Bonjour, bonsoir à toutes et à tous.
Je vais vous présenter une petite conférence, je ne pense pas qu’on aura besoin de toute l’heure, sauf si, à la fin, vous êtes très bavards et bavardes, qui s’appelle « Paradoxe dans la pensée libriste ». C’est un truc qui me travaille depuis très longtemps, ce n’est pas la seule chose qui me travaille depuis très longtemps, je viens aussi, dimanche à 18 heures, vous parler d’autre chose [1].
La critique doit être critiquable
Ce que je vais dire est un peu critique par rapport à ce que j’appelle l’orthodoxie libriste avec un peu de provocation et, comme je vais dire des trucs un peu critiques, la critique doit être critiquable, donc, il faut que je vous présente qui je suis, d’où je parle, pour que vous puissiez faire preuve d’esprit critique, justement.
Pour expliquer ce qu’est l’esprit critique à mes étudiants et étudiantes, souvent, je leur dis que quand quelqu’un leur dit « truc », il ne faut pas qu’ils retiennent « truc », il faut retenir qui est ce quelqu’un, qui est cette personne-là, avec son profil, etc., qui a dit truc.
Donc qui suis-je moi et d’où je parle ? Je suis enseignant-chercheur en informatique, je travaille en ce que j’appelle la sécurité émancipatrice, j’ai une thèse en cryptologie, comme le précédent intervenant [Fabrice Mouhartem], mais j’essaye de travailler sur des sujets qui favorisent l’émancipation. Du coup, je travaille au contact des sciences humaines et sociales, etc.
Je suis militant libriste depuis très longtemps. Mon adhésion à l’April est presque majeure !
Je suis aussi un militant politique, le courant politique auquel je m’identifie le plus c’est le communisme libertaire.
Je suis aussi un militant syndical, dans le courant syndicaliste révolutionnaire, ça va un peu influencer ce que je vous raconte et la façon dont je vous en parle, surtout dimanche, moins aujourd’hui.
La première fois que j’étais à Pas Sage en Seine, c’était encore au passage des Panoramas, en 2010, et la première fois que j’y ai parlé, c’était au Numa, donc encore dans Paris, c’était sur le sujet du libre accès, en 2014.
Logiciel libre vs opensource
On va donc parler aujourd’hui de logiciel libre et de la pensée libriste.
Un truc très important dans le logiciel libre, c’est, je trouve, la distinction avec l’open source. Techniquement, en vrai, ce sont les mêmes trucs, quasiment, ce qui est différent, c’est ce sur quoi on insiste quand on utilise un terme ou l’autre.
Quand on parle de logiciel libre, en fait, on insiste sur les aspects philosophiques et politiques qu’il y a derrière le mouvement.
Quand on parle d’open source, on parle essentiellement du modèle de développement. Google fait de l’open source et ne fait pas spécialement du logiciel libre ; ça dépend qui chez Google, mais vous voyez ce que je veux dire.
Philosophie du projet GNU
On peut retrouver ce genre de chose dans le projet GNU. Dans la philosophie du projet GNU, il est dit très clairement que le logiciel libre signifie que les utilisateurs et utilisatrices – il n’y a écrit que « utilisateurs » sur le site du projet GNU, mais on va dire que c’est écrit comme ça – possèdent la liberté. Le logiciel n’a pas de volonté propre, il n’a pas à être libre, on s’en fout ! Ces libertés sont précises :
- la liberté d’exécuter le programme
- la liberté d’étudier et modifier son code source
- d’en redistribuer des copies exactes
- et d’en redistribuer des versions modifiées.
Ces libertés sont numérotées. Comme nous sommes des informaticiens/informaticiennes, on indice les tableaux à zéro, donc les libertés aussi, parce que c’est rigolo, donc il y a la liberté 0, 1, 2, 3.
Libertés individuelles vs collectives
Quand on parle de liberté, il est très important de distinguer les libertés individuelles et les libertés collectives parce que, en général, elles s’opposent, au moins sur certains points.
Une phrase qu’on entend très classiquement, c’est La liberté de chacun/chacune s’arrête là où commence celle des autres. Cette phrase est hyper importante pour pouvoir vivre en société. Donc, il n’y a pas de vraie liberté sans égalité et vice-versa, pas de vraie égalité sans liberté, là, on voit l’aspect communiste libertaire, les deux points de vue du courant politique.
Un exemple, c’est la liberté d’expression. La liberté d’expression, c’est très bien, mais, en fait, ça doit avoir des limites. Il y a un truc qui s’appelle le paradoxe de la tolérance [2] : si on est tolérant avec tout le monde et qu’on laisse parler tout le monde, y compris les gens qui ne sont pas tolérants, au bout d’un moment, on perd la liberté d’expression. Donc, pour la protéger elle-même et pour se protéger collectivement, on doit y mettre des limites : en gros, on ne donne pas la parole aux fachos. Hein, TF1 ?
Copyleft
Dans le logiciel libre, ce truc pragmatique existe, ça s’appelle le copyleft [3].
Le principe du copyleft, c’est qu’on veut garantir la pérennité de la liberté, on veut propager la liberté et la coopération, et le moyen et la façon dont on va faire ça, c’est en restreignant pour certaines libertés, en ajoutant des contraintes sur ces libertés. En l’occurrence, la liberté de redistribution va être contrainte : on a toujours le droit de redistribuer, à condition que ce soit dans les mêmes modalités de liberté et de contrainte ; on garde la même licence, c’est le principe du copyleft, la clause Share Alike des licences Creative Commons par exemple. Le but de cela, c’est de maximiser la liberté collective, de maintenir la liberté dans le temps et dans l’espace, si on peut imaginer que le numérique est aussi un espace, et ça se fait au détriment d’une liberté individuelle, qui est celle de prendre le logiciel, faire ses petites améliorations et tout et puis, par exemple, le vendre de manière propriétaire, privative, je ne sais pas comment vous voulez dire, le résultat, avec ses améliorations sans contribuer, en retour, au projet sur lequel on se base.
Ce genre de concept, le copyleft, a un petit peu pour but de parfaire le concept du Libre, l’aspect philosophique et politique du mouvement. C’est donc un compromis pragmatique sur les libertés 2 et 3. Donc, dans le mouvement libriste, on est capable de faire des compromis sur certaines libertés et c’est important d’être capable de le faire parce que ça permet d’améliorer les choses. Ça ne veut pas dire qu’on est obligé de les faire, il y a des licences libres qui ne sont pas copylefts, c’est complètement OK.
Le Libre est nécessaire, pas suffisant
Il est important de rappeler que le Libre est nécessaire, mais, en aucun cas, suffisant. Il ne faut pas être techno-solutionniste.
Si on se dit qu’il suffit que le logiciel soit libre, alors, est-ce qu’on va se satisfaire de missiles commandés par des logiciels libres ? C’est non, évidemment. L’usage, la finalité, a un sens.
Je vous ai dit que je fais de la sécurité émancipatrice. Si vous avez un smartphone sous Android, Google, sur le Play Store, vérifie pour vous que vos applications sont bien sécurisées, qu’il n’y a pas de virus dedans, etc., essaye en tout cas. C’est très bien, mais c’est asservissant. Ça vous fait dépendre de Google, de son infrastructure, de ses capacités, etc. ; ce n’est pas émancipateur.
Parfois le problème est ailleurs. Par exemple le vote électronique, c’est bien si on le fait avec du logiciel libre, mais c’est mieux si on ne le fait juste pas, en fait, parce que ça suppose d’utiliser tout un tas de trucs cryptographiques et tout, c’est cool si c’est pour CryptPad, comme on l’a vu sur la présentation d’avant ; si c’est pour décider démocratiquement de l’avenir de notre communauté politique, c’est plus compliqué, parce que la démocratie, quand elle s’exprime avec des temps de vote — avec tous les bémols qu’il faut mettre sur cet aspect de la démocratie représentative, élire un monarque, etc., vous avez compris, je ne parle pas forcément de ça —, à partir du moment où on vote collectivement, etc., quand on prend des décisions ensemble, c’est important qu’on soit d’accord sur la façon dont fonctionne le processus et, être d’accord, un consentement, ça n’existe pas si ce n’est pas éclairé, on a donc besoin de comprendre. En fait, mettre un bout de papier dans une enveloppe dans une urne transparente, c’est vraiment à la portée de beaucoup de monde ; comprendre comment marche Hélios, Belenios et autres états de l’art du vote électronique, vraiment à pas beaucoup, pas beaucoup du tout, c’est très compliqué. Donc, quel est le bon critère si ce n’est pas une question de libre ou pas libre ?, puisque Libre, c’est une nécessité, mais ce n’est pas suffisant.
Technologie émancipatrice vs asservissante
En général, les gens qui réfléchissent à ça, en tout cas dans la sphère politique à laquelle je m’identifie, on va dire, le critère, j’ai déjà utilisé les mots dans la présentation, c’est : est-ce que c’est émancipateur ou est-ce que c’est asservissant ?
Évidemment, on peut s’imaginer qu’il y a des technologies qui sont intrinsèquement émancipatrices ou intrinsèquement asservissantes, mais c’est assez compliqué.
En général, c’est une question qui est vieille, on parle par exemple des moyens de production, de la propriété des moyens de production ou du contrôle des moyens de production, le contrôle, c’est plus fort que la propriété, c’est cela qui va déterminer si c’est émancipateur ou asservissant.
Par exemple, je donne un cours d’histoire de l’informatique. Dans l’histoire de l’informatique, dans l’ancêtre des ordinateurs, il y a deux familles : les machines à calculer et les machines programmables.
Les premières machines programmables, vraiment automatiques, ce sont des métiers à tisser. À la base, quand Joseph-Marie Jacquard a inventé le métier à tisser, comme toutes les inventions, c’est une addition de plein de choses qui sont mises ensemble – le cylindre de Vaucanson et j’ai oublié les autres noms – plein de choses. Il faut être quatre/cinq pour manipuler une de ces machines, de ces métiers à tisser, donc, en général, les enfants travaillent avec les parents sur le métier à tisser ; l’objectif, c’est de se dire que si on automatise un bon bout du processus, notamment quand il faut grimper en haut pour tirer sur les fils, ce que font les enfants, du coup les enfants vont être libérés de ce travail, ils pourront aller à l’école : c’est émancipateur. Sauf que les canuts ne possédaient pas leur métier à tisser. Donc, plutôt que de se dire « on produit la même chose, on va vendre au même prix, du coup, on peut récupérer la même somme pour vivre, etc., donc vous aurez les moyens d’envoyer vos enfants à l’école », les gens qui possédaient les machines ont dit : « Vous n’êtes plus que deux à travailler, je ne paye plus que deux salaires ». Du coup, de la force vive s’est transformée en capital, les machines.
La question est donc celle du contrôle : si les canuts avaient possédé et contrôlé leur moyen de production, s’ils s’étaient organisés en collectivité, etc., ils et elles auraient pu décider de ce qu’on appellerait aujourd’hui des conventions collectives, tarifs, se mettre en coopérative, etc. Ce n’est pas pour rien si c’est sur les pentes de la Croix-Rousse que sont nées ces luttes ; les canuts, c’est à Lyon, sur les pentes de la Croix-Rousse, qu’il y a beaucoup eu cette histoire ; ce n’est pas pour rien que c’est là-bas que sont nées beaucoup d’idées du mutualisme, les prud’hommes, etc. ; c’est vraiment pour ça.
Donc, la question centrale, c’est le contrôle.
À votre avis, est-ce qu’un logiciel asservissant contrôle ses utilisateurs ?
Public : Inaudible.
Pablo Rauzy : En gros, le logiciel n’a pas de volonté propre. Donc, ce sont les développeurs et les vendeurs du logiciel qui contrôlent, par l’intermédiaire du logiciel, exactement ce que disait Stéphane [Bortzmeyer].
Donc, avec le Libre, on cherche à éviter l’asservissement parce que ça permet l’exploitation ; c’est ce qu’on cherche à éviter. Le fond politique de la chose, en tout cas de mon point de vue, encore une fois esprit critique tout ça, c’est d’éviter l’exploitation.
Paradoxe libriste
Donc, là, on arrive à un paradoxe parce qu’on refuse absolument les compromis sur la liberté d’usage. Dès qu’on parle de cela, il y a une levée de boucliers instantanée, y compris quand il s’agit d’empêcher de faciliter l’exploitation.
Je vais vous parler de deux exemples, vous me voyez venir avec d’énormes sabots.
CoopCycle [4], de toute façon, j’explique même si, dans la salle, tout le monde connaît, parce que c’est enregistré, donc, potentiellement revisionné plus tard, y compris par des gens qui ne connaissent pas forcément ce que c’est.
CoopCycle est un ensemble de plateformes web et d’applications pour smartphones, etc., qui permettent de mettre en place un service de livraison à vélo type Deliveroo, Uber Eats, etc.
Dans la licence de CoopCycle, il est écrit que les entreprises, les collectifs qui utilisent CoopCycle doivent avoir une certaine forme juridique qui empêche le fait, par exemple, qu’on oblige les livreurs et livreuses à vélo à se mettre, par exemple, en auto-entrepreneur, à être payés à la tâche, à la course, en gros, ça empêche l’ubérisation. Ça veut donc dire qu’il y a une clause dans la licence – à part cela, la licence est libre, à part cette clause-là, il n’y a pas de débat – qui dit « vous ne pouvez pas faire certains types d’utilisation ». Il se trouve que les utilisations que ça empêche c’est systématiquement de l’asservissement, de l’exploitation. On voudrait donc empêcher à CoopCycle de se dire Libre par principe, vraiment par orthodoxie, genre il n’y a pas la liberté d’usage pour tous les cas.
Ça me pose un petit peu un problème et si le Libre devient ça, en fait, j’ai envie de défendre le logiciel émancipateur et pas le logiciel libre.
Un autre exemple qu’on peut prendre, c’est l’entraînement des IA. Les entreprises qui entraînent leurs IA se fichent allègrement des droits d’auteur, etc. Par exemple, quand je contribue à Wikipédia, concrètement, puisque la licence n’est pas pour les humains mais pour tous les usages, que je n’ai pas le droit de faire de distinction, je suis obligé de participer à améliorer l’entraînement de ChatGPT et compagnie et, en fait, je n’ai pas envie. J’habite à Saint-Denis. Si quelqu’un se dit « je vais faire une super série de portraits des gens qui passent à la gare de Saint-Denis et je vais les publier en Creative Commons, il faut absolument que ce soit libre pour que mes copains ne m’embêtent pas, donc je ne vais pas mettre les clauses No Derivative, No Commercial, etc. », je n’ai pas envie que ces portraits-là soient utilisés pour entraîner des IA de reconnaissance faciale.
Un truc amusant : on insiste beaucoup sur le fait que Wikipédia est un logiciel libre et qu’il ne faut pas déterminer les usages et tout, il y a quand même un fichier robots.txt sur le site de Wikipédia qui empêche certains robots d’accéder à certaines pages. Petit problème !
En tout cas, si on dit que le Libre c’est différent de l’open source parce qu’il y a, derrière, un mouvement philosophique et politique qui est pour la liberté des personnes, qui est pour l’émancipation, on arrive à un paradoxe : si on n’est pas capable de dire que l’exploitation ce n’est pas bien, qu’on n’en veut pas et qu’on ne veut pas contribuer à la faciliter, on retombe un petit peu dans le truc « on ne fait pas de trucs politiques ».
Nos adversaires ne s’y trompent pas
Nos adversaires ont compris ça. Les capitalistes savent très bien faire la différence entre les usages : The Pirate Bay, ce n’est pas bien, Sci-Hub [5] non plus, par contre, ChatGPT, c’est génial. Dans les deux cas, il s’agit de piller tout ce qu’on trouve. Il y a quand même un petit problème !
Résoudre le paradoxe
Comment peut-on résoudre le paradoxe ?
Il y a deux façons de le résoudre :
la première, c’est de dire que, finalement, le Libre et l’open source c’est pareil, même le copyleft, c’était juste un enrobage pseudo-politique de jolies choses, de jolis discours. Finalement, l’idée c’est juste de mieux diffuser les améliorations ; on est toujours sur le modèle de développement qui est plus efficace, il y a plus d’yeux sur le code source, donc on voit mieux les bugs, etc. ;
ou alors, on dit que Libre, c’est émancipateur et, dans ce cas-là, il va falloir se résoudre à accepter que certaines conditions d’usage, certaines, sont bénéfiques.
Une fois qu’on a dit ça, le débat intéressant, c’est quelles sont les restrictions qu’on accepte. C’est donc de cela qu’il faut discuter : est-ce qu’on fait au cas par cas, est-ce que des restrictions sont valides assez universellement ? Par exemple, tout à l’heure, j’ai évoqué le fait que le logiciel libre c’est pour les humains et pas pour les IA. Après, ça pose évidemment plein de questions techniques : « si j’écris un bot pour aller récupérer des trucs, mais que la finalité c’est pour une association qui fait de la lutte, etc. » ? En fait, on est capable de parler de ça, je vais vous le montrer après.
Pragmatisme vs orthodoxie
En gros, ce sur quoi je veux insister : il ne s’agit pas de dire que toutes les licences de logiciel libre doivent être anticapitalistes, antifascistes, etc. Comme je disais tout à l’heure, il y a des licences qui ne sont pas copyleft, c’est OK.
J’essaye de dire que s’il y a des gens qui font des licences qui empêchent l’utilisation pour l’armée, qui empêchent l’utilisation par des groupes néofascistes, qui empêchent l’utilisation pour uberiser des secteurs, il ne faut pas aller leur dire « ça pue, ce n’est pas libre ! » ; il faut leur dire « bienvenue, on milite tous et toutes ensemble ! ». C’est ça le message. Je n’essaie pas de changer les licences libres qui existent, j’essaye juste d’apporter de la tolérance là où il en faut et pas de la tolérance là où il n’en faut pas.
Le système d’exploitation, le capitalisme, évolue, il faut que nos licences et nos outils de lutte puissent évoluer avec et contre, donc, soyons cohérents et cohérentes.
Acceptons d’appeler « libres » les adaptations nécessaires aux évolutions du système qui partagent les objectifs philosophiques et politiques d’émancipation que revendique le mouvement libriste ou alors c’était hypocrite.
Très rapidement parce que je sais que c’est toujours ce qu’on me dit « c’est impossible à mettre en place et tout ça ». Moi, je travaille, entre autres, sur des questions de modélisation formelle du contrôle sur les données personnelles et de la privacy.
Petit retour sur la notion de contrôle — à Pas Sage en Seine 2018, j’ai donné une conférence [6] sur ce sujet-là, si vous voulez aller la voir, c’est en ligne ; il y a trois axes, trois dimensions quand on parle de contrôle sur les données personnelles :
- la dimension d’action, de pouvoir faire des choses avec ses propres données, avec des données, essentiellement avec les siennes ;
- la dimension de choix : avoir la capacité d’empêcher un tiers— service, plateforme, personne d’utiliser nos données personnelles, donc l’autoriser aussi ;
- la dimension d’information : savoir ce qui est fait avec nos données personnelles, être informé des usages qui sont faits.
Les deux dernières impliquent une notion de consentement et le consentement ne peut être qu’éclairé, donc, il faut savoir ce qui va être fait avec les données, il faut le comprendre. Cette notion d’usage, qui s’appelle la finalité dans le RGPD [Règlement général sur la protection des données], par exemple, existe juridiquement. C’est donc tout à fait possible de décrire dans une licence, de dire qu’on ne veut pas que Wikipédia soit lu par des robots quand la finalité, par exemple, c’est d’entraîner une IA générative, mais que c’est OK si c’est un robot qui est juste en train d’essayer de faire une copie locale pour archive.org ou je n’en sais rien. Donc, la notion de finalité existe.
C’est essentiellement le débat que je voulais ouvrir aujourd’hui à Pas Sage en Seine.
Merci.
[Applaudissements]
Questions du public et réponses
Pablo Rauzy : Est-ce qu’il y a des questions, des réactions ?
Public : Je trouve qu’il y a plusieurs trucs problématiques. Si on prend pas mal de licences libres, par exemple la GPL [GNU General Public License] v2 ou v3, même l’AGPL [GNU Affero General Public License], c’est le fait de copier, de faire tourner un service qui va être la base du copyleft. Après, il faut le défendre en justice, dans une cour de justice, ce n’est pas gentil la justice, donc là, déjà, il y a un problème. Ce sont directement des restrictions d’usage. Par exemple, quand tu prends les clauses des DRM [Digital Rights Management] sur la GPL v3 ou des choses comme ça, anti-DRM, tu n’as pas de restrictions d’usage, c’est juste que l’usage est neutralisé, parce que tu dois redonner la liberté de pouvoir modifier et, du coup, tu ne peux pas techniquement faire de DRM, même si c’est permis légalement.
Un deuxième problème, c’est comment tu te mets d’accord sur les restrictions à faire.
Tout cela ce sont des problèmes humains et, là, il va falloir codifier dans une licence qui, potentiellement, ne change pas, ou alors décider qu’il y ait des gens qui vont avoir la possibilité de le changer. Par exemple, changer d’une licence libre à une autre c’est possible, mais là il va falloir faire évoluer beaucoup la licence, très souvent, et que ça s’adapte à tout le monde et à tous les cas. Pour moi c’est impossible, même les lois des pays ça ne marche pas pour ça, ça ne marche même pas du tout.
Je ne vois pas comment ça peut résoudre ces contradictions. Du coup, n’y aurait-il pas d’autres approches que par les licences pour faire ça ? Par exemple des conditions d’utilisation, des choses comme cela, ou trouver des moyens, dans les licences, qui respectent la liberté d’utilisation tout en neutralisant certaines choses, par exemple la surveillance qui pourrait obliger à donner tout le code source de tout ce qu’il est possible d’un système de surveillance.
Tant que tu peux respecter les licences, ce serait un truc possible.
Pablo Rauzy : Même open source, même en ayant accès au code source, je n’aime pas les systèmes de surveillance.
Pour répondre à la première chose qui a été soulevée, évidemment je ne dis pas que c’est un truc magique que si on accepte toutes les contraintes sur la liberté d’usage, d’un coup c’est bon, évidemment que ce n’est pas le cas.
J’ai dit que le débat intéressant c’est quelles sont les restrictions et, effectivement, ce n’est pas un problème technique, c’est un problème humain, comme tu l’as justement soulevé. En fait, je ne suis pas spécialement fan du fonctionnement de la justice, de la police, de plein de choses comme ça, bien sûr, mais c’est très compliqué de dire « ça ne fonctionne pas parfaitement, donc on ne s’en sert pas ». Vraiment je n’aime pas la police, mais quand il y a des cas de violences sexistes et sexuelles, je suis prêt à accompagner les victimes à la police parce qu’on n’a pas le choix.
On ne peut pas dire « ça ne marche pas parfaitement au niveau technique, genre ce n’est pas prouvé formellement, etc., donc on écarte ». Ce n’est pas possible de dire ça. En fait, il y a plein de trucs, y compris les lois, y compris plein de choses, où le texte est un peu flou, il est sujet à interprétation et ça se règle après, pas forcément au tribunal, ça se règle en discussions, ça se règle en plein de choses.
On le fait pour les données personnelles, c’est ce que je disais, les finalités d’usage, etc. Le RGPD, c’est compliqué. Il y avait la présentation de Framaspace tout à l’heure [7] , Pyg disait que le RGPD c’est extrêmement compliqué, les services de Framasoft ne sont pas tous RGPD compliant parce que c’est extrêmement long et compliqué, ils y travaillent et tout, parce que, justement, il y a toutes ces finalités à décrire et c’est du travail. Je ne dis pas que c’est magique et que c’est facile, je dis juste que le débat doit être ouvert et ce n’est pas parce que, techniquement, ce n’est pas immédiatement prouvable, parfaitement formel, rigoureux, etc., que l’on doit dire non. En fait, parfois, il y en a besoin.
S’il y a d’autres moyens que les licences, c’est cool, mais lesquels ?, et je ne suis pas sûr.
Public : Je disais qu’il n’y a pas forcément que des licences pour faire ça et il n’y a pas forcément besoin d’empêcher des choses, par exemple The Tor Browser [8] ne va pas essayer d’interdire des sociétés de surveillance, tu auras des moyens techniques et humains et pour essayer de limiter, d’autres moyens aussi.
Pablo Rauzy : Oui, tout à fait. La différence, c’est que développer The Tor Browser c’est une très bonne chose, l’utilisation de The Tor browser c’est une protection individuelle.
Les licences, c’est l’esprit de ce que j’essayais d’expliquer au début, c’est comme la loi, etc., ce sont des choses collectives, donc on ne se place pas au même niveau. On pourrait tout à fait dire « de toute façon moi, je n’ai pas besoin de tout ça, je sais chiffrer mes mails sur mon téléphone avec GPG [GNU Privacy Guard] sous OpenBSD », mais, non en fait ce n’est pas forcément vrai.
Public : La résistance à la surveillance, c’est forcément collectif. Tu protèges les gens en protégeant tes communautés, donc, justement, c’est collectif.
Pablo Rauzy : C’est le point que je suis en train d’essayer de faire. Tout à fait.
Public : Juste pour clarifier quelque chose. Du coup, ce qui te tient à cœur, ça serait aussi une reconnaissance par, entre guillemets, « des grands organismes » qui disent « ça c’est une licence libre » au sens de l’OSI [Open Source Initiative] ou est-ce simplement, de manière générale, que la communauté libriste soit un peu plus ouverte et prête à accepter ce genre de licence ?
Pablo Rauzy : Le truc c’est que ça va un peu ensemble, parce que, malgré les prétentions politiques, etc., de la communauté libre, tu vois qu’il y a un pape, quand même, qui est très problématique, d’ailleurs.
En vrai, je me fous du fait que la FSF [Free Software Foundation] et l’OSI valident des licences, ce n’est pas trop ça la question, le truc c’est que les licences qui sont là-dedans, en ricochet, vont être approuvées par les distributions, donc les logiciels vont être packagés, etc. Il n’y a pas de truc complètement immanent d’en haut – enfin si, la FSF fonctionne un peu comme ça, malheureusement. Si la communauté, en bas, à la base, dit « ces trucs-là, c’est libre », en fait ça va remonter.
L’idée c’est juste de se dire que typiquement CoopCycle ou, maintenant avec les IA, vous voyez ce que je veux dire, les IA génératives type ChatGPT, Midjourney et tout ça, on doit avoir des moyens de dire que, par défaut, on ne collabore pas à ces trucs-là. Je pense que ce sont des choses qui sont importantes pour qu’on puisse se défendre contre ces trucs-là. Par ailleurs, ces IA, ce n’est pas juste une espèce de marchandisation qui vole les artistes, c’est aussi que les conditions de production de ces trucs-là sont horribles, comme toute l’électronique par ailleurs, mais ça aussi en particulier, le travail du clic qui est nécessaire derrière, etc. Si on veut lutter contre à chaque échelle, partout, moi je suis pour la diversité des tactiques de lutte, je suis pour que tout se fasse en parallèle, en fait, il faut aussi être capable de dire, par exemple, « discutons : est-ce ce que Wikipédia est une ressource exploitable par OpenAI ? ». C’est une vraie question : est-ce qu’on veut ça ou pas ? Peut-être, démocratiquement, la décision va être « oui, c’est OK ». À ce moment-là OK, Wikipédia reste comme ça, il y a peut-être des gens qui vont essayer de forker, il y a d’autres raisons à vouloir forker Wikipédia, on en a entendu parler un petit peu sur Mastodon ces derniers temps.
L’idée ce n’est pas de vouloir imposer des choses, c’est juste de dire « peut-être que ce n’est pas la peine qu’il y ait une levée de boucliers parce qu’une virgule n’est pas la bonne suivant saint RMS [Richard Matthew Stallman] », c’est un peu ça l’idée. Sachant qu’on est déjà capable de faire des compromis sur certaines des libertés, c’est vraiment la liberté d’usage qui est intouchable et je ne comprends pas pourquoi celle-là et pas les autres. Le copyleft c’est un compromis sur des libertés, mais de redistribution.
Public – Stéphane Bortzmeyer : Souvent, en politique, il y a de longues discussions sur des terminologies. Je ne suis pas d’accord pour dire que c’est juste une histoire de virgule placée ou quelque chose comme ça. Si c’était le cas, si on considère que les mots ne sont pas importants, on pourrait dire ce qu’on veut et ça poserait d’autres problèmes par ailleurs. Donc, non ! En politique, les discussions sur la terminologie sont pénibles, parfois c’est du grattage de petits détails, mais, parfois, ça révèle des problèmes importants derrière.
Pour toute cette histoire, j’ai l’impression qu’il y a quand même, à la source, beaucoup un problème de terminologie parce que personne, en tout cas pas moi, n’a jamais dit que la licence de CoopCycle n’était pas bonne, affreuse, que c’étaient des traîtres, qu’il fallait les fusiller ou quoi que ce soit. Le seul problème, c’est qu’ils veulent le beurre et l’argent du beurre : ils voudraient faire une licence pas libre parce que ça atteint certains de leurs objectifs, tout en ayant l’étiquette. Quelque part, c’est un hommage aux logiciels libres que des gens qui ne veulent pas des licences libres voudraient qu’elles soient appelées libres quand même. Je pense que la vraie solution ce n’est pas de dire qu’un truc qui n’est pas libre est libre ou, à ce moment-là, le vocabulaire ne veut plus rien dire. La solution c’est de trouver d’autres termes, d’ailleurs, tu en as cité un quand tu as parlé de logiciel émancipateur. Pourquoi pas ! Je n’ai pas réfléchi, mais ça me paraît une bonne idée, ça pourrait coller et ça serait plutôt la solution. Des gens partent dans une direction différente de celle du logiciel libre, mais veulent être appelés libres quand même, ça me paraît un petit peu bizarre ! C’est comme si un parti politique très à droite s’appelait Les Républicains, par exemple. Ce n’est pas bien, ce n’est pas normal, c’est du détournement de terme.
Pablo Rauzy : On est d’accord sur ça !
J’entends tout à fait ce que tu es en train de dire et c’est une solution. Mais, à ce moment-là, c’est compliqué de diviser les forces. Quand je fais des autocollants avec mon organisation politique, j’ai envie de dire juste « logiciel libre », je n’ai pas envie de dire « logiciel libre ou émancipateur et/ou émancipateur, etc. » Il y a cette question-là de force de frappe, nous ne sommes déjà pas beaucoup ! La question de fédérer autour d’un mot, etc., ce sont quand même des choses qui sont importantes, politiquement, dans le militantisme.
Par ailleurs, je ne sais plus qu’elle est l’expression que tu as employée, mais dire que c’est très flatteur pour le logiciel libre ou un truc comme ça, en fait oui, exactement. Mais moi, je ne crois pas du tout à la révolution en mode « on va tout casser et après on va construire ». La méthode de la stratégie révolutionnaire, du syndicalisme révolutionnaire, c’est de dire qu’on veut construire des contre-pouvoirs, on veut construire des alternatives. Et, une fois qu’on est suffisamment nombreux, puissants, démocratiques, autogestionnaires pour dire au pouvoir en place ciao, on le fait et, à ce moment-là, évidemment, ça ne va pas se passer dans la douceur, on est d’accord, mais il faut avoir construit la société d’après avant de casser celle de maintenant. Et des déjà-là auxquels on peut se référer, il y en a : le logiciel libre en fait vraiment partie. Je trouve politiquement important de pouvoir dire « ça, c’est du logiciel libre », le logiciel libre c’est un truc avec lequel on peut dire aux gens qu’il y a des alternatives qui fonctionnent suivant les communs, etc. Il y en a un que vous connaissez tous et toutes, c’est la Sécu, mais il n’y a pas que ça, il y a d’autres champs où on a réussi à faire ça. Et encore, ils ont suffisamment cassé la Sécu pour qu’un ministre puisse décider qu’on change les règles d’indemnisation du chômage, ce qui n’est vraiment pas censé être le cas.
Le logiciel libre c’est aussi ça. C’est aussi pouvoir dire à des gens « à la base, ce sont des geeks qui se sont intéressés à ça parce que c’est cool et tout », c’est aussi réussir à politiser des gens et leur dire « tu te rends compte que c’est un truc qui a été fait en commun, par des gens qui se sont mis ensemble derrière un projet, qui ont réussi à faire quelque chose qui tient tête à des alternatives capitalistes, etc. », et c’est vraiment un truc super important. Si on commence à dire « c’est l’un ou l’autre, ou ci ou ça », pour moi c’est compliqué et on perd en efficacité de force de frappe politique. Sinon je suis d’accord avec toi : techniquement on pourrait tout à fait dire et ce n’est pas vraiment le problème. C’est juste que je pense que c’est plus simple, pour beaucoup de raisons, qu’on soit capable, collectivement, de dire que c’est du logiciel libre. Je suis militant libriste, je suis à l’April depuis presque 18 ans et, il y a 18 ans, ce n’est pas quand j’ai découvert le logiciel libre, c’est quand j’ai commencé à avoir des thunes pour cotiser, j’étais militant libriste avant, et je n’ai pas envie de dire, d’un coup, « maintenant je milite pour le logiciel émancipateur » et que, dans tous les événements, on doive dire « festival de culture libre et logiciel émancipateur, etc. » Il y a aussi une question d’affichage de mots, de choses comme ça, qui est, je pense, importante aussi politiquement. C’est ma réponse.
Public – Stéphane Bortzmeyer : On pourrait faire comme le mouvement LGBT, rajouter beaucoup de lettres et un plus à la fin : FLOSSE+, « E » comme émancipateur, plus.
Pablo Rauzy : Je ne suis pas trop favorable à ce genre de truc, mais c’est vrai que c’est une solution et si c’est une façon de mettre tout le monde d’accord et d’avancer ensemble, je l’entends. Je ne suis pas là pour imposer des trucs, je suis là pour ouvrir le débat. Si c’est la solution à laquelle on arrive tous et toutes ensemble, tant qu’on avance dans le bon sens !
Public : Juste pour ajouter que Calimaq parle de licence à réciprocité [9] pour ces trucs-là, pour CoopCycle, etc..
Pablo Rauzy : Alors faut rajouter « E » et « R » !
Public : Pour rebondir sur ce qui vient d’être dit, en fait je suis d’accord. Toute question c’est ce qu’on met derrière le mot « libre » ; à titre personnel, je n’ai pas creusé la chose, je ne sais pas si ça a été vraiment bien défini, etc. Je rejoins ce qui a été dit sur le fait que le Libre c’est, pour moi, avant tout un projet politique plus qu’un simple terme technique sur la façon dont c’est mis en place. À titre personnel, que des logiciels émancipateurs ne puissent pas se revendiquer libres, ça me gêne. Dans ce cas-là, je ne vois pas ce que je fais dans une communauté libriste.
Public : Pour rebondir à la première question qui a été posée : est-ce que c’est une question de licence ou autre ? Je pense que ce qui s’est passé avec le Collectif CHATONS [10] était aussi pas mal dans cette mouvance-là : on s’est retrouvé avec des associations qui voulaient justement être un peu émancipatrices, type Framasoft, et fournir des services qui allaient permettre aux gens de sortir des GAFAM et autres. Elles se sont fait démolir parce qu’elles avaient un bout de service potentiellement privateur dans un coin, parce qu’il fallait qu’elles envoient des mails, des SMS ou du bancaire et ça a été un drama pendant quasiment plus de trois mois, avec vraiment des changements de conditions générales d’utilisation et des votes massifs dessus, avec des appels à la FSF, justement, qui arrivait derrière ; ça a été un bordel abominable pendant plusieurs mois. Ce n’était vraiment pas une question de licence, on ne parlait pas de la GPL ou de quoi que ce soit, c’était vraiment l’organisation des associations. Il y a vraiment eu deux clans à s’affronter et c’est vraiment le côté humain qui a pris le dessus sur ce côté-là, on n’était même pas sur du juridique ou autre chose, c’était vraiment des questions politiques. On a vraiment deux visions qui s’affrontent sur ce qu’est le Libre. Émancipateur est effectivement peut-être plus approprié à ça et ça dépasse très largement le côté purement licence juridique.
Pablo Rauzy : Oui, c’est clair, je ne suis pas techno-solutionniste ni avec les ordinateurs ni avec les textes de loi.
Public : Merci. Je me sens très en phase avec ce qui a été présenté et je voulais rebondir sur une ou deux prises de parole qui disaient « si le Libre s’il ne contient pas le mot émancipateur, je ne me sens pas libriste ». Je le sentirais plus comme quelque chose de gigogne, donc le côté émancipateur, libre et open source, vraiment le côté émancipateur que je pose comme si le Libre n’était pas une finalité. Du coup, il y aurait l’émancipateur au-dessus et peut-être encore quelque chose, plus tard, qu’on va découvrir, parce que, sur le chemin, on va découvrir qu’il manque encore quelque chose. Du coup, je me positionnerais plus comme ça, je ferais avec, mais j’irais plus loin.
Pablo Rauzy : Encore une fois, comme disait Stéphane. Une fois que le débat est ouvert, si c’est sur ça qu’on se met d’accord à la fin, eh bien mettons-nous d’accord sur ça à la fin. Quand je viens faire ce truc-là un peu en provoquant et tout ça, en étant très catégorique alors que, je ne suis pas non plus 100 % stable sur mes appuis, je ne vous le cache pas, c’est aussi de dire « peut-être, en faisant ça, qu’on arrive à emporter sur l’émancipateur le Libre », encore une fois, pas en voulant changer les licences qui existent. Il y a plein de gens dans les évènements libristes, dans les communautés libristes, etc., qui, en fait, se sont politisés par là mais ne le pensent pas comme ça. L’objectif de ce genre de présentation, c’est aussi de permettre une certaine prise de conscience pour certains/certaines qui font déjà de la politique et que, en fait, les problèmes sont tous liés. Quand on fait du Libre ou de l’émancipateur ou du « FLOSSER+ », on doit aussi se poser la question de ce qu’est l’ubérisation. On ne peut pas se dire que les problèmes sont cloisonnés, etc.
Public : J’ai deux points là-dessus. Le premier c’est que, déjà rien que le fait de mettre une licence – il y a plein de gens qui mettent une licence et qui se foutent totalement des problèmes – je pense qu’il risque d’y avoir aussi ce genre de biais : tu as mis la bonne licence et c’est OK. Si tu gères un projet libre, tout seul, à plusieurs, tu as énormément de trucs auxquels réfléchir : les usages, la communication ; rien qu’avec la communication, tu peux radicaliser les gens, tu peux essayer de te mettre avec d’autres mouvements, par exemple, tu fais durer les appareils plus longtemps, ça devient écologiste ; c’est du Libre, donc ça résiste mieux à la surveillance. Tu commences vraiment à pouvoir radicaliser les gens pour de vrai.
En même temps, quand tu touches aux usages ça va vraiment bloquer, parce que ça va vraiment attaquer les licences libres. Par exemple, si jamais ça rentre dans des distributions, ça va devenir compliqué de redistribuer, tu vas carrément changer ce que veut dire Libre, donc qui va être inclus, qui va être exclu, les termes de la collaboration. Par exemple, si on se prive des entreprises, on ne tourne plus sur aucun matériel.
Donc, moi je suis plus pour essayer que les entreprises contribuent mais selon nos termes, c’est-à-dire qu’on les force, disons, à avancer nos buts et pas leurs buts. C’est, par exemple, ce que fait beaucoup le projet GNU [11] : tu contribues, il y a un but du projet GNU, tu peux contribuer pour d’autres buts, mais c’est nous qui gérons et on te fait quand même avancer dans nos buts.
Pablo Rauzy : C’est pour cela que j’insistais sur le fait que je ne suis pas en train de dire que toutes les licences libres doivent inclure des clauses qui les rendent antifascistes, anticapitalistes. Ce n’est vraiment pas du tout ce que je suis en train de dire. Il y a tout un tas de morceaux d’infrastructure, etc., et oui, on a besoin que Intel, Microsoft, Apple, Google et tout, continuent de contribuer, donc, il n’est pas forcément question de mettre des licences anticapitalistes. En fait, on peut choisir les licences en fonction des projets. Typiquement, pour CoopCycle, c’est plutôt pas mal que n’importe qui ne puisse pas se dire « ça ne me coûte quasiment rien de mettre en place une infrastructure pour pouvoir ubériser des gens et les exploiter ». Par exemple, même le projet GNU, ils sont capables de faire des licences moins générales, LGPL [12], par exemple, pour l’usage des bibliothèques. C’est vraiment juste de dire, encore une fois, pourquoi se diviser sur des choses qui, théoriquement, vont dans le même sens.
Public : C’est vraiment le fait de toucher à l’usage qui pose problème et, à mon avis, quand on regarde des licences comme la GPL v3, il y a moyen de faire ça très intelligemment, c’est-à-dire que tu interdis les DRM sans les interdire. C’est exactement ce que fait cette licence, en gros.
Pablo Rauzy : Je pense que les DRM ce n’est pas le seul problème, en gros.
Public : C’est plus le mécanisme.
Public : Je me posais une question. La question des distributions a été évoquée plusieurs fois et je ne suis pas sûr d’avoir compris le problème, parce que, aujourd’hui, les distributions peuvent aussi intégrer des solutions pas libres. Quel est le problème technique par rapport à ces licences qui, aujourd’hui, ne sont pas forcément considérées comme libres pour que des logiciels, sous ces licences-là, soient distribués dans des distributions Linux par exemple ?
Pablo Rauzy : Pour répondre très rapidement, parce que je ne suis pas au point sur tous les tenants et aboutissants. Si on commence à mettre sous des licences avec des restrictions d’usage des composants essentiels de certaines distributions Linux, que tu peux même mettre dans un dépôt séparé, par exemple sous Debian tu as contrib et non-free, sous Ubuntu ça s’appelle restricted et multiverse, en fait ça veut dire que tu ne peux pas dire « j’installe Debian sur la machine » ; en fait, ça pose plein de problèmes si ton système de base dépend de choses auxquelles tu ne t’attends pas et qui changent d’un coup, etc. C’est pour cela que je ne suis pas du tout en train de dire « il faut tout changer, venez tous prendre ma licence ». Juste pas taper sur des gens qui veulent essayer de militer, c’est tout.
Public : Bonjour. Je ne suis pas bien convaincu par cette question. J’ai l’impression qu’il faudrait beaucoup de temps, justement, pour décider de clauses en plus pour restreindre des usages. Pour moi, ce qui est important, ce sont vraiment les usages qui sont faits réellement, les communautés qui sont créées autour des logiciels et qui, effectivement, peuvent ne pas restreindre l’accès aux communautés elles-mêmes autour du logiciel, plutôt que d’aller juridiquement empêcher l’usage du dit logiciel. Il me semble être beaucoup plus facile de faire cette partie-là d’un point de vue associatif plutôt que d’un point de vue légal.
En plus, les licences sont à peu près des contrats et il faut voir, derrière, s’il y avait des affaires au tribunal sur ce genre de clause, est-ce que, réellement, elles seraient valides derrière ? Est-ce qu’un acteur qui aurait les moyens économiques pourrait faire que certaines clauses ne seraient pas applicables derrière ?
Pablo Rauzy : Je vais répondre à l’envers à ce que tu as dit en essayant de ne rien oublier. Le système juridique n’est pas parfait, c’est clair, et c’est sûr que quelqu’un qui a plus de moyens, etc., encore que Trump s’est quand même fait condamner pour 34 trucs. Mais, à priori, quelqu’un qui a plus de moyens, a plus accès à sa justice, on va dire, la justice est une justice de classe, comme tout, mais la question des usages existe en justice ; côté données personnelles et gestion des données personnelles, les finalités de traitement, etc., c’est vraiment une question d’usages précis, pas forcément précis, justement, en tout cas décrits. Le RGPD est applicable en justice, c’est long, compliqué, probablement qu’il y a tous les problèmes que la justice pose par ailleurs.
Et la première chose que tu as dite, c’est quoi ? Tu as commencé ton raisonnement par quoi ? Ah oui, le truc des associations ! Ça dépend de ce que tu es en train de développer. Si tu es en train de développer Mastodon [13], oui, parce que dedans tu mets des outils de modération, etc., et tu peux laisser aux gens qui s’auto-organisent leur communauté Mastodon le pouvoir de dire « chez nous pas de nazis, chez nous pas d’homophobie, chez nous pas de racisme, etc. » D’autres communautés peuvent dire « chez nous c’est total free speech, donc, on accueille tous les connards ». C’est une possibilité et tu peux dire « on laisse aux groupes humains le choix de faire ça ».
Mais, quand tu es en train de développer CoopCycle, tu ne peux pas te permettre de faire ça, sinon tu es en train de faciliter l’empowerment de capitalistes pour exploiter des gens. Ce n’est quand même pas exactement la même chose. Tu es en train de dire « je suis en train de vous fournir les outils pour faire un concurrent à Deliveroo » et tu peux vraiment ne pas avoir envie de participer à ça, tout en ayant envie de vouloir participer à la possibilité, pour des collectifs de livreurs à vélo qui s’auto-organisent, de s’auto-gérer, d’avoir leur propre plateforme, de décider de leur tarification, de décider de tout ça. Ce n’est pas la même chose suivant ce que tu es en train de développer, les contraintes et les implications ne sont pas les mêmes et ce ne sont pas que des discussions techniques, ce sont des discussions politiques et oui, ça prend longtemps, je suis d’accord. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il faut faire ça du jour au lendemain, je suis en train de vous dire que le débat intéressant, c’est : manifestement, les restrictions d’usage peuvent être utiles dans la lutte, en tout cas c’est à réfléchir, lesquelles ? Menons déjà la réflexion. Si, à la fin de la réflexion, c’est « en fait aucune, ce n’est pas ça la bonne méthode », peut-être, mais menons déjà la réflexion. Pour l’instant, on ne la mène pas parce qu’on dit tout de suite « ce n’est pas libre ».
Public : Mon point c’était surtout sur le temps passé.
Pablo Rauzy : La démocratie et l’autogestion ça prend vraiment beaucoup de temps ! C’est pour ça qu’il faut la retraite à 50 ans et ne travailler que 10 heures par semaine.
Moi j’aime bien mon taf, encore un peu !
Public : Pour CoopCycle et des choses comme ça, j’aurais plus des questions sur les méthodes à adopter. Par exemple, rien n’empêche de ne distribuer le logiciel qu’à des associations amies, à des trucs comme ça, à des coopératives amies, ne pas le distribuer largement et essayer de voir en interne comment les gens s’organisent. Par exemple, vous créez une mégastructure, les gens peuvent voter sur à qui filer le logiciel, à qui ne pas filer le logiciel, quelles restrictions mettre. Si un nouveau cas se présente, comme c’est un truc interne, les gens discutent et votent, etc. ; c’est une autre approche, ça ne gêne pas le Libre, ça rentre dans toutes les cases, c’est bon. Logiciel privé, ça ne gêne personne.
Pablo Rauzy : Je ne sais pas si ce n’est que ça le fond du problème, mais c’est sûr que ça en fait partie· J’ai déjà répondu à ta question sur ces trucs-là. Tu dis que ça coche toutes les étiquettes, je n’en suis pas certain, ça me semble aller un peu vite. Après, si des solutions comme ça émergent, discutons-en, mettons-les au clair, écrivez des posts de blog, partagez-les, lisons-les dans le Khrys’presso [14] et voilà ! Mon but, c’est d’ouvrir la discussion.
Public : J’ai l’impression que ce qui revient un peu souvent, c’est ma question, du coup, pour être sûr, c’est est-ce que la communauté du Libre s’oppose vraiment à ce genre de pratique ? Ce que je veux dire c’est qu’il y a beaucoup d’énergie et de temps de discussion qui sont passés à critiquer des outils ou des logiciels qui se disent libres alors qu’ils ne le seraient pas. Dans le fond, j’ai l’impression qu’on est à peu près tous et toutes dans le même bateau et qu’on veut aller au même endroit. Est-ce que c’est ça que je loupe ou est-ce qu’il y a vraiment une vision que le bateau ne va pas du tout au bon endroit ?
Pablo Rauzy : Je ne sais pas si vous fréquentez beaucoup d’informaticiens et d’informaticiennes, mais il y a un culte du techniquement correct et du well actually qui est quand même assez fort dans ces communautés-là ; ce sont aussi des communautés très masculines, donc ramener son grain de sel ! C’est ce que disait Stéphane : personne n’est allé dire qu’il fallait buter les gens de CoopCycle, parce qu’ils ne font pas du Libre orthodoxe. Par contre, oui, il y a eu beaucoup d’énergie et de discussion sur cette question.
Essayez juste de mettre une image sur un post de blog un peu lu, dans une communauté libre, où vous dites que la licence est Creative Commons avec Non commercial, par exemple, en fait les commentaires ce n’est plus une discussion sur le contenu du billet de blog, c’est « ah, mon dieu, cette image n’est pas libre », alors qu’il y a plein de bonnes raisons différentes d’utiliser la clause Non commercial.
Public : Peut-être, pour rebondir à la question qui vient d’être posée, ça dépend vraiment de comment tu définis la communauté du Libre et qui tu inclus dedans. À priori, pour l’instant, il n’y a plutôt juste pas d’accord.
Par rapport à ce qui a été dit sur l’alternative de décider à qui on distribue le logiciel, ce que je trouve gênant là-dedans, c’est qu’on perd un des intérêts majeurs du Libre qui est quand même de faciliter l’accès à plein de gens qui pourraient tomber dessus comme ça, donc, ce genre de système ne permet pas à n’importe qui de trouver le logiciel, de s’en servir, de le modifier, du moment qu’il respecte la finalité proposée dans la licence non libre.
Pour moi, la question c’est : à quoi accorde-t-on de l’importance dans le Libre ou dans l’émancipateur ? Déjà est-on d’accord pour dire qu’on comprend l’intérêt de ce genre de chose et c’est simplement qu’on pense que ce n’est pas la bonne méthode ou vraiment y a-t-il un désaccord plus profond là-dessus ?
Pablo Rauzy : Je pense ça va être la dernière question au niveau du timing.
Public : C’est peut-être plus une réflexion qu’une question, parce qu’il m’a fait réfléchir avec sa question du bateau. Ce n’est pas vraiment construit, mais j’ai l’impression qu’on a réussi à construire un bateau, le Libre, qui tient la route. Après, l’open source se sert du bateau, mais pas forcément pour aller dans la bonne direction. Nous, nous savons que le bateau est construit pour aller dans la bonne direction et là c’est un peu comme si on lui disait « il y a d’autres bateaux qui seraient peut-être plus adaptés pour aller dans la bonne direction. Il tient la route, OK, mais d’autres s’en servent pour aller dans des directions que nous ne voulons pas, donc on voudrait un bateau dont la fonctionnalité soit uniquement aller dans la bonne direction ». Les libristes disent : « Faites gaffe, parce que vous n’êtes pas sûrs que votre bateau va tenir la route, alors que nous, nous avons fait un bateau qui tient vachement bien la route et qui a été quand même assez éprouvé par les ans ». C’est juste une petite réflexion, ça me fait penser à ça, j’ai l’impression que c’est peut-être ça le problème.
Pablo Rauzy : OK. Je pense que ma réponse va être que dans la métaphore, l’analogie, je ne sais comment il faut dire, ce n’est pas un bateau, c’est une flotte, et je propose juste de rajouter des barques qui peuvent grossir, qui peuvent devenir des bateaux aussi, et voilà.
Il y a déjà plusieurs licences libres qui sont incompatibles entre elles, ce n’est pas un seul.
Public : Ce n’est pas une question, c’est pour dire que sur l’échange qui vient d’avoir lieu, c’est intéressant d’entendre les deux visions qui, du coup, émergent : une vision plutôt plurielle et une vision unique. Un bateau ou des barques. En fait, pour moi, il y a une diversité qui peut apparaître dans un cas, qui apparaîtrait plus difficilement dans l’autre. Du coup, pour ma part, je préfère plus la vision des barques.
Pablo Rauzy : Je tiens beaucoup à la diversité des tactiques et des stratégies pour arriver au but final et, si j’ai tort, que je suis dans le mauvais bateau, j’espère qu’il y a un bateau qui y arrive. C’est ça qui est important, en fait.
Merci beaucoup.
[Applaudissements]