Voix off : Radio Parleur – Le son de toutes les luttes.
Vous écoutez un entretien de Radio Parleur, le son de toutes les luttes.
Martin Drago : Je pense à un souvenir : au tout début, en fait, il y avait une espèce de texte européen, enfin ce n’est pas une espèce c’est un texte européen, un règlement qui voulait, qui veut, qui est passé depuis, forcer toutes les plateformes internet à pouvoir censurer, sur ordre la police, les contenus que la police considère comme terroristes et que, du coup, on doit censurer en une heure. Nous on luttait à fond contre ça pour plusieurs raisons qu’on peut imaginer et ça se passait au Parlement européen. Ça m’avait assez frappé d’être à La Quadrature, dans nos locaux à Paris, de former nos arguments et ensuite d’aller au Parlement européen qui est une espèce de truc gigantesque où on entre le matin et on ressort le soir. C’est un monde à part de parlementaires, d’assistantes et d’assistants. Il y a, comme ça, une espèce de dilution de la conviction militante qu’on peut avoir au début. On entre là-dedans, ce ne sont que des paroles et des espèces de compromis et on voit le risque de la perte de conviction politique. Du coup on s’était retrouvés à aller frapper à toutes les portes des 300 parlementaires en leur mettant des petits trucs sous les portes, en leur rappelant qu’il fallait voter contre ce règlement. Se perdre dans 200 000 m2 de couloirs de Parlement européen et on a perdu à la fin. Voilà ! Petite anecdote !
Noémie Levain : Je réfléchis parce que ça fait quatre ans que je suis à La Quadrature du Net et les premiers combats que j’ai faits c’était vraiment du contentieux devant les juridictions, donc ce n’est pas un combat très flamboyant, on va dire, avec des manifs et du chaos, ce sont plus des combats devant les juges. Je découvrais ça et, en tant que militant, aller en sweat, en gros, au Conseil constitutionnel avec La Quadrature, voir Fabius et Jospin, c’était assez marrant.
[Rires]
Esther Laudet : Bonjour à tous et à toutes. Aujourd’hui nous recevons Martin Drago, juriste, et Noémie Levain, avocate, membres de l’association La Quadrature du Net [1]. Le collectif lutte contre la censure et la surveillance, que celles-ci viennent des États ou des entreprises privées. Elle questionne la façon dont le numérique et la société s’influencent mutuellement. Elle œuvre pour un Internet libre, décentralisé et émancipateur.
Ces dernier·e·s vont donc nous éclairer sur la nouvelle loi antiterrorisme et renseignement portée par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Adoptée en première lecture mercredi 30 juin dernier, ce texte modifie durablement le droit français en rendant permanentes des mesures d’état d’urgence prises en 2015 et 2017 suite aux attentats. Il va en particulier réformer les pouvoirs de surveillance de l’État. La loi prévoit donc d’étendre le recueil des informations numériques dans la lutte de prévention du terrorisme. Mais cela alerte des opposant·e·s en termes de respect des libertés individuelles et de surveillance des mouvements sociaux et La Quadrature du Net dénonce qu’elle instaurerait durablement une surveillance de masse.
Pour commencer la loi antiterrorisme de 2015 impose déjà aux opérateurs et aux opératrices de communication de mettre en œuvre des moyens pour détecter les connexions susceptibles de révéler une menace terroriste. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur le fonctionnement actuel ?
Noémie Levain : En 2013, il y a eu les révélations d’Edward Snowden [2] qui ont un peu mis au jour les pratiques de renseignement dans le monde, notamment en France, le fait que les pratiques soient complètement a-légales en fait. Cela fait des dizaines d’années qu’il y avait du renseignement et pas du tout de loi pour encadrer. Donc il y a eu ce gros chantier de la loi renseignement qui a fait pas mal parler de lui. Je pense qu’on parlera du fait qu’il y a très peu de débats et très peu de bruit autour de ce prolongement et qui a permis de pérenniser les pratiques, de les rendre légales, de donner un texte à ce qui était fait par les services de renseignement, ce qui n’était pas forcément bien et qui n’est toujours pas bien on va dire. Ça allait être les écoutes, ça allait être le hacking de certains matériels et les fameuses boîtes noires dont, je pense, tu parlais, ce qui est, en fait, une technique assez opaque sur laquelle on s’est pas mal battus en 2015 et qui prétend mettre une couche algorithmique sur les communications pour analyser des comportements suspects dans les manières de communiquer pour, in fine, détecter des terroristes, des attentats. Toute l’ide de cette loi c’était vraiment de donner des pouvoirs beaucoup trop larges et très intrusifs aux services de renseignement. Cette loi est passée en 2015. On a essayé de continuer le combat devant les juges européens et français. On a perdu il n’y a pas longtemps. Ça revient aujourd’hui par la petite porte sachant que, tu l’as rappelé un peu, le fait que depuis 2015 il y a un contexte, il y a eu les attentats, l’état d’urgence permanent, il y a eu beaucoup de lois renforçant les pouvoirs de la police, renforçant notamment les pouvoirs de la police administrative, donc tout ce qui va être préventif. Il y a quand même une espèce d’empilement, de couches de lois qui fait qu’on s’y perd et que ce n’est plus très lisible.
Martin Drago : Ce qui est aussi intéressant de voir c’est que dans la loi de 2015 et dans ce truc de surveillance par algorithme il y a un renversement de pensée ; c’est hyper-intéressant. Avant il y avait quand même une logique de surveillance ciblée, c’est-à-dire qu’on a des doutes que quelqu’un puisse, je ne sais pas, préparer un attentat terroriste, du coup la police va le surveiller, va dire « cette personne légitime une mesure de surveillance, donc j’ai le droit de la surveiller. »
Dans la loi de 2015 il y a un renversement parce que ces algorithmes filtrent, on va dire, toutes nos communications. Ça veut dire qu’en fait on est tous suspects de base, on est tous et toutes suspects, du coup on mérite tous cette surveillance et c’est une fois qu’on a des critères que personne ne connaît, on ne sait pas sur quoi vont se déclencher ces algorithmes qu’il va y avoir une surveillance encore plus ciblée.
C’est vraiment ce renversement disant « OK, maintenant tout le monde mérite la surveillance, il faut surveiller toute la population parce que elle-même est dangereuse » et c’est pour ça qu’on impose aux opérateurs de déployer sur toutes leurs communications ces algorithmes dont personne ne sait vraiment comment ça marche exactement.
Esther Laudet : Du coup, aujourd’hui, vous n’avez pas vraiment d’informations sur comment ça marche actuellement ?
Noémie Levain : En 2015 ça devait être à titre expérimental. Évidemment ça a été prolongé à chaque fois et en 2017 et l’année dernière. Là c’était censé expirer à la fin de l’année.
Martin Drago : C’est la deuxième ou troisième fois, effectivement, que c’est rallongé.
Noémie Levain : Évidemment en 2015, pour rassurer on va dire, le gouvernement et les députés disaient « mais non, c’est expérimental. » Là on voit bien, six ans plus tard, que les craintes étaient justifiées parce que ce n’était absolument pas expérimental et aujourd’hui le nouveau projet de loi propose de pérenniser donc que ce soit à titre définitif. Sur les expérimentations qui ont été mises en œuvre il y a très peu de données. On sait qu’il y en a eu trois, si je ne dis pas de bêtises, on ne sait pas comment, on ne sait pas où, on ne sait pas à quelles fins, on ne sait pas par quels services de renseignement. C’est très opaque.
Martin Drago : Il y a aussi quelque chose d’autre qu’on a appris dans cette nouvelle loi. C’est un peu technique, mais je trouve que c’est assez intéressant quand même. Avant on pensait que c’étaient les opérateurs, sur leur réseau, qui venaient « brancher », entre guillemets, ces boîtes noires des services de renseignement. En fait, on a appris que les services de renseignement ne voulaient pas trop confier ça aux opérateurs, typiquement Orange, leur confier la boîte noire. Du coup, ce qui se passe c’est que tout le réseau de communication est dupliqué et amené vers des services relevant, pour simplifier, des services de renseignement, qui eux-mêmes sur ces réseaux font leur propre travail. C’est un peu tout technique mais ça veut quand dire qu’il y a un moment où toutes nos communications transitent par les services de renseignement pour qu’ils regardent un peu eux-mêmes et qu’ils fassent leur propre tambouille pour nous surveiller et, effectivement, de façon opaque parce qu’on ne sait pas trop comment ça marche et on ne sait même pas si ça a marché ou pas. Quand Darmanin défend sa loi à l’Assemblée il nous dit « c’est essentiel, grâce à ça, évidemment, on a arrêté dix personnes », mais comme on n’en sait rien, il peut dire ce qu’il veut, personne ne peut contrôler.
Noémie Levain : Derrière il y a vraiment l’imaginaire du mythe de la technologie, l’algorithme va trouver quelque chose et c’est forcément bien ; on va lui demander quelque chose il va le trouver. C’est un peu ce mythe que la techno résout tout, va forcément améliorer les services, va forcément déjouer des attentats et qu’on est forcément, nous, horribles si on s’oppose à ça parce que ce ça ne peut être que bénéfique, alors qu’en fait il y a une déshumanisation totale de la recherche des terroristes. Comme disait Martin, avant c’était ciblé, on peut imaginer la bonne vieille filature à l’ancienne. Là on va mettre tout le monde sous surveillance en pensant que la technologie va faire le tri bien et de manière juste alors que derrière il y a toujours des humains qui, en fait, codent, qui définissent les algorithmes et qui, parfois, perdent aussi le contrôle, je ne sais pas comment le dire, mais ça va vraiment être utilisé de manière abusive. Le principe du droit c’est d’essayer de limiter les cas d’excès et d’abus et aujourd’hui on n’a aucune visibilité là-dessus.
Esther Laudet : Est-ce qu’il existe aujourd’hui des résultats, justement, de ces expérimentations qui ont été menées ces dernières années ?
Martin Drago : On a des rapports. Encore une fois ce sont plus des paroles ou des rapports des services de renseignement qui disent « ne vous inquiétez pas, ça marche ! » En vrai, dans les débats qu’il y a eu en ce moment, la loi de 2021 est là pour pérenniser ces algorithmes et les étendre un peu. Avant c’était juste sur certaines données de connexion, on dit que les données de connexion ce n’est pas le contenu des messages qu’on échange : quand j’appelle Noémie, par exemple, c’est plus « Martin a appelé Noémie à telle heure et où », ce qui peut révéler beaucoup de choses. Là, le gouvernement veut maintenant l’étendre aussi aux sites d’adresses que vous consultez. Typiquement, si je vais sur terrorisme.com plusieurs fois, on imagine qu’au bout d’un moment ça va tilter sur la boîte noire. D’accord. Du coup, à l’Assemblée on a vraiment les parlementaires qui défendent cette loi et Darmanin qui disent à l’opposition qui demande souvent le retrait de cette loi « ne vous inquiétez pas, nous on a vu, franchement ça marche, ne vous inquiétez pas, faites-nous confiance ! » C’est vraiment ce qui est dit à l’Assemblée, c’est « faites-nous confiance, c’est important, ça marche. » En fait il n’y a pas de débat parce qu’on ne peut pas avoir de débat sur un truc opaque où on nous dit juste « faites-nous confiance ». Donc cette loi, pour l’instant, est passée extrêmement rapidement dans les deux chambres du Parlement, l’Assemblée nationale et le Sénat, je crois deux jours à l’Assemblée nationale et un jour, même pas un jour, au Sénat, parce qu’il n’y a pas débat à avoir, c’est « ne vous inquiétez pas, faites-nous confiance, c’est secret, ça marche. »
Noémie Levain : Ce que disait Martin, l’espèce de nouveauté, c’est qu’avant les boîtes noires analysaient des données brutes, des données de connexion et là on passe aux URL. En fait, ça c’est du contenu et déjà, en 2015, il y avait vraiment eu du débat à l’Assemblée. Si on reprend les retranscriptions des débats parlementaires, vraiment cette idée d’URL c’était du contenu, c’était une donnée personnelle. Des députés s’étaient vraiment opposés donc ils avaient lâché là-dessus, ça n’avait pas été intégré dans les boîtes noires. Là l’idée c’est d’étendre cette analyse aux sites. En fait, les adresses URL des sites qu’on consulte donnent énormément d’informations. Là c’est assumé, c’était dans les tuyaux depuis super longtemps. Même si on a essayé de s’opposer devant les juges d’étendre cette analyse algorithmique aux sites que l’on consulte, il y a quand même énormément d’informations sur notre vie privée.
Comme dit Martin nous, à côté, on a beaucoup travaillé sur les données de connexion, ce qu’on appelle aussi les métadonnées. Ce n’est pas le contenu de nos conversations, mais ce sont les gens à qui on parle, à quelle heure, les numéros de téléphone. Ça, pour les services de renseignement, c’est une masse énorme de données et qui est, entre guillemets, « facilement traitable », parce qu’on n‘est pas pendant une heure à écouter le contenu d’une conversation. On peut passer les données à la moulinette et essayer de trouver des informations en les classant, en les triant, en les recoupant, donc c’est hyper-intrusif. En fait, aujourd’hui, les données de connexion de toute la population sont conservées pendant un an par les opérateurs, c’est une première chose pour la recherche d’infractions et elles sont aussi vachement utilisées par les services de renseignement. Là on passe une étape au-dessus parce que ce ne sont pas que les données de connexion qui sont mises dans la moulinette de la boîte noire mais aussi les adresses URL des sites que tous les Français consultent.
Esther Laudet : Est-ce que vous pouvez nous expliquer sur quels critères les connexions aux sites web sont surveillées ? Est-ce que vous savez ce qui sera considéré, par exemple, comme une communication suspecte ?
Noémie Levain : C’est une question qu’on peut élargir à plein de domaines. En fait, c’est quoi être suspect ? C’est aussi le principe dans d’autres combats qu’on a par rapport à la répression policière vis-à-vis des technologies. En fait, pour nous, tout l’enjeu c’est de restreindre le plus possible et de préciser le plus possible ce qu’est être suspect, donc aussi quelles sont les raisons qui permettent de surveiller, les motifs. C’était déjà le combat en 2015 parce que la loi renseignement permet de surveiller pour toute une liste de raisons dans le code de la sécurité intérieure qui sont hyper-larges. En fait, plus c’est large plus c’est open bar. Du coup, si ce n’est pas défini, un comportement suspect ça peut être et ça été le cas des militants écologistes qui ont été surveillés au moment de la COP21 parce qu’on peut dire qu’ils sont suspects parce qu’ils vont faire des actions violentes. En fait on peut imaginer tout ce qu’on veut : tant que ce n’est pas défini les services de renseignement peuvent mettre ce qu’ils veulent dedans.
Aujourd’hui c’est l’enjeu sur lequel on a perdu dès 2015 c’est qu’il y a peu d’encadrement. Après, ils sont censés avoir un contrôle par une autorité, mais c’est un débat qu’on ne retrouve pas que dans le renseignement, ce sont des choses qu’on voit aussi avec l’utilisation de technologies dans la rue, des trucs comme ça. Quand la police va dire « on va trouver les suspects, les gens bizarres dans le métro, dans la rue », en fait ça ne veut absolument rien dire et on met ce qu’on veut dedans.
Ça revient à ce que dit Martin, en fait c’est hyper-opaque et plus c’est opaque plus c’est dangereux, parce qu’il faut dire que ce sont les méchants terroristes. En fait non, aujourd’hui la loi permet de surveiller les militants, permet de surveiller les étrangers, les migrants. C’est tellement large, il y a tellement peu de critères que, du coup, ça peut ouvrir la porte à beaucoup d’abus.
Esther Laudet : On se demandait aussi d’un point de vue pénal est-ce que, par exemple, toutes ces données de connexion, donc toutes les données qui vont être surveillées ça peut être utilisé, plus tard, dans le cadre de procédures judiciaires, comme des preuves ?
Noémie Levain : Il y a une différence, je ne dis pas de bêtises, les boîtes noires ce n’est vraiment que pour le renseignement, donc c’est la police administrative qui va essayer, de manière préventive, d’empêcher la commission d’infractions. À côté, en fait, ce dont on parlait tout à l’heure, il y a en France un système qui demande aux opérateurs de conserver les données de connexion, donc ça va être les gens que tu appelles, les numéros à qui tu envoies des messages, les sites auxquels tu te connectes, l’heure et tout, bref !, toute ton activité en ligne est conservée pendant un an par les opérateurs au cas où, au cas où il y aurait une procédure pénale et qu’on en ait besoin. Ça a été un de nos gros combats des dernières années parce qu’au niveau européen la plus haute cour européenne, la Cour de justice de l’Union européenne avait estimé que c’était de la surveillance de masse parce qu’en fait c’est hyper-intrusif ; avec ces informations on peut connaître plein de choses sur la vie des gens. C’est le changement de paradigme dont parlait Martin : il y a une différence entre une surveillance ciblée, on va aller chercher des informations sur une personne, et mettre tout le monde sous surveillance. Juridiquement, le fait de garder les données de connexion de tout le monde c’était beaucoup trop large, beaucoup trop disproportionné. La Cour de justice a estimé que c’était de la surveillance de masse.
On a porté le combat vraiment très juridique, technique, devant les juridictions et on a gagné au niveau européen, à peu près, la Cour de Justice de l’Union européenne a estimé que le régime des données de connexion en France était trop large, qu’il devait être ciblé, que ce n’était pas conforme au droit européen. On est revenu devant le juge en France. Ce sont des données qui sont utilisées pendant les procédures pénales. En fait, le Conseil d’État a rendu une décision, il y a deux/trois mois, où il a complètement tordu le sens de ce que disait la Cour européenne, en gros pour, à la fin, légaliser les pratiques de la police. En fait ils n’arrivent pas à se passer ces données de connexion, ils n’arrivent pas à changer de paradigme, ils n’arrivent pas à changer de logique, à se dire « on va peut-être changer nos pratiques, on ne va pas surveiller tout le monde, on va repasser à la bonne vielle surveillance ciblée » ; ils n’arrivent pas à l’accepter, ils disent que ce sont des données utiles d’imaginer que tout le monde est suspect. Bref !, le Conseil d’État a vraiment tordu le droit, c’est vraiment une grosse défaite pour nous. En gros, la Cour européenne demandait à ce que ce soit vraiment limité à des cas très précis pour, en fait, estimer les cas d’exception d’atteinte à la sécurité nationale. Le Conseil d’État a estimé qu’en France il y avait une atteinte permanente à la sécurité nationale, donc que ces données pouvaient être conservées tout le temps.
Aujourd’hui, effectivement, aller demander aux opérateurs, dans le cadre de procédures pénales, les données de connexion des personnes mises en cause c’est vraiment un outil qui est à disposition des services de police et c’est un outil qui est parti pour rester.
Martin Drago : On est dans le vachement technique parce qu’il ne faut pas confondre effectivement, comme dit Noémie, les mesures de surveillance générale, donc surveillance de l’entièreté de la population qui, pour l’instant, sont limitées aux données de connexion, sauf cette question de la nouvelle loi qui passe maintenant les URL, or dans les URL il peut y avoir des données de contenu – là on est vraiment vachement dans le détail quand même – et puis les autres surveillances qui font, effectivement, comme dit Noémie, que si tout d’un coup on vous considère suspect ou suspecte, oui vous pouvez être mis sous écoute ou sous surveillance ciblée, techniquement ça doit passer par un juge, etc., mais là vous pouvez avoir tous vos messages qui sont… Mais si vous passez par une messagerie chiffrée ça va être plus chiant. Dernièrement des opérations de police se sont attaquées aux messageries chiffrées en mettant des failles de sécurité dans certaines messageries. Il commence à y avoir vraiment une lutte de plus en plus frontale entre la police, les services de renseignement et les messageries chiffrées, parce que, dans leur côté avide de surveillance ça les frustre de voir des communications qu’ils ne peuvent pas attaquer. Du coup, il commence à y avoir de plus en plus de pression sur ces messageries chiffrées. Pour l’instant elles tiennent, mais c’est vrai qu’on voit, aussi bien en termes législatifs qu’en termes d’opérations de police, qu’il y a beaucoup de pression qui est là.
Voix off : Radio Parleur. Le son de toutes les luttes. C’est dans la rue que ça se passe.
Esther Laudet : Est-ce qu’il existe aujourd’hui et qu’il existera des moyens pour protéger complètement nos données ?
Martin Drago : C’est un gros débat. Je pense que certains d’entre nous vont dire de repasser à la lettre et au papier parce que, quand on utilise des outils numériques, malheureusement il y a toujours une possibilité de se faire surveiller.
Peut-être que vous utilisez Signal ou WhatsApp, du coup vous avez l’impression d’être chiffré, mais il y a des gros doutes sur Signal qui coopère avec certains services de police.
En fait, vous utilisez le téléphone donc vous passez près d’antennes réseaux, vous bornez à des antennes réseau donc vous êtes susceptible de surveillance aussi.
On peut essayer au maximum d’utiliser des outils libres, c’est-à-dire des outils dont le code est ouvert, qui peut être audité par n’importe qui, ça c’est important ; techniquement il n’y a pas de logiciel espion dans ces outils libres.
Utiliser aussi de la messagerie chiffrée pour que vos communications ne soient accessibles qu’entre vous.
Mais il faut savoir que dans l’utilisation d’outils numériques il y aura toujours ce risque-là. En vrai, je pense que vraiment le meilleur truc pour se protéger c’est d’utiliser au minimum des outils numériques.
Noémie Levain : C’est pareil pour les VPN Private Network, en plus tout dépend d’où. Nous, par exemple, on a des amis qui sont des fournisseurs d’accès à Internet associatif, vraiment ils vont tirer les tuyaux d’Internet, donc ça permet d’avoir une transparence totale sur comment c’est fait. Eux peuvent fournir des VPN, ce sont nos amis, on sait d’où ça vient. Mais les VPN en ligne on ne sait pas, c’est un peu opaque sur comment ça marche et on ne peut pas dire que ça protège entièrement. C’est juste que ça va changer le chemin de l’adresse IP, mais jusqu’à où, jusqu’à quand ?
Martin Drago : Il ne faut pas oublier qu’après les services de renseignement, la surveillance, il y a aussi la surveillance commerciale par les cookies, etc. J’ai l’impression, de base, que les membres de l’association au-dessus de moi diraient :
logiciel libre en service d’exploitation ;
plutôt Mozilla [3] pour surfer sur Internet ;
utiliser si possible le moins possible Google, donc essayer de passer par d’autres services de recherche ;
utiliser un bloqueur de pub, surtout pas Adblock, uBlock Origin [4] qui est un des meilleurs bloqueurs de pub qui existe ;
messagerie chiffrée plutôt par Signal. Par exemple on utilise aussi un service qui s’appelle Matrix [5] où toutes les conversations sont chiffrées.
Donc il y a des possibilités. J’aurai tendance à dire « essayez de faire ça à la base ». Le problème c’est que ça demande une certaine expertise, une certaine compétence et que ce n’est pas facile. Genre moi tout seul, avant d’être à La Quadrature, je ne savais pas utiliser Matrix. uBlock Origin ce n’est pas très compliqué, mais il faut quand même l’installer et ma grand-mère ne sait pas installer uBlock Origin. C’est aussi ça le problème de ces outils de protection, c’est que c’est une sorte de protection individuelle quand même et on oublie que ça ne peut pas aider à la lutte collective qui est qu’on ne veut ni de surveillance publicitaire ni de surveillance des renseignements.
Esther Laudet : Dans la tribune que vous avez cosignée, Martin Drago, vous évoquez que cette loi pourrait constituer une menace pour les organisations politiques opposantes par exemple aux mouvements sociaux. Est-ce que vous pouvez développer un peu ce point de vue ?
Martin Drago : C’est ce qu’on disait tout à l’heure avec Noémie. C’est vrai qu’on a l’impression que dans les grands débats à l’Assemblée nationale on va souvent parler du terrorisme et, pour Gérald Darmanin, que du terrorisme islamique. En fait, on se rend compte que cette notion-là, ou les attentats qu’il y a pu y avoir, sont utilisés pour développer et légitimer des grands pouvoirs de surveillance qui sont donnés à l’État et qui, à la fin, sont utilisés pour surveiller aussi beaucoup de militants politiques, que ce soit les écolos, que ce soit même les végans – il y a des notes de l’Élysée qui disent « attention, aux végans, c’est très dangereux » –, les étrangers, les immigrés, les migrants, etc. Les mouvements sociaux et politiques sont surveillés parce que, à la fin, la notion de terroriste est tellement large que ça peut être tout mouvement politique qui cherche à déstabiliser les institutions.
Noémie Levain : C‘est dans la loi renseignement et dans le code de la sécurité intérieure, ce que je dis, il y a une liste de raisons qui permettent de surveiller. Il y en a une, et je crois que c’est ça qui fonde la surveillance politique, c’est : atteinte aux institutions de la République ou atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation et ça permet vraiment de faire entrer tout ce qu’on veut. Dans la décision du Conseil d’État, dont je parlais tout à l’heure sur les données de connexion, c’est vraiment dit texto, dans la liste des menaces il y avait les mouvements sociaux, donc on pense aux Gilets jaunes. Ils ne se cachent pas qu’il y a tout un pan de la surveillance qui est utilisé pour observer ce qui se passe chez les militants, mais, à nouveau, c’est hyper-opaque. On a un pourcentage, et encore, je crois que c’est tellement inclus dans une autre catégorie qu’on ne sait pas tellement quel pourcentage ça représente clairement ; le terrorisme pur et dur je crois que c’est 30 ou 40 %.
Martin Drago : Et encore une fois, effectivement comme il y a plein de raisons, oui il y a les intérêts fondamentaux de la nation, il y a aussi les traités internationaux, il y a aussi les intérêts économiques de la nation, si vous vous intéressez au nucléaire ou aux choses comme ça. À côté il y a cette notion de terrorisme et même cette notion de terrorisme est sujette à tellement d’interprétations larges que oui, ça peut donner lieu à la surveillance de manifestations, de mouvements sociaux et derrière c’est quoi ? Eh bien derrière c’est l’opposition politique. Donc ça fait très peur, ça fait penser à un État autoritaire parce qu’on lui donne énormément de pouvoirs pour surveiller des opposants politiques, et quand on pousse cette réflexion ça fait un peu flipper.
Noémie Levain : Et on peut vraiment se dire que les lectures qu’on a sur Internet, même les lectures physiques, ce sont des choses qu’on voit dans certaines procédures, des militants qui se font arrêter, « en plus il avait tel livre dans sa bibliothèque ! », ça peut être complètement calqué sur ce qu’on consulte en ligne et ça peut être vraiment utilisé contre nous aujourd’hui s’ils ont décidé que tel militantisme était dangereux et pouvait être considéré comme terrorisme.
Martin Drago : Plus nos activités se numérisent, plus c’est sûr que ça crée des données, plus ça crée une espèce de vide où l’État a envie de se dire...
Noémie Levain : Un fantasme.
Martin Drago : Oui, plein de fantasmes. Je trouve que c’est hyper-intéressant de voir comment Darmanin justifie l’extension et la pérennisation des boîtes noires. Il dit genre : « Attendez, Google et Facebook ont toutes les données, ils les utilisent et nous on n’aurait pas le droit ! » C’est sa justification, ce qui est fou parce que Google et Facebook n’ont pas le droit de faire ce qu’ils font. Donc c’est déjà gênant et, ensuite, on a l’impression que dans la tête de Darmanin l’État et le privé finalement c’est la même chose, donc que si le privé fait un truc l’État doit faire la même chose. Il y a un manque de réflexion politique ou alors il y a une réflexion politique qui est extrêmement autoritaire.
Il y a ce truc où plus notre vie se numérise plus on crée de données, plus on donne envie à des mesures de surveillance. Il y a aussi cette question-là qu’il faut se poser.
Noémie Levain : Et sans jamais se poser la question du résultat et de l’efficacité. C’est mesures sur mesures sur mesures. Tu nous demandais tout à l’heure si les boîtes noires ça a marché, en fait on n’en sait rien. Toute cette surveillance de masse est là, c’est quand même une forme de contrôle de la population, mais in fine, pour vraiment déjouer les attentats et pour vraiment sauver des gens, remplir les objectifs de sécurité qui sont affichés, on ne sait même pas si ça marche parce que, en tout cas dans la sécurité, la technologie reste une grande part de fantasme et parfois, juste du bon vieux renseignement humain… On a l’exemple avec les caméras de surveillance : il y a des caméras partout et ça n’aide pas du tout à diminuer les crimes.
Quand on demande aux juridictions et aux institutions de faire un pas de recul, de repenser, de se dire « OK, voyons les outils qu’on a, est-ce que ça marche ? C’est peut-être beaucoup trop intrusif par rapport à l’efficacité que ça permet qui est minime », en fait elles n’arrivent pas du tout à faire ce raisonnement. C’est : c’est possible, on peut le faire, donc on va le faire, peu importe à quel prix et au prix des libertés. Il y a vraiment cette idée de joujou, ce qui est assez effrayant parce qu’il faut réfléchir à la technique, à la technologie, ça a des coûts, ça a des impacts sur la société, sur les gens et ce débat est inexistant aujourd’hui.
On en a parlé hier, c’est juste qu’il y a le mot « police » dans la chanson, on a parlé de Karma Police de Radiohead. Je me dis que ça va avec la Technopolice, tout ça, je n’ai pas les paroles en tête.
Martin Drago : Moi non plus, il y a le mot « police » dedans. C’est vrai qu’on la met souvent quand on travaille, donc c’est un très bon choix.
Noémie Levain : C’est une bonne chanson.
Voix off : Radio Parleur, le média qui vous parle des luttes et qui vous en parle bien.