 100 000, ce sont des millions et eux ne prennent jamais rien !
Lucas Gautheron : Ou quand ils vont en prison, on les fait sortir assez vite.
Jean-Baptiste Kempf : Balkany c’est la première fois ! Ce n’est pas grave que Balkany soit sorti, c’est embêtant, etc., mais l’important c’est qu’il soit rentré ; la première fois qu’on en a mis un en taule ferme, « ce soir vous allez en taule ». Ce n’est pas « oui, bon, on va faire un truc qu’on tournera en sursis, puis on a l’application des peines. » Moi je n’aime pas du tout le système que la gauche française pousse un peu, qui est « il y a un problème, on va faire une loi ». En fait on fait plein de lois, elles se battent les unes les autres, et ceux qui sont capables de passer entre les lois, ce sont les gens qui ont de l’argent ou du pouvoir. Je suis énormément pour avoir des trucs très simples. Par exemple on parlait impôts, je suis absolument contre tout ce qui est seuil. Je suis absolument contre les tranches parce que ça te fait des effets de seuil qui sont toujours problématiques.

Là je vais peut-être dire une connerie, on me corrigera, je crois que LFI [La France insoumise ] ne voulait plus de 5 tranches sur le revenu, mais passer à 11. C’est la même bêtise en fait ! C’est-à-dire qu’il ne faut qu’il y ait 5 tranches, 11 tranches, 20 ou 50. Il faut qu’il y ait une infinité des tranches. On n’est plus au 19e siècle ; on a des ordinateurs, on sait calculer, ça s’appelle une intégrale, il faut que tu aies une infinie de seuils au lieu d’avoir un système comme ça et on peut le définir.

Je suis pour un État beaucoup plus simple, des règles beaucoup plus simples.

Le problème c’est que les gens qui veulent des règles beaucoup plus simples, en général, c’est parce que de l’autre côté ce qu’ils veulent c’est moins d’État en volume. Moi je ne suis pas pour avoir moins d’État en volume, je suis pour avoir plus de liberté. Là on est dans les libertés fondamentales, on n’est pas du tout dans le libertarisme économique parce que je pense que les lois compliquées ça ne profite qu’aux élites et aux gros groupes.
Lucas Gautheron : Merci Jean-Baptiste Kempf.
Jean-Baptiste Kempf : De rien.
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