Ludomag : Audran Le Baron, bonjour.
Audran Le Baron : Bonjour.
Ludomag : Bienvenue sur le petit stand-plateau de Ludomag, Éducatech Expo, ça a changé de nom. On va parler de deux sujets avec vous, l’écosystème EdTech [1], ce qu’on entend par cette expression, les entreprises qui servent les besoins de l’Éducation nationale, notamment au niveau du numérique, et puis on va parler de stratégie. On va peut-être préciser un peu le rôle de la Direction du numérique pour l’éducation [2] en la matière, parce que souvent l’enseignant lambda, on va dire, ne sait pas tout ce qui se passe, pourquoi les gens travaillent autant rue de Grenelle. On va commencer par la stratégie. C’est un travail qui est fait régulièrement dans la Direction du numérique, c’est avant un ministre, c’est pendant un ministre, c’est une proposition ? Comment ça fonctionne ?
Audran Le Baron : Il n’y a pas vraiment des règles en la matière. Ce qu’on a pensé utile dans le contexte, c’était de travailler, en ce début de quinquennat, sur une stratégie numérique pour l’éducation qui, globalement, fixe la vision stratégique que l’on pousse collectivement pour le quinquennat à venir. Je dis collectivement parce que, en réalité, c’est évidemment le ministère qui est à la manœuvre sur le sujet du numérique pour l’éducation, mais ce sont également toutes les collectivités locales, parce que ce sont elles qui équipent les écoles, les collèges, les lycées, donc on ne peut rien faire sans les collectivités locales. Nous, ministère, nous intervenons plus sur les sujets de formation, de pédagogie, etc. Il y a également les entreprises de l’EdTech, les associations, qui proposent des services, des outils pédagogiques numériques. Il y a donc tout cet écosystème qui est à mettre en mouvement au service d’une stratégie, d’une vision stratégique, en tout cas c’est la conviction que j’ai acquise assez rapidement à ce poste.
Si on ne se met pas d’accord sur, justement, cette vision stratégique partagée entre collectivités locales, entreprises, ministère, etc., on se disperse, on disperse nos énergies et, finalement, on est relativement peu efficaces. C‘est la raison pour laquelle on a souhaité travailler, et ça s’est passé depuis le printemps dernier, avec les collectivités locales, tous les niveaux — commune, département, région —, les entreprises de l’EdTech, les éditeurs de manuels scolaires qui font également du numérique, les associations d’éducation populaire, nos opérateurs au sein du ministère – réseau Canopé, le CNED – tous les acteurs qui interviennent dans le numérique pour l’éducation, pour se mettre d’accord sur quelles sont les valeurs, les principes et la direction que l’on doit prendre. On a travaillé ensemble cette vision-là et là on est en train de la porter à un niveau politique auprès du ministre pour pouvoir, début d’année prochaine, donc début 2023, porter politiquement cette stratégie ensemble, tous les acteurs confondus.
Ludomag : On ne va pas tout dévoiler, on ne va surtout pas la dévoiler puisque, pour le moment, elle n’a pas été publiée. On entend quand même des choses sur des changements profonds. On a eu a quelques petites informations, il y a quelques semaines, sur la façon de voir les choses, d’utiliser certaines ressources. On a parlé, que ce soit à Ludovia ou ailleurs, de priorité de l’État, de la souveraineté qui revient souvent. Est-ce que la stratégie est imprégnée un peu de souveraineté ?
Audran Le Baron : Oui, bien sûr. L’enjeu principal n’est pas forcément là. L’enjeu principal est de fournir aux professeurs une offre de numérique pour l’éducation qui soit à la fois facile, simple, utilisable facilement avec vraiment l’expérience utilisateur qui soit au centre de la conception de ces services et puis un enjeu de pérennité. Les enseignants ont besoin du temps long pour s’emparer de nouveaux outils, les intégrer dans leurs pratiques pédagogiques sur le long terme et pas d’avoir des à-coups, un coup on va privilégier tel type d’outil et puis, trois ans plus tard, ça change. Les enseignants ont besoin de stabilité et de pérennité.
Après, il y a un troisième sujet qui est essentiel, c’est la confiance. J’ai la conviction absolue, une conviction qui est largement partagée, que pour encourager, pour arriver finalement à développer les usages du numérique dans l’éducation, il faut qu’on arrive à avoir cette confiance de tous les acteurs, les enseignants eux-mêmes, les parents, les élèves. Cette confiance s’acquiert de plusieurs manières, notamment dans la garantie qu’on peut apporter sur la protection des données, donc sur le strict respect du RGPD qui est le Règlement général européen en matière de protection des données [3].
En la matière, puisque c’est le terrain sur lequel vous vouliez m’emmener, on a une jurisprudence au niveau de l’Europe, le fameux arrêt Schrems 2 [4] pour les connaisseurs, qui dit que les solutions apportées sur le cloud par des entreprises étasuniennes emportent avec elles un certain nombre de textes de lois américaines qui s’appliquent y compris au-delà de leurs frontières. C’est ce caractère non-immune au droit extra-européen, pour parler le langage de la CNIL, qui fait que ces types de solutions ne sont pas compatibles avec le RGPD actuellement, dans l’état du droit international actuel. Et cela veut dire, effectivement, que des solutions de cloud opérées directement par des acteurs américains, étasuniens, ne sont pas conformes au RGPD donc ne peuvent pas emporter la confiance des utilisateurs. C’est la raison, en tout cas une des raisons pour lesquelles on doit privilégier des offres de service qui soient souveraines, souveraines dans ce sens-là, qui permettent une pleine compatibilité avec le Règlement de protection des données.
Ludomag : On disait que cette stratégie, en fait, ne va pas bouleverser le quotidien des enseignants, ils ont besoin de continuité, comme vous le disiez. Cependant, on en a parlé un peu cet été aussi, le monde a changé, on est en crise, il y a une crise énergétique. Je suppose que les discussions autour de la stratégie vont peut-être aussi porter sur cette indépendance, sur cette transition énergétique, on a aussi parlé de transition numérique. Est-ce que vous avez aussi parlé de ça avec les collectivités ?
Audran Le Baron : Bien sûr. Le sujet de l’usage responsable et sobre des outils numériques est essentiel, je ne vous cache pas qu’il est parfois difficile à concilier avec également l’objectif de développement des usages numériques, parce qu’il y a parfois un côté paradoxal, en tout cas qui rentre en tension.
Je pense que la manière de le résoudre c’est de faire en sorte de concentrer les usages numériques uniquement là où on sait qu’il y a une valeur ajoutée. Il y a plein de choses qui peuvent se faire parfaitement avec la gomme et le crayon, pas besoin de numérique pour ça, donc il n’y a pas à avoir une utilisation gadget du numérique ; quand il n’est pas utile il n’est pas utile, donc ce n’est pas la peine de l’utiliser ! En revanche, le numérique apporte une plus-value dans certaines séquences de cours, avec certains types d’outils, quand les enseignants sont correctement formés avec, etc. Quand il y a une plus-value à l’usage pour des outils de fluence, d’apprentissage des fondamentaux de mathématiques à tel ou tel niveau, avec tel ou tel accompagnement des professeurs, c’est ça qu’il faut qu’on encourage. Il faut favoriser cela, mais, au contraire, décourager les usages plus de l’ordre du gadget du numérique, parce que, je le dis souvent, il n’y a rien de magique dans le numérique. Ce n’est pas parce qu’on met du numérique, des tablettes entre les mains d’enfants, d’enseignants, que, comme par magie, les choses vont s’améliorer. Non ! Il faut que ce soit utilisé dans certains cadres, certaines séquences de cours, certains buts pédagogiques que le numérique permet d’augmenter, d’améliorer, mais ce n’est pas le cas de tout.
Ludomag : On a parlé de stratégie, on n’a pas parlé de coconstruction, on a dit que la stratégie a une vision partagée. Est-ce que c’est de la coconstruction ?
Audran Le Baron : Si, on peut absolument parler de coconstruction. Pour dire les choses, je crois qu’au printemps dernier on a eu 60 ou 65 ateliers avec les collectivités locales, les entreprises de l’EdTech, les académies, etc. ; ça a été un très gros travail de coconstruction.
Ludomag : On ne va pas dire que le futur est sombre, mais il y a des contraintes budgétaires, je crois que même le FMI a rappelé à l’État français qu’il fallait un peu réduire la voile. Les collectivités sont souvent en train de dire qu’aujourd’hui, avec la crise énergétique, elles ont un souci budgétaire. Est-ce que cette stratégie prend aussi en compte ce contexte international et ces difficultés financières, à dire « oui, on ne compte plus l’argent » ? Est-ce qu’on va avoir ce problème-là dans le futur ?
Audran Le Baron : Je crois qu’on n’a jamais été dans un contexte très différent où l’argent n’était pas un problème, etc. On fonctionne toujours sous contrainte budgétaire et c’est normal.
Ludomag : « Quoi qu’il en coûte » dans l’Éducation nationale, ça n’a pas existé ?
Audran Le Baron : Je vous laisse cette question.
Oui, évidemment, on s’inscrit là-dedans. L’impératif de pérennité, que j’évoquais tout à l’heure, a évidemment un impact sur le budget, ça veut dire qu’il faut une pérennité dans le budget, mais je pense que c’est tout à fait conciliable, c’est-à-dire qu’il faut simplement utiliser l’argent autrement. Il y a eu toute une période où on a beaucoup impulsé l’innovation et l’argent public a aidé à cela, je crois qu’il y a maintenant beaucoup de solutions innovantes. Il faut continuer dans l’innovation, mais je pense que, maintenant, il faut passer à une étape suivante de pérennisation, de stabilisation de tout cela. Pour cela, il faut mettre en place des dispositifs budgétaires qui permettent aux enseignants d’acquérir des ressources numériques, quand ils en ont besoin, de sorte à entretenir également le marché de l’EdTech qui va pouvoir, ainsi, continuer d’innover en continuant d’avoir des budgets d’innovation, de recherche et développement qui s’appuieront, pour le coup, sur l’achat pérenne et stable de ressources par les enseignants.
Ludomag : Merci pour la transition. Je voulais justement parler de cet écosystème qui nous entoure aujourd’hui à Educatech Expo, les EdTech, donc les petites entreprises comme les plus grandes, qui essayent de fonctionner avec le ministère et les collectivités pour servir l’objet dont on parle maintenant. On va rappeler, je voulais rappeler que la Direction du numérique a beaucoup aidé à l’émergence de cet écosystème.
Audran Le Baron : Absolument et c’est quelque chose qui est finalement assez peu connu, en tout cas je m’en suis aperçu en confrontant un peu les opinions, mais qui est une réalité. On a récemment fait le compte, sur les dernières années, entre le dispositif Édu-up [5] qui permet de mettre le pied à l’étrier à un certain nombre de startups en les finançant avec des sommes qui restent relativement modestes, mais, à l’échelle d’une startup, ça peut faire la différence. On ne les aide pas que financièrement, également dans la méthode, dans la manière de s’introduire dans le marché de l’éducation, etc. On a donc ce dispositif Édu-up mais également tous les marchés publics que l’on a pu passer dans le passé et encore tout récemment dans le cadre des TNE [Territoires numériques éducatifs] avec le réseau Canopé et les fonds « France 2030 » du SGPI [Secrétariat général pour l’investissement]. Avec tous ces dispositifs, c’est une centaine de startups ou d’entreprises de l’EdTech que nous avons financées, aidées, soutenues de diverses manières. Ce n’est pas assez su, mais je crois qu’on est, finalement, un des ministères qui travaille le plus étroitement avec son secteur de startups. On est au salon Educatech Expo, c’est le bon moment pour le rappeler et dire à quel point, justement, ce partenariat est important pour le ministère parce qu’il permet un certain nombre d’innovations en matière de ressources pédagogiques numériques.
Un exemple, en cela, que je trouve très vertueux, c’est un marché public innovant qu’on a mené, qui s’appelle le Partenariat d’innovation et intelligence artificielle, le P2IA [6] pour les intimes. Le concept était de demander à des entreprises de l’EdTech de faire une proposition en relation, en lien, en partenariat avec un laboratoire de recherche et avec des équipes pédagogiques, des vrais pédagogues, des vrais professeurs dans des académies, donc de faire fonctionner les trois ensemble pour concevoir au plus proche du terrain et en utilisant les résultats de la recherche récente et construire des ressources pédagogiques numériques innovantes, qui tirent parti de tout cela, qui sont testées sur le terrain et qui, ensuite, peuvent passer à l’échelle. Toute une première phase qui a duré un an, un an et demi, de recherche et développement, d’itération avec le terrain, donne ensuite lieu à une montée en charge, une généralisation des ressources. Désormais, en tout cas pour ce premier P2IA, ça concerne le cycle 2, donc CP, CE1 et CE2, pour les fondamentaux de maths et de français. Aujourd’hui, tous les enseignants qui enseignent dans ces niveaux-là peuvent utiliser ces ressources dans leur pédagogie et tirer parti de cet investissement qui a été fait avec le secteur privé.
Ludomag : OK. Pour boucler un petit peu avec le sujet sur la stratégie, les EdTech français peuvent toujours espérer que ça continue comme ça ou va-t-il y avoir des changements ?
Audran Le Baron : Non, absolument. Dans notre stratégie en matière de ressources numériques pédagogiques, nous nous basons sur deux piliers.
Le premier c’est le développement de communs numériques. Là c’est l’État qui apporte un certain nombre de plateformes dans lesquelles les professeurs vont pouvoir collaborer, construire, coconstruire des ressources pédagogiques pour eux-mêmes, pour leurs élèves ou à partager entre pairs. C’est la première jambe des communs numériques.
La deuxième jambe c’est effectivement le secteur des EdTech qui a plein de propositions, de valeur, d’innovation à réaliser.
L’idée c’est de marcher sur ces deux jambes pour, finalement, développer les usages, notamment innovants, du numérique dans l’éducation.
Ludomag : Merci Audran Baron, directeur du numérique pour l’éducation.
Audran Le Baron : Merci à vous. C’était un plaisir.