Bonjour à tous. On va commencer, on ne va pas attendre que les portes se ferment.
Je vais me présenter rapidement. Je suis un petit peu impressionné parce que cette conférence et la suivante sont présentées comme des événements. Si je suis mauvais tant pis, enfin vous verrez !
Je me présente rapidement, François Élie, j’ai un peu plus d’un demi siècle, pour manger j’enseigne la philosophie. Je suis tombé dans l’informatique tout petit et puis, il y a dix ans, je suis rentré en politique un peu par hasard et j’ai fondé une association en France qui s’appelle l’ADULLACT [1] avec quelques-uns pour non pas simplement utiliser les logiciels libres sur fonds publics, mais pour les développer et les développer sur un segment métier, sur ces logiciels qui sont adhérents et qui empêchent de basculer vers le libre. Mais ça, j’en parlerai dans la conférence suivante.
L’objet ici, ça va être de réfléchir sur le libre et l’éducation.
Je vais vous décevoir tout de suite parce que vous vous attendez à ce que je dise qu’il est très important d’utiliser le logiciel libre dans les écoles. Bon, ça y est, je l’ai dit, on peut passer à autre chose. Bien sûr que c’est important. On pourrait faire des listes de gens très courageux qui ont installé des salles en libre accès, des salles en libre. Mais j’ai envie de dire que ce n’est pas le plus important. Il y a beaucoup plus important. Il y a l’école elle-même.
Je voudrais vous parler du rapport entre le logiciel libre et l’école et vous verrez que les enjeux sont un petit peu plus importants que ça. Pour ça il faut revenir à ce que c’est qu’une école.
Je vous l’ai dit, j’enseigne la philosophie pour manger et je vais essayer de revenir un peu en arrière, au moment où on a inventé les écoles. Ce n’est pas Charlemagne ou Jules Ferry qui ont inventé les écoles, ce sont les philosophes il y a 25 siècles. Et puis, je vais vous parler un peu de Platon pour vous mettre à température en vous parlant de l’allégorie de la caverne. Pour ceux qui voudraient retrouver le texte, c’est dans le livre VII de La République. Des hommes sont dans une caverne à regarder un écran, comme vous regardez un écran, regardent les images qui sont projetées. Ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent voir que devant eux. La lumière vient d’un feu allumé sur une hauteur loin derrière eux et, entre le feu et les prisonniers, passe une route élevée. Le long de cette route passe un petit mur et, le long de ce petit mur, des hommes font des marionnettes et ces hommes voient les ombres de ces objets qui passent. Alors Socrate s’adresse à son interlocuteur et lui dit « qui se passe-t-il si on les déchaîne, si on essaye de les faire sortir de la caverne ? ». Bien évidemment, ils vont résister. Je ne sais pas si vous avez déjà vu, en septembre, des enfants se précipiter à l’école en disant « chouette, je vais apprendre à lire ». En général, ils préféreraient rester avec leurs Pokémon, leurs Playmobil, leurs Lego, bref, leurs ombres.
Il y a une force de résistance. On ne veut pas le savoir. Le savoir n’est pas quelque chose de naturel. On résiste au savoir ! Alors il faut les emmener à petits pas, ne pas les emmener trop vite sinon on leur brûle les yeux. Si vous emmenez un élève de Terminale qui aime beaucoup les maths, au Collège de France, tout de suite, il va détester les maths, il faut donc ’emmener à petits pas. Et puis par habitude, il va progressivement s’habituer aux objets de la région supérieure. Et, un jour, il redescendra parce que quand il verra le soleil en dehors de la caverne il redescendra parce qu’il comprendra que le savoir n’a de valeur que s’il est partagé. Il essaiera de sortir les gens de la caverne.
Qui sont les gens qui sont derrière le petit mur ? Ce sont ceux qui sont montés et qui ne sont pas redescendus. On les appelle les sophistes, ceux qui jouent avec le savoir, ceux qui ont la tentation du pouvoir. Toute la question des écoles, c’est de savoir si on enseigne comme les sophistes, si on fait des marionnettes ou si on cherche à libérer par le savoir.
Les premières écoles existaient il y a très très longtemps.
Il existe deux types d’école. Dans les temples, il y a des écoles où l’on fait de l’initiation, des secrets, des arcanes, des choses qu’on ne répète pas. Et puis, il y a d’autres écoles. Ce sont les écoles pour les esclaves. Pour donner de la valeur à un esclave, il faut lui donner un métier. Il faut lui apprendre des choses utiles. Et on va s’arranger pour qu’à l’école il ait un bagage, quelque chose à vendre. Vous reconnaissez un peu des écoles qui sont encore aujourd’hui. Il y a encore la tentation de vouloir enseigner des secrets à quelques-uns et puis un bagage pour tous les autres.
Une école m’intéresse, c’est l’école de Pythagore. Ils font des mathématiques et il y a deux écoles. Il y a l’école pour les mathématiciens, où ils apprennent à faire des maths dans le secret et puis il y a l’école des acousmatitiens, ceux qui écoutent, et on leur apprend à utiliser les mathématiques, mais pas à faire des mathématiques. Et un jour, les philosophes vont libérer les mathématiques pour eux, livrer le grand secret et le grand secret, c’est qu’il n’y a pas de secret, c’est que tout le monde peut faire des mathématiques.
Vous voyez le rapport avec l’informatique ? Si l’école doit être quelque chose, elle doit essayer de n’être ni l’école de l’initiation, ni l’école de l’apprentissage. Elle doit être, au contraire, l’école où on apprend à maîtriser les choses pour ne pas dominer les Hommes.
Je voulais partir de cela pour essayer de comprendre quelles sont les écoles qui vont accueillir de l’informatique demain ou, peut-être, aujourd’hui.
L’éternel problème de l’école, Platon le disait déjà, Bourdieu appelle ça la reproduction, c’est éviter que les âmes d’or s’imaginent que leurs enfants sont des âmes d’or et permettre aux enfants des âmes de bronze, qui seraient des âmes d’or, de pouvoir percer et servir par leur mérite, par leur valeur. Alors, il y a toujours le problème depuis l’origine, il y a des paramètres qui permettent de réussir : le fric, le piston, la triche... Il paraît que ça existe encore dans les écoles.
Voila, ce petit passage, cette petite mise à température, je voudrais revenir maintenant sur un principe que propose Alain, philosophe du début du 20ème siècle, pour dire que l’enseignement doit être résolument retardataire, je vous lis la formule « non pas rétrograde, tout au contraire, rétrograde ça voudrait dire partir du présent pour aller en sens inverse vers le passé. Non ! Retardataire, c’est partir du passé et s’acheminer à petits pas vers le présent pour savoir d’où on vient. C’est pour marcher dans le sens direct qu’il prend du recul. Prendre du recul pour aller loin et pour ensuite marcher. Pour apprendre l’histoire des sciences, pour apprendre l’histoire de la langue, pour apprendre d’où on vient et comment on a fait. Bien sûr, on va le faire non pas en 25 siècles, mais en quelques années. Car si l’on ne se place point dans le moment dépassé, comment le dépasser ? Ce serait une folle entreprise, même pour un homme dans toute la force de prendre les connaissances en leur état dernier. Il n’aurait point d’élan et aucune espérance raisonnable. Au contraire, celui qui accourt des anciens âges est comme lancé sur le mouvement juste, il sait vaincre. Cette expérience fait les esprits rigoureux ».
Vous avez compris encore le rapport avec l’informatique. Si on apprend l’informatique telle qu’elle se fait aujourd’hui, si on apprend les usages de l’informatique d’aujourd’hui, on n’a rien compris. Il faut apprendre d’où ça vient, pourquoi ça a évolué comme ça, sinon et bien on sera piégé.
Alors, à la fin de l’allégorie de la Caverne, Platon nous dit qu’il y a une leçon à tirer de ça. Celui qui se souvient qu’on a les yeux brûlés par l’obscurité ou par la lumière, il se souvient qu’on peut être dérangé par soit l’entrée vers l’enseignement soit l’entrée vers le « savoir  » lui-même. Et notre première manière de nous situer par rapport à quelqu’un qui a envie de nous apprendre quelque chose ou qui au contraire a quelque chose à apprendre de nous, c’est de rire de lui. C’est de chercher à ne pas enseigner. Alors ça tombe bien, il y a des tas de choses qu’ils savent déjà ! Forcémentnbsp ; ! Donc, il n’y a rien à leur enseignernbsp ; ! Et puis ça tombe biennbsp ; ! Il n’ont pas envie d’apprendre, alors on les livre à la séduction. Et c’est vrai, Socrate le disait déjà. Un médecin a perdu d’avance devant un tribunal d’enfants contre les confiseurs, contre les gens de la séduction qui vont leur donner des objets designés, packagés, de la marque, quelque chose qui a une valeur extérieure et qui les séduira.
Alors, on nous rebat les oreilles avec la génération Y. Ces enfants qui auraient eu des cours d’informatique intra-utérins et qui sauraient tout déjà et qui n’auraient rien à apprendre et qui en savent plus que nous. J’ai commencé avec un ZX81 et je plains sincèrement ceux qui commencent avec un smartphone. Ils jouent avec, ils ont un clickodrome et avec des gigas de mémoire vive, ils en font moins que nous avec un kilo, j’avais même acheté un kilo supplémentaire pour faire plus de choses.
La vrai génération Y, c’est la nôtre, c’est la mienne, ce n’est pas celle d’aujourd’hui. Ce sont les gens qui ont vu naître l’informatique qui arrivait et qui quittait les gros ordinateurs, juste avant le verrouillage du PC, au moment où on échangeait du code, on apprenait, on apprenait de l’assembleur, on jouait avec.
Comment apprennent-ilsnbsp ; ? Ils apprennent par imitation. Alors, c’est très bien l’imitation, c’est très utile et à la différence du singe qui lui est beaucoup plus intelligent. On raconte une petite histoire. Il y a une expérience qui a été faite récemment par une américaine, expérience magnifique. Elle va présenter à des jeunes singes une boîte et elle fait toutes sortes d’opérations, elle tire un tiroir, elle tourne la chevillette, elle fait des opérations bizarres et puis à la fin, il y a un tiroir avec des bonbons. Elle présente ça à des singes. Ils refont, ils reproduisent tout, ils tirent le tiroir, ils prennent les bonbons. Elle met des jeunes enfants, ils font exactement la même chose. Et puis ensuite, elle enlève le cache et on voit que la boîte est transparente et on voit que la plupart des opérations ne servent à rien. Il suffit d’appuyer sur un bouton et le tiroir sort.
Le singe appuie sur le bouton tout de suite, il prend les bonbons et s’en va et l’enfant reproduit, il imite. Aristote avait raison : l’Homme est un âne imitateur. Et pourquoi il imitenbsp ; ? Parce qu’on ne sait jamais, il n’a peut-être pas compris, il y a peut-être quelque chose, il y a du sens quelque part. Il ne compte pas sur lui. Et donc, si l’imitation est importante, il faut distinguer entre le modèle et l’exemple. Il y a des enfants qui ne peuvent dessiner que s’ils ont un modèle, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas dessiner. Et puis, il y a ceux qui ont appris par l’exemple, qui ont compris le mouvement, qui ont compris comment on utilisait l’outil et qui vont se l’approprier. Et d’ailleurs, on enseigne par l’exemple, on n’enseigne pas par ce qu’on dit, on enseigne par ce qu’on montre.
Alors, est-ce que l’informatique est dans une situation spéciale face à la question de l’enseignement. Je vais partir d’une formule de Bernard Lang, très très éclairant, je dois beaucoup à mon ami Bernard Lang sur cette question, il n’est pas enseignant mais il a tout comprisnbsp ; : « nbsp ;Comme beaucoup de disciplines scientifiques, l’informatique est à la fois une science, une technologie de l’utilisation de cette science et un ensemble d’outils qu’elle permet de réalisernbsp ; » Trois pas deuxnbsp ; ! Trois. « nbsp ;La confusion entre ces trois aspects est une première source d’incompréhension et de désaccordnbsp ; ». Cette confusion en particulier entre la science et la technologie.
Alors, on nous dit qu’il n’y pas besoin d’apprendre comment fonctionne une voiture pour apprendre à conduire. Et je voudrais revenir sur cette analogie avec l’automobile pour essayer de répondre à la questionnbsp ; : « nbsp ;Est-ce que c’est si inutile que ça de soulever le capotnbsp ; ?nbsp ; ». Et c’est vrai qu’on n’apprend pas la mécanique auto dans les écoles. Mais on apprend la physique. On apprend la science. On n’apprend pas la technologie. Et donc, si on fait cette comparaison, on s’aperçoit qu’on n’a pas besoin de soulever le capot, mais on apprend aux enfants, à tous les enfants, pas simplement ceux qui seront garagistes, pas les esclaves garagistes, mais à tous ceux qui utiliseront des objets, on leur apprend un peu de mathématique, un peu de physique pour qu’ils puissent ne pas être piégés, qu’ils puissent savoir que ce n’est pas le ventilateur qui a éteint les bougies, qu’ils puissent avoir une petite idée de ce qui se passe dans la machine, que ce n’est pas magique.
Alors, il y a trois fractures numériques. Il y a une fracture numérique qui est très grave, qui est celle de la naïveté de ceux qui croient que c’est magique, ceux qui ne comprennent rien, ceux qui jouent avec leur smartphone. Et puis, en face, il y a ceux qui comprennent, qui ne savent peut-être pas comment on fait, mais qui savent comment ça marche. Qui savent quels sont les enjeux qui sont derrière.
Après, il y a une autre fracture qui est la fracture entre ceux qui savent utiliser mais qui ne font qu’utiliser et puis ceux qui maîtrisent, ceux qui fabriquent les logiciels, ceux qui fabriquent les applications, les logiciels. Ça c’est une autre fracture.
Et puis, il y a une fracture sur l’accèsnbsp ; : est-ce qu’on a juste la possibilité d’utiliser ou pasnbsp ; ? Je me souviens au SMSI à Genève puis à Tunis, on nous avait expliqué que le problème de l’accès, c’est d’abord l’électricité dans le monde ; qu’avant d’avoir des ordinateurs et du réseau, il faut d’abord avoir de l’électricité. Alors, voilà, ça calme tout le monde. Mais il n’y a pas besoin d’électricité pour, au tableau noir, expliquer ce que c’est que l’informatique.
Donc il y a trois savoirs, trois « savoirs » différentsnbsp ; : il y a une compréhension des processus qui touchent à l’information, comment on produit l’information, comment on la coopte, comment on la transporte, comment on la traite, comment on l’exploite, qui peut avoir intérêt à l’exploiternbsp ; ? Cette science de l’information, on la confond souvent avec un savoir-faire dans le programme de la programmation effective, alors qu’on peut très bien apprendre en pseudo code de l’algorithmique théorique avec une craie et un tableau noir. On peut expliquer ce que c’est qu’un compilateur sans avoir de machine, sans avoir à programmer, à instancier dans un langage précis ce qu’on a compris comme algorithme. Et de ce point de vue-là, c’est des maths. On devrait se poser la question « nbsp ;Mais pourquoi continue-t-on à enseigner des maths à des gens qui ne vont pas les utilisernbsp ; ?nbsp ; ». Ben évidemment, c’est parce qu’on n’est pas dans une école de l’initiation où les mathématiciens font ça entre eux et on n’est pas non plus dans une école de l’apprentissage où l’école a pour but de donner un métier, un bagage utilisable. L’école ne sert évidemment pas à ça. D’ailleurs, heureusement parce que sinon je n’enseignerais pas la philosophie qui ne sert à rien à part fabriquer des profs de philosophienbsp ; !
Enfin, il y a un troisième « nbsp ;savoirnbsp ; », qui est le savoir-faire dans le domaine des usages, j’aimerais bien écrire « zzusages  » avec deux z, où on est devant un savoir-faire qui change sans arrêt, où on est simplement dans l’adaptation du consommateur à l’offre.
Et on retrouve nos trois écolesnbsp ; : l’école de la liberté, la science pour tous et là elle n’a pas besoin d’ordinateurs ; l’école des maîtres, la technologie pour quelques-uns et puis l’école des esclaves, les usages pour le plus grand nombre. Avec trois finalités différentes. Dans le premier cas, on est formé à comprendre les fins, les buts. On ne sait pas coder mais on peut décider ce qui mérite d’être codé, ce qui doit être codé, ce qu’il faudrait coder, ce qu’il faut utiliser, ce qu’il ne faut pas utiliser ; on peut décider.
Les autres savoirs ont des finalités différentes. Ils sont non pas au niveau des fins, ils sont au niveau des moyens. On va former des codeurs. Alors, il y a des tas de gens qui vous disent qu’il faut former des informaticiens pour exister dans la compétition internationale. Sans doute, mais ce n’est pas le plus urgent. Et puis former des consommateurs qui savent s’adapter à ce qu’il y a, à ce qu’on leur vend. Et là, il y a du mondenbsp ; ! Il y a du monde pour conseiller les ministres, pour conseiller les gouvernements, pour conseiller les partisnbsp ; : vous comprenez bien, s’ils veulent faire des achats lucides, s’ils veulent choisir les bons produits, il faut les aider, il faut les initier tout de suite. Et d’ailleurs, on vous organise des programmes quasiment gratuit, on vous fournit les machines. La première dose est gratuitenbsp ; !
Alors, le problème, c’est qu’on ne veut plus se contenter d’un tableau noir. On est passé autour de 2004, du siècle de l’automobile au siècle de l’information. En 2004, les investissements dans l’informatique et les nouvelles technologies ont dépassé les investissements dans l’automobile. On a quitté le siècle de l’automobile pour entrer dans le siècle de l’information. Au passage, 2004, c’est aussi la date où le nombre de téléphones portables embarqués sur des machines a dépassé le nombre de téléphones portables embarqués sur les êtres humains. C’est bon à savoir, vos imprimantes, vos machines à café sont pleines de mobiles, il y en a plus dans les machines que sur vous. Ça aussi, il faut y réfléchir.
Alors on a trois manières de faire entrer l’informatique à l’école. Je vous le disais, on n’a pas besoin de tableau noir pour enseigner l’informatique elle-même, pour enseigner la science. De la même façon qu’on n’a pas besoin de machine à calculer pour enseigner les mathématiques. Évidemment ! Pas besoin d’une machine à calculer pour savoir faire une division. Au contraire, surtout pas ! On peut aussi enseigner l’informatique comme technologie, apprendre à programmer, à gérer des réseaux et on peut aussi se contenter d’utiliser ou apprendre l’utilisation dans les fameuses T.I.C.E. Seulement on n’a plus le choix ! On n’a plus le choix parce qu’arrive la vague de ce qu’on appelle le numérique, c’est-à-dire que tous les savoirs sont maintenant numérisés et que le tableau noir, eh bien il va falloir résister pour n’utiliser que le tableau noir et on va devoir utiliser le numérique, alors ça pose problème.
Déjà je m’arrête un instant, on a dépassé un faux débat. Il faut cesser d’opposer l’enseignement de la programmation d’une part et l’enseignement des usages, c’est important mais ça, c’est l’école des maîtres et des esclaves. Ce qu’il faut enseigner vite et à tous, c’est la science, pas la technologie ou l’usage. C’est en amont de la programmation, l’algorithmique. C’est en amont de telle instanciation, du codage, du chiffrement, la théorie, quelque chose qui comme les maths n’a besoin que d’une craie et d’un tableau noir.
Seulement, le numérique arrive et on ne peut plus se contenter d’un tableau noir, il paraît que le numérique est partout, que tous les supports de transmission de l’information et tous les supports d’information sont maintenant numérisés. Et donc, ça pose un problème très particulier. Ça pose un problème particulier parce qu’il y a une interaction très forte entre les trois. Comme si on devait enseigner la physique dans une voiture, si je reprends l’analogie. On peut enseigner la physique avec un tableau noir, mais là dans le cas de l’informatique, il faut enseigner la physique dans une voiture.
Autrement dit, l’école est le lieu, l’enjeu d’un affrontement colossal entre ceux qui voudraient qu’elle reste l’école de la liberté et ceux qui voudraient en faire autre chose, une école qui serait cliente captive d’un marché, des industries numériques pour l’éducation. Parce que la technologie, elle englobe les usages et il faudrait qu’on enseigne la science dans cette espèce de gangue, dans cette espèce de caverne où on nous projette des ombres avec des matériels particuliers, avec des formats particuliers. Comment faire ? Comment essayer de rester honnête et faire correctement les choses ? La caverne est revenue !
Alors je vais citer Marx, une deuxième fois, il n’y a plus que les libéraux pour citer Marx aujourd’hui : « Les armes de la critique passent par la critique des armes ». C’est hors contexte, car c’était dans la « Critique de la philosophie du droit » de Hengel, ça n’a rien à voir mais la phrase est pratique.
On peut difficilement enseigner la liberté avec des outils qui cherchent à dominer. Ça va être compliqué d’utiliser des outils qui sont faits pour ne pas être partagés pour apprendre à des élèves à partager. Ça va être compliqué d’enseigner à des élèves comment il faut protéger ses données en utilisant des réseaux sociaux qui sont faits pour justement les capturer. Bref, apprendre l’ouverture avec ce qui est fait pour fermer, c’est compliqué. Donc, on est dans une impasse, dans une contradiction.
Alors, je reprends une formule de Bernard Lang. Il encourageait à réfléchir sur les risques potentiels de ces nouveaux modes de médiation dans l’appréhension de la connaissance. Le numérique devient la médiation pour apprendre la science qui est amont du numérique. On doit enseigner la physique dans la voiture. Et vous le savez, quand le sage montre la lune, l’ignorant regarde le doigt. Il n’entend pas ce qu’on lui dit. Les enfants ne regardent pas ce qu’il y a sous l’ordinateur, ils regardent l’ordinateur. Ils ne regardent pas ce qu’ils ont à lire, ils regardent la manipulation, ils ne savent pas ce qu’il y a à regarder.
Alors, je vais prendre quelques exemples taquins. Premier exemple taquin : on fait une exposition sur les OGM, on mange bio à la cantine, pardon, au restaurant scolaire, mais par contre on fait l’affiche de l’exposition sur Mac ou sous Windows. Cherchez l’erreur. Il y a un petit souci. Je disais à une syndicaliste, vous aurez du mal à faire la révolution avec Word. Elle n’a pas compris ! J’avais été invité à une université d’été d’Attac, c’était assez bizarre un libéral invité à Attac et là je leur avais dit « Je ne vais plus au Mac-Do mais vous êtes encore sous Windows ».
Deuxième exemple taquin, toujours à l’école. L’école est l’endroit où l’on dit le plus de mal de Wikipédia, il faut le savoir. Par contre, on dit beaucoup de bien de Diderot, de l’Encyclopédie, du siècle des Lumières. C’est embêtant quand même. Parce que moi, je suis persuadé que Diderot adorerait Wikipédia. Mais il n’adorerait pas Wikipédia pour le lire mais pour écrire dedans. Il ne s’agit pas d’apprendre aux enfants à se méfier de ce qu’on lit dans Wikipédia, il faut leur apprendre à écrire dans Wikipédia. Mais ça, il faut du temps.
Troisième exemple taquin : le tableau numérique interactif. Alors, ça, c’est la catastrophe, l’absurdité totale. Avec une craie et un tableau, je suis à égalité avec un élève. Il va au tableau, il prend la craie ; la craie c’est du calcaire, c’est comme dans son jardin. L’ardoise, il y en a sur son toit. Il n’y a pas d’interface technologique qui le sépare du savoir. Avec le tableau numérique interactif, Pythagore est de retour ! Vous ne pourrez pas faire de mathématiques simples, poser une division que si vous disposez d’une interface extrêmement compliquée, si vous avez du 220, si vous avez du réseau, sinon la division va être compliquée. J’ai le souvenir de professeurs de physique qui pour étudier la chute des corps prenaient une capture avec une caméra numérique de l’objet qui tombait, détection de mouvement et ensuite tout ça apparaissait dans un tableur avec quelques lignes. Je leur avais expliqué qu’avec une feuille de papier de chocolat, une prise RS232, on arrivait à faire beaucoup plus précis, 400 000 fois par seconde, mais non ce n’était pas bien, il fallait du dispositif !
Alors, il y a des alternatives. Il y a une alternative qui essaye d’exploiter les outils numériques mais de manière intelligente. Par exemple, prenez un smartphone, vous le connectez à votre PC de classe, il projette ça avec un vidéo-projecteur et puis vous transportez le tableau numérique interactif, vous le posez sur la table de l’élève, il peut écrire, c’est le même que son smartphone, c’est l’ardoise et la craie. Il n’y a de TBI chez lui mais il a aussi peut être un smartphone et puis là tout le monde peut écrire dessus. Voilà.
On peut arriver à subvertir ces médiations pour trouver plus intelligent.
Alors je vais revenir au logiciel libre. L’école a tout à apprendre de la culture des hackers. Il faut apprendre à travailler comme des hackers. Nietzsche a une formule magnifique, il dit « Plutôt périr que travailler sans joi ». On peut vouloir travailler comme un maître ou travailler comme un esclave. On peut aussi faire de sa vie quelque chose de plus joyeux, aimer son travail. On peut apprendre à aimer son travail à l’école. On peut apprendre à exister par la valeur de ce qu’on fait, par la valeur de ce qu’on montre, par l’image qu’on a, et pour ça, et bien le logiciel libre pourrait nous aider pour refonder l’école, pour apprendre à collaborer, pour apprendre à partager, pour apprendre à bricoler, produire ses propres outils, se former, se former sans cesse, être en veille permanente.
Toutes ces qualités qui sont celles des hackers, ce sont celles qu’on attend d’un élève. Et donc, il y a bien des rapports entre l’école, les outils, les contenus. Mais pas simplement sur l’utilisation du logiciel libre. Puisque le numérique est partout, il n’y a vraiment plus que deux écoles possibles : soit l’école programmée, c’est pour ça que j’avais sous-titré cette conférence « Programmer ou être programmé », c’est la devise des hackers. Soit l’école programmée. Le numérique sera partout dans le système éducatif, il sera désormais impossible de réguler quoi que ce soit, l’école sera un client captif. Les outils, les contenus seront produits par une sorte d’industrie numérique qui sera complètement extérieure à l’école et qui va lui dicter sa loi, qui va la transformer en autre chose.
Soit l’école de la liberté. Mais pour ça, il faudra utiliser une technologie et des usages qui permettent d’enseigner la science de l’informatique.
Autrement dit, la question n’est pas d’utiliser le logiciel libre, ce n’est pas la question. On ne peut utiliser que ce qui existe, ce n’est déjà pas beaucoup. Il s’agit de développer les logiciels libres dont a besoin l’école. Il s’agit de produire des contenus partagés, qui pourraient être produits par des enseignants, ils sont quand même mieux placés que d’autres pour les produire, mais de manière collaborative pour libérer l’école de cette menace de l’industrie numérique éducative. Au passage, l’argent public pourrait être mieux utilisé qu’en achetant des produits qui en général sont faits par les mêmes enseignants mais avec une autre casquette.
Alors je reviens à Marx. Au 19ème siècle, il avait posé une bonne question : « À qui appartiennent les moyens de production ? » Eh bien les moyens de production des contenus et des outils de l’école doivent appartenir à l’école. Donc la question du logiciel libre n’est pas une petite question, c’est la question même de l’école. Et la question n’est pas à l’utilisation. C’est de se mettre à l’école de ce mode de production, pour produire les savoirs, les contenus ; pour rendre possible une éducation, une instruction des élèves qui leur permette d’accéder à la liberté par la science, ni par la technologie, ni par les usages, mais par la science.
Je vous remercie.
Applaudissements.
Si vous avez des questions, des occasions de scandale, n’hésitez pas.
- Public
- : Vous venez de la France  ?
- François Elie
- : Oui.
- Public
- : Vous avez déjà parlé vous aux collègues, au gouvernement... Et quelle est, en France, la réception des gouvernants par rapport à cette question  ?
- François Elie
- : Alors, la situation est compliquée. Je vais essayer de répondre à la question quand même. J’ai commencé la philosophie il y a bien longtemps, enfin, j’ai l’âge de mon ministre. Il y a une quinzaine d’années, les politiques, que ce soit au gouvernement ou à l’Assemblée nationale ou au Sénat, comprenaient ces questions. Plus aujourd’hui. Plus aujourd’hui parce que c’est plus compliqué qu’avant. Peut-être parce qu’on est dans la génération Y aussi de ce point de vue là. En informatique, c’est un des seuls métiers où il suffit de passer deux heures sur un ordinateur pour se prendre pour un ingénieur. C’est vrai aussi pour les politiques. Et puis le lobbying a bien marché. Et ceux qui voulaient n’acheter que du libre, ne faire que du libre, ont mis de l’eau dans leur vin  ! Et donc, c’est compliqué parce que les lobbies sont là. Tout à l’heure, je disais la première dose est gratuite, les choses sont prêtes et on se préoccupe, peut-être d’abord, je ne sais pas, de sauver les industries numériques. Je ne sais si c’est la priorité ou si c’est l’école qui est la priorité. Voilà Je ne sais pas. C’est compliqué. C’est plus compliqué qu’il y a dix ans. Oui  !
- Public
- : inaudible.
- François Elie
- : Il y a évidemment beaucoup de gens qui militent pour sauver l’école de ce qui la menace. Ce qu’il faut craindre, c’est que les arguments soient souvent disparates, que le discours soit souvent incohérent. J’en suis revenu aux fondamentaux, j’ai fait plutôt de la philosophie, j’aurais pu citer d’excellents projets, des initiatives ici ou là, des associations, sans doute, mais revenons aux fondamentaux. Et surtout c’est pour ça que j’ai cité Bernard Lang. Distinguons la science, la technologie et les usages. Et arrêtons cette guéguerre entre ceux qui voudraient apprendre à programmer et ceux qui voudraient apprendre les usages. Je pense que si on comprend les enjeux, il y aura davantage de gens pour défendre cette cause parce que pour l’instant ce sont souvent des hackers, des gens qui sont dans le monde de l’informatique, qui veulent protéger et arriver à l’école avec leur informatique, mais c’est beaucoup plus important que ça, c’est de rester, s’arranger pour que l’école reste l’école. Et les raisons pour lesquelles il faut le faire ne sont pas encore pensées. Elles ne sont pas encore pensées parce que les choses sont allées trop vite et parce que le numérique est en train de déferler à l’école. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si le mot numérique a remplacé le mot informatique. On vaudrait nous faire croire qu’il n’y a plus besoin de l’apprendre. Très embêtant ! Vous savez c’est Humpty Dumpty (NdT. personnage dans « Alice aux pays des merveilles », voir http://en.wikipedia.org/wiki/Humpty_Dumpty#In_Through_the_Looking-Glass) qui disait l’important ce n’est pas le sens des mots. L’important, c’est celui qui en décide. On n’a pas inventé le mot numérique pour rien. Voilà ! Et donc, il faut résister sur le terrain du symbolique, sur le terrain des idées, parce que bien sûr utiliser du libre c’est bien, mais il fait surtout développer des contenus et développer des outils et ils existent peu à l’école. Je prends un exemple, le LLSOLL, le laboratoire de langues pour les écoles qui a été développé en Suisse. J’ai essayé d’alerter les pouvoirs publics, j’ai écrit à tous les ministères, toutes les régions, tous les départements, pour leur dire : « Mais mettez-vous ensemble, développez ça ». Il y a 30 000 établissements scolaires qui pourraient en bénéficier, une fois que c’est payé ce serait libre et gratuit et après tout le monde pourrait faire du service dessus. Je n’ai pas eu de réponse. Un bruit mat ! Voilà. Donc, il y a des gens qui essaient de se bouger, mais ce qui m’inquiète beaucoup, c’est qu’on n’a pas conscience des enjeux. On cherche à défendre les industries.
D’autres questions  ?
Public : Vous avez des enfants  ? Qu’est-ce que vous leur dites ou à vos élévèes, par quel moyen les amener justement à distinguer un peu la science de la technologies  ?
François Elie : Alors je vais répondre en deux temps. J’ai des enfants, j’en ai six. J’ai remplacé les cheminées par des conduites de câbles. Il y a du Linux à tous les étages. Ils n’ont jamais vu de Windows, sauf chez les copains. Malheureusement, ils sont de la génération des gens qui jouent avec les machines. Voilà. Il y en a très peu qui programment parmi eux. Mais au moins, ils ont autre chose, ils ont vu autre chose.
Et puis, avec mes élèves j’ai un tout autre rapport. J’enseigne la philosophie avec une craie et un tableau noir et effectivement je vais leur parler de leur monde. Ils savent très bien que je sais taper sur un clavier, que je démonte des machines, mais par contre quand je suis avec eux, je n’utilise pas les machines. Et je m’arrange pour ne pas faire l’appel avec l’application qu’on a mis dans la machine, pour une raison simple, c’est que je me suis battu pendant dix ans pour qu’il y ait des ordinateurs dans les salles et la seule raison pour laquelle ils en ont mis c’est pour faire l’appel. Alors je ne vais quand même pas le faire  ! Donc je fais l’appel à la main  ! Voilà  !
Public : inaudible.
François Elie : Qu’est-ce qu’on peut faire, si on est conscient des enjeux  ? Alors, je vais vous décevoir mais je crois qu’il faut arrêter de parler des logiciels libres qui existent. Ils sont très biens, je les utilisent moi-même, je n’utilise que du libre pour des raisons d’hygiène depuis 97, ça va très bien. Mais, il faut parler des logiciels libres de demain. Il faut parler des contenus de demain. Il faut se battre pour dire à ceux qui décident, en particulier les collectivités locales, les administrations : « N’achetez pas en fonction de l’offre. Achetez en fonction de vos demandes  ». Et si vous vous mettez à plusieurs, j’en reparlerai tout à l’heure, si vous mutualisez, vous pourrez développer les applications qui répondent à vos besoins, c’est vous qui en décidez et vous pourrez le faire en libre.
Même chose pour les contenus. Organisons des systèmes collaboratifs dans les écoles, dans les lycées, dans les universités pour partager le « savoir  ». Il y a quelques semaines, j’ai une amie qui est revenue des États-Unis. Il y avait une conférence sur les Open Universities, où il y avait le MIT, un certain nombre de grosses universités qui déballent tout et qui mettent tout leur savoir en ligne. Elle est revenue en me disant « J’ai souffert parce qu’il y a quelqu’un qui a dit « On attend la France. On attend la France du siècle des Lumières, la France de l’Encyclopédie  »  ». Voila.
Donc arrêtons de nous battre sur ce petit créneau qui consiste à dire aux écoles « S’il vous plaît utilisez le logiciel libre qui existe  ». C’est très bien. Mais, si on a compris les enjeux, il faut dire à ceux qui payent pour l’école : « Développez le logiciel libre  ! Arrachez-vous au marché et développez-les en libre et développez des contenus  ». C’est sur les outils et les contenus qu’il faut se battre. Ce n’est pas sur l’utilisation qui existe.
Public : inaudible.
François Elie : Oui, j’ai une idée. Il suffit quelquefois de quelques personnes pour faire changer les choses. Il suffit qu’elles soient au bon moment au bon endroit. Récemment, il y a, j’ai oublié le nom, l’anglais qui est en train de transformer le système éducatif anglais avec du libre. Un jour, il a écrit un article, il a fait une conférence, il a été entendu par quelqu’un qui a parlé de lui au ministre, le ministre a pris son téléphone, l’a appelé, ils se sont bien entendus, il lui a dit « Vous êtes en charge du projet ! ». Il suffit d’une personne. Il y a quelqu’un, un sénateur qui s’appelle Laffitte qui était à l’initiative des projets de loi en France à la fin du siècle dernier sur le libre, il ne faudrait acheter que du libre. C’est celui qui a créé Sophia Antipolis. Il m’avait dit : « Pour faire quelque chose il faut passer 20 ans dans le désert ». Il faut du temps. Mais il ne faut pas être nombreux. Il suffit de convaincre les bonnes personnes. J’ai écrit un bouquin, ce n’est pas pour qu’il se vende, c’est pour qu’il soit éventuellement lu par une personne qui aurait le pouvoir et qui serait suffisamment intelligente pour comprendre les enjeux.
Je suis en train de préparer un article à partir de ce que j’ai dit pour essayer d’être lu par la personne qui pourra agir. C’est tout  ! Et, c’est vrai aussi à l’Assemblée, dans les assemblées, il suffit d’un député qui explique aux autres et c’est plié. Alors, on a quelques députés qui ont conscience de tel ou tel enjeu, mais il faudrait qu’ils s’aperçoivent qu’il y a des éléments de langage, il y a des arguments qui pourraient emporter le morceau ! Il faut les produire. Mais ce n’est pas perdu, il suffit d’une personne qui comprenne, c’est tout ! On va s’arrêter là.