- Titre :
- Surveillance de masse : un progrès pour notre démocratie ?
- Intervenant·e·s :
- Bruno Pomart - Thibault de Montbrial - Fabrice Epelboin - Asma Mhalla - Frédéric Taddeï
- Lieu :
- Émission Interdit d’interdire - RT France
- Date :
- janvier 2020
- Durée :
- 56 min 47
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- Human-humanity-silhouettes-camera, Image Pixabay, Gerd Altmann - Licence Pixabay
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Transcription
Frédéric Taddeï : Bienvenue sur le plateau d’Interdit d’interdire. Reconnaissance faciale, fichage généralisé, géolocalisation à notre insu et les données sont conservées : on sait où vous étiez, à quelle heure, à qui vous parliez et on pourra vous le rappeler en temps et en heure. En plus, les commissariats s’équipent de machines permettant d’extraire le contenu de n’importe quel téléphone portable. Le temps des secrets c’est terminé ! La France, comme beaucoup d’autres pays, est entrée dans l’ère de la surveillance généralisée, dans un système totalitaire ce serait un progrès considérable, mais dans une démocratie faut-il s’en réjouir ? Est-ce que cela va nous apporter quelque chose de positif ?
Pour en débattre, nous avons invité Thibault de Montbrial. Vous êtes avocat, spécialisé dans la défense des forces de l’ordre, police, gendarmes, armée, mais aussi dans la légitime défense et la défense des victimes. Vous avez fondé et vous êtes le président du Centre de Réflexion sur la Sécurité Intérieure et l’auteur du livre Le sursaut ou le chaos aux éditions Plon. Le progrès des technologies de surveillance de masse et la façon dont les États s’en servent aujourd’hui, notamment la France, c’est positif ou c’est négatif pour vous ?
Thibault de Montbrial : Je pense que ce n’est ni positif, ni négatif. C’est un fait. C’est-à-dire que vous avez un fait technologique et que le fait technologique ne peut pas être complètement écarté par la loi. La question c’est comment est-ce qu’on s’en accommode en gardant la balance des équilibres entre tous les avantages que l’État peut retirer de ces technologies, notamment pour assurer la sécurité de ses concitoyens, qu’elle doit aux citoyens, et, en même temps, la liberté qui est la base de la démocratie. Donc il faut s’accommoder de ces technologies en évitant le pire, mais en en tirant le meilleur et en essayant de garder cet équilibre.
Frédéric Taddeï : Fabrice Epelboin, vous êtes entrepreneur, vous enseignez à Science-Po la géopolitique appliquée au cyber, les cultures contemporaines issues de l’Internet et les guerres informationnelles sur les réseaux sociaux. Vous êtes l’auteur de Chroniques de l’infowar qui est disponible en livre numérique. Pour vous, les techniques de surveillance, positif ou négatif ?
Fabrice Epelboin : C’est effectivement une fatalité. Ça pose un problème qui est commun à l’économie et à la démocratie, c’est que si vous n’avez pas confiance, vous allez difficilement pouvoir avoir quoi que ce soit dans l’économie et pareil pour la démocratie. La confiance disparaît. Sur l’économie on pressent tous que ça va poser problème à un moment et sur la démocratie on voit bien qu’on est en train de passer à autre chose. On est en train de réinventer, à tâtons, un nouveau système de gouvernance qui va probablement passer par des turbulences mais qui n’est clairement pas l’idée qu’on se faisait de la démocratie hier encore.
Frédéric Taddeï : Bruno Pomart, ancien champion de France de lutte, ancien CRS puis policier du Raid pendant 36 ans. Vous êtes depuis 2014 maire de Belflou dans l’Aude, vous êtes l’auteur de Flic d’élite dans les cités aux Éditions Anne Carrière. On va le voir, c’est souvent entre les mains des maires d’ailleurs l’introduction d’un certain nombre de ces technologies de surveillance. Pour vous c’est plutôt positif ou c’est négatif ?
Bruno Pomart : C’est plutôt positif.
Frédéric Taddeï : Pour la démocratie.
Bruno Pomart : Pour la démocratie. À partir du moment où on l’utilise avec parcimonie, on va dire, suivant les pays dans lesquels on se trouve.
Frédéric Taddeï : Et à bon escient.
Bruno Pomart : Oui, à bon escient, comme le disait mon collègue tout à l’heure hors plateau. Effectivement, je pense que la France a besoin de beaucoup plus de sécurité compte-tenu qu’on est dans un pays qui est de plus en plus criminogène, de plus en plus instable, on le voit depuis la crise des Gilets jaunes en passant par la vague de terrorisme qu’on a accumulée depuis quelques années. Donc je crois qu’il faut utiliser toutes ces techniques, toutes ces technologies pour répondre tout simplement au grand banditisme, à la voyoucratie, au terrorisme qui eux utilisent aussi tous ces moyens-là. Je pense que c’est essentiel. Je pense même que c’est un pilier de la démocratie.
Frédéric Taddeï : Asma Mhalla, vous avez été consultante en stratégie d’entreprise, spécialisée dans la transformation digitale, vous êtes aujourd’hui maître de conférence à Sciences Po, vous enseignez l’économie des plateformes. Vous intervenez aussi ponctuellement sur ces sujets à l’ESCP Europe, école dont vous êtes vous-même diplômée. Positif, un progrès pour une démocratie comme la nôtre ?
Asma Mhalla : Un progrès, je n’irais jusque-là, jusqu’à quel point l’innovation technologique actuelle s’accompagne d’un progrès, en tout cas social, ça pose vraiment question. Mais ce que ça interroge fondamentalement ce sont l’ensemble des atteintes aux libertés, aux droits fondamentaux et, plus largement, ces nouvelles formes de pouvoir qui circulent autour de l’économie de la donnée, du big data, des algorithmes, qui montrent une intrication permanente entre privé et public et qui posent la question de l’État de droit ou du glissement de l’État de droit vers un État de la répression, de l’ultra-sécurité, autour d’une rhétorique de la peur et de la méfiance qui peut, en fait, réellement poser des questions et des risques à la démocratie.
Frédéric Taddeï : Pour lancer ce débat, j’aimerais qu’on réécoute un de mes invités d’avant-hier, Benjamin Bayart, l’un des fondateurs de La Quadrature du Net [1], c’était dans cette émission, sur ce plateau. On l’écoute.
Benjamin Bayart en off : En fait l’histoire de conservation des données sur laquelle on se bat c’est la conservation des données de connexion qui permet de savoir…
Frédéric Taddeï en off : Quelle adresse IP a été utilisée.
Benjamin Bayart en off : Oui, mais ça donne plus que ça en fait, ça donne la géolocalisation de votre téléphone, ça dit où vous êtes, quand, avec qui et ce que vous êtes en train de faire, et pourquoi vous y êtes et avec qui vous êtes en train de discuter à ce moment-là.
La conservation des données c’est un truc de fou et, à l’heure actuelle, les obligations de conservation permettent à l’État de surveiller sa population. La Cour de justice de l’Union européenne a dit que ce n’était pas bien, elle l’a dit deux fois dans deux arrêts de grande chambre, manifestement la France s’en fiche. Elle souhaite continuer à espionner sa population.
Frédéric Taddeï : La conservation des données c’est bien ou ce n’est pas bien ? Et le fait que la France le fasse en dépit de ce que nous dit la législation européenne. Est-ce que vous considérez que, aujourd’hui, le gouvernement espionne ses concitoyens ?
Thibault de Montbrial : Je pense qu’il y a beaucoup de fantasme. Le gouvernement n’espionne pas ses concitoyens pour une raison extrêmement simple c’est que vous avez une première question qui est celle de l’accès aux données, de leur conservation, de leur stockage et puis vous avez une donnée que tout le monde oublie c’est celle de l’exploitation.
Frédéric Taddeï : Être capable d’analyser ces données.
Thibault de Montbrial : C’est devenu bateau de le dire mais je le rappelle : les États-Unis avaient, avant le 11 septembre 2001, technologiquement tous les éléments qui leur ont permis ensuite de savoir que s’ils avaient analysé ces éléments plus tôt, en juillet et en août, ils auraient évité les attentats. Tout y était, il y avait des écoutes téléphoniques, etc., la seule chose c’est que personne n’avait assemblé le puzzle. Donc une chose est de rassembler de la métadonnée, une autre est de l’analyser. On va me dire « oui, mais aujourd’hui les ordinateurs sont à ce point puissants qu’on peut, par mots-clés, traiter, etc. », mais c’est beaucoup plus compliqué que ça. Il ne faut pas oublier que dans le renseignement l’intelligence humaine est un facteur auquel on ne peut pas échapper. Vous avez encore régulièrement en France, puisque la question concerne la France, des loupés monumentaux avec des gens par exemple qui sont mis en examen dans des dossiers terroristes et qui sortent de prison parce qu’ils sont remis en liberté ou parce qu’ils ont une peine qui arrive à échéance, qui normalement devraient être signalés à la DGSI qui est la sécurité intérieure parce que le renseignement pénitentiaire passe le relai à la DGSI ; là c’est vraiment très simple, ce n’est pas des trucs de la mort qui tue, c’est vraiment le fichier de quelqu’un qui sort de prison donné d’un service de renseignement à un autre. Et on se rend compte régulièrement que la DGSI n’est pas au courant que ces gens sont sortis de prison. Ça n’arrive pas à chaque fois, mais ça arrive plus souvent qu’on ne le croie. Pour des choses aussi simples on a parfois du mal. Donc je pense que le jour où un gouvernement en France sera en capacité de savoir exactement, en se posant la question : « Tiens vous, tiens ce monsieur a dit du mal de moi à la télé la semaine dernière, où était-il exactement ces trois dernières semaines ? Qui a-t-il vu avant l’émission ? Etc. »
Fabrice Epelboin : C’est d’une simplicité dont vous n’avez pas idée.
Thibault de Montbrial : C’est absolument du domaine du fantasme. Si jamais un gouvernement décidait de mettre les moyens pour être capable de faire ce genre de choses, d’abord ça se saurait parce que des gens dans la chaîne mise en place pour le faire parleraient et seraient choqués, il n’y a pas 100 % fascistes chez les fonctionnaires qui s’occupent de ces sujets, premièrement. Et deuxièmement ça occuperait à ce point les gens chargés de la sécurité que très vite ils ne pourraient pas s’occuper du reste. Donc est-ce que le risque théorique existe ? Sans doute que oui et je n’ai pas les capacités techniques pour rentrer dans le détail, mais pour parler vraiment au quotidien de ces sujets avec les gens qui s’occupent de ces questions et, en particulier, qui s’occupent de la question de l’analyse qui est le sujet principal, je vous le dis très simplement ça n’est, en pratique, pas possible, même aux États-Unis qui sont beaucoup plus avancés que nous sur ces questions. Les Américains ne sont pas en capacité de faire ça et pourtant on dit que la NSA peut intercepter à peu près n’importe quel propos sur la planète. Donc je pense que c’est un fantasme.
Frédéric Taddeï : Réponse de Fabrice Epelboin.
Fabrice Epelboin : Deux choses. D’une part il y a la capacité de collecte. La capacité de collecte, sans aller jusqu’aux capacités de la NSA, la France fait partie des grands champions de la surveillance. Je vous renvoie à l’investigation qui a été publiée dans Mediapart sur IOL [Interceptions obligatoires légales], qui est le système de collecte qui vise les citoyens français, pas le territoire extérieur mais vraiment le territoire français, IOL. Ensuite, vous avez tout à fait raison, il y a la capacité à faire sens de tout ça et là-dessus la France a toujours été mauvaise. On a commencé avec des systèmes comme Eagle de Amesys Bull qui étaient absolument incapables de faire sens de grand-chose sur le territoire français, qui étaient tout juste suffisant pour Kadhafi et on en est arrivé, vers la fin du quinquennat de François Hollande, à acquérir des technologies américaines, Palantir, qui servent à ça, qui ont fait largement leurs preuves et qui sont utilisées par toutes les agences américaines de renseignement ; c’était à l’époque où on imaginait que Hillary Clinton allait être élue sur un plateau d’argent. Ensuite, on s’est aperçu que Palantir c’était la société de Peter Thiel qui était le monsieur numérique de Donald Trump, très proche de Facebook, lui-même assez proche de Cambridge Analytica. Donc on s’est aperçu qu’on avait fait une très grosse erreur stratégique et qu’au passage on avait perdu une partie de souveraineté de notre renseignement.
Frédéric Taddeï : Les renseignements que nous collectons avec ces technologies, ils la collectent aussi par la même occasion.
Asma Mhalla : On ne penserait pas à Palantir.
Fabrice Epelboin : Ça n’est pas aussi simple que ça. Forcément c’est loin d’être possiblement hermétique, mais ce n’est pas aussi basique que ça. Malgré tout on a des capacités de surveillance qui sont spectaculaires mais qui dépendent totalement des États-Unis en termes d’analyse, pas de récolte. Est-ce qu’on les utilise à bon escient ? De toute évidence non ! Mais on a tout à fait ces capacités et s’il s’agit de savoir très précisément quel était votre emploi du temps hier à midi trente, il n’y a aucun souci. Absolument aucun souci ! C’est d’une simplicité biblique ! Ces logiciels sont faits pour ça.
Après, il n’y a pas un personnel pléthorique derrière ces logiciels de façon à surveiller toute la population. Ça, ça sera à l’occasion d’une prochaine évolution.
Frédéric Taddeï : Ou d’une enquête simplement. Si demain on enquête sur moi, on le saura.
Fabrice Epelboin : Sur vous on enquête, il n’y a aucun souci ! Mais sur le citoyen ordinaire, pour une affaire vraiment très ordinaire, non ! On n’en est pas là, on en est loin et ça ne sera certainement pas dans ce quinquennat-là qu’on passera à ce niveau-là. Par contre, technologiquement parlant, on est prêt depuis le quinquennat Hollande.
Frédéric Taddeï : Bruno.
Bruno Pomart : En même temps, il y a quand même des commissions de contrôle qui sont très strictes. Je discutais cet après-midi, avant que vous m’appeliez, c’est marrant, avec un de mes copains qui est à la DGSI à Toulouse qui m’expliquait que lorsqu’ils veulent lancer des procédures d’écoute — on rentre dans le concret, pas dans la surveillance du Français lambda que nous sommes, évidemment, ce sont les gens qui sont recherchés, ciblés par les services de police, je reste sur ce domaine-là — je lui ai dit « vous pouvez faire les zonzons comme vous voulez ? » Il me dit : « Mais tu es fou ! C’est fini ça ! » Le zonzon d’avant ils appelaient ça les perquises mexicaines ? C’est-à-dire qu’on faisait un petit peu ce qu’on voulait avant, etc., du temps de Pasqua et de tout ce qu’on peut imaginer. Maintenant c’est fini. Il y a quand même un contrôle qui est très strict dans le domaine policier, qu’on soit clairs, sur des éléments bien ciblés. Je crois qu’en même temps on a besoin de ces technologies au plus haut niveau parce que le terrorisme, pour en revenir à ce sujet qui est quand même très important, je pense, dans notre société, a besoin, tout au moins les services de renseignement ont besoin d’informations de plus en plus précises pour pouvoir traiter ces problématiques de terrorisme, parce que ces gens-là se servent aussi de tous ces moyens-là. Donc je pense que si on n’est pas, comment dire, à l’écoute de tout ce qui se passe sur ces éléments ciblés, et croyez-moi ils sont nombreux, si les services de police comme les RT, services de renseignement territoriaux au même titre de la DGSI n’avaient pas ces possibilités d’écoute sur la sphère du terrorisme qui plombe notre pays et l’Europe entière d’ailleurs et le monde.
Fabrice Epelboin : Le problème est plus sur les journalistes que sur les terroristes, on est d’accord, et sur les citoyens lambda. Personne ne va pas pleurer sur le sort des terroristes.
Bruno Pomart : C’est évident. Je crois qu’on fantasme trop en pensant qu’on contrôle tous les journalistes et le gars qui dit quelque chose sur Facebook, franchement, très sincèrement.
Frédéric Taddeï : Cela dit, Bruno Pomart vous le savez bien, je crois que c’est un ministre de l’Intérieur qui l’avait dit : « Toutes les lois d’exception qu’on vote contre le terrorisme par exemple, on sait que ce sera appliqué ensuite à d’autres que ceux pour lesquelles ça a été voté. »
Bruno Pomart : Ça n’est pas d’aujourd’hui, on peut remonter à François Mitterrand.
Frédéric Taddeï : Ça a toujours été comme ça ! C’est-à-dire qu’après les terroristes ça sert contre les écologistes, contre l’ultra-gauche, contre l’ultra-droite, mais c’est toujours pour les terroristes qu’on l’a fait, mais ce n’est jamais pour eux qu’on s’en sert.
Bruno Pomart : Le renseignement existe depuis… Le champion du monde a été Mitterrand et ses équipes.
Frédéric Taddeï : Ah bon !
Bruno Pomart : Oh oui ! Et de façon beaucoup moins marquée que maintenant parce qu’on n’avait tous ces moyens technologiques, mais vous savez, ce n’était pas plus beau.
Frédéric Taddeï : Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Oui. Juste de façon beaucoup plus prosaïque, indépendamment et pour dépasser un peu la question des renseignements et de la police, récemment on a quand même assisté à la validation d’un fichier, d’un méga fichier qui s’appelle le fichier TES [Fichier des titres électroniques sécurisés] et qui fiche, puisque c’est la question sous-jacente, c’est le fichage de la population française, donc c’est un fichier qui va ficher, qui fiche déjà 65 millions, 67 millions de Français, et notamment qui consolide l’ensemble des données biométriques.
Tout à l’heure on fera certainement le lien avec le sujet de reconnaissance faciale. Initialement on avait le fichier TAJ [Traitement d’antécédents judiciaires] qui recensait plutôt toutes les personnes qui étaient mises en garde en vue, etc. ; aujourd’hui on a élargi le spectre. Au-delà de la question du journaliste, du policier, du terroriste, en réalité, c’est l’ensemble de la population qui est fiché dans ce dossier, dans ce fichier, pour des raisons officielles d’authentification, d’identification, de simplification administrative, etc., or ça pose une question d’abord de sécurité, parce que quand on consolide l’ensemble de données aussi sensibles que votre photo, votre visage, vos empreintes digitales, votre filiation, votre ascendance, votre descendance, votre adresse, etc., il y a un risque accru de hacking parce qu’en fait ça devient une cible prioritaire, d’une part, et d’autre part ça facilite derrière, ça devient une base de comparaison pour des technologies intrusives de type reconnaissance faciale. Donc là on ne parle plus de quelques populations ciblées, critiques — journalistes, pseudo-terroristes, etc. —, mais on parle de l’ensemble de la population. Et aujourd’hui, c’est un fichage qui a déjà été validé par le Conseil d’État.
Frédéric Taddeï : Vous êtes d’accord Thibault de Montbrial ?
Thibault de Montbrial : Je pense qu’on ne peut pas aller contre le fait qu’aujourd’hui il y a des capacités qui permettent de mettre dans un même fichier votre nom, votre adresse, votre tête, etc.
Fabrice Epelboin : Plus la photo, quoi.
Thibault de Montbrial : Comment est-ce qu’on justifie ?
Asma Mhalla : On aurait pu décentraliser, il y avait beaucoup d’autres options possibles.
Thibault de Montbrial : Comment est-ce qu’on justifierait auprès de la population, si jamais demain il se passe un évènement grave, que les services de police ont perdu un certain nombre d’heures parce qu’il a fallu, etc. Et croyez-moi, des exemples comme ça….
Fabrice Epelboin : Il y a un malentendu.
Asma Mhalla : D’accord, mais ces technologies existent depuis très longtemps, ça n’a pas empêché l’ensemble des attentats qu’on a vus, etc.
Thibault de Montbrial : Ça en empêche quand même régulièrement.
Asma Mhalla : La présomption de ce qui va se passer, c’est un argument…
Thibault de Montbrial : Je fais juste une parenthèse, mais le principe d’un attentat évité c’est qu’on n’en entend pas parler.
Je suis aussi lucide sur le fait que ça peut être une argumentation politique qui est agitée, etc.
Asma Mhalla : Donc on fiche tout le monde sous prétexte de quelques individus.
Thibault de Montbrial : Je termine mon raisonnement, je fais des raisonnements courts mais il faut quand même que je puisse les faire. Aujourd’hui, le fait que les données de base concernant quelqu’un soient facilement accessibles à l’administration c’est quelque chose… Quand vous faites votre passeport toutes ces données y sont ; quand vous passez au système PARAFE [Passage automatisé rapide aux frontières extérieures] à Roissy…
Asma Mhalla : Parce qu’en tant que tel ça a une valeur relative.
Thibault de Montbrial : Vous avez raison. La question c’est : qu’est-ce qu’on en fait ?
Asma Mhalla : Accolé à du service de reconnaissance faciale, ça peut être plus compliqué.
Thibault de Montbrial : On va y venir après à la reconnaissance facile, enfin je crois.
Frédéric Taddeï : Absolument.
Thibault de Montbrial : Je voudrais juste répondre avant qu’on arrive à la reconnaissance faciale. Aujourd’hui la question des fichiers c’est une question de conservation et une question d’accès. Là où vous avez tout à fait raison, là je vous rejoins tout à fait, et tout le monde en est conscient, c’est que plus on avance dans une technologie qui permet de rassembler des éléments qui pourront être utiles, notamment en matière de sécurité, etc., plus on s’expose à ce que cette technologie soit dévoyée. Ça c’est un fait.
Asma Mhalla : Absolument.
Thibault de Montbrial : Ça c’est la question de la bataille entre l’épée et le bouclier pour tout, donc ça nous amène à la sécurité informatique. Il y a juste un deuxième point que je voudrais soulever pour faire avancer le débat aussi.
Asma Mhalla : La question démocratique en cas de changement de régime qui peut arriver.
Thibault de Montbrial : C’est aussi que là vous parlez d’une surveillance ou d’une malhonnêteté, on va dire d’État, mais vous avez aussi…
Asma Mhalla : Non, d’un fichage d’État. Pas forcément une malhonnêteté.
Thibault de Montbrial : D’un fichage d’État qui entraînerait une malhonnêteté éventuelle de l’État, mais ce qu’il faut voir aussi c’est que si on oublie l’État… Moi des débats sur sécurité et liberté, j’en ai depuis 2014 et je suis le seul avocat à être du côté de ceux qui sont plutôt répressifs, donc j’ai un peu l’habitude et le réponds toujours la même chose, j’ai deux/trois trucs qui marchent bien.
Asma Mhalla : Deux/trois marottes.
Thibault de Montbrial : Je vous en pose un, pas à vous personnellement, on ne se connaît pas et je ne me permettrais pas, mais tous les gens qui sont dans cette logique de s’inquiéter comme vous, etc., ce sont les premiers à raconter leur vie et à tout mettre sur Facebook.
Asma Mhalla : Absolument pas. Je vous mets au défi de trouver quelque chose !
Thibault de Montbrial : Vous deux, en l’occurrence, je pense que vous ne le faites pas, mais il y a beaucoup de gens qui le font et vous avez aussi – je le pose là et on en parlera peut-être – le fait que des sociétés privées qui sont plus puissantes que certains États ont également accès à ces éléments. Vous parliez d’économie, ça pose aussi un problème sur la liberté économique.
Asma Mhalla : Des intrications permanentes.
Thibault de Montbrial : Voilà ! Donc on n’est pas simplement sur la paranoïa de l’espionnage d’État pour savoir ce que tel méchant journaliste pense du président.
Frédéric Taddeï : Fabrice Epelboin.
Fabrice Epelboin : Juste un petit malentendu. Ce dont Asma parlait c’est le danger, en termes de cybersécurité, qu’il y a à rassembler dans un seul fichier unique tout ça. Il n’y a aucun problème pour mettre ça dans 25 fichiers épars. Justement Palantir sait réunir tout ça et faire sens de tout ça. La grosse différence que vous allez avoir c’est que, entre un fichier qui sera attaqué, inévitablement – ça a été le cas de l’Inde, ça a été le cas des États-Unis, tous ces fichiers-là sont systématiquement attaqués – si vous aviez 25 fichiers ce serait beaucoup plus résilient. Donc il y a un problème d’appréhension de la chose technique par le législateur, ce n’est pas nouveau, mais là il y a eu un choix technique, fait par le législateur, qui pose un énorme problème de sécurité. Alors qu’il y avait des alternatives qui n’auraient pas posé les mêmes problèmes de sécurité et qui auraient rendu exactement le même service à la police, ce n’est pas du tout un problème. Quand il s’agit de prendre 25 fichiers, de les réunir à un moment donné pour avoir toutes les informations sur un individu c’est très simple à faire et, qui plus est, les technologies d’analyse qu’on a acquises auprès des Américains justement excellent à faire ça.
Il y a vraiment eu un choix technique fait par le législateur en dépit du bon sens d’un point de vue sécurité.
Bruno Pomart : On y travaille à peine. J’étais il y a peu de temps chez Europol, Eurojust à l’Europe. Il y a tout un tas d’acronymes, je vous passe les détails parce qu’il y a de nombreux de fichiers qu’on est en train de mettre en parallèle et en liaison pour pouvoir travailler plus sur le terrorisme, entre autres. De toute manière tous les États et tout le monde y travaille et l’Europe en priorité.
Fabrice Epelboin : On ne parle pas des fichiers S. On parle vraiment de madame Michu, de 67 millions de citoyens français qui vont voir leurs données consultées et piratées, véritablement.
Bruno Pomart : Moi pense que vous êtes un peu dans le fantasme, excusez-moi de vous le de dire.
Fabrice Epelboin : Ce n’est pas un fantasme, ça existe.
Bruno Pomart : On n’est pas en Chine…
Asma Mhalla : Ce n’est pas un fantasme.
Fabrice Epelboin : Non, non. On n’est absolument pas en Chine.
Bruno Pomart : Il faut être logique. Je pense que ce travail est fait, s’il vous parez, évidemment ! S’il vous fait peur.
Fabrice Epelboin : D’un point de vue de cybersécurité, oui.
Asma Mhalla : Le risque est réel.
Bruno Pomart : Oui, mais mettez-vous du côté des policiers, des gens qui travaillent tous les jours. Ou les élus.
Asma Mhalla : Ça n’aurait rien changé à la qualité du travail.
Bruno Pomart : C’est vous qui le dites !
Frédéric Taddeï : Justement, mettons-nous du côté des policiers qui, dans au moins 500 commissariats, seront bientôt équipés d’une machine permettant d’extraire directement les données des téléphones portables des gardés à vue. Avant il fallait envoyer le téléphone portable au labo et parfois le labo n’arrivait pas à ouvrir le téléphone portable qui était trop bien protégé. On avait eu une affaire assez intéressante avec Apple qui avait refusé de donner le code à la CIA qui l’exigeait. Là normalement, d’après ce que dit cette technologie, il n’y a pas un seul téléphone qui pourra résister. Quand on sait, selon « CheckNews », la rubrique de Libération que cette société qui fabrique et qui commercialise ces machines a elle-même été victime d’un piratage informatique et que le pirate a récolté quoi ? Forcément, des données collectées par la police ! Ce qui veut dire que ces données qu’on collecte dans nos téléphones portables, qu’on aspire, on ne les aspire pas seulement pour la police mais aussi pour la société qui fabrique les machines, est-ce que c’est un progrès pour la démocratie ?
Thibault de Montbrial : C’est un peu le chien qui se mord la queue, parce que vous aurez toujours la tentation d’utiliser, même l’obligation d’utiliser les nouvelles technologies, c’est-à-dire l’épée et le bouclier. Vous avez aujourd’hui des téléphones dans lesquels il y a la vie des gens, donc la vie des délinquants. Donc le délinquant qui se fait choper, prenez les applications comme Telegram ou WhatsApp qui sont très difficiles à casser, comment est-ce que les gens se font avoir avec les messages sur leur messagerie, ce n’est pas parce qu’elles sont chopées par l’extérieur, c’est parce qu’ils n’effacent pas leurs messages.
Fabrice Epelboin : Jean-Jacques Urvoas, excellent exemple !
Thibault de Montbrial : Exactement. C’est ce qui est arrivé au ministre de la Justice de l’époque. D’où l’intérêt pour la justice, via la police, de se saisir des terminaux. À partir du moment où il y a une technologie qui le permet, la technologie est appliquée ; ça permet de gagner du temps et de l’efficacité dans les enquêtes et si dedans il n’y a rien d’incriminant les gens seront remis en liberté parce qu’après c’est la chaîne pénale qui fonctionne, bien ou mal, mais selon des principes démocratiques.
Je reviens à la question technologique. Vous me dites « mais du coup on peut hacker le système qui… ». Mais le hacking, le fait d’aller chercher, de faire une intrusion pour aller chercher ce qu’il y a dans des dossiers, dans des fichiers, ça a été toujours été le cas. Moi je vous dis que je suis moins inquiet de ça – même si je ne nie pas du tout, je suis extrêmement conscient des risques que ça peut générer – que d’un hacking qui viendrait priver d’électricité une grande ville pendant trois jours, sachant qu’on sait, puisque il y a des études qui sont faites, que si une ville n’a plus d’électricité pendant trois jours le troisième jour ce sont des émeutes parce qu’on n’a plus à manger. Moi je suis plus inquiet par ça.
Fabrice Epelboin : On ne contrôle pas les mêmes profils.
Thibault de Montbrial : Non parce que ce ne sont pas les mêmes gens. Je sais. Je montre juste, presque par l’absurde, que la question de la vulnérabilité de nos sociétés et c’est la question presque philosophique que vous nous posez ce soir, la question de la vulnérabilité de nos sociétés aux technologies auxquelles elles s’offrent de plus en plus, c’est une question qui bien au-delà de l’intimité des gens est une question vitale au sens propre. C’est un sujet vital au sens propre. Il y a le sujet dont vous nous parlez qui est sujet d’inquiétude réelle, mais bien au-delà, la cybersécurité est un sujet vital.
Asma Mhalla : Je ne suis pas du tout d’accord avec ça, pardon, et vraiment sur le fond. C’est-à-dire que quand on va hacker, parce qu’on le fera, un fichier TES qui donc contient votre photo, votre empreinte digitale, et qu’en fait, en votre nom, avec votre visage et votre empreinte, qui sont donc votre identité inaltérable, ce n’est pas un password que vous pouvez changer – vous ne pourrez jamais changer de visage et d’empreintes digitales – et qu’on vous fera faire, en votre nom, avec votre visage, une activité criminelle quelconque, en fait on change de société. On passe de la présomption d’innocence à la présomption de culpabilité et comment allez-vous prouver votre innocuité en fait ?
Thibault de Montbrial : Pardon, je n’ai pas dû être clair. Juste une phrase.
Asma Mhalla : Le risque est énorme et c’est un risque démocratique, c’est un risque de société. Quelle société on veut ?
Thibault de Montbrial : Je comprends. J n’ai pas dit que le risque n’était pas énorme. J’ai dit que le risque est énorme pour tout ce qui concerne la cybersécurité. Ce que vous dites est vrai.
Asma Mhalla : Du coup, je rebondis là-dessus. Évidement si on hacke une ville, l’énergie, émeute. Mais en réalité nos données biométriques, en fait, c’est vraiment ce qui définit de façon intime une identité, une personnalité, un individu. Or ça, c’est hackable aujourd’hui.
Thibault de Montbrial : On ne va pas faire un dialogue juste entre nous. Juste un mot. Vous avez raison, mais allons plus loin. L’image. Les technologies aujourd’hui, permettent de créer un film où vous allez – puisque vous parlez de moi, je reste sur moi-même pour ne mettre personne mal à l’aise, je vais parler de moi – me mettre en scène dans une situation fictive où je vais faire ou dire des choses que je n’aurais jamais faites ou dites, et si je suis un dirigeant politique, le temps que l’on démontre la fausseté du film qui vient d’être projeté, ça peut déclencher une guerre. Donc vous avez raison, mais ce n’est pas vrai uniquement pour les données personnelles.
Ce qu’on est en train de dire et je pense que là, pour le coup, on a une unanimité, c’est qu’il y a une préoccupation vitale qui découle de ces nouvelles technologies.
Frédéric Taddeï : Je vous propose de faire une pause, on se retrouve juste après et on poursuit ce débat notamment sur la révolution que va occasionner la reconnaissance faciale.
[Pause]
Frédéric Taddeï : Nous reprenons notre débat sur les technologies de surveillance avec Thibault de Montbrial, avec Fabrice Epelboin, Bruno Pomart et Asma Mhalla.
Le gros morceau, on l’a dit, c’est la reconnaissance faciale qui arrive. En France, pour l’instant, on n’a fait des expérimentations, à ma connaissance, qu’à Nice.
Fabrice Epelboin : Non. Le cadre juridique est en place depuis, grosso modo, la LOPPSI 2 [loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure], ça fait six ans, à peu près, qu’il y a des expérimentations un peu dans tous les sens. Certaines sont connues.
Frédéric Taddeï : On a parlé essentiellement de celle de Nice au moment du carnaval
Asma Mhalla : Marseille, Saint-Étienne.
Fabrice Epelboin : Il y a énormément d’expérimentations depuis six ans.
Asma Mhalla : Expérimentations !
Fabrice Epelboin : Notamment il y a de la reconnaissance faciale qui a été appliquée aux manifestations. C’est expérimenté dans tous les sens. Ça ne donne pas nécessairement des résultats très intéressants, de toute façon on ne les communique pas, mais c’est vraiment pléthore d’expérimentations depuis six ans maintenant.
Frédéric Taddeï : Thibault de Montbrial, c’est un progrès ça ?
Thibault de Montbrial : Tout dépend de ce qu’on en fait. Je vais faire toujours les mêmes réponses. Il y a la question de la conservation, de l’accès. Aujourd’hui, par exemple, quand vous rentrez en France de l’étranger à Roissy et que vous utilisez le système PARAFE pour ne pas faire la queue ou pour moins faire la queue à la douane.
Frédéric Taddeï : Avec les passeports biométriques.
Thibault de Montbrial : Vous avez de la reconnaissance faciale, simplement elle n’est pas enregistrée, c’est-à-dire qu’on ne garde pas votre photo.
Frédéric Taddeï : Là ça se justifie totalement, sinon on pourrait voyager avec le passeport d’un autre, puisque normalement le douanier identifie que c’est le même qui tient le passeport et qui est sur le passeport.
Thibault de Montbrial : Vous voyez, vous prenez déjà parti parce que vous dites « là ça se justifie totalement », mais on pourrait en débattre : où est le seuil de « là çà se justifie ou pas. »
Frédéric Taddeï : Absolument.
Thibault de Montbrial : En réalité sur la reconnaissance faciale, telle que j’ai compris que vous la posiez, c’est la question de pouvoir identifier dans une foule quelqu’un et ultérieurement reconstituer ses déplacements.
Frédéric Taddeï : En gros, la question qui se pose : les Chinois se servent de la reconnaissance faciale pour empêcher les Hongkongais de manifester, on se dit que demain on pourrait faire exactement la même chose. Le gouvernement français, quel qu’il soit, a autant intérêt que le gouvernement chinois à ce qu’il n’y ait pas de manifestations. Le bon moyen de dissuader les gens de manifester, à part les LBD 40, c’est la reconnaissance faciale.
Bruno Pomart : Mais si ça touche des éléments perturbateurs sur les manifs, on parle du mouvement black bloc, évidemment ils sont masqués, mais si ça peut permettre effectivement de suivre un gars qui a commis un délit grave, moi, personnellement, ça ne me dérange pas. Et moi, qu’on me filme, ça ne me dérange pas outre mesure.
Frédéric Taddeï : Au gouvernement d’autres diraient : « Si ça dissuade les gens dans leur totalité de manifester ça ne me dérange pas non plus ».
Bruno Pomart : Je n’irais pas jusque-là, non, je ne pense pas, ça n’empêchera pas les gens de manifester.
Fabrice Epelboin : Pendant les manifestations contre la loi travail on avait assigné à résidence des militants écolos, demain on les identifiera par reconnaissance faciale et éventuellement on les poursuivra en justice s’ils montrent leur nez.
Je vous rejoins tout à fait là-dessus, il y a un côté inéluctable de ces technologies qui fait qu’on n’y échappera pas. L’utilisation la plus évidente c’est tout ce qui est couvre-feu, qui aujourd’hui est quelque chose de relativement théorique et pas forcément évident à mettre en œuvre pour les forces de police mais qui, demain, sera d’une simplicité absolue vu qu’on aura l’identité de tout le monde, le domicile de tout le monde, il suffira d’identifier quelqu’un en dehors de son lieu d’assignation pour lui envoyer une amende ou le GIGN si vraiment c’est quelqu’un de très dangereux. On aura cette possibilité de réaliser vraiment des murs sans le moindre gramme de béton. Et ça, ça va arriver très vite.
Bruno Pomart : Ça ne vous a pas échappé, quand même, qu’on vit dans une société – moi je suis d’accord avec vous – de plus en plus criminogène où il y a de plus en plus de risques. Je suis souvent sur les plateaux de télé à défendre la maison police, je peux vous assurer que tous les jours les copains me disent, les compagnies d’intervention, tout ce que vous pouvez imaginer, pas seulement les gendarmes mobiles et les CRS qui sont sur le terrain à faire du maintien de l’ordre, que ça devient de plus en plus compliqué, que les gens sont de plus en plus violents.
Fabrice Epelboin : Je n’ai pas d’espoir démocratique si c’est ça votre question, je pense qu’il est déjà derrière nous.
Bruno Pomart : Ce sont vraiment des outils qui sont utiles.
Frédéric Taddeï : Bruno Pomart, on peut dire aussi qu’il y a moins de crimes aujourd’hui qu’il y a 30 ans, moins qu’il y a 50 ans ? Non ? Il y en a moins.
Thibault de Montbrial : C’est la première fois que ça remonte.
Bruno Pomart : Oui, ça remonte un peu.
Frédéric Taddeï : Ça remonte un peu, mais reconnaissez qu’il y en a moins qu’avant.
Bruno Pomart : C’est vrai qu’on est plus policé.
Frédéric Taddeï : Ça veut dire qu’aujourd’hui on a moins de tolérance au crime, à la violence parce qu’il y en a moins, justement, donc on ne peut pas dire qu’on est de plus de plus violents, au contraire on l’a été de moins de en moins et ça remonte un tout petit peu.
Bruno Pomart : Je pense à la société elle-même, quand vous interpellez quelqu’un, moi je travaille beaucoup dans l’associatif avec des jeunes, j’ai 25 ans d’associatif, j’ai vu la jeunesse évoluer, les jeunes de 15/16 ans qui sont beaucoup plus violents maintenant. Quand je les encadre avec mes équipes, ce n’est plus ce que j’avais il y a 15 ans en arrière. On a vraiment une société qui devient compliquée et je pense que le rempart c’est le flic qui est dehors, qui est avec l’assistante sociale et qui en prend plein la gueule. C’est pour ça qu’en même temps la réponse du gouvernement, à tort ou à raison, moi je pense à raison, tous ces systèmes étant contrôlés, évidemment, on est obligé d’aider les policiers avec toutes les technologies, toutes les nouvelles technologies, au même titre que les élus ; les élus, nous aussi, on a des problèmes à régler au jour le jour d’incivilités et de tout ce qu’on peut imaginer.
Frédéric Taddeï : Pour l’instant les caméras de « surveillance » entre guillemets n’ont pas été les meilleurs alliés des policiers. Ça a surtout permis de documenter les violences policières ; je suppose qu’ils ne se réjouissent pas tant que ça.
Thibault de Montbrial : Ça permet de résoudre les affaires.
Bruno Pomart : Oui, bien sûr.
Asma Mhalla : Et ça permet surtout de rentabiliser des infrastructures de vidéosurveillance qui ont coûté très cher, qui ont été très peu efficaces.
Bruno Pomart : Non, il ne faut pas dire ça.
Asma Mhalla : Et aujourd’hui pour des coûts relativement raisonnables, on incorpore et on encode des logiciels d’IA [Intelligence Artificielle] de reconnaissance faciale qui tout d’un coup rentabilisent des infrastructures existantes et qu’on n’arrivait pas à amortir. Il y a aussi toute une économie, une gestion des coûts par les administrations et par les municipalités sur comment, finalement, on va rentabiliser les infrastructures de vidéosurveillance qui n’étaient pas intelligentes jusque-là.
Bruno Pomart : À la limite on s’en fiche de la rentabilité !
Asma Mhalla : On ne s’en fiche pas du tout parce que ça a été un argument fort. À Nice c’est un argument très fort.
Bruno Pomart : Oui, c’est vrai. Mais parlez-en aux gens qui se baladent tous les jours, etc., ils ne diront pas ça. Partout dans les villes on a des caméras.
Thibault de Montbrial : Un mot parce qu’il faut peut-être être clair pour les téléspectateurs : aujourd’hui la vidéosurveillance, très franchement, elle n’empêche rien.
Frédéric Taddeï : Elle n’empêche pas les crimes.
Bruno Pomart : Elle est préventive. C’est préventif. Ça dissuade.
Thibault de Montbrial : Il y a des gens que ça dissuade, vous avez raison, mais surtout elle permet une élucidation d’une certain nombre d’affaires qui avant n’étaient pas élucidées. Je donne un exemple parmi des dizaines : vous avez un type qui a commis, lors des samedis de Gilets jaunes les plus violents, une agression particulièrement violente contre un policier et il a été identifié. La préfecture de police l’a traqué caméra par caméra et on a fini par l’identifier parce qu’il a fait trois kilomètres à pied par les petites rues, etc., il est remonté sur son scooter. On l’a retrouvé caméra par caméra avec un travail de bénédictin, humain, qui a permis de prendre la plaque de son scooter.
Frédéric Taddeï : C’est exactement l’exemple que vous preniez tout à l’heure : difficile d’analyser les données avant. L’attentat à Nice du 14 juillet, personne ne voit rien dans les caméras de surveillance, on ne voit pas qu’il répète son truc, en revanche, après, on peut remonter, on peut suivre la personne. C’est ce qui était arrivé pour les attentats à Paris en janvier 2015, on a pu retrouver.
Thibault de Montbrial : Donc en ce sens on ne peut pas dire que la vidéosurveillance ne sert à rien, c’est vrai qu’elle n’empêche pas, sauf ceux qu’elles dissuadent.
Asma Mhalla : Je parlais de rentabilisation des infrastructures existantes parce qu’on avait inondé les rues de vidéosurveillance.
Frédéric Taddeï : La question que je voulais vous poser Bruno Pomart, on le disait, c’est souvent par les maires, ce sont les maires qui ont les clefs.
Bruno Pomart : Les maires ont beaucoup de responsabilités, beaucoup trop.
Frédéric Taddeï : Vous qui êtes maire d’un petit village, 120 habitants, pourquoi pensez-vous que la vidéosurveillance peut être intéressante pour un village comme le vôtre ? Je croyais que c’était pour les grandes villes, on peut le comprendre quand on voit cette image-là, on se dit qu’une petite caméra ça rassure et puis ça permet d’élucider rétrospectivement un certain nombre de cas, mais un village de 120 habitants ?
Bruno Pomart : Je vais parler avec ma casquette de maire et aussi de flic, évidemment automatiquement comme je suis complètement favorable à ces dispositifs. On est sollicité, on a été sollicité par une société dont je n’ai pas le nom en tête qui est venue nous démarcher pour dire « il y a beaucoup d’incivilités, des problématiques de dépôts d’ordures – des trucs qui sont complètement banals, effectivement – est-ce que ça vous intéresserait d’avoir des caméras ? » J’ai dit « tiens, pourquoi pas ! Et comment vous voyez le dispositif ? » Mon village n’est pas très grand, effectivement, il y a une entrée une sortie. Effectivement la logique voudrait qu’il y ait une caméra à l’entrée, une caméra en sortie. Point final, on n’en parle plus, on sait ce qui va, on sait ce qui vient. Pourquoi ? Tout simplement parce que ça rassure la population. Quand je l’ai dit en réunion municipale, on m’a dit tout de suite « c’est une bonne idée ». Pourtant on n’est pas touchés par le crime ou tout ce qu’on peut imaginer, on est touchés par des problématiques d’incivilités qui emmerdent mes habitants, évidemment.
Frédéric Taddeï : Ou les déchets qu’on dépose n’importe où.
Bruno Pomart : Ou les déchets. Voilà, exactement.
Frédéric Taddeï : C’est vrai que dans ces cas-là ça fait plutôt plaisir. Les mêmes qui dénoncent les caméras de surveillance se disent que quand ça permet de trouver celui qui a déposé ses déchets, là on trouve ça bien.
Bruno Pomart : Évidemment ça c’est très français d’ailleurs. Et pour vous dire, je vais plus loin dans mon raisonnement, je vous disais que je suis dans l’Aude et à une heure de chez moi – ça m’a fait penser à ça peut-être parce que je suis complètement dans ce trip – il y a Artigat, l’imam blanc [« émir blanc », NdT] qui a pris en main Merah, Clain, etc. Je me dis « si c’était dans mon village un truc comme ça ? », je connais tout le monde évidemment, mais est-ce que ça n’aurait pas permis – je réfléchis comme ça à haute voix – d’éviter ça ou de pouvoir suivre effectivement ces gens-là. Alors Artigat ! Il n’y en a pas dans la France entière des villages qui accueillent des terroristes en herbe, mais pour autant ça m’a fait réfléchir. Si à Artigat il y avait eu ça, peut-être que les services de renseignement auraient pu avoir des informations précises.
Thibault de Montbrial : Juste un tout petit mot pour rebondir sur un mot que vous avez dit tout à l’heure, vous avez dit « ça déplace aussi la criminalité ». Moi je suis désolé : quand vous êtes responsable parce que vous avez un mandat d’une ville ou d’un village, peu importe, les gens vous demandent notamment de la sécurité. Si, parce que vous faites une installation et que le voisin n’en fait pas, ça déplace la criminalité sur la commune du voisin, vous, comme maire de votre commune, ce n’est pas votre problème !
Frédéric Taddeï : Comme président de la République c’est pareil !
Thibault de Montbrial : Le meilleur exemple que je vais vous donner c’est que vous avez un certain nombre d’endroits où les gens votent l’installation de caméras factices. C’est-à-dire que la caméra a une simple vertu de dissuasion. C’est quand même que ça permet…
Bruno Pomart : De dissuader.
Thibault de Montbrial : La dissuasion on ne peut pas la quantifier parce que ce qui n’arrive pas c’est très difficile de le mesurer.
Asma Mhalla : C’est extraordinaire parce qu’en fait le point que vous soulevez, finalement en filigrane et de façon implicite, c’est la question du choix de société. Là on parle carrément de la société de contrôle de Deleuze, c’est-à-dire qu’on est en train de façonner de nouvelles normes d’autocensure en réalité. On va mettre des caméras factices ou des caméras réellement opérationnelles intégrant de l’IA et, en réalité, on va créer de nouveaux comportements. D’une part.
D’autre part, la question que vous posez aussi, finalement c’est une forme de glissement du contrat social initial. C’est-à-dire qu’initialement, basiquement, l’État de droit c’était liberté contre sécurité, là ça devient liberté contre sécurité contre vie privée. On n’en parle pas du tout assez depuis le début de ce débat, c’est la question des atteintes aux droits fondamentaux : vie privée, droit de manifester, l’opinion, le droit de liberté de penser, etc. Et ça, en réalité, quand on quadrille et quand on surveille l’ensemble pour un risque éventuel, pour en attraper un ou quelques-uns, c’est un vrai choix de société qui aujourd’hui ne fait l’objet d’aucun réel débat non pas public mais démocratique. Des débats publics poussés par le gouvernement il y en a pléthore et, en réalité, ça se réduit comme peau de chagrin à quelques conseils d’éthique, à droite à gauche, qui écrivent des pages et des rapports entiers de recommandations assez théoriques et creuses.
La réalité c’est qu’aujourd’hui la population, les Français, la société civile n’est pas suffisamment formée, ne comprend pas suffisamment les enjeux non pas technologiques mais politiques et sociaux de ce que ça suppose et la reconnaissance faciale, typiquement, ce n’est pas une technologue en réalité, c’est une idéologie. Quand on parle de quel est le contrat social, quels sont les nouveaux contours de l’État de droit, est-ce qu’on est capable, finalement, de renoncer à notre vie privée pour des questions sécuritaires, qui en réalité aussi infusent dans une ambiance, dans une rhétorique politique générale depuis quelques années de la peur, de la répression, de la méfiance. Donc en réalité, tout à l’heure on le disait, c’est un peu un cercle vicieux où finalement on alimente la population, les chaînes d’info projettent les mêmes faits divers en permanence, en boucle, en réalité on crée un climat de méfiance, de distance, qui est général.
Bruno Pomart : C’est un autre sujet. Madame, c’est un autre sujet ça. Je ne suis pas d’accord avec vous.
Asma Mhalla : C’est absolument lié et je vais vous dire pourquoi c’est lié. Tout à l’heure on parlait de domotique ; je vais faire le lien là-dessus et je finirai là-dessus. La domotique. On parlait de l’ensemble des usages et plus largement des usages commerciaux. On a dit finalement la reconnaissance faciale pour déverrouiller son iPhone, pour gagner de l’expérience usager ou de la fluidité aux portiques d’aéroports, eh bien pourquoi pas ! Mais quand il s’agit de l’usage sécuritaire policier, là ça peu poser un peu plus de questions et notamment démocratiques.
La réalité c’est qu’en fait les deux sujets sont parfaitement liés et qu’on est en train de développer une accoutumance aux usages, une expérience usager qui finalement endort et anesthésie l’esprit critique. On commence par du Facebook, par l’iPhone, par le portique, par les deux lycées – ça a été retoqué par la CNIL – par les deux lycées ou le carnaval de Nice, toujours sous des prétextes soit de fluidité soit de sécurité et en réalité, petit à petit, on glisse vers des usages policiers, vers des usages sécuritaires. aujourd’hui relativement réglementés par l’État de droit et par la loi.
Bruno Pomart : Réglementés, pas relativement !
Asma Mhalla : Demain en cas de changement de régime – on dit toujours que la prochaine ça va être encore Macron Le Pen – en cas de régime ou de changement de régime on a, en réalité, installé l’ensemble des briques d’une réelle société de surveillance. Entre les bases de comparaison, les fichiers de comparaison, le TES on en a parlé, entre les caméras de vidéosurveillance qui sont déjà installées et dans lesquelles on incorpore déjà les codes, les logiciels de reconnaissance faciale, infusé avec une ambiance générale de répression, on a installé l’ensemble d’un système potentiel.
Donc le risque est fondamentalement politique.
Thibault de Montbrial : Vous avez un argument qui est quand même un peu spécieux. Vous nous dites « il y a un problème démocratique » et ensuite, comme vous savez très bien que tous les sondages sur ces questions montrent qu’une immense majorité de Français est favorable aux mesures de sécurité, vous décrédibilisez par avance le résultat de ces études d’opinion en disant qu’il y a un risque démocratique, mais le peuple n’est pas assez mûr pour comprendre qu’il y a un risque démocratique. Et le peuple n’est pas assez mûr pourquoi ? Parce qu’on lui cache les enjeux et que, en plus…
Asma Mhalla : Ce n’est absolument pas du tout ce que je dis.
Thibault de Montbrial : Je résume de façon à peine caricaturale !
Asma Mhalla : Très caricaturale quand même !
Frédéric Taddeï : Vous avez dit qu’il n’était pas formé à comprendre les enjeux.
Asma Mhalla : On ne parle pas assez de l’économie de la donnée. On n’en parle pas.
Thibault de Montbrial : Et qu’en plus, je vais caricaturer encore, le peuple est lobotomisé parce qu’on lui inculque la peur. Moi je suis désolé, je me balade dans toute la France très régulièrement puisque je dirais que j’ai un think tank sur la sécurité, je rencontre des gens qui ne sont pas tous des malades de la société de sécurité et je peux vous garantir, pour rebondir sur ce que vous avez tout à l’heure, qu’aujourd’hui, certes moins qu’au Moyen Âge mais beaucoup plus que depuis que je suis adulte – et j’ai 51 ans ça fait, on va dire, 30 ans que je suis adulte, 33 ans – on est dans le pic des 40 dernières années de la montée de toutes formes de violence.
Je suis comme vous, vous avez dit tout à l’heure que vous pensiez qu’on est déjà passés de l’autre côté de la démocratie, moi je suis extrêmement inquiet, ce n’est pas le débat du jour, sur ce qui nous attend, je pense que les gens aussi, et que tout ce qu’on peut mettre en place pour limiter l’impact de ce qui est en train d’arriver à notre pays et plus largement à notre continent ce sont des choses que non seulement il faut faire en faisant attention au cadre juridique mais que les gens veulent qu’on fasse. Et pour finir sur l’argument démocratique, si on faisait une sorte de boîte à idées, de consultation open bar sur tout ça, vous seriez absolument sidérée de ce que le peuple demande.
Asma Mhalla : La sécurité.
Fabrice Epelboin : Je vais rebondir sur quelque chose que vous avez dit tout à l’heure, qui est affreusement vrai, qui est le côté inéluctable de ces technologies qui viennent transformer la société. Et pour reboucler sur ce que vient de dire Asma, je voudrais juste souligner qu’on a aujourd’hui politiquement deux forces en présence : on a les progressistes et les populistes, même si ces catégories ne sont pas forcément très précises, on a vraiment ces deux forces en présence. Force est de constater qu’on a des progressistes totalement dépassés par le progrès, témoin ces lois qui centralisent là où la cybersécurité aurait voulu décentraliser pour des raisons strictes de sécurité, pas d’usage, les usages seraient les mêmes, mais on a des législateurs qui font des choix technologiques stupides aux yeux des professionnels de la technologie, malgré tout ça avance.
Et on a, de l’autre côté de l’Atlantique, un groupe populiste composé de génies de l’informatique, Peter Theil, son poulain qui est mark Zuckerberg, Steve Banon le vice-président de Cambridge Analytica, ou Robert Mercer, le milliardaire fou mais qui est aussi l’un des pères fondateurs de l’intelligence artificielle, tout ça c’est l’entourage technologique de Trump et tout cela a renouvelé en profondeur les technologies de propagande et nous a donné Cambridge Analytica. C’est évident que l’Europe va être à son tour avalée par ça et il apparaît absolument évident que le clan des progressistes ne pourra pas résister à ça. Donc on va arrêter de se mentir cinq minutes, de toute façon ça aussi c’est inéluctable, parce que ça c’est justement porté par ces technologies et on ne pourra pas y échapper.
Il serait peut-être prudent, c’est un message que je répète depuis maintenant près de dix ans, de commencer à se dire que le système de gouvernance qui a géré la France depuis, bon an, mal an, l’après-guerre et au mieux l’arrivée de De Gaulle et de la Cinquième République, va connaître une fin très rapide. Très rapide ! Parce que justement il n’est pas apte à se saisir de la chose technologique. Il suffit d’aller voir à l’Assemblée nationale pour s’en convaincre. Et en face on a des gens qui sont extrêmement sachants, très compétents et qui savent parfaitement s’entourer.
Les jeux sont faits ! Donc demain nous aurons une autre forme de régime politique, on verra bien ce que ça donnera, qui se saisira de l’arsenal technologique et là-dessus, force est de constater que non, le contrôle législatif de la surveillance c’est du pipeau. Qu’on a une micro commission qui n’a pas la moindre capacité technique en son sein pour aller auditer des algorithmes, ce qui laisse pantois n’importe quelle spécialiste des technologies. Et si demain, je caricature dans des proportions démesurées, Adolf Hitler venait à être élu en France, il aurait pleins pouvoirs pour transformer de façon radicale le système de gouvernance qu’on a sans faire passer un seul texte de loi.
Donc on en est là, on ne pourra revenir en arrière, je ne plaide même pas ça.
Frédéric Taddeï : Si. Il y a l’État de droit au niveau européen qui peut…
Fabrice Epelboin : L’État de droit, l’Europe nous a dit à plusieurs reprises que la surveillance ça suffisait. De toute évidence…
Frédéric Taddeï : L’État de droit aujourd’hui c’est l’Europe. C’est l’Europe qui surveille.
Asma Mhalla : Non, non pas du tout, ça reste national.
Fabrice Epelboin : Non, ça reste national. Typiquement, l’Europe a émis des avis contraires à de multiples reprises sur les différentes technologies de surveillance qu’on a mises en place en France, l’État français n’en a pas tenu compte.
Frédéric Taddeï : Oui, oui, je sais bien.
Asma Mhalla : D’ailleurs il continue sur la reconnaissance faciale.
Frédéric Taddeï : Et l’État de droit aujourd’hui est incarné par la supranationalité qu’est l’Europe.
Frédéric Taddeï : S’il est incarné par ça, il est mort !
Asma Mhalla : Il n’est pas respecté alors.
Frédéric Taddeï : Il nous reste quelques minutes. Il n’y a pas de problème, en général, quand on parle de sécurité, qu’on invoque la sécurité, on sait très bien ce que ça veut dire : c’est qu’au nom de la sécurité on est prêt à renier ou à réduire drastiquement nos libertés. Et généralement, quand on invoque la peur, la terreur, comme on l’a beaucoup fait ces dernières années, c’est pour préparer la population à ce qu’un gouvernement autoritaire puisse quand même… Ce ne serait pas si mal que ça ! Vous n’êtes pas d’accord avec cette vision ?
Bruno Pomart : Quand vous vous baladez, vous avez peur Frédéric ?
Frédéric Taddeï : Moi je n’ai jamais peur, je n’ai pas peur des terroristes, mais je suis un cas spécial, ne prenez pas exemple sur moi. Pour moi les terroristes sont inefficaces et sans avenir.
Bruno Pomart : Quand on écoute nos amis, ils nous font un petit peu peur en même temps, parce que moi je le dis sincèrement, quand je me balade en ville ou n’importe où, il y a des quartiers, je n’ai pas peur particulièrement, même si je vois une caméra, je ne vais pas partir en courant dire « aie, aie ma liberté ».
Asma Mhalla : Moi je n’ai pas peur.
Frédéric Taddeï : Vous n’avez pas peur des délinquants, vous n’avez pas peur de vous faire assassiner dans la rue, ni de mourir dans un attentat ?
Bruno Pomart : Non ce n’est pas ce que je dis.
Fabrice Epelboin : En même temps il y a plein d’endroits où vous n’allez jamais vous balader.
Frédéric Taddeï : Non, il n’y en a pas, jamais aucun. En France, à Paris, ça n’existe pas.
Bruno Pomart : Quand vous prenez ce que je disais monsieur, très justement, moi je fais une soixantaine de villes par an à travers mes opérations dans les quartiers. On a des quartiers, effectivement, qui sont touchés par les problèmes de délinquance, de criminalité, de trafic de stups, etc., les gens sont à l’agonie au niveau sécuritaire. Ils disent : « Il nous faut des policiers, il nous faut des policiers municipaux, il nous faut des caméras, etc. ». Moi je n’entends que ça et je me balade juste dans soixante villes en France. Je ne vais pas dans les endroits les plus simples, évidemment, je ne me balade sur les Champs-Élysées, je suis dans les quartiers, que ce soit aux Tarterêts, que ce soit à Sevran aux Beaudottes, etc., les gens sont terrorisés, ils demandent beaucoup plus de sécurité.
Frédéric Taddeï : Ce que je voulais dire, je ne condamne pas ces gens-là, ils ne vivent pas dans les mêmes quartiers que moi et je peux tout admettre. Je dis juste que quand on a peur, on est plus facilement enclin à vouloir un gouvernement autoritaire.
Bruno Pomart : La sécurité n’est pas un gouvernement autoritaire.
Thibault de Montbrial : Si on fait deux secondes de philosophie, moi je conteste absolument l’opposition entre les deux. Pourquoi ? Parce que la sécurité c’est le socle pour exercer des libertés. C’est-à-dire que si on vous donne toutes les libertés que vous voulez sauf que vous n’avez pas les bases de la sécurité pour les exercer, si on vous dit – je prends toujours un exemple caricatural, pardon, c’est le propre des exemples – « à partir de demain, c’est vrai, on supprime tous les contrôles pour prendre l’avion. Vous vous allez à Nice, allez prendre la navette Air France, vous arrivez dix minutes avant de partir, les 90 premiers arrivés montent dans l’avion, sans contrôle, comme ça, avec le gros manteau, les bagages, etc. » Je vous garantis que plus personne ne montera dans l’avion, l’avion sera vide, pourtant vous avez la liberté totale de le prendre.
Frédéric Taddeï : Il y aura moi ! Il n’y aura que moi !
Thibault de Montbrial : Il y aura vous et vous aurez plein de place pour vos jambes.
C’est un vrai sujet. Là où le sujet est complexe, et je le reconnais bien volontiers, c’est que, effectivement, il y a la tentation qui peut être une tentation qui est loin de résider sur les seuls États, on le disait tout à l’heure, de prendre le contrôle d’un certain nombre de choses.
La dernière chose que je vais dire, et là c’est aussi une manière de jeter un pont avec nos amis en face qui disent beaucoup de choses également censées, c’est que ce qui me fait peur – je vais même plus loin que vous, ça va vous surprendre – ce n’est pas simplement ce que vous dites, parce que ce que vous dites je suis conscient que c’est un problème, c’est le fait que nos sociétés sont de plus en plus des sociétés totalement assistées par la technologie et que déjà nos enfants mais nos petits-enfants seront tout à fait incapables d’être autonomes sur des actes de la vie courante qui sont pourtant des actes de base de l’activité humaine. Et dans ce contexte, si jamais un jour, quelle qu’en soit l’origine, il y avait une rupture technologique, alors ce serait une catastrophe comme l’humanité n’en a jamais connu.
Frédéric Taddeï : Fabrice Epelboin.
Fabrice Epelboin : Il y aura une rupture technologique, c’est absolument inéluctable.
Frédéric Taddeï : Je préfère que ce soit vous qui le disiez.
Fabrice Epelboin : C’est pour ça que la construction sociale qu’on est en train de mettre en place, de toute façon n’est pas durable. Il va y avoir des ruptures. Il va y avoir des ruptures fondamentales et la première rupture sera non seulement politique parce que, effectivement, le camp qu’affrontent les progressistes aujourd’hui est infiniment plus sachant et vous le trouvez aussi dans la sociologie d’Internet : ceux qui sont étiquetés fachos aujourd’hui sur Internet, concrètement ils sont là depuis une génération, alors que les autres ne sont là que depuis quelques années, donc forcément il y a un différentiel dans l’art et la manière d’argumenter en politique, dans l’art de convaincre l’autre et de faire de la politique, qui est phénoménal, absolument phénoménal. On ne pourra pas résister à ça. Il faut en être bien conscient. La seule question c’est : 2022 ou plus tard ? Mais de plus en plus tout le monde se dit qu’effectivement ça va être 2022 et ça se jouera évidemment sur Internet tout comme la précédente élection américaine s’est jouée intégralement sur Internet. Ces technologies sont très au point et la France a pris un retard qui n’est pas rattrapable. La France considérait encore ces technologies-là comme de l’ordre de la théorie du complot il y a quelques années. Les Anglais, le département de la Défense anglaise a développé des technologies type Cambridge Analytica en 2015. Donc c’est vous dire l’écart spectaculaire qu’il y a entre la France et les nations qui maîtrisent ces technologies-là. On n’est pas de taille à lutter.
Par ailleurs, on va aussi avoir droit à une multitude d’effets de bord et les effets de bord avec la technologie sont souvent inattendus. Je vais vous en citer deux.
Le premier, c’est cette idée d’une reconnaissance faciale généralisée et d’un permis à point comme en Chine. En pratique on l’a déjà. On a tous un permis de conduire et, si on commet une infraction sur la route, on est sanctionné, au bout d’un moment nous n’avons plus le droit de nous déplacer, ce qui nous importe peu pour nous autres Parisiens mais dans des zones de campagne, ne plus avoir son permis de conduire, c’est vraiment une interdiction d’un droit fondamental à se déplacer. On vit depuis déjà plus d’une décennie dans ce système de surveillance généralisée sur le réseau autoroutier qui nous sanctionne si jamais on dévie.
Il y a peu de temps, ça ne vous aura pas échappé, on a un peu resserré la vis. On est passé de 90 km/h à 80 km/h et on a constaté un léger effet de bord qui s’est manifesté par un phénomène d’émeute généralisée dans le pays. On aura ce genre d’effets de bord avec la vidéosurveillance ; ils sont très difficiles à anticiper.
On aura des effets de bord par exemple avec la loi qui a été votée aujourd’hui censée lutter contre la haine. Très concrètement, cette loi ne peut pas être appliquée par des algorithmes, Dieu merci, et on est très loin d’avoir des algorithmes qui font de la modération ; elle va être appliquée, on va dire, par des sweatshops de modération qui sont localisés dans des pays distants, à bas coût en termes de main d’œuvre, et qui ont également une culture très distante de la nôtre. Quelque chose qui serait considéré comme de la haine en France ne le serait pas là-bas et réciproquement. On a eu aujourd’hui un hashtag qui a fait traîner trending topic toute la journée sur des réactions un peu épidermiques entre des critiques de la religion et des pratiquants de cette religion qui se sont affrontés sur les réseaux sociaux. Je vous laisse imaginer ce qu’aurait cet épisode s’il avait été modéré à Casablanca. Parce que c’est ça auquel on va faire face. Ce sont ces multiples effets de bord et ils seront d’autant plus multiples qu’on a, encore une fois, un législateur qui ne comprend même pas la technologie de base qu’il est censé légiférer.
Frédéric Taddeï : Une dernière phrase tous les deux.
Bruno Pomart : Juste pour revenir aux villes et à la sécurité dans les villes, c’est inéluctable la technologie pour la sécurité. Un exemple à Sevran tout simplement, je vais vous le donner. Stéphane Gatignon qui était un anti-caméra, anti-police municipale, etc., vous allez voir le maire actuel, il pleure tellement les gens demandent « les incivilités, comment on fait ? » Mettre en place des caméras, etc., il a perdu dix ans et c’est une catastrophe à Sevran.
Frédéric Taddeï : Ça c’est pragmatique.
Fabrice Epelboin : J’aimerais attirer votre attention, vous focalisez sur les comportements individuels. Tout ça s’inscrit dans un cadre de recherche européen, qui est en place depuis dix ans, qui s’appelle INDECT [2], et je vous invite à regarder sur Internet ce qu’est INDECT, dont le but est de rassembler tous les systèmes de vidéosurveillance, de les faire passer dans une moulinette algorithmique qui va être en mesure de prédire la foule. Là on est très clairement sur des technologies dont le but est l’ordre social. Absolument pas la démocratie, l’ordre social. Ça pose un réel problème philosophique.
Frédéric Taddeï : Asma Mhalla, un dernier mot.
Asma Mhalla : Contrôle social intériorisé. Juste sur la sécurité, évidemment je suis d’accord. Tout à l’heure j’évoquais le contrat social, liberté sécurité, évidemment. Le vrai sujet ce n’était pas la sécurité, le vrai sujet c’est : est-ce qu’on est prêt à rogner notre vie privée et certains droits fondamentaux pour cette sécurité ou cette ultra-sécurité ? Et ma toute dernière remarque c’est sur l’intrication que vous avez essayé d’évoquer à quelques reprises entre privé et public. On a beaucoup parlé d’État, de police et en effet, les grandes entreprises aujourd’hui ce sont des marchés publics privés qui sont énormes, qui sont de l’ordre de milliards de dollars en fait. En effet, il y a un énorme sujet qui génère des transferts de souveraineté, notamment sur des fonctions régaliennes type sécuritaires.
Frédéric Taddeï : Merci tous les quatre d’avoir participé à cette émission. Merci de nous avoir suivis. Rendez-vous au prochain numéro.