- Titre
- : La Politique du logiciel libre.
- Intervenants
- : Sébastien Broca, Xavier de la Porte, Thibault Henneton
- Lieu
- : Émission Place de la Toile - France Culture
- Date
- : 28 décembre 2013
- Durée
- : Première partie 19 min - Deuxième partie 25 min 09
Transcription
Xavier de la Porte : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Place de la Toile, le magazine des cultures numériques. Nous sommes ensemble jusqu’à dix-neuf heures. Au sommaire de cette émission, plongé dans son ordinateur, Thibault Henneton répondra à la question « Tout réseau est-il conscient ? », Thibault que l’on retrouvera à la fin de l’émission pour son complément d’enquête. Le son ce sera « Une utopie en chansons ». Quand à notre invité, Sébastien Broca est là pour parler de la politique du logiciel libre.
Je ne compte pas le nombre d’émissions que nous avons conclues par un tonitruant « La solution, de toutes façons, c’est le logiciel libre ». Bien sûr on a souvent parlé du logiciel libre dans cette émission, un peu plus en détail. On a invité certains de ses praticiens et de ses défenseurs en France. On a évoqué aussi, souvent, les grandes figures de son histoire à commencer par Richard Stallman
, évidemment, mais je ne crois pas que nous ayons consacré une émission entière à comprendre la logique profonde du logiciel libre, à expliquer comment était née cette idée qu’il fallait que le logiciel libre soit libre, à bien distinguer, par exemple le logiciel libre et l’open source, à expliciter la logique politique à l’œuvre dans le logiciel libre et à montrer comment ses ambitions et d’ailleurs ses filiations dépassaient largement le champ de l’informatique. Alors peut-être que si nous ne l’avons pas fait c’est parce que l’occasion nous avait manqué et bien elle se présente aujourd’hui, elle se présente avec un livre qui est paru tout récemment aux Éditions du Passager clandestin, un livre qui est intitulé « Utopie du logiciel libre », et qui est sous-titré « Du bricolage informatique à la réinvention sociale ». Bonsoir Sébastien Broca.
- Sébastien Broca
- : Bonsoir !
- Xavier de la Porte
- : Vous êtes sociologue au Centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques de la Sorbonne, vous êtes l’auteur de ce livre et c’est vous qui nous fournissez donc l’occasion de cette émission sur le logiciel libre. Et alors je suis content d’avoir attendu, six ans, presque, parce que votre livre est très intéressant, très bien fait et d’ailleurs, juste en préambule, je le conseille à quiconque s’intéresse non seulement au logiciel libre mais aux cultures numériques en général tant le travail que vous avez fourni est informé. Il est clair, il est politique au sens où il inscrit cette histoire du logiciel libre dans une histoire politique qui est beaucoup plus large comme on essaiera de le voir. Alors maintenant que je vous ai mis la pression il va falloir être à la hauteur de ces compliments. Sébastien Broca on va commencer par essayer de raconter, alors évidemment ce sera très vite, on va faire cette histoire à grands pas, mais dans la première partie de l’émission j’aimerais qu’on raconte un peu cette histoire et donc pour la raconter, pour comprendre pourquoi a germé dans des esprits l’idée qu’il fallait que le logiciel soit libre, il faut qu’on revienne un petit peu en arrière, dans un temps reculé, où on ne parle pas encore de logiciel libre parce que tout simplement on ne parle pas encore de logiciel propriétaire, comment Sébastien Broca est-ce qu’on fabriquait des logiciels dans les années soixante-dix ou au début des années quatre-vingt.
- Sébastien Broca
- : Pour comprendre ça, je pense qu’il faut revenir au fait que l’informatique a été développée en tant que discipline dans un contexte public, universitaire surtout, à partir de l’après-guerre et donc après, si on se place dans les années soixante-dix, l’informatique, à cette époque-là, c’était des gros ordinateurs, des grosses machines dans les entreprises, les administrations et les logiciels en fait étaient souvent fournis par les fabricants de matériel, donc gratuitement, comme une sorte de garniture pour donner plus de saveur à leurs coûteux systèmes, coûteux hardware.
- Xavier de la Porte
- : Donc pas de distinction software - hardware, en tout cas du point de vue industriel.
- Sébastien Broca
- : En tout cas du point de vue industriel, il n’y avait pas d’économie du logiciel autonome, il n’y avait pas de marché vraiment pour le logiciel. L’autre chose à rappeler c’est que les informaticiens sont issus d’une culture développée essentiellement au centre des universités américaines, qui repose vraiment sur le partage du savoir, sur la collaboration et donc sur le fait qu’ils pouvaient s’échanger des bouts de code, sans problème, comme on s’échange, c’est ce qu’ils disent parfois, comme on s’échangeait du sel ou du poivre entre voisins. Donc ce système-là est encore en vigueur dans les années soixante-dix et puis il y a un événement quand même considérable, qui vient bouleverser tout ça à la fin de la décennie, au début des années quatre-vingt, c’est l’apparition de l’ordinateur personnel, du PC qu’on connaît bien aujourd’hui, et donc à ce moment-là c’est là qu’en fait se crée la possibilité d’un marché du logiciel autonome et qui va donc toucher le grand public en fait très rapidement, puisqu’en quelques années le micro-ordinateur entre dans les familles, dans les foyers, avec la classe moyenne. C’est là qu’il faut faire intervenir ce personnage majeur de cette histoire qu’est Richard Stallman qui est le père vraiment du logiciel libre et qui dans les années soixante-dix était un informaticien au MIT, la grande université américaine.
- Xavier de la Porte
- : Massachusetts Institute of Technology.
- Sébastien Broca
- : Tout-à-fait, et qui du coup est vraiment issu de cette culture de l’informatique qui mettait en avant le partage de l’information. Sauf qu’avec l’apparition de l’ordinateur personnel, cette culture est battue en brèche, si vous voulez. Lui vraiment il expérimente au sein du MIT le départ d’un grand nombre d’informaticiens qui vont intégrer les entreprises, pour éventuellement gagner très bien leur vie mais moyennant un renoncement à ces principes de publicité du savoir puisqu’ils vont par exemple signer des clauses de confidentialité qui les empêchent de partager leur travail avec leurs pairs, avec leurs collègues et donc le code source des logiciels, ce qu’on appelle le code source, pour dire très simplement ce que c’est, c’est un peu la recette de cuisine du logiciel, ce sont les instructions qui déterminent l’exécution du programme, et donc ce code source qui auparavant était public, était librement accessible à tous, quand se créée cette industrie du logiciel, il va être fermé, privatisé, propriétarisé, pour que les entreprises comme Microsoft et d’autres, puissent tirer un bénéfice commercial de ces logiciels.
- Xavier de la Porte
- : Justement est-ce qu’on peut dire deux mots, quand même, du rôle de Bill Gates. Ce n’est pas qu’il faut forcément mettre toujours des grands personnages dans l’histoire, l’histoire ne se fait pas qu’avec des grands personnages, comme nous l’a appris l’historiographie depuis quelques temps déjà, mais enfin quand même. Bill Gates a un rôle dans cette histoire. Il appartient quand même au départ à cette espèce de communauté des programmeurs qui s’entraident, etc, et puis il y a un moment où lui, il envoie sur la Newsletter du Homebrew, c’est ça, Computer Club, il appartient à cette sorte de club de programmeurs et il envoie, alors qu’il est tout jeune, une lettre, qui va être partagée, dans laquelle il dit « Non mais attendez, on est en train de récupérer mes bouts de code, de fabriquer des trucs avec, moi je veux que ça ne se passe pas comme ça. »
- Sébastien Broca
- : Exactement et c’est un événement qui est souvent cité par les gens du libre. En 1976, il publie cette lettre ouverte qui s’appelle An Open Letter to Hobbyists et donc là il accuse les hobbyistes, ceux qui font de l’informatique pour le loisir, pour le plaisir, d’utiliser le code qu’il écrit sans lui verser aucune rémunération et il dit « C’est un scandale ce travail que je fais mérite rémunération comme n’importe quel travail et donc il faut vraiment cesser de considérer le code comme quelque chose qui n’a pas de valeur commerciale qui peut juste s’échanger. Moi je veux gagner de l’argent sur le travail que je fais en tant qu’informaticien. »
- Xavier de la Porte
- : Et il a réussi !
- Sébastien Broca
- : Et il a ensuite très bien réussi !
- Xavier de la Porte
- : Puisque très vite il s’associe, il crée Microsoft, il s’associe avec IBM et il devient le fournisseur officiel. Donc il y a cette branche-là, on vous l’a expliqué, Bill Gates et puis tous les autres qui vont rejoindre les entreprises privées, créer leur propre entreprise, etc, puis de l’autre côté, il y a Stallman, donc chercheur au MIT en intelligence artificielle, mais très vite intéressé par le bidouillage. Quel va être le déclic ? Qu’est-ce qu’il va créer Stallman ?
- Sébastien Broca
- : Lui voit à un moment donné, à ce moment-là, la communauté qu’il avait connue au MIT complètement se disloquer parce que les informaticiens partent faire du business et à un moment donné il dit en gros : « Ah non, je ne suis pas d’accord ! Je m’oppose à cette évolution, je veux vraiment maintenir vivante cette culture, qui est la culture hacker aussi » on reviendra peut-être sur ce terme, « la culture de la bidouille informatique justement de ce rapport un peu créatif, ludique aux technologies ». Il dit : « Je ne suis pas d’accord avec les nouvelles valeurs qui sont charriées par l’industrie du logiciel et donc je vais résister en créant le mouvement du logiciel libre pour faire en sorte de maintenir pour les utilisateurs la possibilité d’avoir accès au code source et aussi pour faire vivre cette culture de la collaboration, de l’échange du savoir entre informaticiens ».
- Xavier de la Porte
- : Là on est au tout début des années...?
- Sébastien Broca
- : On est au tout début des années quatre-vingt, On est en 1983 quand vraiment il lance ce qui s’appelle le projet GNU
.
- Sébastien Broca
- : Au début il est quand même assez seul, c’est pour cela que le projet au départ parait vraiment assez utopique au mauvais sens du terme pour le coup, irréaliste, chimérique. Donc il commence et c’est vrai que ça commence assez doucement. Ça commence en 83 et puis jusqu’au début des années quatre-vint-dix, il arrive à créer quelques logiciels mais on est très très loin d’avoir un système d’exploitation vraiment complet et fonctionnel. Ensuite l’histoire prend une nouvelle tournure au début des années quatre-vingt-dix parce que là apparaît un deuxième personnage central dans cette histoire qu’est Linus Torvalds, qui est donc un informaticien finlandais.
- Xavier de la Porte
- : Jeune type à l’époque.
- Sébastien Broca
- : Qui est un jeune type à l’époque, oui, étudiant, à Helsinki, et qui lui se met un peu, avec des ambitions assez modestes à la base finalement, à créer le logiciel qui va s’appeler ensuite Linux, qui est en fait le noyau du système d’exploitation, à savoir le cœur d’un système d’exploitation et qui est justement un élément qui manque à ce moment-là au projet GNU. Donc le projet de Linus Torvalds très rapidement prend une ampleur assez insoupçonnée, parce que, grâce à l’ouverture du code source, il y a plein d’informaticiens à travers le monde puisqu’à ce moment-là on est aussi aux débuts d’internet, qui se mettent à collaborer pour enrichir l’esquisse, l’ébauche qu’avait faite Linus Torvalds dans sa chambre d’étudiant. Donc au bout de quelques années, en 93-94, quelque chose comme ça, là Linux est vraiment devenu un logiciel tout à fait fonctionnel et là on a cet attelage qui se crée, si vous voulez, entre le projet GNU de Stallman et le noyau Linux qui donne GNU-Linux et à ce moment-là on a pour la première fois un système d’exploitation entièrement libre. Et là, le projet de Stallman qui paraissait fou dix ans auparavant a vraiment une concrétisation.
- Xavier de la Porte
- : Mais, Sébastien Broca, en même temps on a la concrétisation d’une utopie fondamentale du logiciel libre à travers ce système d’exploitation entièrement libre qui est GNU/Linux, pour une part, donc grande réussite, mais de l’autre on a aussi un début de, alors ce n’est pas vraiment une dissociation, mais en tout cas d’une distinction qui s’opère entre les partisans de ce qu’on pourrait appeler une ligne dure du logiciel libre et ceux qui sont plus dans la voie de Linus Torvalds qu’on appelle l’open source. Alors c’est très compliqué parce quand on parle à Stallman il crie sur la moindre personne qui utilise le mot d’open source à la place de logiciel libre, de loin ce n’est pas forcément très simple parce que ce sont des mouvements qui sont assez convergents par ailleurs, est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qui distingue logiciel libre et open source, justement ce qui distingue Stallman de Torvalds ?
- Sébastien Broca
- : On va essayer de faire ça en quelques mots. Stallman a toujours dit : « si je défends le logiciel libre c’est pour une raison de principe, c’est pour défendre des valeurs et c’est même un combat qui a une dimension éthique ». Il dit : « Vraiment, pour moi ce n’est pas éthique d’utiliser du logiciel propriétaire. Il n’y a aucune bonne raison d’utiliser du logiciel propriétaire ». Pour lui c’est quelque chose qui est éthiquement indéfendable.
Torvalds a toujours eu un propos un peu différent. Il dit : « Voila j’aime beaucoup le logiciel libre, je fais du logiciel libre, mais non pas pour des raisons de valeur ou des raisons éthiques, mais parce que « just for fun », essentiellement pour m’amuser, parce que c’est plus intéressant, parce que j’apprends des choses et puis parce que ça permet, en ouvrant comme ça le code source, ça permet des larges collaborations qui permettent de produire des logiciels meilleurs, tout simplement, plus performants, plus efficaces ». Et donc avec Torvalds on a un discours autour du libre qui émerge, qui est centré beaucoup plus sur la performance des logiciels, sur le fun, l’amusement qu’on peut éprouver à programmer dans des circonstances assez agréables pour des informaticiens avec une certaine dose de liberté. Ce discours-là tranche avec le discours beaucoup plus normatif, beaucoup plus sur les valeurs qui a toujours été celui de Stallman.
On commence à voir apparaître un peu cette distinction-là au début des années quatre-vingt-dix et elle va vite en fait se radicaliser à la fin de la décennie quand là c’est le moment où les entreprises commencent à s’intéresser au logiciel libre. C’est à ce moment-là qu’apparaît le vocabulaire open source qui va finalement finir par désigner un discours autour du logiciel libre beaucoup plus favorable aux entreprises, cette volonté d’aller...
Je digresse un peu, mais il faut aussi peut-être que les gens visualisent un peu à quoi ressemble Richard Stallman. Richard Stallman c’est vraiment un personnage incroyable, qui a une dégaine de hippy, barbu, bedonnant.
- Xavier de la Porte
- : Encore aujourd’hui !
- Sébastien Broca
- : Encore aujourd’hui ! Alors que l’open source ce sont plutôt des gens qui vont se présenter bien coiffés, bien rasés en costume et qui vont aller voir les entreprises pour leur tenir un discours sur la réduction des coûts, sur la performance des logiciels, pour essayer de les amener à l’open source par ce biais-là et pas du tout par le discours sur les valeurs de Stallman.
- Xavier de la Porte
- : Et pourquoi est-ce que les entreprises, au cours des années quatre-vingt-dix, donc très vite en fait, à partir du moment où sort GNU-Linux en 93-94, qu’est-ce qui intéresse les entreprises dans le logiciel libre ?
- Sébastien Broca
- : Schématisons un peu, c’est toujours pareil, ce qui les intéresse, c’est la réduction des coûts déjà.
- Xavier de la Porte
- : C’est-à-dire utiliser des morceaux qui sont déjà fabriqués par d’autres C’est ça la réduction des coûts ?
- Sébastien Broca
- : Ouais tout-à-fait. Par exemple IBM s’est lancé assez tôt dans le logiciel libre, alors que pourtant ce n’est spécialement une entreprise qu’on associe à la promotion de l’informatique libertaire, mais à un moment donné, donc oui à la fin des années quatre-vingt-dix, à un moment où IBM était un peu en difficulté justement, ils se sont lancés dans l’open source avec cette idée que finalement ils allaient pouvoir soit profiter de contributions parfois faites par des bénévoles, mais sinon aussi mutualiser leur R & D, leur recherche et développement avec d’autres entreprises. Ce que permet l’open source c’est ça, c’est, à partir du moment où on ouvre le logiciel, on peut avoir un logiciel qui est utilisé par plusieurs entreprises et qui donc est développé collaborativement par ces entreprises, ce qui du coup représente une économie substantielle en terme de recherche et développement par rapport à la situation où elles auraient développé ce logiciel toutes seules.
- Xavier de la Porte
- : Par exemple en quoi est-ce que Google est une entreprise qui doit quelque chose à l’open source ?
- Sébastien Broca
- : Google doit quelque chose à l’open source parce qu’elle utilise énormément de logiciels open source pour propulser ses services et parce que, effectivement, ça lui fait faire des économies considérables. Google, mais on pourrait citer tous les géants du web, tous les Facebook, les Amazon et puis maintenant toutes les entreprises informatiques, Intel, Oracle, IBM, toutes ces entreprises-là utilisent de l’open source parce que ces logiciels sont devenus extrêmement robustes et performants et surtout parce qu’ils coûtent moins cher que de payer pour tous ces développements informatiques en interne.
- Xavier de la Porte
- : C’est une sorte d’ironie de l’histoire assez forte ce retournement, Sébastien Broca ?
- Sébastien Broca
- : Oui ! C’est un peu l’histoire bien connue qui se répète finalement de la récupération par le capitalisme des mouvements qui à un moment donné peuvent sembler avoir une portée subversive et critique. Et puis le capitalisme a cette force énorme de réussir à récupérer, à intégrer finalement, en tout cas très souvent, ce qui pouvait paraître le contester dans un premier temps.
- Xavier de la Porte
- : Ça on pourrait l’analyser comme une forme de victoire de l’open source sur, si tant est qu’il y ait un combat entre les deux, une sorte de victoire de l’open source sur le mouvement du logiciel libre tendance canal historique, si on peut dire ? Non ?
- Sébastien Broca
- : Oui, oui ! Surtout que même au niveau du vocabulaire, c’est encore plus sensible aux États-Unis qu’en France, mais le terme open source a vraiment triomphé en fait. Aux États-Unis vous parlez essentiellement d’open source beaucoup plus que de free software, ce qui fait évidemment enrager Richard Stallman, mais c’est comme ça.
- Xavier de la Porte
- : Est-ce que du coup ça a marginalisé Stallman et le logiciel libre ?
- Sébastien Broca
- :Je pense que ça l’a marginalisé à un certain moment mais après, la force aussi du free software canal historique, c’est qu’il a réussi justement en étendant son discours à d’autres objets que les logiciels, à garder sa portée plus critique et subversive, notamment en s’engageant sur toutes les questions de propriété intellectuelle, en dehors du logiciel. C’est vrai qu’aujourd’hui par exemple, les libristes comme on les appelle, ceux qui sont vraiment sur cette ligne plutôt fidèle à Richard Stallman et au free software, ce sont des gens qui sont extrêmement engagés sur des combats comme on l’a vu avec HADOPI en France, ACTA plus récemment, là ils sont en train de se mobiliser sur le traité transatlantique TAFTA, toutes les questions en fait liées à la propriété intellectuelle et à la circulation de l’information et des connaissances dans le monde numérique sont devenues des questions centrales pour le mouvement du logiciel libre et c’est aussi comme ça qu’il a eu un second souffle.
- Xavier de la Porte
- : Justement Sébastien Broca, c’est ce qu’on va regarder en deuxième partie d’émission, c’est-à-dire comment la question du logiciel libre à la fois s’articule et sort de l’informatique en amont d’ailleurs et en aval de son histoire.
Tout de suite Thibault Henneton qui s’est plongé cette semaine dans son ordinateur pour répondre à la question « Tout réseau est-il conscient ? »
passage musical
Xavier de la Porte : Vous écoutez France Culture et Place de la Toile, le magazine des cultures numériques où nous parlons aujourd’hui du logiciel libre avec Sébastien Broca qui est auteur de « Utopie du logiciel libre - Du Bricolage informatique à la réinvention sociale », un ouvrage qui vient de paraître aux Éditions du Passager clandestin. Nous avons fait, au pas de course, une histoire du logiciel libre. Venons-en à une sorte de thématisation de l’aspect plus politique de cette histoire, où on reviendra forcément sur des éléments de l’histoire.
Rassemblant quelques pistes que vous avez déjà ébauchées tout à l’heure et peut-être commençons, parce que c’est d’ailleurs la thématique par laquelle vous commencez, mais quelque chose qui est très immédiat, qui est la question du travail. Est-ce que ce qui a fait et ce qui fait encore la force de ce mouvement du logiciel libre, ce n’est pas simplement une manière, pour commencer, de travailler différemment, d’investir le travail différemment et tout simplement dans la question de la collaboration, Sébastien Broca ?
- Sébastien Broca
- : Oui. Ce qui caractérise les projets de développement libres, en général, après il y a quand même plusieurs modèles, c’est que la plupart des contributeurs sont très libres, très autonomes dans la manière dont ils gèrent leur travail. On n’a pas des hiérarchies managériales rigides comme on peut trouver encore dans les entreprises. Cette question du travail est très importante. Elle a été théorisée notamment par le philosophe finlandais Pekka Himanen, dont vous avez dû parler ici. Il dit quelque chose de très simple, qui est intéressant, qui permet de bien comprendre les choses, il dit que pour les développeurs de logiciel libre, leur rapport au travail est un rapport qui est fondé vraiment sur la passion, sur l’intérêt personnel pour la tâche qu’ils accomplissent et pas du tout, comme dans l’éthique protestante théorisée par Max Weber, sur le devoir moral et sur l’intérêt financier. Vraiment ce qui compte pour les hackers, pour les développeurs, c’est que le travail qu’ils font a pour eux un intérêt intrinsèque et qu’ils prennent du plaisir à programmer.
- Xavier de la Porte
- : Tout ça s’inscrit aussi dans une vielle histoire, enfin quand je dis vielle, ce n’est pas vieille, c’est une histoire récente de la critique du travail, celle qu’on connaît dans les années soixante, soixante-dix, aux États-Unis notamment mais dans l’ensemble des gauches occidentales.
- Sébastien Broca
- : Oui c’est ça. Après ce que j’essaie de montrer un peu dans le livre, c’est que finalement toutes ces thématiques autour de l’éthique hacker et de cette volonté de promouvoir une autonomie dans le travail, finalement c’est un discours qui est très proche de ce qu’on avait en 68, en France notamment, toutes ces revendications de mettre à bas les hiérarchies, justement d’être plus libres, et puis tout ce qui donnera aussi ensuite tout le mouvement pour l’autogestion, toutes ces choses-là. Et finalement les informaticiens ont retrouvé ça quelque part par un autre biais et finalement ils défendent des choses assez similaires sur le travail comme devant permettre la réalisation de soi, devant permettre de développer toutes ses dispositions créatrices et donc cette revendication vraiment de liberté dans la manière dont on accomplit ce travail. Ce qui est intéressant aussi, c’est vrai que l’histoire évidemment est toujours compliquée, c’est que toutes ces thématiques-là elles ont bien entendu aussi été récupérées par tout le discours de management, notamment tout ce qu’on a appelé le nouveau management, et c’est vrai que le management aujourd’hui n’est plus le management tel qu’il se présentait en 1968, et ce discours du nouveau management, lui-même finalement, a repris ces thématiques-là en disant qu’il fallait sortir de ces hiérarchies rigides, de ces bureaucraties et laisser aux salariés plus de libertés pour justement leur permettre d’exprimer leurs dispositions créatrices, leur créativité, parce que à mesure que le travail devient de plus en plus un travail intellectuel, un travail créatif, c’est ça qui devient aussi important pour les entreprises.
- Xavier de la Porte
- : Oui l’archétype de ça, Sébastien Broca, vous l’évoquez dans votre livre ce sont les vingt pour cent de temps que Google accorde à ses salariés pour des projets personnels et créatifs, qui est en fait quelque chose qui est très compliqué parce que ça n’est pas ou ça n’était pas accordé à l’ensemble du personnel mais simplement à ceux dont on considérait qu’ils pouvaient être les plus créatifs. Par ailleurs toutes les études un peu sérieuses qui ont pu être menées, mais qui étaient un peu compliquées à mener parce que Google n’est pas forcément ouvert à la venue de sociologues et d’ethnologues dans ses bureaux, ont montré qu’ils s’accompagnaient d’une très forte pression exercée sur des salariés parce que c’est aussi le moment, donc ces vingt pour cent, on est censé montrer qu’on est créatif, que c’était beaucoup plus compliqué que ça. Mais ça donne quand même des choses !
Es-ce que des grands projets qui, d’une manière ou d’une autre doivent au logiciel libre comme par exemple Wikipedia, ça crée quand même des hiérarchies. Ce n’est pas parce qu’on s’organise différemment qu’on ne hiérarchise pas et même parfois on est obligé d’hyper hiérarchiser parce qu’on met en branle des gens qui travaillent un peu à leur manière pour le fun, à des heures bizarres et voila.
- Sébastien Broca
- : Oui. C’est tout à fait vrai. Il y a un texte assez célèbre qui s’appelle « La Cathédrale et le Bazar », d’Éric Raymond, qui présentait le modèle donc du logiciel libre, modèle d’organisation du travail avec cette métaphore du bazar qui connote vraiment quelque chose qui serait vraiment anarchique où il n’y aurait vraiment aucune hiérarchie. C’est, en fait, pas vraiment comme ça que ça se passe. Il y a effectivement dans les projets, en tout cas dans les projets importants, des formes de hiérarchie qui se recréent. Après ce qui est intéressant, c’est que souvent elles se recréent a posteriori. C’est-à-dire que chaque contributeur va être libre de travailler sur ce qui lui plaît et de la façon qui lui agrée, mais par contre, ensuite il y a quelqu’un qui va passer derrière et qui va corriger ou dire si cette contribution est pertinente, s’il faut l’intégrer ou pas au projet. Il va y avoir une forme de hiérarchie mais qui va s’exercer plutôt en aval, le travail lui-même restant accompli de manière assez libre et autonome.
- Xavier de la Porte
- : Par exemple Wikipedia, on ne va pas détailler complètement les fonctionnement de Wikipedia, mais par exemple en quoi est-ce que Wikipedia c’est quelque chose qui provient dans l’idée du logiciel et comment ça va s’architecturer cette organisation du travail, Sébastien Broca ?
- Sébastien Broca
- : Wikipedia provient du libre de plusieurs façons. D’une part parce que ce modèle de collaboration par internet est un modèle qui a été expérimenté pour la première fois par les informaticiens du libre, notamment autour de Linux. C’est vraiment ces formes de collaboration qui ont inspiré Wikipedia. Et après, si vous voulez, la culture ou l’idéologie de Wikipedia, enfin la philosophie de Wikipedia peut-être plutôt, ça vient aussi du libre avec cette idée que le savoir doit circuler, doit être ouvert et que tout le monde doit pouvoir collaborer.
Ensuite, pour revenir à l’organisation du travail au sein de Wikipedia, c’est vrai qu’on a cette image d’une encyclopédie complètement ouverte, que n’importe qui peut modifier, etc, ce qui est vrai, sauf qu’il faut voir aussi qu’il y a en quelque sorte la partie immergée de l’iceberg où là il y a quand même des procédures de régulation qui s’accumulent, il y a des postes très précis, il y a le poste d’administrateur, le poste, bon je ne vais pas tous les faire, de masqueur de modifications, le comité d’arbitrage… Bref, il y a des gens dans Wikipedia qui sont investis quand même d’un pouvoir supérieur à celui du contributeur lambda.
- Xavier de la Porte
- : D’ailleurs , c’est intéressant parce que récemment il y a eu une série de textes parus dans la presse américaine et je crois notamment dans la MIT Technology Review, arguant du fait que le Wikipedia américain, donc Wikipedia en langue anglaise, était précisément en train de mourir, ou en tout cas s’épuisait de sa propre bureaucratie. C’est intéressant, l’idée qu’on est obligé de créer des modes d’organisation différents mais qui deviennent aussi des bureaucraties et qui peuvent, au bout d’un moment, se scléroser dans leur propre bureaucratie. Mais il y a aussi une autre critique qui est intéressante sur cette organisation du travail, c’est que ça repose aussi, d’une certaine manière, sur l’idée que les gens travaillent quand ils veulent, etc, et ne sont pas forcément rémunérés pour leur travail. Et il y a une autre forme de critique qui est apparue, parce que cet espèce de modèle où tout le monde travaille quand il veut, etc, il s’est un peu répandu à d’autres choses notamment à tout le mouvement qu’on appelle le crowdsourcing, donc faire appel à une sorte de sagesse de foules, enfin des individus dans la foule pour fournir du contenu etc, et que là il y a aussi des sortes d’économie qui sont nées, se reposant sur un travail gratuit, fourni par des gens qu’ils soient développeurs ou pas développeurs d’ailleurs Sébastien Broca et donc là on a aussi une sorte de critique du logiciel libre, du mode d’organisation du logiciel libre qui provient de sa gauche, si j’ose dire.
- Sébastien Broca
- : Oui, tout à fait. C’est vrai que des fois ça ressemble un peu à des jeux de dupes parce qu’on a des gens qui évidemment font du code ou d’autres choses, Wikipedia, tout un tas d’activités parce que justement ils y trouvent un intérêt intrinsèque. que ça leur plaît, donc très bien, et puis ils considèrent ça plutôt comme du loisir que comme du travail, sauf que c’est vrai qu’on ne peut pas non plus occulter le fait que derrière les entreprises qui vont être très habiles pour retirer une valeur économique de tout cela. C’est vrai que ça on le voit très bien dans le logiciel libre où on a notamment un des modèles économiques qui existent dans le libre, c’est le modèle du service, tout ce qu’on appelle notamment les SS2L.
- Xavier de la Porte
- : C’est-à-dire ? C’est quoi ce modèle-là ?
- Sébastien Broca
- : Ce sont les sociétés de service en logiciel libre. Donc ça va être des entreprises qui, vu qu’elles ne peuvent pas vendre le logiciel puisque celui-ci du fait des quatre libertés est gratuit, elles proposent des services aux entreprises donc d’installation, de personnalisation, de maintenance autour du logiciel et donc elles font payer ces services. Sauf que ces services, enfin la fourniture de ces services par l’entreprise suppose que le logiciel ait déjà été écrit en amont et bien souvent que des gens, qui n’ont pas été payés, aient écrit ce logiciel à partir duquel l’entreprise va ensuite construire un modèle de service qui parfois peut être extrêmement lucratif.
- Xavier de la Porte
- : Il y a quand même des formes de rétribution, vous l’évoquez comme ça très très marginalement dans votre livre, mais il y a quand même des formes de rétributions symboliques pour ce type de personnes. En terme de notoriété, non ?
- Sébastien Broca
- : Oui. Ça c’est sûr. D’ailleurs, sinon les gens ne le feraient pas. S’ils le font, c’est aussi qu’ils y trouvent des formes de rétribution donc effectivement en terme soit d’apprentissage, de reconnaissance par la communauté, ça effectivement c’est très important, ou tout simplement d’amusement, ça c’est vrai que ça existe. Après, la question c’est : Est-ce que quand bien même les gens prendraient du plaisir et trouveraient une forme de reconnaissance et d’amusement, est-ce que ce n’est quand même pas un petit peu injuste d’avoir ce modèle où des entreprises font des bénéfices conséquents derrière. Du coup ça a donné lieu d’ailleurs, je précise juste à tout un courant assez critique justement, une critique de gauche qui porte sur ce qu’on appelle le « digital labor ».
- Xavier de la Porte
- : On en avait parlé ici cette critique un peu marxiste de ce modèle-là, estimant qu’il y avait une forme d’exploitation du travailleur puisqu’il n’était pas rémunéré pour sa production. Par ailleurs on peut faire aussi une critique de cette critique-là. Est- ce que le marxisme est la catégorie....
- Sébastien Broca
- : Moi je trouve que le terme d’exploitation, en fait, est assez mal choisi. Il est parlant évidemment, exploitation, argumentativement c’est un terme qui marche bien. Après, je trouve que ce n’est pas exactement ça, notamment parce que dans le cadre du libre et de l’open source, le produit de ce travail n’est pas privatisé. Dans l’exploitation au sens de Marx, vous avez, en vertu de la propriété privée des moyens de production et du contrat de travail classique, eh bien le produit du travail est complètement approprié par l’entreprise. Dans le logiciel libre et open source ce n’est pas le cas, vu que le produit de ce travail, à partir du moment où le code source reste ouvert, il reste librement accessible à tout le monde. Donc, c’est quand même un peu différent de la situation classique d’exploitation selon Marx.
- Xavier de la Porte
- : Une autre chose que l’idée, la politique du logiciel libre engendre, de manière très forte évidemment, c’est un rapport à la technique. Comment on pourrait qualifier d’ailleurs le rapport à la technique qui est le substrat de la politique du logiciel libre, Sébastien Broca ? C’est quoi ? C’est la créativité ? C’est la bidouillabilité ? C’est quoi ?
- Sébastien Broca
- : Oui, c’est ça. Historiquement ça vient de cette idée, de cette culture en fait du hacking. Hacking qu’est-ce que ça veut dire ? On traduit en français, c’est un peu maladroit, mais on dit effectivement que c’est la bidouille, quoi. C’est cette idée, c’est un terme qui est apparu au MIT, justement, mais un peu avant Stallman dans les années soixante, chez les étudiants en informatique qui revendiquaient d’avoir ce rapport un peu créatif, ludique, espiègle à la technique, c’est-à-dire d’ouvrir le capot, de bidouiller leurs logiciels ou leurs objets techniques en général et puis comme ça d’avoir ce côté un peu ludique, créatif, par rapport aux objets techniques. Du coup en fait c’est cette culture-là qui se perpétue dans le discours du libre jusqu’à aujourd’hui qui est de dire, par exemple, on a fait des gens, en tout cas de la plupart des gens, des consommateurs de technologie qui sont dans une passivité totale par rapport aux objets qu’ils utilisent, qui sont capables de les faire marcher, mais qui ne comprennent pas une seconde comment ils marchent et qui seraient aussi bien incapables de faire la moindre modification, la moindre bidouille sur leurs objets et donc les gens du libre essayent un peu de faire vivre ou de retrouver cette culture historique du hacking.
- Xavier de la Porte
- : Donc l’ennemi c’est Apple ?
- Sébastien Broca
- : Oui, clairement aujourd’hui c’est Apple. C’était Microsoft pendant longtemps, maintenant vraiment c’est Apple.
- Xavier de la Porte
- : Pourquoi est-ce que c’est Apple ? Parce que Apple, c’est quoi ? C’est fermé ? Je ne sais plus, dans votre livre il y a une phrase assez jolie de quelqu’un qui dit, je me demande si ce n’est pas Doctorow ou quelqu’un comme ça.
- Sébastien Broca
- : Oui, je le cite.
- Xavier de la Porte
- : Vous le citez, qui dit Apple, c’est comment est-ce que changer les piles devient un exploit technologique ou quelque chose comme ça.
- Sébastien Broca
- : Oui, exactement. Il dit « Offrir un produit Apple à vos enfants, c’est leur dire que même changer les piles ça doit être fait par un expert, qui ne va même pas faire ça. C’est peut-être un peu exagéré, mais en tout cas cette idée c’est que ce sont des produits très beaux, très ergonomiques, très simples à utiliser mais qui sont complètement fermés, complètement opaques et les gens comme Doctorow disent mais si j’avais eu des produits Apple, je ne me serais jamais mis, comme eux ils l’ont fait il y a vingt ou tente ans, à bidouiller mon ordinateur et du coup à apprendre comme ça par la pratique à devenir codeur.
- Xavier de la Porte
- : C’est quelque chose qui est assez beau et qui préside depuis le début dans cette histoire du logiciel libre. C’est un rapport au fond assez beau à la technique, je trouve, qui est un rapport de non soumission totale à la technique. C’est-à-dire que Stallman, depuis le début, il dit : Ok, construire des logiciels qui soient hyper-efficaces, excellents, etc, ce n’est pas le but. Ce n’est pas le but ultime. Le but ultime on va être dépassé par la technique, etc, ce qu’il faut c’est nous la maîtriser, la maîtriser au prix parfois qu’elle ne soit pas superbe, brinquebalante, bidouillable, bricolée. Au fond tous ces gens qui sont des informaticiens de génie, parce que Stallman c’est un informaticien de génie, qui sont très très forts en informatique eh bien dans leur travail, dans leur manière de faire, ils postulent le fait qu’il faut qu’on la domine cette technique. C’est quelque chose que je trouve très beau dans toute cette histoire du logiciel libre.
- Sébastien Broca
- : Oui, c’est intéressant. C’est ça aussi qui m’a beaucoup intéressé : c’est que c’est un mouvement de techniciens qui a quand même un discours un peu critique par rapport à la technique, ce qui en fait est assez rare. Et Stallman a une phrase assez jolie qu’il dit souvent. Il dit : je suis content que les logiciels libres soient performants mais, en fait je m’en fiche parce que je ne brade pas ma liberté pour des questions de convenance. Donc, quand bien même ça n’aurait pas été efficace ou ça aurait été moins efficace que le logiciel propriétaire, peu importe, j’aurais quand même continué à utiliser des logiciels libres. Donc, du coup, c’est vrai que ça donne à ce mouvement du libre aujourd’hui une portée critique qui est assez grande. On est quand même dans un monde où on est entouré par ces objets technologiques, plus ou moins gadgets, mais parfois très bien, très efficaces, très beaux, mais c’est vrai qu’il y a en même temps une absence de culture technique du grand public qui me semble assez nette et c’est contre ça que le libre essaie de lutter.
- Xavier de la Porte
- : Donc le libre va aussi donner aujourd’hui tout ce qu’on connaît qui commence à affleurer dans les médias les plus généralistes qui sont ces Fab Labs, l’imprimante 3D, donc l’idée qu’on pourrait devenir chacun fabricant de nos propres objets à travers la possibilité d’avoir une imprimante 3D donc qui permette de fabriquer des objets. Toute cette espèce d’idée qu’on appelle les Makerspaces, etc, donc l’idée qu’on serait tous des fabricants. Tout ça aussi, ce sont des sortes de prolongations de ce rapport à la technique double, c’est-à-dire à la fois il faut s’emparer de la technique, il faut comprendre, il faut mettre les doigts dedans, mais pour la maîtriser, pour ne pas être dominé par elle.
- Sébastien Broca
- : C’est l’idée qu’il faut retrouver finalement des savoirs, des savoir-faire qui ont un petit peu disparu, en tout cas pour le plus grand nombre, et l’idée qu’on va reprendre le contrôle en fait sur nos outils. C’est ça qui se joue un peu avec tout ce qu’on appelle l’open hardware notamment, les imprimantes 3D c’est la partie la plus visible.
- Xavier de la Porte
- : Donc un réinvestissement du hardware. C’est ça qui est intéressant, c’est qu’au fond ce sont des gens qui ont commencé par la question du logiciel libre, donc le logiciel et qui vont revenir à l’aspect le plus matériel de l’ordinateur, c’est-à-dire qu’on ouvre vraiment la machine.
- Sébastien Broca
- : C’est ça. Parfois ce ne sont pas les mêmes, ce sont d’autres. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un peu ces détours, en fait. Même maintenant les mouvements écologistes, parfois, sont extrêmement intéressés par ces questions d’open hardware, de design ouvert, etc.
- Xavier de la Porte
- : Pourquoi ? Qu’est-ce qui les intéresse là-dedans ?
- Sébastien Broca
- : Ce qui les intéresse là-dedans, c’est de ne plus être dépendants de la consommation de masse et des grands acteurs industriels et de pouvoir, grâce à ces technologies, aller vers ce qui serait une forme de relocalisation de la production. On aurait des ateliers communaux, par exemple, où les gens pourraient fabriquer eux-mêmes des objets du quotidien ou réparer leurs appareils, leurs machines défectueuses et seraient du coup moins dépendants du système industriel.
- Xavier de la Porte
- : C’est là, par exemple, qu’on comprend la jonction qui se fait entre le logiciel libre et, par exemple, André Gorz à la fin de sa vie quand il s’intéresse à ces questions-là.
- Sébastien Broca
- : C’est ça. André Gorz était à la fin de sa vie absolument vraiment fasciné, je crois que le terme n’est pas trop fort, par le logiciel libre parce qu’en fait et par tout ce que ça a donné, donc notamment cette histoire d’open hardware et de fabrication personnelle, parce qu’il y voyait en quelque sorte l’incarnation technologique de l’utopie politique qu’il défendait depuis longtemps, à savoir une utopie décentralisatrice avec, comme ça, des petites communautés, plus ou moins auto suffisantes ou en tout cas qui seraient à même de fabriquer elles-mêmes les choses dont elles auraient besoin et aussi avec cette idée d’une réappropriation par les gens, au niveau local, d’un certain nombre de savoirs, de savoir-faire qui ont disparu finalement dans le monde industriel. Et donc, on a ces détours qui sont quand même assez marrants à voir en terme d’histoire des idées. C’est-à-dire qu’on a ces utopies politiques des années soixante-dix notamment, on a cité Gorz ou pourrait aussi citer Illich ou des gens comme ça, et ces idées là, finalement, elles sont en train de revenir par le biais de l’open hardware, de l’imprimante 3D, des Fab Labs, des Makerspaces, etc, avec ce détour, qui est quand même assez improbable, par l’informatique.
- Xavier de la Porte
- : Alors, Sébastien Broca, le troisième grand pan politique, disons, de ces politiques du logiciel libre, ce serait évidemment tout ce qui tourne autour de la libre circulation de l’information. Alors c’est peut-être la chose la plus évidente, la plus simple, et puis nous, c’est vrai qu’à Place de la Toile on s’est fait quand même assez régulièrement le relais de ces luttes, aussi. Lutte contre, vous l’avez dit tout à l’heure, l’HADOPI évidemment mais ça avait commencé avant dans la lutte contre DAVDSI, contre les DRM, donc ces espèces de technologies qui bloquent les contenus et qui empêchent leur partage, etc, mais ça a été aussi la lutte contre l’ACTA, donc l’accord, gros accord de lutte contre la contrefaçon. C’est aujourd’hui TAFTA, autre accord de libre échange. Bon ! Donc, on sait bien que là effectivement, ces gens-là, autour notamment de la Quadrature du Net, ce sont des gens qui proviennent de l’univers du logiciel libre et qui, parce qu’ils défendent la liberté, la libre circulation de l’information, dont vous nous avez expliqué tout à l’heure, qu’elle était à travers l’échange de bouts de codes, etc, à l’origine, aux fondements du logiciel libre, vont s’organiser. Ce qui est intéressant là-dedans c’est, est-ce que, selon vous, ça donne lieu à aussi des manières de faire de la politique un peu différemment ?
- Sébastien Broca
- : Oui. En tout cas, c’est quand même ce que revendiquent, vous avez cité la Quadrature du Net. Eux, ils revendiquent d’appliquer au champ politique la méthode du libre, c’est-à-dire vraiment basée sur un certain nombre d’outils liés internet, les wikis par exemple, d’autres aussi, et aussi cette idée qu’on va mettre en commun l’information, partager l’information, collaborer. Et puis aussi, avec une certaine revendication de transparence. Le logiciel libre c’est quand même la transparence du code, à la base.
- Xavier de la Porte
- : De transparence du code ! Ah d’accord !
- Sébastien Broca
- : Transparence plus globale ou en tout cas une transparence de la vie politique. Un des grands combats de la Quadrature du Net c’est de dire que des accords, donc ceux que vous avez cités, ACTA ou TAFTA en ce moment, ce sont des accords qui sont scandaleux, en raison de leur contenu, peut-être, mais surtout parce qu’ils sont négociés complètement dans l’opacité la plus totale et hors du regard de l’opinion publique.
- Xavier de la Porte
- : Où l’on voit bien donc, que ce cœur politique du logiciel libre s’étend à des champs très différents. On aurait pu évidemment parler encore de la question des communs, dont on a un peu parlé ici, où tout à coup la question du logiciel devient prétexte à une réflexion beaucoup plus large sur les communs comme étant des ressources naturelles. Au fond gérons l’eau, la forêt comme on gère le logiciel libre, mais aussi comme on a géré auparavant des champs dans les cultures agraires, médiévales, en Angleterre. C’est ce genre de jonctions comme ça qui se font assez étonnantes. Mais, on ne va pas pouvoir aborder tout ça, malheureusement, parce que tout de suite c’est le complément d’enquête de Thibault.
- Jingle
- : Attendez ! Attendez un instant j’en ai pour une seconde. Il y a une question que je voudrais vous poser. Oh, ce n’est pas que ce soit très important.
- Xavier de la Porte
- : Thibault.
- Thibault
- : Sébastien Broca, est-ce que vous bradez votre liberté pour des raisons de convenance ?
- Sébastien Broca
- : Oh là là ! Quelle question mesquine. Non, je rigole !
- Xavier de la Porte
- : C’est-à-dire est-ce que vous ne vendrez pas votre livre ? C’est ça ce que vous voulez dire Thibault ?
- Thibault
- : Non, non. Est-ce que vous vous servez de logiciel libre, uniquement, ou alors est-ce vous pouvez disons, pour faire plus simple, nous faire un peu le portrait du libriste, de quoi il se sert, quels logiciels il utilise ?
- Sébastien Broca
- : Ouais. Le libriste utilise effectivement, le vrai libriste, je ne suis pas sûr d’en être un, hein, je suis un peu plus œcuménique, on va dire. Le vrai libriste utilise un système d’exploitation, déjà il n’utilise ni Windows, ni Mac OS, il utilise un système d’exploitation libre. Il essaye d’éviter aussi les réseaux sociaux, Facebook, dont il n’approuve pas l’utilisation de nos données personnelles et l’opacité. Qu’est-ce qu’il fait d’autre ? Il évite aussi le cloud. Il essaie d’avoir le contrôle sur ses données personnelles et parfois il utilise la cryptographie pour ne pas que ses mails puissent être lus par des agents de la NSA ou autre.
- Thibault
- : Est-ce que vous avez des chiffres à nous donner, je ne sais pas, en terme de pénétration du logiciel libre dans les administrations ou dans certains pays, certains pays qui auraient mis en place des législations particulières ?
- Sébastien Broca
- : Des chiffres, je vais être un peu en peine d’en donner malgré mon statut de sociologue, mais...
- Xavier de la Porte
- : On sait par exemple que des universités s’équipent en logiciel libre, la gendarmerie nationale récemment, je crois, en logiciel libre.
- Sébastien Broca
- : Il y eu quand même la circulaire Ayraud, il y a un an, qui a incité les administrations à utiliser en priorité des logiciel libres. Après, il y a des grands enjeux là-dessus notamment sur l’Éducation Nationale, puisque pour l’instant la situation c’est, que je ne dise pas de bêtise, dans le supérieur normalement il y a une priorité officiellement, cette priorité est accordée au logiciel libre mais ce n’est pas le cas dans le secondaire. Donc, là, il y a de grands débats. Il y a eu, il y a quelque temps, l’amendement Attard qui finalement a été refusé sur ces questions-là. Donc, il y a des grandes questions politiques sur effectivement la pénétration du logiciel libre dans les administrations et aussi un lobbying des éditeurs propriétaires pour éviter que le libre ne grignote trop de parts de marché.
- Thibault
- : Il y a une autre question, aussi, qui fait souvent débat dans le monde du libre c’est la question des femmes qui sont très peu représentées.
- Sébastien Broca
- : Oui c’est vrai. C’est...
- Xavier de la Porte
- : Malheureux !
- Sébastien Broca
- : C’est malheureux, oui. C’est vrai que c’est très sensible dans le monde du libre, mais comme ça l’est aussi dans beaucoup de milieux à forte composante technologique, on va dire.
- Thibault
- : Ça s’explique ? Ça se remédie ? Comment ?
- Sébastien Broca
- : Comment ?
- Xavier de la Porte
- : On va demander de faire de la politique au sociologue maintenant.
- Sébastien Broca
- : Alors là ce sont des questions compliquées. Comment ? Ce qui est vrai aussi, peut-être ce qu’on peut reprocher parfois aux libristes, c’est de n’être pas toujours très accueillants. Ce sont des gens aussi qui revendiquent quand même une forme de, parfois ça fonctionne un peu comme une aristocratie technique aussi, il y a une forme d’élitisme et puis une forme de fermeture qui peut être un peu rebutante pour des femmes et pour d’autres. Évidemment, c’est plus large.
- Thibault
- : Et du coup vous qui avez étudié la question, j’imagine, vous devez avoir quelques idées sur la façon dont ce mouvement-là peut prendre de l’ampleur ou au contraire. Vous le voyez évoluer comment, en gros, en quelques mots ?
- Sébastien Broca
- : En fait ce qui intéressant c’est qu’il se développe dans plusieurs...
- Xavier de la Porte
- : Vous avez vingt secondes.
- Sébastien Broca
- : J’ai vingt secondes. Je pense que les libristes auraient intérêt peut-être à investir plus fortement le champ politique. C’est pour cela que je trouve que ce que fait la Quadrature du Net est intéressant. Je pense qu’essayer de porter ces valeurs-là et ces questions-là dans le champ politique, c’est peut-être la nouvelle étape.
- Thibault
- : D’une certaine manière, une partie du Parti Pirate d’ailleurs qui aussi reprend des éléments du libre, notamment par exemple la revendication d’un revenu universel, qui n’est pas bête, dans l’idée que chacun produit des choses de manière informelle etc, et peut-être que donc on aurait tous besoin d’avoir un revenu universel pour pouvoir être des producteurs de libre, justement, de logiciel libre.
- Sébastien Broca
- : C’est une idée politique qui est intéressante, dont on parle beaucoup, qui pose plein de questions. On n’a pas le temps de revenir. Mais, effectivement c’est ce genre de choses qu’il faudrait porter dans le champ politique.
- Xavier de la Porte
- : Merci, merci beaucoup Sébastien Broca. Je rappelle le titre de votre livre « Utopie du logiciel libre - Du bricolage informatique à la réinvention sociale ». C’est paru au Passager clandestin. Je recommande vraiment, vivement, la lecture de livre qui est une réflexion parfaite pour se familiariser avec toutes ces questions.
Bon réveillon, je n’ai pas dit, je ne vous ai pas souhaité. J’espère que vous allez passer bon réveillon du 25. J’espère que vous passerez un bon réveillon du 31 et je ne souhaite pas, en avance, bonne année car ça porte malheur mais on se retrouve début janvier pour une prochaine Place de la Toile. Thibault Henneton, Xavier de la Porte, à la technique c’était Vincent René, réalisation Vanessa Nadjar.