- Titre :
- Conférence de Sébastien Broca - Première partie
- Intervenant :
- Sébastien Broca
- Lieu :
- Congrès de l’association Adullact
- Date :
- Septembre 2014
- Durée :
- 22 min 30
- Pour visionner la vidéo
Transcription
Je vais vous parler un peu des hackers et des makers, en essayant d’introduire une problématique un peu plus précise sur les rapports et le brouillage éventuel entre le travail et le loisir qu’on trouve dans ces activités.
Peut-être, pour commencer, quelques mots de présentation. J’ai fait ma thèse en sociologie, à l’université Paris 1, sur la portée sociale du logiciel libre. En fait, je suis parti d’une question qui était de savoir comment, pour quelqu’un comme moi, qui n’est pas du tout informaticien, pas du tout codeur, et qui n’avait pas, en tout cas, spécialement d’intérêt a priori pour ces questions techniques, eh bien comment se fait-il que le mouvement du logiciel libre, pourtant, puisse m’intéresser, et que j’y voie un intérêt qui va bien au-delà des questions techniques et de l’informatique.
Et donc, j’ai voulu essayer de comprendre dans ma thèse comment ce mouvement hacker, né dans le milieu hacker aux États-Unis, dans les années 80, en était venu à avoir une signification culturelle et sociale, donc bien au-delà de ce milieu d’origine. Donc, peut-être que, précisément, j’ai essayé de voir dans mon travail, comment, en étudiant le logiciel libre, mais aussi l’extension du logiciel libre à d’autres domaines, par exemple au domaine de la fabrication matérielle, eh bien on pouvait réfléchir à un certain nombre de questions, notamment des questions assez classiques, finalement, dans les sciences sociales, autour du rapport au travail, de notre rapport aux objets techniques, on encore des formes de circulation de l’information et de la connaissance.
Aujourd’hui, j’ai fait le choix, je dois vous dire que je ne suis pas sûr d’avoir tout à fait bien fait, parce que j’ai fait le choix de ne pas présenter vraiment mon livre [1], ce que j’ai déjà fait quelques fois depuis qu’il est sorti, il y a maintenant près d’un an, et essayer de me centrer, de manière un peu plus, peut-être, exploratoire, c’est vrai que le fait de dire des choses qui ne sont pas tout à fait encore bien sûres, mais je vais essayer de me centrer sur une question un peu plus précise qui est la question du rapport entre travail et loisir : et donc comment, dans l’activité des développeurs de logiciels libres, mais aussi dans l’activité des makers, on a une manière de reposer cette question du rapport entre travail et loisir et, en fait, une façon de brouiller cette distinction donc, qu’on a pour habitude de considérer comme assez bien tranchée, avec les temps de travail bien déterminés, les temps de loisirs, qui sont l’envers exact de ce temps travail, eh bien, comment, en fait, cette distinction-là, elle se trouve un petit peu brouillée dans le mouvement des hackers et des makers.
Donc je vais essayer d’élaborer un peu cette problématique, mais de voir aussi quelles questions un peu plus concrètes elle pose, notamment la question des formes de professionnalisation de ces activités, et notamment des formes de rémunération des contributeurs. Est-ce qu’on a le droit à une rémunération quand on fait quelque chose qui est aussi un loisir, par exemple ? Et enfin, je terminerai par quelques mots sur un projet, qui, pour l’instant, est assez embryonnaire, mais qui est de créer de nouveaux types de licences, qu’on appelle les Peer Production Licenses, qui sont des licences qui essayent de faire en sorte qu’il y ait des flux de revenus qui soient redirigés vers les contributeurs, et donc d’éviter des formes de prédation qu’on a parfois dans le logiciel libre, où il y a donc du travail qui, finalement, est gratuit, ou, en tout cas qui n’est pas rémunéré, alors que, par-derrière ensuite, certaines entreprises monétisent ce travail. Donc c’était ça en fait.
Donc la distinction entre travail et loisirs, les questions concrètes posées par ce brouillage, et donc la question de ces nouvelles licences pour essayer de répondre à la question de la rémunération.
Je vais partir de choses historiques qui sont, peut-être, assez bien connues pour nombre d’entre vous. C’est sur la culture hacker et sur le fait que ce terme, le terme hacker, le terme de hacking, il apparaît dans les années 50 au Massachusetts Institute of Technology, donc cette grande université technologique américaine, près de Boston. Et donc, dans les années 50, le mot hacker c’est un mot dans l’argot étudiant pour désigner le bidouillage d’un objet technique avec l’idée que c’est quelque chose d’un petit peu astucieux, peut-être même d’un peu humoristique, d’un peu espiègle, une manière de bidouiller les objets techniques.
Et puis, dans les années 60, ce sont plus précisément les étudiants en informatique qui reprennent le terme à leur compte, et qui en viennent à s’auto-définir, avec une certaine fierté, comme hackers. Et donc pourquoi ils sont fiers de se dire hackers ? Parce qu’ils revendiquent cette manière, justement, d’avoir un rapport à la programmation, un peu créatif, un peu ludique, d’aller voir hors des sentiers battus comment ça se passe. Est-ce qu’on ne pourrait pas faire faire des choses au programme qui n’étaient pas prévues à la base ? Et puis ils sont fiers de se dire hackers aussi, parce que, si vous voulez, il y a deux choses dans cette idée du hacker. Il y a, d’une part, l’idée que ce sont des gens qui ont des compétences informatiques très importantes, très rares, qu’il y a une forme de virtuosité dans le maniement du code. Et puis, aussi, il y a une deuxième idée, qui est qu’il y a un aspect ludique, un aspect de jeu, et qu’il s’agit de montrer qu’on est extrêmement fort, extrêmement compétent, mais aussi de montrer qu’on est drôle, qu’on a de l’humour, et de s’amuser en faisant de la programmation.
Et donc, cette dualité qui est là, dès le départ, dans la culture hacker, elle se retrouve dans ce que le théoricien finlandais Pekka Himanen a défini comme l’éthique hacker du travail. C’est un sociologue, philosophe finlandais qui, au début des années 2000, a écrit un livre dont le propos était de dire ce qu’on a vu émerger depuis quelques années dans le travail des développeurs de logiciels libres, c’est, en fait, un nouveau rapport au travail, un nouveau rapport à l’activité productive. Ce que dit Himanen, il dit dans nos sociétés capitalistes, depuis le 19e siècle disons, on a une éthique du travail, qui a notamment été analysée par le sociologue Max Weber, qui est l’éthique protestante du travail, où le travail est conçu par les individus comme étant quelque chose qu’on fait souvent par devoir, par devoir moral, et puis, aussi, où le travail est avant tout un moyen de gagner de l’argent, d’assurer les moyens de sa subsistance. Et donc c’est vraiment le devoir moral et l’intérêt financier qui sont au cœur de notre rapport au travail.
Et Himanen, qu’est-ce qu’il disait ? Il disait, eh bien, ce qu’on voit apparaître dans ces milieux hackers, milieux du logiciel libre, c’est un nouveau rapport au travail, puisque là, les programmeurs ne codent pas par devoir moral, ou par intérêt financier, mais ils codent par passion. Évidemment ce sont des fondus de programmation, c’est vraiment quelque chose qui les tient, qui les passionne, et donc, ce qui est important pour eux, c’est l’intérêt intrinsèque pris à leur activité. L’activité n’est pas simplement un moyen pour autre chose, un moyen pour avoir un salaire, un moyen pour obtenir, je ne sais pas, de la reconnaissance ou autre chose, mais ce qui compte, avant tout, c’est vraiment l’intérêt pris pour le compte lui-même du travail, c’est l’activité en elle-même qui est importante.
Donc on peut dire que les motivations des codeurs sont intrinsèques, c’est-à-dire que c’est vraiment le contenu de l’activité qui devient la finalité du travail. En ce sens on peut, si on est un petit peu pédant, parler d’activité autotélique, c’est-à-dire qui a sa fin en elle-même.
Moi, ce qui m’intéressait là-dedans, c’est que donc Himanen parle de cette éthique hacker comme d’une éthique du travail, mais, par bien des aspects, on a l’impression que ce qu’il dit, cette éthique hacker, semble plutôt l’apparenter aux loisirs. Puisque si on prend une définition du loisir classique en sciences sociales, qui est celle de Marshall, Marshall nous dit « Le loisir ne signifie pas l’oisiveté. Cela veut dire la liberté de choisir vos activités selon vos préférences et vos propres critères de ce qui est le meilleur ». Marshall dit « eh bien oui, le loisir ce n’est pas ne rien faire. Le temps libre, ce n’est pas simplement du temps vacant. Mais le loisir, avant tout, ce qui est important, c’est que ça signifie qu’on peut s’adonner à des activités, mais qu’on a librement choisies, et qu’on peut s’y adonner de la manière qui nous plaît, etc, et donc d’une manière qui nous semble épanouissante ».
Nous si on prend cette définition du loisir, en fait, il apparaît qu’elle est étonnamment proche, finalement, de ce que Pekka Himanen nous dit de l’éthique hacker, puisqu’on a bien, dans cette démarche d’informaticiens du Libre cette idée que c’est vraiment l’activité en elle-même qui compte. Et puis qu’elle est accomplie librement, en dehors des formes de contrainte, si vous voulez, qui caractérisent, classiquement, le monde du travail. Et d’ailleurs, historiquement, il faut dire aussi que tous les développeurs de logiciels libres, à la base, avant que ne se développe une économie du logiciel libre, une économie open source, étaient d’ailleurs des hobbyistes, comme on dit, donc des gens qui faisaient ça sur leur temps libre, au même titre qu’ils auraient pu faire des maquettes de bateau, jouer au foot, ou lire des romans d’Alexandre Dumas.
Et donc finalement, à mesure, aussi, que le logiciel libre s’est développé, il me semble qu’on voit apparaître le fait que, vraiment, l’activité de ces développeurs elle se situe, finalement, dans une sorte d’entre-deux, à mi-chemin, entre travail et loisirs. Si vous pensez, par exemple, au cas des chercheurs financés par les institutions publiques, qui codent parce qu’ils sont, finalement, très autonomes dans la manière dont ils gèrent leur temps. Donc le temps qu’ils passent pour écrire des logiciels libres, est-ce que c’est vraiment du temps de travail ? Oui, parce que quelque part, ils sont un peu payés pour faire ça, et ça a un rapport avec leur objet de recherche. Mais, quelque part, c’est aussi un temps de loisirs, puisqu’ils font ça aussi, parce que ça les intéresse, parce que ça leur plaît, et qu’ils sont libres de le faire aussi quand ils sont chez eux, hors de leur lieu de travail. Donc on a vraiment cet entre-deux là, et qu’on retrouve aussi, même dans les entreprises, sans penser aux employés d’entreprises high-tech qui, parfois, sur leur lieu de travail, eh bien, ils font du Libre. Ce n’est pas vraiment pour ça qu’ils sont payés, mais ils le font quand même. Si vous voulez, c’est un peu comme ce qu’on appelle, autrefois, à l’usine on appelait ça le travail à la perruque, c’est quand les ouvriers faisaient, sur leur temps de travail, autre chose que ce pourquoi ils étaient payés. Eh bien, bien souvent, je pense qu’on a un peu le même genre de phénomène, finalement, avec des gens qui sont employés dans des entreprises high-tech, et puis qui font du Libre, sur leur temps de travail, alors que ce n’est pas vraiment pas pour ça qu’ils sont payés.
Bref. Ce que je veux dire c’est que dans tous ces cas de figure, il est assez difficile de différencier qu’est-ce qui est ludique, qu’est-ce qui ne l’est pas. Quelle est la part d’obligation professionnelle, quelle est la part de désir personnel. De la même manière il est parfois difficile de différencier ce qui est accompli sur le temps de travail et sur le temps de loisir. Qu’est-ce qui est accompli sur le lieu de travail et au domicile. Bref on a ce brouillage entre travail et loisir. C’est ce que souligne bien, il me semble, cette phrase de Stéphane Bortzmeyer, qui parle de la programmation libre et qui dit : « Notre travail est gratuit parce que c’est, en même temps, un temps de loisir ». Je ne m’arrête pas, pour l’instant, sur la question de la gratuité sur laquelle je reviendrai, mais ce qui m’intéresse c’est qu’on a bien dans cette phrase cette idée qu’il y a les deux. Il y a le travail et il y a aussi le loisir.
Si je passe maintenant à la question du Do It Yourself et de la fabrication personnelle, on peut dire très rapidement, si on essaie de faire une sorte de généalogie rapide de ce mouvement, on peut, en fait, y voir plusieurs précurseurs ou plusieurs influences. Il y a une influence de la culture Punk, pas forcément évidente, mais finalement ce mot d’ordre Do It Yourself, ce sont les Punks qui, à la fin des années 70, ont été les premiers à faire leur ce mot d’ordre, à dire tout le monde peut faire de la musique, prendre une guitare, on n’a pas besoin des grandes maisons de disques, etc, pour faire des choses, on peut le faire nous-mêmes. Do It Yourself ça a un côté assez punk.
On peut dire aussi, ça fait quand même longtemps que le bricolage est une activité de loisir, auquel plein de gens, essentiellement de sexe masculin, mais plein de gens quand même, s’adonnent. Encore une fois, je vois avec le magazine Système D’, qui est le magazine du bricolage, il a été créé en France en 1924. Tout ça pour dire que le Do It Yourself, système D, ça ne date pas non plus d’aujourd’hui, c’est quand même une chose qui existe depuis longtemps. Et puis, dernière influence que je voulais citer rapidement, c’est le mouvement Arts and Crafts, qu’on associe, notamment, à William Morris. On est au Royaume-Uni à la fin du 19e siècle, et là déjà, il y a dans ce mouvement-là, une réflexion sur le fait qu’il faut lutter contre la standardisation industrielle, ce que William Morris appelle l’âge de l’ersatz, et qu’il faut retrouver un rapport différent aux objets techniques, au design, à la fabrication, etc, autant de choses qu’on retrouve aujourd’hui dans le mouvement Do It Yourself.
Mais, évidemment, l’influence déterminante, tout de même, il me semble que c’est la culture hacker, donc la culture du logiciel libre, de plusieurs manières. D’abord, ce dont on a parlé à l’instant, tous les principes de l’open hardware, qui sont une sorte de déclinaison des quatre libertés qui définissent le logiciel libre dans le monde de la fabrication matérielle. Et puis aussi, peut-être de manière plus générale, plus culturelle, il y a vraiment une influence culturelle de la culture hacker qui est de dire « oui, nous on en ras-le-bol d’être dans une posture de consommateurs passifs, de ne pas savoir comment fonctionnent nos objets techniques, de ne pas les comprendre, qu’ils soient des boîtes noires, de ne pas pouvoir les modifier, de ne pas pouvoir les adapter à nos besoins, etc. ». Donc toute cette réflexion-là sur le rapport à la technique, qui est une réflexion que porte, vraiment, la culture hacker depuis le début. C’est par là que j’ai commencé, mais le hack, vraiment c’est la bidouille, donc c’est vraiment ça, c’est le fait de dire il ne faut pas considérer les objets comme des boîtes noires, il faut penser qu’on peut les modifier, ce qui suppose, aussi, qu’ils soient modifiables, ce qui suppose, aussi, qu’on ait les compétences et les savoir-faire, pour comprendre comment ils fonctionnent, pour pouvoir les modifier. Bref, toute cette culture hacker, ce rapport beaucoup plus actif à la technique, c’est ce qu’on retrouve aujourd’hui, évidemment, dans le mouvement du Do It Yourself.
Ce que je voulais dire aussi, c’est que les hackerspaces, ou les fablabs, alors là je ne fais pas de distinction entre les deux, donc tous ces ateliers de fabrication, on peut les considérer, et d’ailleurs certains makers les considèrent comme tels, comme des tiers-lieux. J’ai vu ça récemment et il me semble que c’est une notion qui est intéressante, donc qui vient d’un sociologue, Ray Oldenburg, à la fin des années 80. Mais l’Idée qui me semble intéressante c’est que, un tiers-lieu, ce n’est ni le domicile, ni le lieu de travail. C’est, encore une fois, un lieu, finalement, pour reprendre mon fil rouge, qui n’est ni vraiment dans la sphère du travail, ni vraiment dans la sphère du loisir. Quelque part c’est un entre-deux. Donc là, j’ai noté cette citation de Alban qui est un membre du TMP/LAB, grand hackerspace francilien, qui dit : « Le tiers lieu ce n’est pas le travail ou la maison. C’est un lieu où on fait le neg-otium et l’otium », latinismes qui signifient donc le neg-otium ce sont les affaires et l’otium c’est le temps libre. Donc c’est un lieu « où l’on travaille et où on s’amuse, en somme on socialise ». On a encore une fois ces dimensions du travail et du loisir qui sont comme entremêlées, parce que dans ces fablabs on a, à la fois, des activités de fabrication, mais aussi tout ce qui a trait à l’échange social, aux discussions, des échanges très divers, donc c’est vraiment un lieu qui crée du lien social.
J’ai repris cette citation de Alban, qui était sur la liste diffusion du TMP/LAB, et en fait, lui, il introduit cette notion de tiers-lieu en disant ce qui est important aujourd’hui c’est que les fablabs et les hackerspaces restent, justement, des tiers-lieux et qu’on ne les tire pas trop d’un côté ou d’un autre. Si vous voulez, c’est important. Après j’avais noté une autre citation, celle-là ce n’est pas Alban, mais c’est un membre d’un fablab auxerrois qui s’appelle Les beaux boulons qui disait : « Il y a un risque aujourd’hui de basculer dans l’espace de hacking vers celui du club de hobbyistes, ouvert à la PME ». Il disait, en gros, il faut que ces lieux ça reste des tiers-lieux et qu’on ne bascule pas juste vers le club de hobbyistes, la sphère du loisir, mais qu’on ne bascule pas, non plus, trop nettement, vers le monde de l’entreprise, vers le monde du travail, vers la PME, parce que dans ce cas on perdra les spécificités du tiers-lieu, et on perdra, notamment, toute cette richesse sociale, cette innovation sociale que représentent les fablabs et les hackerspaces. Donc, il faut les maintenir, en quelque sorte, à mi-chemin entre ces deux polarités, ce qui, évidemment, est difficile parce que, notamment, ça pose la question des modèles économiques de ces lieux qu’on a un peu abordée, à l’instant. Quelle est la place du bénévolat ? Quelle est la contribution des entreprises ? Quels temps, dans la semaine, on va accorder aux entreprises pour qu’elles fassent du prototypage rapide, par exemple, et qui sont des temps où, du coup, le lieu va être fermé au grand public ? Comment régler cette balance entre l’ouverture au grand public, aller chercher des entreprises, etc ? Ce sont des choses qui sont compliquées, mais qui sont des questions qu’il faut se poser, à mon avis, si on veut vraiment maintenir les fablabs, les hackerspaces, en tant que lieux d’innovation sociale. Et donc, ce qui pose aussi, et je pense à ce que disait Pascal au déjeuner, ce qui pose aussi la question du rôle des municipalités, et des collectivités territoriales là-dedans. Est-ce que ce n’est pas aussi à elles de financer ces lieux pour, justement, maintenir cette innovation sociale que ces lieux représentent ?
Je vais peut-être aller un peu plus vite là-dessus, c’était pour dire qu’on a souvent la tentation de rabattre l’activité des hackers ou des makers à toujours d’un des deux côtés. À mon avis, il faut toujours se méfier de cela. Soit on rabat leur activité du côté du travail, par exemple là je voulais juste évoquer rapidement un article qui a pas mal fait parler de lui à l’époque, qui date, qui a je pense bien dix ans maintenant, un article fait par deux économistes, Josh Lerner et Jean Tirole, on était au début des années 2000 et donc, ils se demandaient, le logiciel libre et l’open source avaient le vent en poupe depuis quelques années, et donc, en tant qu’économistes classiques, vraiment, pour qui finalement les motivations des individus sont de l’ordre du calcul rationnel, où chacun cherche à maximiser son intérêt, ils se disaient « non mais quand même, c’est bizarre, ça semble mettre en échec la science économique cette histoire de logiciel open source, parce que comment se fait-il que, comme ça, des milliers de bénévoles acceptent de passer tant de temps, et de mettre en œuvre leurs compétences extrêmement précieuses et rares sans être payés ? Comment se fait-il qu’ils fassent ça, alors qu’ils n’y ont aucun intérêt personnel à leur faire ? Ça semble donc mettre en échec cette représentation de l’homo œconomicus qui ferait tout par calcul stratégique.
Et donc, Lerner et Tirole, partaient de ce paradoxe. Ils disaient « non, mais en fait ce n’est pas si bizarre que ça. On peut très bien comprendre, c’est bien un calcul d’utilité, mais c’est juste que c’est un calcul d’utilité différée. Qu’est-ce qu’ils font les développeurs ? Évidemment, ils n’ont pas un intérêt financier direct à faire de l’open source, vu qu’ils ne sont pas payés, à l’époque le monde des développeurs qui étaient payés pour faire de l’open source, était encore assez réduit. Donc ils n’ont pas un intérêt financier direct, mais ils ont un intérêt à plus long terme, parce que, en faisant ces développements, ils développent leur capital humain, ils acquièrent des compétences qu’ils vont ensuite pouvoir monétiser sur le marché du travail. Donc c’est un calcul d’utilité différée.
Évidemment, c’est une thèse assez habile, mais qui ne me semble pas tout à fait convaincante, parce que, justement, quand on dit ça, on ramène l’activité des développeurs à toujours un calcul, un calcul d’utilité, un calcul d’intérêt et on oublie, finalement, quand même, pourquoi diable est-ce que les gens font ça. Pourquoi les développeurs développent ? Parce que, juste, ce sont des passionnés, parce que, pour eux, cette activité est une fin en elle-même, ce que je disais tout à l’heure. Ce n’est pas simplement un moyen pour développer leur capital humain, ça peut l’être aussi, soit, mais ce n’est pas quand même ça. En fait, quand on parle à des développeurs, ce n’est pas ça qu’ils disent en premier, ce qu’ils disent en premier c’est juste « cette activité me passionne et elle est une fin en soi et c’est pour ça que je m’y adonne ».
Et sinon l’autre erreur, l’autre chose qui me semble être, peut-être, une erreur sur laquelle je voulais revenir, c’est de ramener l’activité de développeur du libre vraiment à un loisir, à un hobby. Et, en fait, quand on fait ça, moi ce qui me semble problématique, c’est que, du coup, on oublie un petit peu les enjeux économiques qui sont derrière et qui maintenant, comme vous le savez, sont parfois très importants. L’économie open source s’est largement développée, et donc on oublie que celui qui code par passion, il code, certes, par passion, mais ça ne l’empêche de créer de la valeur, et donc de rentrer dans un écosystème open source dans lequel il y a des acteurs marchands qui sont très habiles pour faire des profits à partir d’un travail donc qui n’est parfois pas payé.
Et donc, ce que je voulais dire, c’est qu’il me semble un peu problématique de considérer les développeurs de logiciels libres comme des hobbyistes lambda. C’est-à-dire que pour moi, en fait ce n’est pas vraiment comme le footballeur du dimanche, parce que, en tout cas, le hacker qui fait un travail soutenu et qui écrit un logiciel, qui est, en fait, l’équivalent voire qui est même mieux, parfois, que son équivalent en logiciel propriétaire, donc il fait l’équivalent d’un travail salarié, ailleurs dans l’économie. Et il crée un bien logiciel qui est équivalent à un bien logiciel créé ailleurs dans l’économie, avec du travail salarié.
Donc, ce que je voulais dire, avec assez de violence, c’est que ce n’est pas comme le footballeur du dimanche. Si vous voulez, mon idée c’est de dire, quand moi je vais jouer au football le dimanche après-midi, ce que je fais ce n’est pas l’équivalent de ce que fait Zlatan Ibrahimović, le dimanche soir au parc des Princes. On ne crée pas la même chose.
Alors que ce que fait le développeur de logiciels libres sur son temps libre, parfois c’est l’équivalent de ce que fait un développeur de logiciels propriétaires qui est payé, salarié, pour ce faire. Donc là, il me semble qu’il y a quelque chose, quand même, de plus problématique et qui empêche de considérer vraiment que le développeur de logiciel libres, c’est simplement un hobbyiste qui, en tant que tel, n’a pas à être payé, tout comme il paraîtrait absurde de payer les gens qui vont jouer au bowling ou au football le dimanche.
[footnotes /]