Alexandre Jubelin : Bonjour à toutes et tous et bienvenue dans Le Collimateur, le podcast de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire, l’IRSN, consacré aux questions de défense et aux conflits armés.
Je suis Alexandre Jubelin. Aujourd’hui, pour parler d’une composante invisible ou presque et pourtant éminemment stratégique de la mondialisation contemporaine, c’est-à-dire des câbles sous-marins, j’ai le plaisir de recevoir Camille Morel, juriste, chercheuse associée à l’IESD, l’Institut d’études de stratégie et de défense de l’université Lyon 3 et au CESM, le Centre d’études stratégiques de la marine qui n’est pas très loin d’ici, à l’École militaire, autrice surtout d’un petit livre paru il y a quelques semaines et judicieusement intitulé Les câbles sous-marins chez CNRS Éditions.
Bonjour. Bienvenue dans Le Collimateur.
Camille Morel : Bonjour.
Alexandre Jubelin : Je voulais simplement dire que c’est un thème qui pourrait sembler un peu plus éloigné des perspectives habituelles du Collimateur et des thèmes plus directement militaires. On pourrait peut-être s’étonner de consacrer une émission à une infrastructure qui est très largement civile et qui dépasse, bien évidemment, le seul cadre militaire, puisque c’est un pilier de la mondialisation et, plus largement, du système planétaire contemporain, disons. Je dirais d’abord que je le fais déjà parce que c’est une question que je trouve absolument passionnante, dans l’absolu, et à laquelle on ne prête que très rarement attention, mais, d’une manière plus spécifique, c’est aussi une préoccupation qui est très directement militaire parce que stratégique.
On va en reparler, mais on peut dire que les câbles sous-marins sont utilisés et instrumentalisés, depuis qu’ils existent, à des fins notamment militaires et de puissance par ceux qui réussissent à les contrôler. C’est notamment un enjeu sur lequel investissent de plus en plus les grandes puissances militaires, qu’il s’agisse des États-Unis et de leurs alliés, de la Russie ou encore de la Chine, pour ne désigner que les principales usual suspects, aussi bien pour protéger leurs câbles comme pour se donner la possibilité d’agir sur ceux des autres.
Je peux signaler que la France s’est notamment positionnée sur la question, sans doute un peu après d’autres, on en reparlera, mais avec des ambitions claires, récemment. Il y a notamment eu une stratégie ministérielle des fonds marins, en février 2022. C’est aussi une question et une ambition qui est clairement apparente aussi bien dans la Revue nationale stratégique [1] – il y a quelques mois on en parlait depuis les fonds marins jusqu’aux orbites – que dans la loi de programmation militaire qui est en cours d’élaboration et de dévoilement ces semaines-ci.
Pour replacer tout cela dans un contexte stratégique et militaire plus récent, on peut dire que, par exemple, ce sont des capacités qu’on a notamment beaucoup évoquées au moment du sabotage des gazoducs Nord Stream [2] parce que ça a potentiellement impliqué des capacités d’intervention, en l’occurrence de sabotage sur des infrastructures sous-marines, qui ont en particulier été développées avec en tête les câbles sous-marins. C’est un moment où on s’est notamment demandé qui savait faire ça et, sans grande surprise, ce sont beaucoup la Russie et les États-Unis vers lesquels les regards se sont tournés.
À ce moment-là, tout le monde s’est un peu rappelé que le fond des océans était aussi important et stratégique et j’aimerais donc profiter de cette émission pour détailler exactement pourquoi et comment au travers du prisme de ces câbles sous-marins.
Première question, tout de même, Camille Morel, puisqu’on va voir que ça a beaucoup évolué au fil du temps, mais il faut peut-être replacer le contexte historique de ces infrastructures si critiques : très bêtement, quand est-ce que commence cette pratique des câbles sous-marins, cette idée un peu saugrenue de poser des choses au fond de l’océan pour essayer de communiquer entre continents, au point de compter dessus pour les communications à l’échelle planétaire ?
Camille Morel : C’est une initiative des entrepreneurs privés, à l’époque, qui voient tout l’intérêt, en termes de communication, d’aller plus vite dans les échanges d’informations. Au milieu du 19e siècle, 1851, pose du premier câble télégraphique sous-marin dans la Manche. L’idée c’était de relier historiquement les bourses de Londres et de Paris, puis d’aller relier même le continent américain. Là où on avait effectivement plusieurs jours de mer pour faire parvenir une information, vous alliez avoir cette idée magnifique qui va permettre, en quelques heures, de transmettre un message d’un bout à l’autre du monde.
Alexandre Jubelin : Ça prend quelques heures à l’époque ?
Camille Morel : Le télégraphe oui, quelques heures pour faire parvenir un message dactylographié, puisqu’on est à l’époque du télégraphe.
Alexandre Jubelin : D’accord. Dans une première période, on peut dire, comme pour beaucoup de choses au 19e siècle, qu’il y a un acteur dominant qui est essentiellement la Grande-Bretagne. Comment cette première phase disons de diffusion de cette technologie, en tout cas de cette infrastructure, se met-elle en place ? Comment se déploie-t-elle ?
Camille Morel : Ce qui est intéressant avec les câbles télégraphiques c’est que c’est une initiative franco-britannique, comme je viens de le dire, mais très vite la Grande-Bretagne, qui est au centre du système financier à l’époque, va prendre les devants et va développer ce réseau de communication dans tout son empire en fait, notamment pour relier les colonies. On voit donc qu’il y a un réseau qui est centré sur la Grande-Bretagne et, peu à peu, des puissances comme la France, comme les États-Unis, vont chercher à développer aussi, en parallèle à cette infrastructure, mais cette domination britannique très forte court jusqu’au début du 20e siècle.
Alexandre Jubelin : C’est intéressant parce que, évidemment, les Britanniques s’en servent pour faire toutes sortes de choses à leur avantage et dans le cadre d’une stratégie de puissance, mais à quel moment est-ce que ça vient non pas à être concurrencé, en tout cas à quel moment y a-t-il d’autres acteurs qui commencent vraiment à émerger ?
Camille Morel : Il y a cette conscience d’une dépendance qu’il faut dépasser, notamment des Européens donc de la France et de l’Allemagne, je dirais vers la fin du 19e siècle, avec plusieurs conflits, notamment 1898 un conflit hispano-américain. On entend qu’il se passe des choses sur ces câbles, qu’il y a aussi de l’information qui est censurée à plusieurs reprises, au moment de la crise de Fachoda [3], par exemple, on voit qu’il y a des interceptions de télégrammes, etc.
Alexandre Jubelin : Je pensais parler plus tard de la crise de Fachoda, mais on peut le dire, c’est cette expédition Marchand. Globalement, c’est un face-à-face en plein milieu du Tchad et c’est une énorme crise diplomatique. C’est une expédition française contre une expédition britannique et, à ce moment-là, j’ai appris en vous lisant qu’il n’y a que les Britanniques qui sont capables de communiquer avec la métropole parce que ce sont eux qui contrôlent les câbles, donc les messages français n’arrivent pas.
Camille Morel : Exactement. On va dire qu’il y a déjà des actions soit de censure, soit d’interception même de ces informations-là. Ça ravive l’idée que c’est stratégique, que cette information est précieuse et que si on en dispose, on a un gros avantage sur les autres parties au conflit ou à la crise. Cette prise de conscience se développe donc peu à peu. C’est essentiellement une conscience politique, il n’y a pas forcément les financements qui suivent. Ce sont des questions qui sont débattues longuement.
Alexandre Jubelin : Ça coûte cher à l’époque ?
Camille Morel : C’est une question un peu compliquée parce que ce sont des financements essentiellement privés, mais l’État subventionne ces infrastructures, donc on a, en fonction de la longueur du câble, en fonction de la distance à la destination reliée, pour qui est-ce qu’on pose ce câble, ça va faire varier grandement le prix du câble. Ce qui est sûr c’est que l’utilisation de cette technologie-là, en tant qu’utilisateur, est encore coûteuse. C’est un usage qui est forcément réservé à une élite de la population.
Peu à peu cette prise de conscience qu’on dépend d’un système, d’une infrastructure qui appartient à un État est quelque chose qu’on doit dépasser pour la souveraineté mais également en cas de conflit puisque se cristallisent certaines tensions, émerge à la fin du 19e siècle et début du 20e. Je dirais que c’est à ce moment-là que, finalement, il y a des crédits et aussi des alliances qui sont passées, en tout cas des coopérations entre les États, notamment la France et l’Allemagne, par exemple, pour dépasser ce monopole.
Il y a donc un peu un différentiel entre le moment où la conscience politique naît, cette importance de développer ses propres lignes, en tout cas d’être en mesure de ne pas passer par le réseau britannique, mais un réseau privé…
Alexandre Jubelin : C’est très bien de faire confiance aux Britanniques, mais pas trop non plus !
Camille Morel : Exactement. On ne sait jamais ce que l’avenir réserve !
… et le moment où des crédits sont dégagés et là on voit que, typiquement, la parole n’est pas forcément suivie d’actes. Il y a un différentiel. Finalement, les seuls qui vont vraiment prendre la mesure de cet investissement, qui vont formellement subventionner des lignes, ça va être les États-Unis qui, progressivement, au cours du 20e siècle, vont développer leur propre réseau et puis, plus généralement, vont commencer à recentrer peu à peu leur politique même sur les communications internationales, toute cette idée qu’il faut pouvoir rayonner par l’information, donc au-delà des câbles, même par les satellites, etc., l’investissement va être massif à ce niveau-là.
Alexandre Jubelin : C’est intéressant. Vous indiquez que les États-Unis ça commence pendant l’entre-deux-guerres, globalement, mais, pendant longtemps, ce n’est pas du tout une concurrence significative, à l’instar de beaucoup d’autres choses. C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que le réseau américain commence vraiment à s’imposer et, avec ce réseau-là, aussi tout un tas de normes et même l’idéologie qui est derrière cette extension de ces lignes de communication.
Camille Morel : Exactement. C’est l’idéologie qui va prendre du temps, finalement, à naître, mais qui, ensuite, va donner de l’ampleur à cette ambition, même s’il y a déjà, effectivement, des investissements formels. Mais, avant de compenser ce retard, il y a un temps qui s’écoule qui est quand même assez important, donc la Grande-Bretagne garde un peu cette mainmise sur un temps long. D’ailleurs, c’est ce qui se traduit ensuite : dès la Première Guerre mondiale on voit que la majorité du réseau est encore possédée par la Grande-Bretagne et c’est aussi pour cela qu’elle va pouvoir agir, être en mesure d’agir stratégiquement dessus.
Alexandre Jubelin : Puisque là on est dans la deuxième moitié du 20e siècle, comment caractériserait-on cette idéologie, parce que l’idéologie n’est pas que de l’idéologie, il y a aussi des normes, des conventions, etc., qui en découlent ? Comment est-ce que ce système, largement à l’initiative et dépendant des États-Unis, façonne, en quelque sorte, les télécommunications à l’échelle mondiale ?
Camille Morel : C’est une vaste question. En fait, il y a un ensemble de mesures, donc d’idéologie, qui donnent lieu, comme vous le disiez, notamment à tout un ensemble de normes. On voit que ces investissements financiers comptent beaucoup dans la réalisation des autoroutes de l’information, de l’investissement dans les satellites.
À partir de 1950, on parle beaucoup moins des câbles sous-marins parce que les satellites prennent le relais et qu’il n’y a plus de sujet. À cette époque-là, les câbles sous-marins ne sont plus des câbles télégraphiques, c’est du câble coaxial, et ils sont moins performants que les satellites qui sont naissants et qui impressionnent. À ce moment-là, ce qui est spatial vend du rêve, donc on ne parle plus des câbles sous-marins, mais, par ailleurs, ça fait partie de cet ensemble de communications et, progressivement, les États-Unis vont aussi investir dans tout ce qui est lié au numérique. Peu à peu, on va arriver à l’émergence d’Internet, à la fibre optique. À ce moment-là, les États-Unis sont déjà, finalement, au centre d’un système qu’ils ont conçu, qu’ils ont pensé pendant toutes ces années.
Alexandre Jubelin : Du coup, avec Internet qui, évidemment, est largement dominé par les États-Unis aussi bien technologiquement que structurellement, dans les premiers temps, les premières années, même les premières décennies, c’est ce que vous indiquez. On peut dire que maintenant nous sommes un peu arrivés dans une nouvelle ère où il y a d’autres acteurs qui sont plus privés, il y a donc des logiques différentes et aussi des leviers différents pour eux, notamment ce qu’on appelle souvent les GAFAM, mais, d’une manière générale, les entreprises privées, technologiques, qui investissent massivement. À quel moment est-ce qu’on entre dans cette ère des GAFAM pour les câbles sous-marins, si tant est qu’on soit vraiment dans cette ère, et quelles conséquences est-ce que ça a ? Qu’est-ce que ça change ?
Camille Morel : Les GAFAM investissent progressivement à partir de 2010.
Alexandre Jubelin : Je ne l’ai pas dit. Rappelons que GAFAM c’est Google, Amazon, Microsoft, Apple et Facebook.
Camille Morel : Les géants du Net américains s’introduisent dans ce marché à partir de 2010. Ils investissent d’abord en participant au consortium d’opérateurs qui est, en général, le format d’investissement dans les câbles sous-marins, donc ils deviennent propriétaires d’une part de ces câbles. Et puis, très rapidement, ils se rendent compte que leurs besoins en transfert de données augmentent parce qu’on utilise de plus en plus ces géants du Net et les contenus qu’ils fournissent. Il va donc y avoir un besoin et une volonté de s’autonomiser de certains coûts qui sont liés au passage de ces géants du Net par les opérateurs de communications qui font payer le prix fort à ces fournisseurs de contenu.
Alexandre Jubelin : Pour le dire clairement, c’est Orange ou AT&T qui vendent de la bande passante — ce n’est pas exactement ça, mais pas loin — à ces grandes entreprises qui en ont tellement besoin qu’elles en ont marre de se faire tondre la laine sur le dos à chaque fois.
Camille Morel : Exactement. Elles se rendent compte aussi, qu’au-delà des coûts il y a une maîtrise intéressante à obtenir de ces câbles. Ça veut dire un investissement peu à peu seul dans cette infrastructure ou alors en petit consortium, on a même parfois parlé de club parce qu’ils sont à quatre/cinq sur des câbles, et puis ils investiront tout seul ou à deux. Ils sont maîtres à la fois du tracé de ces câbles sous-marins, donc ils vont pouvoir relier directement leurs datacenters qui sont de plus en plus répandus sur le globe, choisir le tracé, choisir aussi la manière dont ils vont sécuriser ces lignes de communication. Ça répond donc un peu à une maîtrise verticale de toute la chaîne de valeur.
Alexandre Jubelin : Mais est-ce libre ? Si vous et moi mettons beaucoup d’argent, pouvons-nous faire passer un câble sous-marin par où nous voulons ?
Camille Morel : C’est une très bonne question. Oui vous pourriez, avec pas mal d’argent.
Alexandre Jubelin : N’y a t-il pas un monopole plus ou moins étatique ou une autorité globale qui dise « vous avez le droit de faire ça et pas ça. »
Camille Morel : Pas du tout. La seule condition c’est que vous ayez plusieurs centaines de millions d’euros pour investir dans ces câbles.
Alexandre Jubelin : Ça suppose qu’on ait des poches très profondes vous et moi !
Camille Morel : Ça suppose que vous soyez un investisseur reconnu et que vous ayez l’autorisation des États : c’est ce qui est nécessaire pour la pose des câbles dans les eaux et sur le territoire sous souveraineté. Vous avez des demandes d’autorisation qui peuvent varier en forme.
Alexandre Jubelin : Globalement, les États ont peu de raisons de refuser puisque ça connecte encore plus leur territoire.
Camille Morel : Tout à fait, si ce n’est, peut-être, pour des raisons de sécurité nationale qui se posent aujourd’hui comme sujet mais qui n’était pas forcément un argument entendu auparavant.
Alexandre Jubelin : En fait, c’est compliqué parce qu’il y a une perméabilité public-privé depuis le début. Il y a des choses qui sont souveraines, des choses qui ne le sont pas. Vous indiquez très bien, dans le livre, qu’il y a plein d’opérateurs plus ou moins privés, mais qui sont nationaux ; en France, on a Alcatel qui est un gérant de cela, qui est un fleuron de ce point de vue-là. Dans quelle mesure est-ce que c’est public et est-ce que c’est privé ? Quelle place ont, par exemple, les GAFAM là-dessus ?
Camille Morel : Ce qui est intéressant c’est que les câbles sous-marins sont un peu une aventure à part. Comme ça représentait, même à l’époque télégraphique, un investissement colossal, il y avait une prise de risque parce que c’était une infrastructure à laquelle il fallait quand même croire, se dire « on va poser des câbles dans un milieu qu’on ne connaît pas, le maritime ! », c’est vraiment arrivé par ces investisseurs privés. L’État est venu très rapidement parce qu’il y a vu un intérêt, évidemment, social, économique, stratégique aussi, en toutes formes, donc il est venu soutenir, subventionner des infrastructures, mais globalement, dans l’histoire des câbles sous-marins, c’est quand même resté quelque chose d’assez privatisé, si ce n’est à l’exception, j’allais dire, de certaines périodes de nationalisation.
En France, par exemple, durant la période des PTT, les câbles sous-marins étaient sous l’égide du ministère. Là, on avait vraiment une réflexion et un financement étatique de ces câbles, mais, à partir des années, 90, au moment de la privatisation du secteur des communications internationales, les acteurs privés vont devenir les seuls acteurs de ce marché.
C’est un marché divisé en trois grands secteurs, segments :
le marché de la production, vous évoquiez ASN Submarine Networks tout à l’heure, c’est vraiment l’acteur qui est en mesure de produire ces infrastructures et les équipements dédiés ;
les armateurs posent et réparent les câbles sous-marins ;
et puis les opérateurs, les investisseurs qui sont les propriétaires de câbles sous-marins. Et c’est en effet sur ce segment-là, des propriétaires, que notamment les géants du Net, qu’on évoquait, viennent et s’introduisent sur le marché. Mais, aujourd’hui, les GAFAM ne produisent pas eux-mêmes les câbles, ils ne les posent pas, ils ne les réparent pas eux-mêmes, ils font toujours appel aux deux autres segments.
Alexandre Jubelin : Ça viendra peut-être un jour dans ce désir toujours plus fort d’intégration verticale.
Camille Morel : Dans tous les cas, ils ont déjà restructuré un peu ces deux autres segments, alors même qu’ils n’interviennent que sur le premier, tellement leur arrivée et leur ampleur sur le marché est importante.
Alexandre Jubelin : Ce qui m’intéresse, pour être très concret, c’est : à quoi ressemble un câble, concrètement parce que, on va le dire, c’est vraiment une des artères de la mondialisation et des communications ? C’est quoi un câble ? Visuellement, ça ressemble à quoi ?
Camille Morel : Physiquement c’est un tuyau, à peu près de la taille d’un tuyau d’arrosage.
Alexandre Jubelin : Pas plus qu’un tuyau ?
Camille Morel : Le câble en lui-même évolue en fonction de là où il est posé. On va prendre un exemple, on va prendre un câble qui est posé entre la France et les États-Unis et on va dire que ce câble ne va pas avoir la même morphologie tout au long de son déroulé sur le globe.
Dans les zones qui sont proches des côtes, là où il y a d’autres risques dus à la navigation – des ancres de navires, des filets de pêche, etc., qui peuvent endommager le câble –, le câble va être enfoui non seulement sous le sable, mais, en plus, il va être recouvert de plus d’épaisseurs que là où il est posé dans le fond des mers, au fond des océans, où il est protégé par la profondeur dans laquelle il est, il existe. Vous allez avoir des couches d’épaisseur plus ou moins importante, donc une taille qui va grossir, mais la taille moyenne du câble, notamment quand il est dans les profondeurs, c’est effectivement celle du tuyau d’arrosage.
Maintenant, quand il arrive près des côtes, le câble va être de plus en plus gros et il va être évidemment protégé par des systèmes plus importants.
Alexandre Jubelin : Les trucs qui passent à l’intérieur ça ne fait pas plus que le diamètre de la fibre optique.
Camille Morel : C’est de la fibre optique, c’est vraiment très fin. En fait, ce sont des fils de verre, il y en a plusieurs, il y en a plusieurs paires, on parle de paires de fibres optiques et, aujourd’hui, on en a une douzaine, en moyenne, dans un câble sous-marin.
Alexandre Jubelin : Et juste, ils sont fixés ?
Camille Morel : Ils peuvent bouger. Il y a des endroits où ces câbles peuvent être fixés, par exemple quand ils traversent des zones sensibles d’un point de vue écologie. Je pense notamment aux abords de Marseille où il y a des zones qui sont préservées, donc là, pour éviter que le câble bouge, parce qu’avec les fonds et le mouvement il va finir par bouger à un moment donné, pas énormément, mais il va se déplacer, on va le fixer à certains endroits.
Sinon, comme je vous l’ai dit, il est parfois ensouillé, il est enterré sous le sable, ce qui permet de le protéger et puis de le stabiliser aussi.
Alexandre Jubelin : Concrètement, ça veut dire qu’on est allé creuser ou ça veut dire qu’on l’a juste posé et il va finir par s’enfouir ?
Camille Morel : Il y a aujourd’hui des robots et ces robots, avec un jet d’eau, font une espèce de sillon dans lequel on va aller glisser le câble. Donc le câble sera posé dans ce sillon, il ne sera pas forcément recouvert, il va se recouvrir de lui-même. Par contre, le sillon va être fait pour éviter les difficultés.
Alexandre Jubelin : Et c’est fait tout le long de la pose du câble ?
Camille Morel : Surtout sur les zones sensibles, donc dans les zones d’eau peu profondes où il y a beaucoup de passage maritime ; globalement c’est près des côtes ou dans certains passages étroits.
Alexandre Jubelin : Du coup, s’ils ne sont pas fixés, comment sait-on où ils sont ? Si c’est un truc qui n’est pas fixé sur des milliers, voire des dizaines de milliers de kilomètres, rien qu’avec le mou, avec le jeu, j’imagine que ça doit pouvoir varier de plusieurs centaines de mètres ou de kilomètres.
Camille Morel : Ça bouge, en effet. Par contre, il y a quand même le poids de ce câble sur des milliers de kilomètres qui maintient le câble. Les opérateurs disent qu’ils savent exactement où ils le posent, dans la cartographie ils ont bien le chemin, le tracé qui a été étudié et réfléchi. Maintenant, il y a une marge d’appréciation. Par exemple, quand il faut aller le réparer, on ne sait plus exactement où il est. On sait globalement par où il passe, par contre, on va laisser traîner un grappin. Généralement, quand vous préparez un câble, vous avez une vague idée, dans la cartographie vous faites une triangulation, et puis vous posez votre grappin et vous le laissez traîner.
Alexandre Jubelin : C’est une triangulation parce que ça émet quelque chose ?
Camille Morel : Non. Vous avez simplement, globalement, une idée de là où il a été placé, en position GPS par exemple, mais vous savez qu’il y a cette marge d’appréciation d’évolution, donc vous allez poser le grappin à cet endroit-là, le laisser glisser, avancer avec le navire jusqu’à attraper le câble et sentir que le câble est bien là. Il y a donc cette petite recherche à effectuer.
Alexandre Jubelin : C’est donc un tuyau d’arrosage avec, dedans, des fibres optiques.
Camille Morel : De la fibre optique entourée de plastique parce qu’il faut un isolant, évidemment, pour permettre cette communication. Il y a un petit peu d’électricité qui passe aussi par ce câble puisque il faut ré-impulser le signal lumineux à travers la fibre et sur ces kilomètres.
Alexandre Jubelin : C’est un peu comme un répétiteur de wifi. Il faut augmenter le signal parce qu’il y a une déperdition.
C’est tout bête, j’y pense, puisque maintenant on est à la fibre optique et qu’avant on n’y était pas : les vieux câbles sont-ils toujours là ou les a-t- enlevés ?
Camille Morel : C’est une vraie question. Évidemment il y avait beaucoup moins de câbles télégraphiques — aujourd’hui on est à 500 câbles dans le fond des mers —, il y en avait vraiment beaucoup moins, mais ces câbles sont toujours présents pour une partie. Des câbles ont été enlevés ; dans l’histoire militaire c’est assez intéressant notamment parce qu’on a retiré ces câbles et on les a réutilisés à d’autres endroits ; des câbles sont toujours présents, aujourd’hui, dans la haute mer, finalement dans la partie qui est en dehors de la souveraineté des États.
Alexandre Jubelin : Ce serait galère d’aller les retrouver.
Camille Morel : Par contre, un business modèle se crée aujourd’hui : des entreprises sont spécialisées dans la récupération de ces câbles inutilisés, inactifs, qui sont des câbles télégraphiques ou coaxiaux, dans lesquels il y a notamment du cuivre, qui peuvent être réutilisés aussi pour leurs matières premières.
Alexandre Jubelin : Du coup, maintenant qu’on a la fibre optique, ça transmet combien et, surtout, à quelle vitesse ça a progressé ? Vous donnez un chiffre quelque part, je crois que c’est 98 % des données de l’Internet.
Camille Morel : C’est un chiffre qui est assez contesté, mais on dit qu’il y a environ 98 % des communications internationales, donc, en lien avec la fibre terrestre, il y a un relais qui est fait. Tout ce qui va nécessiter un transfert de données à l’échelle internationale, pour relier les continents entre eux, on dit qu’à 98 % ça va passer par ces câbles sous-marins. Finalement le satellite, là-dedans, ne joue qu’un rôle très mineur.
Alexandre Jubelin : On va en reparler. Du coup 98 %, je sais bien que beaucoup de trucs passent par la fibre optique, mais un tuyau d’arrosage ça a l’air quand même petit pour un truc qui transporte toute l’information mondiale !
Camille Morel : C’est cela qui est surprenant. Pourquoi parle-t-on si peu de ces câbles alors que leur rôle est finalement primordial ? Ce qui est sûr c’est qu’aujourd’hui la capacité moyenne d’un câble sous-marin, dans l’Atlantique notamment, c’est 60 térabits par seconde.
Alexandre Jubelin : Je n’ai aucune idée de ce que ça représente !
Camille Morel : C’est très difficile de chiffrer ça, mais on est bien à l’heure du big data aujourd’hui et c’est un échange massif de données.
60 térabits par seconde, c’était la moyenne. Aujourd’hui, les derniers câbles qui ont été posés par les géants du Net, c’est plus de l’ordre de 250 térabits par seconde, donc on a plus que doublé la capacité de ces câbles. Nos besoins évoluent, mais, en fait, c’est l’ensemble des communications, même des appels téléphoniques passés vers l’international et des données qui, effectivement, nécessitent d’aller chercher de l’information sur un autre continent ou sur un serveur situé à l’extérieur.
Maintenant, dans tout ça, il y a un flot d’informations et il est difficile de discriminer, en gros, ce qui passe vraiment par les câbles sous-marins, parce qu’on est plus dans une chaîne de transmission globale ou, comme je le disais, il y a des câbles terrestres, il y a des satellites, il y a de la 5G, il y a des antennes-relais et, en tant qu’utilisateur, on a une perception un peu erronée de tout cela, on n’a pas vraiment conscience du chemin par lequel va passer notre donnée.
Alexandre Jubelin : Si on a un appel WhatsApp en Afrique, par exemple, spontanément on a tendance à se dire que c’est du wifi, que ça va passer par les airs, alors que pas du tout.
Camille Morel : À un moment donné, effectivement, ça va bien aller sur une borne relais qui sera en wifi et de cette borne relais on va aller relier, par du terrestre, une zone géographique sous-marine et puis une station de câbles qui va relier l’Europe si on est en France.
Alexandre Jubelin : Vous le dites et c’est totalement vrai, on parle beaucoup plus des satellites, notamment si on se réfère à tout ce qui est Internet. On parle énormément de Starlink [4], par exemple, des constellations qui seraient capables de donner la 3G, 4G, 5G. Comment est-ce qu’on pense la complémentarité et même la proportion de l’un par rapport à l’autre ?
Camille Morel : Ce sont des usages qui sont différents aujourd’hui. En fait, la technologie sous-marine est ce qu’il y a de plus fiable aujourd’hui en termes de capacité, en termes de latence, donc, en gros, de vitesse de transmission pour une capacité de données. C’est le moyen le plus performant aujourd’hui de faire transiter cette information.
Maintenant, effectivement, tout ce qui se développe, les satellites ont un rôle important par exemple pour tout ce qui est en mouvement : des activités comme celles des navires ne peuvent pas se priver de l’usage des satellites parce qu’on est en mouvement permanent, parce qu’on est sur des zones qui ne sont pas reliées physiquement par de la fibre, donc il y a nécessité de ce satellite.
Maintenant, tout ce qui est constellation, donc de développement de ces constellations satellitaires basse orbite, c’est l’idée, en tout cas aujourd’hui et ça peut très rapidement changer, que c’est vraiment un usage complémentaire dans l’idée que ce sont des zones qui sont mal reliées, pour lesquelles il n’y a pas d’investissement dans l’infrastructure physique.
Typiquement, sur le continent africain, on voit qu’il y a des câbles sous-marins qui arrivent de plus en plus, qui desservent certains pays, pas tous évidemment, mais, derrière, la diffusion de cette information au sein des terres et au sein des différents États est très mauvaise, parce qu’il n’y a pas cet investissement d’infrastructures terrestres. Il y a donc là des usages qui vont être indispensables. Il faut savoir que es satellites coûtent aussi beaucoup plus cher, il faut donc avoir les moyens de les poser de les mettre en œuvre, pour une capacité qui sera finalement inférieure. Donc, vous n’allez pas, de toute façon, faire transiter autant d’informations de manière aussi fiable en un même temps.
Alexandre Jubelin : Ou aussi pour des raisons de redondance, comme on l’a vu beaucoup en Ukraine notamment, parce que ça permettait de mettre moins de pression sur des infrastructures qui sont, en tout cas en apparence, plus vulnérables que sont les câbles.
Camille Morel : C’est intéressant aussi cette perspective de résilience. Souvent, entre des territoires qui seraient limitrophes, en tout cas qui seraient très proches physiquement, reliés par le terrestre, on va parfois privilégier le câble sous-marin. Pourquoi ? Parce que, un, c’est parfois moins cher et il y a effectivement toute cette problématique de souveraineté, c’est-à-dire qu’à partir du moment où vous allez traverser les territoires physiques des États vous allez demander des autorisations, etc., que vous n’allez pas forcément avoir besoin de demander en passant par le maritime ou par le satellite au niveau spatial. Il y a bien ce relais et on voit la pertinence de ça en temps de conflit d’avoir différents moyens, différents usages.
Ce qui est sûr c’est que quand il y a des territoires qui sont isolés parce qu’il y a des dommages sur les câbles ou autre, le satellite prend évidemment le relais pour au moins une partie, pour les communications les plus essentielles, mais ça oblige de parvenir à discriminer aussi ces flux : qu’est-ce qui est essentiel, qu’est ce qui ne l’est pas ?
Alexandre Jubelin : Les informations stratégiques qu’on souhaite faire passer en priorité, plutôt que des séries Netflix, essentiellement.
En termes de distribution géographique on peut avoir des suppositions assez faciles : globalement l’Europe, l’Amérique, voire l’Asie, ça doit être assez bien connecté, mais comment pourrait-on caractériser cette géographie globale des câbles sous-marins ?
Camille Morel : Quand on regarde, aujourd’hui, la carte de cette toile mondiale, il ressort déjà que cette toile est centrée, je dirais, sur la triade, assez schématiquement ; on voit bien qu’il y a ces trois points réémergents : Asie, Europe, États-Unis, Amérique du Nord. Il y a l’idée qu’il y a trois voies principales des câbles sous-marins : l’axe transatlantique donc Europe - États-Unis, l’axe Europe - Asie passant par la Mer Méditerranée, la Mer Rouge, etc., le Canal de Suez et la voie transpacifique. J’aurais dû dire dans l’ordre : transatlantique, transpacifique et Europe - Asie passant par le Canal de Suez, qui sont les trois voies majeures de la donnée aujourd’hui. Pourquoi ? Pour plein de raisons, mais aussi parce que les utilisateurs sont en premier lieu dans ces zones-là.
Maintenant des zones explosent aussi aujourd’hui : en Asie, on va dire que les échanges inter-asiatiques de données sont en croissance forte parce que la démographie augmente, parce que les besoins et les usages évoluent, et évidemment l’Afrique.
Alexandre Jubelin : Là, typiquement, ils passent par des câbles sous-marins plutôt que par des voies terrestres ?
Camille Morel : Il y a les deux, évidemment. En plus, en Asie, on a cette problématique des îles assez nombreuses, il faut pouvoir passer et là, pour le coup, il n’y a pas d’alternatives possibles par le terrestre, il y a donc cette nécessité. Ce sont donc des câbles un peu plus petits, qui vont peut-être avoir une capacité inférieure, mais qui vont vraiment répondre à des besoins précis entre deux pays ; on a plus de câbles bilatéraux, trilatéraux, là où parfois, par exemple sur l’axe Europe - Asie, on va avoir des câbles qui sont vraiment multilatéraux avec 20/30 États qui sont reliés et, du coup, 20/30 opérateurs aussi derrière qui viennent soutenir et investir dans ce câble.
Alexandre Jubelin : C’est bizarre. Pourquoi ne ferait-on pas passer directement un câble plus gros en prévision d’un trafic qui, de toute façon, finira par exploser ? Quel est l’intérêt de faire passer des petits câbles ?
Camille Morel : Il y a plein de choses. Déjà, c’est le financement du câble : qui est à l’origine de ce câble-là ? Qu’est-ce qu’on est prêt à mettre dans ce câble et pour quels usages ?
Il faut savoir qu’aujourd’hui les câbles qui sont portés par les gens du Net, par exemple, ne répondent pas à la même logique d’investissement, aux mêmes usages que des câbles qui sont portés par les consortiums d’opérateurs.br/>
Typiquement, les câbles des géants du Net vont permettre de transporter uniquement du flux qui, en fait, répond à ces géants du Net. Un câble qui serait posé par Google ne sert qu’aux contenus Google, à l’exception d’une ou deux paires de fibres qu’ils vont parfois louer ou vendre à un opérateur de communication, mais ça sera vraiment à la marge. Alors que les câbles qui sont investis en consortiums d’opérateurs, là, on est vraiment sur du tout-venant, c’est-à-dire que vous avez à l’intérieur de ce câble plusieurs opérateurs avec plusieurs clients derrière – vous, moi, des entreprises, des États parfois – et tout cela va être réuni dans un même câble. Ce flux-là est global. On peut plus facilement se dire qu’on va investir dans une grosse capacité sur un câble qui est multiple, plutôt que sur un câble dédié à un usage particulier. Par exemple, il y a des câbles qui sont dédiés à la finance, pas beaucoup mais quelques-uns, donc, là, vous avez un schéma de commande très clair : vous voulez évidemment des anticipations sur combien il y aura de transactions dans quelques années, etc., vous pouvez anticiper, mais vous avez aussi une commande qui est assez claire.
Le deuxième point pour répondre à votre question, c’est aussi que la capacité des câbles augmente, c’est-à-dire qu’un câble qui était posé il y a dix ans avait une capacité inférieure à celle du câble qui est posé aujourd’hui. Vous avez un plus grand nombre de paires de fibre optique et vous avez une capacité par câble qui augmente. C’est aussi la recherche et développement qui permet de dépasser ça. Finalement, en soi, on aurait peut-être besoin de moins de câbles à terme parce que ces câbles auront une puissance supérieure à ce qu’elle était auparavant.
Alexandre Jubelin : Ce que vous indiquez, sur les contenus Google : si, sur mon ordinateur, j’ai plusieurs onglets, un sur Google où je fais une recherche Google et un autre où je fais complètement autre chose, l’information ne passera pas par le même câble potentiellement ?
Camille Morel : C’est complexe de répondre à cette question parce que ça va dépendre de votre opérateur, ça va dépendre du cheminement que va prendre le câble.
Alexandre Jubelin : On voit bien que c’est très stratégique ! Si on coupe un câble, est-ce que seulement certains contenus sont interrompus ? On peut dire qu’Internet ce sont des paquets de données distribués, c’est donc hyper-compliqué de savoir par où passe telle information d’une manière générale. Comment ça se passe ?
Camille Morel : C’est impossible de répondre à cette question aujourd’hui. On sait que certains câbles ont effectivement des usages dédiés. Si vous savez que c’est un câble Google, vous savez globalement que ça va être tous les flux en lien avec ce fournisseur de contenu qui vont être impactés. Malgré tout, ce fournisseur de contenu existe sur plein de volets différents, d’activités différentes – du stockage de données, peut-être de la recherche, du streaming en ligne –, donc vous ne savez pas. Même en coupant ce câble-là, vous ne savez pas vraiment qui vous allez impacter. Je crois d’ailleurs que c’est une question qui mérite des efforts de recherche. C’est toute l’idée d’essayer de cartographier les flux, de comprendre par où ça passe et comment ça passe, parce qu’on se fait une idée, on se construit une représentation de ce qu’est cet Internet et de par où passent ces flux et, en fait, je pense qu’on ne colle pas à une réalité technique ou scientifique. C’est aussi tout l’enjeu des recherches actuelles : mieux comprendre comment ça fonctionne et qui pourrait effectivement être impacté en cas de coupure, par exemple.
Alexandre Jubelin : On peut dire, sur ce tracé des flux, qu’en France il y a une position très préférentielle et un hub majeur qui est Marseille, parce que Marseille se trouve tout à fait à l’intersection du transatlantique et du Europe - Asie.
Camille Morel : On a la chance, en France, d’avoir trois façades maritimes sur lesquelles il y a des câbles sous-marins et, effectivement, il y a ce point central. C’est intéressant parce que, typiquement, on pourrait dire que, sur les autres façades, il n’y a pas un point d’entrée majeur comme est Marseille. Vous avez plusieurs points d’arrivée de câbles et ces câbles-là, par contre, vont tous rejoindre Paris. Paris est le point d’entrée de la donnée au niveau européen, au niveau international, un des points d’entrée.
Marseille, par sa géographie physique, concentre effectivement à la fois sa proximité maritime et ce nouveau point d’entrée avec notamment le reste de l’Europe.
Donc, en France, on a vraiment ces deux points d’entrée de la donnée qui sont ensuite reliés par des autoroutes terrestres de l’information vers Francfort, vers le reste de l’Europe. On a donc cette chance d’être à la croisée donc à la fois des flux vers l’Asie, des flux vers l’Afrique et qui fait relais aussi, plus généralement, très bien : on a cette liaison entre Paris et Marseille qui suit la ligne de TGV, c’est vraiment ça l’idée. On a cette infrastructure, cette autoroute de l’information terrestre qui permet de relier les deux blocs entre eux.
Pause musicale : Extrait de Underwater Love par Smoke City, de l’album Flying Away.
Alexandre Jubelin : Maintenant on peut dire, précisément parce que ce sont des éléments critiques et stratégiques et on mesure à la fois toute l’importance et la fragilité de ce truc-là depuis le début de l’émission, mais ce sont aussi, évidemment, des éléments qui sont vulnérables et on peut dire que ça commence très tôt. En vous lisant, en fait dès le 19e siècle, des puissances cherchent à couper des câbles, à endommager des lignes de télécommunications. À partir du moment où l’information passe par là, dans le cadre de conflits plus ou moins directs, ça vaut le coup de se pencher dessus et de les traiter comme des cibles.
Camille Morel : On en revient effectivement à cette idée que la Grande-Bretagne a été la première à réfléchir à cet enjeu stratégique des câbles sous-marins. À partir du moment où vous possédez le canal d’information qui va relier plusieurs États entre eux, dont vous n’êtes peut-être même pas destinataire, eh bien vous avez une marge de manœuvre pour savoir ce qui passe par ces câbles éventuellement, pour couper, faire du déni d’accès, ce qu’on appellerait aujourd’hui déni d’accès, etc. Donc oui, c’est un levier important.
Alexandre Jubelin : C’est pour cela que c’est important d’être la personne soit qui pose les câbles soit qui est le nœud, le hub.
Camille Morel : Ou destinataire. Il y a en effet cette idée-là et c’est pour cela que ce qui est compliqué dans les câbles c’est qu’on a une infrastructure qui va relier au moins deux entités entre elles. Maintenant, vous avez effectivement l’acteur qui pose le câble, l’acteur qui le commandite, pour quelle raison, l’acteur qui l’utilise et, parfois, on voit bien qu’on est sur quelque chose qui est même au-delà du bilatéral, c’est du transnational. Vous pouvez être, comme la France, récipiendaire d’un grand nombre de câbles sous-marins, finalement le contenu ne s’arrête pas à votre pays, il ne s’arrête pas à vos frontières, il va vous dépasser et puis il y a cette articulation.
Alexandre Jubelin : Par contre, vous avez une souveraineté, vous avez une marge de manœuvre si jamais vous avez besoin, potentiellement...
Camille Morel : Je ne parlerais peut-être pas de souveraineté parce que, finalement, ce sont des données qui vont vers l’international ou qui arrivent de l’international. Par contre, je dirais, en termes d’autonomie stratégique.
Alexandre Jubelin : Vous avez tout de même une souveraineté physique sur le câble.
Camille Morel : Oui et non, je dirais, parce que finalement ce câble il va relier d’autres personnes.
Alexandre Jubelin : Si l’État français décide de couper la fibre entre Paris et Marseille, je ne suis pas sûr que ce soit une super bonne idée, mais techniquement il y a une possibilité. Si plein de pays en dépendent, ça va impacter.
Camille Morel : Tout à fait. Ce qui se fait au niveau terrestre, par contre, on est d’accord, vous avez une marge de manœuvre parce que votre infrastructure est vraiment sur votre territoire.
Là où je faisais écho, c’est vraiment dans la perspective d’un câble sous-marin où, de toute façon, son objectif c’est de relier l’autre, les autres ou l’autre. À partir de là, vous ne pouvez pas avoir une maîtrise totale de cette infrastructure, même si vous avez de super acteurs nationaux qui sont en charge de la pose, qui l’ont fabriquée et qui maîtrisent ce rouage. Il y a une inconnue. C’est vrai qu’au niveau terrestre on a cette maîtrise-là. D’ailleurs, même les câbles terrestres, les câbles de communication, sont effectivement des cibles historiques, même de sabotage, de la même manière que les voies de chemin de fer étaient des cibles dans le cadre de conflits ou de tensions, même par des acteurs non-étatiques ; c’est quelque chose qui est aisé à endommager et qui ça un impact assez significatif.
Alexandre Jubelin : Ce qui est intéressant c’est que vous indiquez que c’est déjà le cas à la fin du 19e, c’est aussi beaucoup le cas pendant la Première Guerre mondiale. Vous indiquez que non seulement ils coupent des câbles, notamment les Britanniques coupent des câbles allemands et, à certains moments, ils les reprennent et les rebranchent ailleurs. En fait, ils les détournent.
Camille Morel : C’est quelque chose qui avait été anticipé au début du 20e siècle. Les états-majors britanniques réfléchissaient effectivement : on a ces infrastructures, qu’est-ce qu’on en fait et si on est en conflit avec tel ou tel pays qu’est-ce qu’il se passe ? Il y avait donc une espèce de plan de guerre ou d’anticipation qui avait été mis en œuvre pour pouvoir, en cas de crise, utiliser ces infrastructures et c’est en effet ce qui a été fait. C’est assez méconnu, mais c’est une des premières actions des Britanniques dans le cadre du premier conflit mondial.
Alexandre Jubelin : Sait-on quelles conséquences ça a eu ?
Camille Morel : Pour le coup, ça a isolé l’Allemagne. Il faut bien avoir en tête qu’on parlait des communications vers l’international, donc, finalement, c’était quand même limité par rapport à l’usage, j’allais dire, du moment. Ça a vraiment isolé l’Allemagne puisqu’ils ont coupé plusieurs câbles, notamment les câbles qui reliaient l’Allemagne vers les Açores. En tout cas, ça a eu un impact significatif pour isoler le pays au niveau international. À partir de là il faut trouver d’autres moyens de communiquer. Ça veut dire que dans vos alliances, ça va vous mettre en difficulté. Il faut savoir que l’Allemagne a aussi réussi à agir, d’une certaine manière, sur ses câbles sous-marins et sur l’information. Et puis vous allez pouvoir faire aussi de l’espionnage, en tout cas vous allez pouvoir intercepter des télégrammes ou des télégraphes qui passent par ces câbles et, du coup, vous allez aussi avoir connaissance des choses et ça va être aussi un autre usage.
Alexandre Jubelin : Il faut qu’on réussisse à les décoder.
Camille Morel : Tout à fait.
Alexandre Jubelin : Restons là-dessus, parce que ça peut nous rapprocher d’aujourd’hui. On mesure assez bien pourquoi on peut intercepter un message télégraphique puisque c’est un signal électrique, si on se branche dessus on mesure qu’on peut saisir les bip bip bip bip bip.
Aujourd’hui, dans un monde où on est relié par fibre optique, etc., dans quelle mesure est-ce possible d’intercepter ce genre de message, si tant est que c’est possible ? Est-ce que c’est seulement aux points d’entrée et de sortie ?, auquel cas on mesure bien, par exemple, que les États-Unis sont plus ou moins favorisés puisque beaucoup du trafic passe par là. Quelles sont les capacités, à l’heure de la fibre optique, d’intercepter éventuellement des messages, de l’information ?
Camille Morel : Les seuls éléments concrets qu’on a sur ce type d’action, ce sont évidemment les révélations Snowden [5] qui ont montré que les services de renseignement américains et britanniques réalisaient des collectes d’informations à partir des stations de câbles sous-marins, donc là à terre, de la collecte massive. On est d’accord qu’on est sur une ère où on a massivement des flux d’informations et ces flux d’informations sont sous forme lumineuse quand ils passent dans la fibre. On est sur du binaire, on n’est pas sur un message qui est reconstitué, recomposé, cela sera fait à terre une fois que la lumière est arrivée et qu’elle est retransformée.
La question qui se pose c’est effectivement qu’est-ce qui est capté. À priori, on a compris de ces révélations que des logiciels étaient utilisés et il s’agissait de la captation de métadonnées. On n’est pas sur l’interception de messages, comme on pouvait l’être à l’époque télégraphique, directement passés ou directement intelligibles. Cette métadonnée dit beaucoup de choses, évidemment, encore faut-il pouvoir aussi la traiter. C’est un peu l’idée. On sait que cette forme de renseignements existe, en tout cas par ces deux États, les États-Unis et le Royaume-uni. On se doute que d’autres pays sont effectivement en mesure de le faire, mais, finalement, quels sont les États qui sont vraiment capables de collecter cette information, d’être au centre. Ça suppose, comme vous l’avez dit, qu’il y a un certain nombre de câbles qui arrivent sur le territoire pour que ce soit rentable et surtout comment ça se fait : est-ce que ça se fait avec la collaboration des opérateurs ? Est-ce que ça se fait malgré eux ? Ce sont des choses sur lesquelles on a, évidemment, peu d’informations, mais qui sont faisables. La question qui se pose aujourd’hui, en tout cas qui ressort beaucoup dans la littérature, c’est : est-ce qu’on est capable de faire du renseignement, de la collecte en mer sur ces câbles sous-marins et là il y a pas vraiment de réponse tranchée. On peut faire un certain nombre de choses.
Alexandre Jubelin : Comment pourrait-on capturer un flux lumineux à l’intérieur d’un tuyau qu’on coupe ?
Camille Morel : Il est souvent fait écho d’une torsion de fibres qui permettrait, de manière invisible, de récupérer une partie de la lumière, du faisceau lumineux, mais ça sous-entend que vous êtes en pleine mer, que vous avez déjà une capacité à aller profondeur pour agir sur ces câbles, de collecter cette information, d’avoir un système qui vous le permet.
Alexandre Jubelin : Ce n’est déjà pas facile de le faire au point d’arrivée !
Camille Morel : Ça paraît très compliqué ! En tout cas, ça paraît compliqué dans un usage massif. Peut-être que des choses sont faites sur des missions précises, dans des cadres vraiment dédiés avec un objectif et sur des câbles qu’on a identifiés, dont on sait qu’ils sont porteurs de telle ou telle information. Mais, à l’échelle internationale et à l’heure de ce flux massif de données, ça paraît incroyable parce qu’il faut pouvoir stocker. C’est souvent évoqué : des sous-marins qui pourraient agir, stocker l’information et puis il faudrait revenir à terre, récupérer ces informations et les traiter derrière, ce qui suppose des capacités de renseignement tout court, de traitement d’informations et puis de logistique technologique importante.
Alexandre Jubelin : Justement venons-y. Intercepter on ne sait pas, peut-être un petit peu, mais ça paraît conceptuellement compliqué, en tout cas techniquement à l’heure actuelle. L’enjeu stratégique, voire militaire, serait plutôt de couper, de disrupter, puisque si c’est un tuyau d’arrosage, un tuyau d’arrosage ça se coupe ! Qui sait faire ça ? Qu’est-ce qu’on sait ? On a beaucoup parlé des Russes. Est-ce qu’on sait si quelqu’un a ces compétences-là, parce que ça fait évidemment planer une sorte de menace stratégique sur l’ensemble des communications ?
Camille Morel : En réalité, c’est aisé de couper un câble, c’est cela qui est assez surprenant. Finalement, vous avez un grappin ou une ancre, vous pouvez endommager ou couper un câble sous-marin sans le vouloir ou tout en le voulant, c’est assez facile.
Pour agir de manière discrète, dans un cadre conflictuel, dans un cadre hybride éventuellement, avec des acteurs non-étatiques ou étatiques, la question qui se pose c’est comment agir sur ces câbles et, effectivement, qui est en capacité de le faire. Vous pouvez difficilement aller capter de l’information ou agir sur ces câbles dans les eaux sous souveraineté parce que c’est plus compliqué, souvent vous êtes dans des eaux peu profondes. En revanche, c’est plus facile de le faire techniquement dans des eaux où vous avez peu de contrôle, peu de visibilité, et où vous êtes discret par essence. On est donc là avec un petit nombre d’acteurs.
Maintenant, il y a beaucoup de mythes autour de cette infrastructure, parce qu’on ne connaît pas bien le maritime, parce qu’il y a quelque chose d’un peu intriguant dans cette aventure et, surtout, aujourd’hui on voit que les technologies, pour aller dans les profondeurs, se développent et on a de plus en plus un espace qui était inconnu et qui devient maîtrisé ou maîtrisable. Il y a cette idée que ça devient un nouveau champ, donc que les câbles pourraient aussi faire partie de cette conflictualité dans les fonds marins.
On a beaucoup parlé, effectivement, de la Russie, en tout cas de la menace qu’elle pouvait faire peser sur ces câbles.
Alexandre Jubelin : Depuis plus d’un demi-siècle, il y a une aura autour des sous-marins russes, depuis octobre rouge et probablement avant, on aime bien spéculer sur les terribles sous-marins soviétiques ou russes.
Camille Morel : Il y a aussi un mystère qui plane là-dessus. Effectivement il y a un, des capacités sous-marines qui permettraient, éventuellement, d’aller agir avec des bras articulés et autres.
Alexandre Jubelin : C’est un dossier qui est ressorti, je l’ai dit au début. Au moment de Nord Stream, on a dit qu’ils avaient des sous-marins, des vieux sous-marins qui auraient été reconditionnés pour cette mission, qui auraient été capables, eux-mêmes, de lâcher des petits sous-marins plus maniables. Qu’est-ce qu’on en sait vraiment, ou pas ?
Camille Morel : Je pense qu’on est à un état zéro de l’art, de ce qu’il y a, de ce qui existe comme technologies. Après, la manière dont elles sont utilisées, c’est bien le mystère de cette problématique-là. Par contre, il y a des éléments concordants, c’est-à-dire qu’il y a des éléments, notamment en termes de navires de surface, qui montrent que des navires russes se baladent, se promènent à proximité des câbles sous-marins, de manière plus ou moins répétée, en tout cas, c’est ce qui a été mis au jour, notamment par l’Otan. C’est cela qui a inquiété, c’est-à-dire un cumul d’éléments, de faisceaux concordants.
Alexandre Jubelin : En 2015, il y aurait eu un navire de « recherche océanographique russe », je ne sais pas si on entend les guillemets que je mets dans ma voix, qui aurait beaucoup navigué autour du Golfe de Gascogne, autour de la côte est américaine. Ce n’est pas que ça, mais c’est aussi, évidemment, le passage des câbles.
Camille Morel : C’est ce qui a nourri, alimenté en gros cette question et ce risque sur les câbles, sachant qu’on n’a pas aujourd’hui, en tout cas publiquement, reconnu à un moment donné la présence de ces navires avec une interruption de câbles ou autre. Le mystère a augmenté. On a dit « finalement ce n’était pas pour couper ces câbles, c’est peut-être pour agir différemment. Est-ce que c’est pour écouter ce qui passe à l’intérieur ? Est-ce que c’est pour déposer des objets en mesure d’agir à posteriori sur ces câbles ? De faire de l’écoute sur ce qui se passe autour ? »
Alexandre Jubelin : Encore une fois, comme ce qu’on a supposé pour Nord Stream, on place des explosifs et le jour où on veut...
Camille Morel : Sur commande, plus tard, vous pouvez agir. Et là, effectivement, le cas des gazoducs entre en jeu. On est sur des infrastructures maritimes, on est donc sur la même logique d’action, éventuellement, si ce n’est que je pense que la haute mer permet ce dimensionnement-là alors que sur les pipelines on est souvent sur des formats plus réduits, on sait très bien où ils sont, ils sont identifiés. Il y a plusieurs câbles sous-marins, ils appartiennent à plusieurs personnes, on n’a pas de cartographie exacte du réseau, vous avez des cartes en ligne, évidemment, du réseau sous-marin, mais elles n’ont pas de précision, elles ne sont pas exactes, il y a des choses qui évoluent et on a l’information que les opérateurs et les acteurs privés veulent bien nous transmettre.
Il y a quelques câbles étatiques, on le sait, mais c’est vraiment très à la marge. On voit bien l’intérêt d’agir, de manière revendiquée ou non. En tout cas, cette menace plane au-dessus de cette infrastructure et ça fait parler et ça fait engager aussi des moyens par les autres États.
Il y a donc une histoire de réalité, mais aussi une histoire de « je suis en mesure d’agir, je vous le fais et je vous le montre – c’est de la démonstration de force – et je vous dissuade aussi, d’une certaine manière, d’agir sur d’autres plans, parce que je suis en capacité moi-même d’agir ».
Alexandre Jubelin : Du coup, quelle est l’inquiétude exacte ? On peut le dire, vous le relevez, c’est un truc que les Américains relèvent depuis longtemps, l’OTAN depuis une bonne quinzaine d’années, notamment la dimension purement militaire. En fait, les militaires sont comme tout le monde, ils consomment de la donnée, ils en envoient, et, du coup, il y a une inquiétude autour des câbles sous-marins. Quelle est l’inquiétude autour de ça ?
Camille Morel : Je dirais qu’elle n’est pas tellement militaire. Elle est militaire parce que, effectivement, elle concerne des questions de sécurité nationale. Disons que les flux défense, par exemple, ça va être un peu à la marge par rapport à ces câbles sous-marins. Pourquoi ? Parce qu’on va passer essentiellement par du satellite au niveau militaire pour rejoindre les théâtres d’information et la métropole et pour les usages en mouvement, les bâtiments, etc.
Alexandre Jubelin : Il y a une telle redondance, de toute façon, que !
Camille Morel : D’autant plus ! Il existe, évidemment, du passage du flux militaire proprement dit par les câbles sous-marins, mais il est minime par rapport à d’autres usages. Les Américains avaient montré qu’ils avaient été très impactés, notamment par la coupure de certains câbles, en Égypte, dans le trafic des vidéos drones qui devaient être analysées.
Alexandre Jubelin : Pendant qu’ils faisaient des exercices ou des choses comme ça.
Camille Morel : C’était très ciblé.
Alexandre Jubelin : Pas un truc criminel ou crapuleux, autant qu’on sache, juste parce que les câbles sont coupés parce que parfois ils sont coupés.
Camille Morel : En tout cas, on sait qu’il y a eu cet impact et que ça avait, à un moment donné, au niveau des opérations, posé des difficultés. Maintenant, cette difficulté-là est vraiment très à la marge et je pense que ce qui est de l’ordre de l’inquiétude c’est plus, effectivement, comment cette infrastructure est utilisée dans un cadre conflictuel et qu’est-ce que ça vient dire, qu’est-ce que ça vient provoquer en termes d’usage parce que, en fait, vous allez mettre à mal l’économie, vous allez mettre à mal aussi les échanges internationaux, même sur les réseaux sociaux. Vous allez impacter aussi économiquement de manière importante en privant d’accès à tous les services essentiels, en fait.
Alexandre Jubelin : Mais Internet fonctionne de telle manière, je l’ai déjà dit, ce sont des paquets de données : en gros, un message internet est coupé en morceaux et personne ne sait par où il passe, en tout cas ce sont des morceaux. Ce qui veut dire que, aujourd’hui, à moins que ce soit dans un cas hyper-spécifique, la perspective de couper un pays d’Internet est complètement fictionnelle. L’idée c’est que ça ralentirait potentiellement suffisamment. Il n’y a pas de scénario où on fait un black-out de la France pour envahir par l’Alsace, ça ne marche pas tel que fonctionne l’Internet aujourd’hui.
Camille Morel : En effet, c’est plus dans une logique, par exemple, d’isolement de certains territoires par exemple dans les outre-mers, en tout cas pour la France. On réfléchit plus dans cet ordre-là parce qu’il y un câble, deux câbles, et que si on isole ce territoire de l’accès à l’information vers l’international, en fait il n’a plus vraiment d’autres moyens de communiquer.
Alexandre Jubelin : C’est difficile de balancer un satellite au-dessus.
Camille Morel : Exactement. Vous allez pouvoir permettre de faire router un certain nombre de flux, mais ça va contribuer à l’action globale que vous allez vouloir mener ou à l’action d’influence que vous allez pouvoir mener.
Il y a aussi l’idée que ce sont des infrastructures et, comme pour toute infrastructure, si vous l’amenez clé en main à un territoire qui n’a pas les moyens de se payer son propre câble, qui n’a pas les moyens d’investir dans ce câble, qui est finalement peu attractif pour les opérateurs privés, eh bien vous allez aussi pouvoir négocier d’autres choses.
Alexandre Jubelin : Parlons-en parce que c’est très intéressant. C’est une autre des menaces qui est beaucoup moins directe, mais tout aussi stratégique. C’est notamment l’inquiétude qu’il y a autour de la Chine. Ils savent probablement couper des câbles comme tout le monde, mais c’est surtout le fait que, notamment dans la zone appelons ça Indo-Pacifique, il y a un très grand opérateur, un très grand acteur qui est Huawei, pour plein d’autres données de télécommunications, qui fournit des câbles pas très chers, etc. Du coup, c’est aussi une manière de faire des dépendances et des influences pour tout un tas d’États, petits États et pas si petits que ça d’ailleurs.
Camille Morel : C’est exactement cette idée : les infrastructures servent comme un levier d’influence et, derrière, il y a aussi la crainte, en tout cas tel que les Anglo-saxons le formalisent, c’est-à-dire aussi le risque de dépendre, effectivement, d’un acteur plutôt que d’un autre ou d’un seul acteur par rapport à tous les autres qui seraient à disposition au moment t. La crainte qui a été suggérée, c’est que, effectivement, il puisse y avoir du renseignement qui est effectué à partir du moment où vous avez un câble qui est posé ou produit par un acteur plutôt qu’un autre. Mais on s’inscrirait aussi dans une guerre commerciale au-delà du diplomatique.
Alexandre Jubelin : Mettons que Huawei pose un câble entre le Vanuatu — ça me permet de faire un salut à Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, l’ancien directeur de l’IRSEM — et ailleurs, la peur, puisqu’ils maîtrisent le câble, qu’ils contrôlent probablement les terminaux de part et d’autre, donc, à cet endroit-là, ils peuvent intercepter, un peu à l’américaine, comme ce qui aurait plus ou moins été fait selon les révélations Snowden.
Camille Morel : En tout cas, c’est une des craintes qui est énoncée. C’est-à-dire que si vous avez un acteur qui produit ce câble, il peut, by design, introduire des moyens de faciliter l’accès à ces données, de nuire à ces données ou de mettre en place des systèmes qui permettraient de couper le flux, par exemple, d’empêcher le transit de ces informations.
Alexandre Jubelin : Sans même récupérer l’information, ne serait-ce qu’avoir un coupe-circuit, ce serait déjà beaucoup.
Camille Morel : Tout est possible, c’est cette logique-là. Les Anglo-saxons, en général, ont quand même beaucoup communiqué, sensibilisé beaucoup d’acteurs sur cette menace potentielle. C’est une menace qui fait écho à la menace de la 5G, comme vous le disiez.
Dans les câbles sous-marins, Huawei a été racheté par Hengton Group, un autre géant des télécoms chinois, mais la logique est la même et on a cette idée qui est une crainte. On veut aussi faire obstacle à cet acteur privé qui émerge très fortement sur le marché : les îles du Pacifique sont très dépendantes de Huawei, donc des Américains derrière. Il y a quand même cet aspect guerre commerciale qui est très important, qui dépasse même le cadre de la conflictualité telle qu’on l’imaginait avec la Russie dans un cadre beaucoup plus opérationnel ou dans un temps de guerre à proprement dit.Tout cela s’entremêle et cette géopolitique-là s’auto-nourrit aussi, je pense.
Avec la Russie, on craint cette idée que symboliquement, si vous isolez un territoire, c’est très fort et comment allez-vous réagir à ça ? On a peu de chance, aujourd’hui, qu’un État, de manière revendiquée, coupe tel ou tel État, peut-être dans un conflit ouvert en effet, mais c’est relativement peu probable. En revanche, qu’est-ce que vous faites si vous avez des mercenaires ou des gens, des acteurs non-étatiques qui viennent couper ce câble et contre lesquels vous ne pouvez pas forcément agir ? Quelle réponse apportez-vous à l’échelle internationale ?, sachant que même si vous n’allez pas isoler complètement ce pays ou ce territoire, vous allez forcément avoir un impact économique très important, une perte de données parce que même quelques heures sans un câble – au-delà d’un câble plusieurs câbles coupés de manière simultanée –, vous allez créer un déficit dans la communication et un ralentissement de l’activité économique, donc ça, ça se chiffre, en tout cas à l’échelle des économies occidentales.
Alexandre Jubelin : Du coup, ça nous amène naturellement aux contre-mesures, en tout cas aux tentatives de contre-mesures. Je l’ai dit les États-Unis ont très tôt pensé à ça, ça fait plus de 15 ans, avec, comme souvent, leurs alliés, donc la Grande-Bretagne et ce qu’on appelle parfois les Five Eyes dans le domaine du renseignement, donc l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada. Qu’ont-ils fait ? Comment se protègent-ils de ces deux menaces ? Il y a la menace d’un sous-marin russe et puis aussi la menace de dépendance au système de télécommunications chinois.
Camille Morel : Plusieurs choses sont mises en œuvre, plusieurs leviers. Il y a d’abord le levier qu’on a évoqué, sensibilisation, diplomatie. On a vu des campagnes de sensibilisation notamment des États-Unis sur plein de pays.
Alexandre Jubelin : En gros pour dire aux îles du Pacifique « attention à ne pas avoir son câble qui soit chinois ».
Camille Morel : Méfiance et dans l’idée que derrière il y a aussi un soutien économique, s’allier, faire des coopérations.
Alexandre Jubelin : Notre câble est moins cher et on vous le mettrait gratuitement.
Ce qui est intéressant c’est que les États-Unis reprochent à la Chine de faire exactement ce qu’ils font. Si on se décentre une seconde, les deux font à peu près le même jeu !
Camille Morel : Tout à fait, c’est pour cela que je disais guerre commerciale. À un moment donné, ça dépasse aussi avec qui on veut bien partager nos données, en fait, c’est un peu ça l’idée.
Les États-Unis ont opté pour ce volet, donc sensibilisation et diplomatie.
Ils ont aussi mis en place des coopérations avec certains États. Vous avez évoqué une forme de coopération avec l’Australie et le Japon, par exemple, pour financer de nouveaux câbles qui font effectivement concurrence à ceux qui ont été proposés par la Chine. On est dans le cadre d’appel d’offres, donc là encore la frontière entre privé/public est assez complexe. On est bien sur des appels d’offres privés, avec des entreprises privées, mais on peut avoir plus ou moins l’État derrière et surtout des financements ou des crédits très importants, qui sont dégagés par les États, pour permettre à ces îles dont personne ne se souciait d’un point de vue communication il y a quelques années ; aujourd’hui on se dit que c’est important et il faut absolument que le câble qui les relie soit un câble de notre nationalié, en tout cas qu’on a choisi, avec les acteurs qu’on a choisis.
Alexandre Jubelin : Au moins qu’on en ait un.
Camille Morel : Qu’on en ait un aussi.
Alexandre Jubelin : C’est marrant, plein d’îles du Pacifique vont se retrouver avec deux câbles, un chinois et un américain !
Camille Morel : On parlait de redondance et de l’importance d’avoir deux câbles. Je pense que dans un cadre conflictuel, un câble, deux câbles, finalement vous allez couper les deux. On imagine bien que ce n’est pas ça qui va changer la donne.
En revanche, dans la perspective de maintenir par rapport à des dommages même naturels, des séismes sous-marins, etc., et on sait la complexité géologique dans le Pacifique et les risques naturels qui s’y posent, ça a du sens de créer cette redondance. Maintenant, on voit bien qu’il y a quelque chose de l’ordre de la spéculation.
Le deuxième levier important c’est le levier normatif. Les États-Unis, notamment, font obstacle à cette menace chinoise typiquement en refusant. Les États-Unis c’est un des rares pays à avoir un système assez contrôleur, on va dire, en termes d’arrivée de câbles sous-marins. Ils ont une enceinte interministérielle qui gère, qui regarde scrupuleusement toutes les demandes de pose de câbles par les acteurs privés et ils se sont opposés à plusieurs reprises à des câbles qui arrivaient notamment soit de Chine soit qui étaient portés, en tout cas dans lesquels des acteurs chinois avaient une partie prenante dans l’investissement ou dans la production de ces câbles. Ils le font sur les câbles qui arrivent sur leur territoire, sur lesquels ils peuvent refuser, on voit qu’il y a eu plusieurs refus.
Alexandre Jubelin : En même temps, ils ont aussi besoin d’être très intensément connectés à la Chine.
Camille Morel : Après, on peut dire aussi que les États-Unis sont déjà, de toute façon, bien connectés globalement. La question c’est finalement est-ce que cette politique-là ne va pas conduire à recentrer la carte à terme. Aujourd’hui, vous avez plus d’une cinquantaine de câbles qui arrivent aux États-Unis, ils sont, encore largement au centre physique de ce réseau, est-ce que, finalement, en limitant l’accès d’un acteur, en discriminant un acteur, en discriminant des territoires ou des destinations, vous n’allez pas mettre en péril aussi votre propre stratégie ? C’est pour cela que je pense que tous ces leviers économique, juridique, en tout cas les leviers normatifs, se cumulent et tout ça fait partie d’un ensemble sur lequel ils s’attachent à ce qu’il y ait de nouvelles propositions, de nouveaux tracés de câbles sous-marins qui soient possibles aussi et qui vont passer par les Philippines, par l’Indonésie, par le Japon, en lieu et place de relier directement à la Chine où les territoires sous contrôle chinois.
Alexandre Jubelin : J’ai appris aussi en vous lisant qu’ils sont très protecteurs mais pas qu’eux, la Grande-Bretagne aussi, sur j’allais dire, les eaux territoriales, en tout cas sur des tracés des câbles : il y a des zones qui sont très interdites ou, en tout cas, très contrôlées pour protéger en quelque sorte, le tracé de leurs câbles, ce qui est, à la fois, intéressant. Si on veut couper un câble, on peut le faire en haute mer.
Camille Morel : C’est un peu l’idée qu’il y a aussi une politisation du sujet. Finalement on a peu d’actes concrets, mais on se pose beaucoup de questions et il est important que les puissances se positionnent sur ce sujet pour montrer qu’elles ont pris la mesure du rôle de ces câbles et de ce qu’on peut en faire. Je crois qu’il y a beaucoup de discours et de positionnements et aussi une mise à l’agenda de ce sujet au niveau des organisations régionales et internationales et c’est important. Il faut s’être positionné. Je pense qu’il y a des mesures qui sont prises parce que, politiquement, il faut afficher un certain nombre de choses.
Après, effectivement, plein d’États restreignent les permis attribués aux acteurs privés, que ce soit pour aller réparer ces câbles par exemple. On pourrait se dire quel intérêt de restreindre, alors qu’on a tout intérêt à ce que le câble soit réparé plus vite. Souvent, en arrière-plan, il y a l’idée de favoriser par exemple des acteurs locaux, une sorte de souveraineté. Faire en sorte que des acteurs locaux émergent sur le marché de la pose et de la réparation, donc vous allez dire « je veux bien qu’on vienne réparer mon câble, mais ce sera forcément un navire sous pavillon national. »
Et puis je pense que cette crainte, cette menace, c’est parce qu’on s’en fait une représentation, qu’elle existe, et que les acteurs se positionnent dessus.
Maintenant, vous avez aussi un certain nombre d’États qui sont en mesure de dire « on va peut-être refuser ce câble parce que c’est un câble dans lequel il y a des acteurs chinois, alors qu’en fait ça fait 20 ans que des câbles sont posés par des consortiums dans lesquels participent des acteurs chinois.
Tout est aussi une question de construit dans la représentation qu’on se fait de ces acteurs-là et des menaces.
Alexandre Jubelin : Ça devient quasiment un truc d’affichage.
Camille Morel : Juste pour rebondir sur les leviers, par exemple, qui sont mis en place, il y a quelque chose qu’a fait le Royaume-Uni il y a peu de temps. Déjà il y a des États qui, évidemment, améliorent la protection de leurs câbles, notamment en pénalisant davantage, dans leur système juridique, l’atteinte aux câbles sous-marins, mais là ça ne va valoir que sur les eaux sous souveraineté. Le Royaume-Uni a notamment limité le transfert de technologies très ciblées. Un ou deux textes sont passés qui visaient très franchement la Russie, c’était affiché comme ça, pour éviter que des technologies qui sont utilisées plutôt dans le domaine des d’entreprises privées pour réparer ces câbles soient effectivement vendues à l’international, pour contrôler ce transfert de technologie alors même que c’est une technologie qui appartient, en fait, aux acteurs privés aujourd’hui. On voit bien que ce cadre normatif existe et qu’il contraint beaucoup à l’échelle internationale.
Alexandre Jubelin : Et la France, quand même, dans tout ça ? On l’a dit, il y a des ambitions qui sont relativement récentes à l’échelle du problème. Je l’ai dit, ça fait plus de 15 ans que les États-Unis s’agitent dessus. La France ça fait un an, un peu plus, qu’il y a une stratégie. Ça monte dans l’ANPM et dans la RNS qui l’a précédée. Qu’est-ce qu’on peut en dire ? Est-ce que c’est un retard ? Puisque vous l’indiquez, il y a largement aussi un truc d’affichage, est-ce que c’est si grave que ça de ne pas s’être positionné dessus avant ? Que penser de la place, de l’émergence de la France, en tout cas des capacités de la France dans ce domaine-là ?
Camille Morel : Je crois qu’il y a une part de « on est bien loti, donc comme on est bien loti il n’y a pas de questions qui se posent ». En termes de distribution géographique on est au centre d’un certain nombre de réseaux, donc on n’est pas en déficience, au niveau de la métropole en tout cas et au niveau des industriels. On a des industriels bien représentés sur quasiment les trois segments. On ne soulève pas les choses qui ne vont pas bien et on ne se dit pas « ça, ça va bien ».
Je pense qu’il y a deux choses. Il y a effectivement le fait que ce secteur soit passé entre les mains des acteurs privés au niveau des années 90. La connaissance de l’État de cette infrastructure et la maîtrise par l’État de cette infrastructure s’est délitée, c’est une évidence, en tout cas pour moi, c’est le fruit de mon travail de recherche, ce sont mes conclusions.
Maintenant il y a aussi cette idée que plusieurs phénomènes, depuis les années 2010, ont contribué à politiser à nouveau ce sujet, le faire émerger à nouveau comme un vrai questionnement politique sur lequel il faut avoir des réponses. C’est tout simplement l’arrivée des géants du Net. Les câbles sous-marins c’était silencieux, on n’en parlait pas, et puis, d’un coup d’un seul, on commence à en parler beaucoup parce que c’est beaucoup d’argent, c’est impressionnant et puis, en fait, c’est quelque chose qui est méconnu dont se saisissent les GAFAM pour communiquer.
Il y a aussi les révélations Snowden qui ont peut-être fait basculer un certain nombre d’États, les ont alertés. On se rend compte qu’historiquement le positionnement de la France c’était la même chose. On voit que même à l’époque télégraphique il y a des moments où il y a un désintérêt politique pour ce sujet-là et puis c’est vraiment mis à l’agenda en termes de politique publique. C’est intéressant, on voit qu’il y a quelques éléments contextuels, des conflits – on parlait de la guerre hispano-américaine, même si la France n’était pas directement concernée, notamment la guerre des Boers aussi –, ce sont des choses qui ont contribué à éveiller le politique ou le législatif et qui ont ensuite fait émerger ce sujet comme un sujet dont il faut saisir et dans lequel on va dégager des crédits derrière. On voit qu’au cours du temps ça fluctue : il y a vraiment des périodes importantes d’intérêt pour cette infrastructure et d’autres où l’État se désintéresse.
Je pense effectivement que le boom d’Internet a essentiellement concerné les acteurs privés. Aujourd’hui, on a commencé à reparler de la souveraineté du numérique, on se réapproprie aussi la compétition maritime qui réémerge. C’est donc un sujet qui fait parler et qui pose des questions, même en termes militaires aussi : comment est-ce qu’on les protège, comment on les défend.
Alexandre Jubelin : De toutes façons, on a dit qu’on ne pouvait pas les protéger.
Camille Morel : On ne peut pas les protéger complètement, ça c’est sûr, est-ce ce que ça a du sens aussi.
Alexandre Jubelin : Que le seul moyen c’est la redondance.
Camille Morel : En tout cas, c’est aussi l’optique qu’a choisie la France. Ça apparaît très clair dans les différentes mesures qui ont été prises depuis. Il y a eu un renforcement législatif, on a augmenté la sanction pénale en cas coupure de câble dans les eaux sous souveraineté, on a également favorisé une logique d’attractivité des câbles sous-marins sur le territoire national en disant exactement « on ne pourra pas protéger ces câbles en entier, ça n’a pas de sens même d’aller protéger des infrastructures qui relient d’autres pays, donc il faut qu’on soit plutôt sûrs que la métropole et les outre-mers aient une capacité de s’en sortir, même s’il arrive, ou il advient une difficulté, qu’elle soit naturelle ou conflictuelle ». C’est donc plutôt la logique dans laquelle s’est engagée la France sur ce sujet.
Alexandre Jubelin : Et éventuellement de résilience, la capacité à réparer, à reposer un câble rapidement. On peut l’imaginer mais ça paraît complètement impossible de faire des petites murailles de Chine autour de chaque câble.
Camille Morel : Et ce n’est pas la logique dans laquelle on s’inscrit. On reste sur une infrastructure qui est mondialisée, avec une économie mondialisée. Il n’y a que les États plus autoritaires qui, du coup, s’engagent dans des mesures plus restrictives ; ce n’est pas l’idée de la France. En tout cas, il y a bien cet engagement de diversifier les acteurs et, c’est aussi un axe important, de conserver les fleurons nationaux que ce soit dans la production, garder aussi des acteurs qui sont en mesure de poser des câbles et de les réparer en autonomie, comme on l’indiquait au début de l’émission, et puis, également, d’investir dedans.
Alexandre Jubelin : C’est qui en France ?
Camille Morel : Sur la production on a Alcatel Submarine Networks. Au niveau des poseurs et des réparateurs de câbles sous-marins, on a à la fois une filiale d’ASN qui s’appelle ASN Marine. On a également Orange Marine qui est une filiale d’Orange et, dans les opérateurs de communication qui investissent largement et qui ont notamment pris le tournant de l’arrivée des GAFAM, on a Orange aussi qui est un backbone provider, donc un investisseur dans la bande passante à l’international, donc dans les câbles sous-marins.
Alexandre Jubelin : Bon ! Donc on n’est pas si mal lotis. On fait moins que les autres, mais peut-être qu’on fait déjà assez.
Camille Morel : On fait bien.
Alexandre Jubelin : Merci beaucoup Camille Morel.
Camille Morel : Merci.
Alexandre Jubelin : C’était donc Le Collimateur.
Je rappelle simplement les références de votre ouvrage qui est paru il y a quelques semaines chez CNRS Éditions, intitulé Les câbles sous-marins.
C’est donc Le Collimateur, le podcast de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire. Je rappelle que toutes les remarques et commentaires sont bienvenus par mail ou sur les réseaux sociaux, tout comme appréciation, commentaire, note, etc., notamment sur les outils Google Podcast ou de SoundCloud. Tout cela est lu avec attention.
Merci à toutes et tous et à la prochaine fois.