Delphine Sabattier : Depuis ce samedi 1er janvier 2022, la France a pris la présidence du Conseil de l’Union européenne pour six mois, six mois où le numérique occupe le premier rang des priorités. On en parle avec la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Bonjour.
Vous êtes sénatrice de la Seine-Maritime, membre de la commission de la Culture, de l’Éducation et de la Communication, ainsi que de la commission des Affaires européennes du Sénat. Bonjour.
Catherine Morin-Desailly : Bonjour à vous.
Delphine Sabattier : Je vous vois aussi très impliquée sur les débats du numérique et c’est d’autant plus remarquable que vous n’êtes pas si nombreux à l’être parmi les élites. J’entends trop souvent que le numérique est un sujet technique, avec des questions qui ne passionnent que les experts. Mais alors là, justement, Catherine Morin-Desailly, je me demande si le numérique n’est pas finalement la question la plus facile, le sujet le plus facile à défendre au niveau européen puisque les États membres semblent s’entendre sur des intérêts communs à défendre face à des cibles communes, on peut parler des GAFAM [Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft] ou encore des BATX [Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi], ces géants du numérique qui viennent d’autres continents. Qu’en pensez-vous ?
Catherine Morin-Desailly : Oui, on peut dire ça maintenant. En réalité l’Europe intervient de manière assez défensive parce que, depuis une quinzaine d’années que le marché numérique s’est développé, l’Europe n’a pas su, hélas, construire une stratégie globale et offensive et prendre sa juste part dans l’écosystème qui était en train de se construire. À la différence des Américains qui, dans les années 90, ont su développer et investir dans un écosystème en priorisant, d’ailleurs, leurs propres choix nationaux, l’Europe n’a développé qu’une Europe des usages et ne s’est pas attachée à faire en sorte qu’il y ait une industrie numérique qui se construise. Hélas ! Donc deux sujets majeurs en ce début de présidence française, d’abord relancer une politique industrielle ou même , carrément, lancer une politique industrielle digne de ce nom et voter également des textes de règlements, car, je le rappelle, le numérique c’est la directive e-commerce [1] du début des années 2000, autant dire que les plateformes qui gèrent tout aujourd’hui ne sont pour l’instant redevables ni responsables de rien. Voilà ! Donc ces textes de règlement le Digital Services Act [2] et le Digital Markets Act [3] sont censés établir une réglementation, enfin, pour ces géants du numérique entre autres et pour les plateformes en particulier.
Delphine Sabattier : Vous allez me dire que je démarre l’année avec un grand optimisme, mais je me dis qu’on a quand même aussi un bel atout dans notre poche, Thierry Breton qui est commissaire européen en charge de plusieurs choses : la politique industrielle, le marché intérieur, le numérique, la défense, l’espace, ça fait beaucoup et c’est évidemment un défenseur d’une vision française.
Catherine Morin-Desailly : Oui. Nous avons la chance d’avoir Thierry Breton, commissaire européen, qui dispose d’un large portefeuille qui lui permet justement d’intervenir de manière coordonnée et stratégique. Je dois dire que depuis qu’il a pris ses fonctions les choses semblent enfin en route. Bien sûr il y a un grand retard à rattraper, mais au moins on va d’ailleurs réglementer et, je l’espère, lancer une politique industrielle digne de ce nom.
La problématique c’est la France, est-elle moteur de cette politique industrielle ? Rien n’est moins sûr, hélas, puisqu’on voit que les choix actuels du gouvernement ne s’orientent pas forcément vers l’investissement dans nos entreprises françaises de dimension européenne ou internationale, mais bien plutôt, à chaque fois, d’inciter à contractualiser avec les GAFAM et d’utiliser leurs technologies. C’est l’enjeu de ce qu’on appelle le cloud souverain qui a été rebaptisé, et c’est un peu un faux-nez, cloud de confiance par l’actuel gouvernement et qui n’augure pas d’une politique industrielle extrêmement offensive, c’est le moins qu’on puisse se dire.
L’inquiétude est là. L’enjeu est posé. Va-t-on, oui ou non dans les mois qui viennent, savoir relancer, lancer cette politique industrielle en assumant cette préférence communautaire ?, c’est-à-dire en faisant monter en puissance nos propres entreprises pour assurer, tout simplement, notre souveraineté numérique.
Delphine Sabattier : En fait, ce que vous nous dites c’est qu’il y a un décalage entre le discours très volontariste et les actes aujourd’hui en France.
Catherine Morin-Desailly : Tout à fait. Il y a un discours volontariste sur l’adoption rapidement des deux textes de règlement : le Digital Markets Act qui va réguler le marché unique du numérique, qui va établir des nouvelles règles de concurrence et il était temps ; le Digital Services Act qui règle plutôt la question des contenus et des services, c’est toute la problématique de la régulation des fausses nouvelles, du cyberharcèlement, de tous les dérèglements, en fait, occasionnés par ces plateformes qui posent vraiment problème. Tout ça sera complété par un Government Data Act qui traitera de la question des données un peu plus tard et également un texte sur l’intelligence artificielle.
On voit que des mesures ont été prises dans ce sens-là, d’avancer utilement pour tout ce qui est réglementation. Il était plus que temps. J’appelais ça de mes vœux depuis de très nombreuses à travers les travaux du Sénat. On y est enfin, mais la réglementation, encore une fois, doit s’assortir d’une politique industrielle absolument volontariste. Pourquoi ? La crise sanitaire nous a démontré notre dépendance au numérique. Toute l’économie est aujourd’hui numérisée. Le numérique ce n’est pas une industrie ce sont, en réalité, toutes les industries. On a bien vu qu’avec le recours à la distanciation, à la dématérialisation occasionnée et renforcée par la crise sanitaire, le télétravail aussi qui s’est démultiplié, on a besoin de clouds, on a besoin de services de cloud, de services pour stocker les données et les traiter. C’est le moment d’investir massivement dans nos entreprises qui développent ces services plutôt que ce que fait, hélas, le gouvernement français à l’heure actuelle, inciter à contractualiser avec les GAFAM. Tout le problème est là et s’illustre très bien par la question des données de santé et la plateforme Health Data Hub que vous avez citée dans votre sommaire. Qu’a-t-on fait ? On a choisi, il y a un an et demi, de confier, sans appel d’offres spécifique, à Microsoft, la gestion de nos données de santé. Il n’y a pas eu de débat démocratique au Parlement, ce n’est pas une question qui a été traitée de la manière la plus transparente possible, bien au contraire, on a découvert ça subrepticement, à posteriori, parce que certains ont protesté. Ça remet en cause profondément notre souveraineté.
Delphine Sabattier : Madame la Sénatrice, on va parler de ça dans le débat juste après donc on ne va pas trop s’étendre sur cette question, je vais l’aborder plus précisément.
D’accord, d’un côté on voit qu’on a une arme de régulation qui est en train de se structurer au niveau européen, on n’est pas véritablement inquiets sur l’issue, on se dit que ça va plutôt passer avec nos voisins. En revanche, sur la politique industrielle, c’est-à-dire vraiment le carnet de commandes, la préférence européenne, par quoi ça doit passer ? Quelle est l’opportunité que nous avons là, maintenant, en tant que présidence du Conseil de l’Union européenne pour six mois, de faire avancer cette politique industrielle ? Quelles actions urgentes faut-il mettre en place ?
Catherine Morin-Desailly : Tout simplement c’est de faire passer une législation ad hoc qui permettrait de construire ce qu’on appelle un Small Business Act [4], comme ont su le faire les Américains dans les années 50, assumant une préférence nationale, c’est-à-dire attribuant de manière préférentielle leurs marchés locaux et nationaux à leurs propres entreprises pour construire leur souveraineté, eh bien faisons la même chose. D’autres parlent de quotas en matière d’attribution de certains marchés. Toutes ces solutions vont dans le bon sens, dans le sens d’une souveraineté, de retrouver une forme de souveraineté et ne pas dépendre des technologies extra-européennes soit américaines soit chinoises.
Delphine Sabattier : Est-ce que vous redoutez le poids des lobbies au niveau de la Commission européenne et même au niveau français ? Est-ce que vous redoutez le poids des lobbies ?
Catherine Morin-Desailly : Bien entendu. Ces géants américains, dans la mesure où ils disposent de moyens colossaux, ils n’ont jamais payé d’impôts, continuent à se développer et ont tout pouvoir pour exercer un lobbying très intense et c’est d’ailleurs leur stratégie : séduction et menaces à la fois, incitation à avoir recours à leurs propres services, parfois aussi débauchage de certains personnels de la haute fonction publique ou de certains ex-politiques, bref !, la stratégie est que, aujourd’hui, c’est très compliqué de résister. Pour autant nous avons pris conscience, Thierry Breton le premier, que nous ne pouvons pas continuer à dépendre ainsi des technologies extra-européennes, d’autant que la législation américaine en la matière est très asymétrique avec la législation européenne. Les lois américaines, la Federal Intelligence Service et le CLOUD Act [5] font que les données des Européens peuvent être, à tout moment, dans les mains de nos voisins américains. C’est la raison pour laquelle la Cour de justice de l’Union européenne, il y a un an et demi, a invalidé l’accord de transfert des données des Européens vers les Américains en l’état.
Delphine Sabattier : Ça fera partie, Catherine Morin-Desailly, j’imagine aussi des sujets qui seront débattus. Ça fait quand même beaucoup de sujets, rien que pour six mois, à défendre pour la France et on ne parle que d’un petit aspect, celui du numérique. On est très contents qu’il fasse partie des priorités annoncées par la France.
Merci beaucoup pour votre intervention, pour avoir lancé cette édition 2022.
Catherine Morin-Desailly, je rappelle que vous êtes sénatrice de la Seine-Maritime, membre de la commission des Affaires européennes du Sénat, notamment.
À suivre notre talk On continue avec cette question de la politique technologique de la France. On va s’intéresser au Health Data Hub.