Les biens communs et les biens publics à l’ère de la gouvernance économique mondiale.
Pourquoi faut-il mettre davantage que par le passé l’accent sur les biens communs et les biens publics mondiaux ? J’essaierai de répondre à cette question, d’abord, et puis également de suggérer, proposer, des actions à entreprendre pour éviter la pérennité de la situation actuelle.
Il faut mettre l’accent sur les biens communs et les biens publics mondiaux parce que nos sociétés sont entrées dans des spirales de marchandisation, de privatisation, de techno-financiarisation de toute forme de vie si bien que la perception qu’on peut avoir à l’heure actuelle et l’importance qu’on peut donner à l’heure actuelle à ce qui est commun, à ce qui fait le vivre ensemble, à ce qui fait que nous pouvons parler de société – je me réfère donc aux biens communs et aux biens publics –, cette perception est de plus en plus aérienne, sans consistance. On ne croit plus qu’on a des choses en commun et on ne fait pas de stratégie, individuelle et collective, au plan local comme au mondial, de promotion des biens communs et des biens publics. Bien au contraire ! Dans le cadre de la gouvernance économique mondiale actuelle, le système qui nous gouverne – d’ailleurs tout le monde parle de gouvernance économique mondiale – la place que nous pouvons spontanément accorder aux biens communs et aux biens publics au niveau de la pensée et au niveau de l’action est de plus en plus rétrécie, insignifiante.
Quand on dit gouvernance économique mondiale, en fait on parle de gouverner sans le gouvernement, sans le gouvernement public.
La gouvernance économique signifie que nos sociétés ont accepté de penser que la régulation de nos affaires, la régulation de la vie, la régulation de nos relations à l’échelle locale et mondiale doit être dictée par des paradigmes, c’est-à-dire des principes, des objectifs de nature économique.
La gouvernance économique, quand on parle de cela aujourd’hui, en fait signifie la privatisation du pouvoir politique. Pourquoi ? Parce que dans la gouvernance, plutôt que le gouvernement, l’accent est mis sur le pouvoir non pas des citoyens représentés par des institutions politiques et publiques, mais par les porteurs d’intérêts.
En réalité nos sociétés ont fait émerger au top, au sommet de la valeur politique, les intérêts et les porteurs d’intérêts. Les porteurs d’intérêts remplacent les citoyens. Les porteurs d’intérêts remplacent les valeurs de la justice, de la liberté, de la démocratie, de l’amour, de la solidarité. Quand on est porteur d’intérêts on est uniquement porteur des subjectivités de stratégie de vie et de survie.
Dans ce contexte général, la gouvernance économique dit qu’il n’y a pas de droits universels. Les droits universels ne peuvent plus être les points de référence de ce qui est bien, de ce qui est mal, de ce qui est intéressant, de ce qui est prioritaire. Les droits universels ont été expulsés de la place en tant que référence principale de la vision du vivre ensemble. Jadis, les droits universels étaient au point de départ, au point d’arrivée de toute politique, de toute régulation et de toute stratégie économique, politique, sociale, technologique. La référence était l’obligation, pour les États et pour la collectivité, de garantir la concrétisation des droits universels à la vie de tous les habitants de la terre, sans discrimination, etc. Ce n’était pas réalisé dans les faits mais le principe existait et le principe était reconnu comme principe inspirateur.
Aujourd’hui sont oblitérés au fond, sont oubliés les droits et ce qui compte c’est l’accès et vous le notez : dans la vie on ne parle plus de droits, on parle d’accès. Le paradigme de référence le plus important est devenu l’accès équitable, à prix abordable, aux biens et aux services nécessaires pour vivre et vivre bien.
Parler d’accès plutôt que de droits signifie mettre l’accent sur l’opportunité plutôt que sur la volonté et l’obligation communes, partagées, pour atteindre l’égalité dans la concrétisation des droits.
L’accès est un problème qui dépend de facteurs de possibilités, de facteurs d’opportunités, d’occasions et surtout, dans le cadre de notre système d’économie capitaliste, du pouvoir d’achat. L’accès à la santé passe par votre pouvoir d’achat. L’accès à l’eau passe par votre capacité d’achat et également dans la capacité de charité ou d’aide de la part des groupes sociaux riches qui, eux, n’ont pas de problèmes parce qu’ils ont du pouvoir d’achat, vis-à-vis de ceux qui n’ont pas un pouvoir d’achat élevé et qui, donc, doivent être aidés non pas parce qu’ils ont le droit, mais parce que ça convient à tout le monde qu’il n’y ait pas de pauvreté parce que sinon c’est l’instabilité sociale, c’est la révolte,etc. C’est comme aujourd’hui quand on dit qu’il faut bien que tout le monde ait accès au vaccin anti Covid-19 parce que, finalement, s’il y a des gens qui ne sont pas protégés à terme moi aussi riche, moi aussi benestante, moi qui peux acheter tous les vaccins, je serai contaminé. Donc, comme on dit d’habitude, les riches ont tout intérêt à ce qu’il n’y ait pas de pauvres maximaux parce que, comme ça, ils maximisent leur propre sécurité. En fait on devient charitable, on attribue la capacité d’avoir accès au vaccin uniquement parce qu’au final c’est bien aussi pour les personnes qui, en principe, pourraient s’en ficher ou ne pas se préoccuper de l’accès et du droit à la santé des autres.
Dans ce contexte, le bien commun n’a plus de place. Et ce n’est pas par hasard que pour nos groupes sociaux dominants, y compris une bonne partie de l’intelligentsia qui se dit progressiste, etc., un bien commun c’est surtout ce qui est fait en commun. Ce n’est plus un commun parce qu’il est nécessairement lié à la vie, donc nécessairement lié au droit à la vie, mais un bien commun c’est quelque chose qui est fait en commun, géré en commun à travers également des mécanismes de marché et à travers la mise en commun de ses connaissances, des outils, de la richesse, etc. Ce n’est plus le bien commun défini en fonction du droit à la vie et c’est là le point central auquel nous sommes arrivés à l’heure actuelle, même dans cette analyse, nous sommes arrivés au point central de la condition humaine actuelle, c’est la dissociation que nos sociétés ont fait des liens entre droits universels et biens communs et biens publics.
Aujourd’hui il n’y a pas des biens communs parce qu’il y a le droit à la vie ; il n’y a pas des biens communs parce qu’il y a des biens qui sont essentiels à la vie. Non ! Il n’y a plus de référence aux droits donc les biens communs deviennent des réalités subjectives, des réalités dépendantes des porteurs d’intérêts qui trouvent qu’ils ont en commun certaines ressources, qui trouvent que c’est un commun, qu’ils doivent gérer certains biens et certains services pour optimiser leur utilité et leur intérêt. Il n’y a pas des biens communs par définition ou par nature, même dans la nature.
Et c’est ainsi qu’alors on arrive à cette thèse actuelle, dominante, qui dit que les biens communs peuvent être de propriété privée ou publique, peu importe la propriété, ce qui importe c’est la finalité de l’usage des biens en commun.
La dissociation entre droits universels et biens communs/biens publics est particulièrement lourde de conséquences pour les biens publics. En fait, dans la gouvernance économique mondiale, l’État ne compte plus tellement. La politique publique de l’État ne compte plus tellement. Au niveau mondial on dit que l’État a terminé sa phase, les États sont nationaux, ce sont des sujets souverains qui restent dans un territoire limité, qui bloquent la libre utilisation et valorisation des ressources de la planète, qui conditionnent…, ce qui est en partie vrai. Mais enfin, par la mondialisation affirmée comme inévitable de tout et surtout des formes d’activité économique, l’État politique devient un obstacle, il faut avoir de moins en moins d’État alors que normalement on dirait qu’il faudrait un meilleur État. En réalité, ce qu’on veut, c’est que petit à petit l’État disparaisse et la gouvernance économique c’est justement gouverner sans les États ou sinon avec les États comme acteurs parmi d’autres en tant que porteurs d’intérêts. Les États sont réduits à porteurs d’intérêts au même titre que les grandes entreprises multinationales, que l’université, qu’un syndicat, etc. Donc le bien public perd aussi de valeur parce que le politique a été privatisé. Il n’y a plus de politique publique. Prenez la monnaie, la monnaie est un instrument de la souveraineté nationale de l’État qui ne compte plus parce que la monnaie n’appartient plus à l’État, la monnaie n’est pas faite par l’État, elle est faite par les marchés, elle est faite par les porteurs d’intérêts au niveau des marchés mondiaux, donc elle n’est plus un bien public, publique. Elle est un bien public en commun, privé, donc soumis aux règles de la gouvernance économique mondiale.
Face à cette situation que nous sommes en train de vivre par exemple en ce moment par rapport au vaccin. Le vaccin n’est plus un bien commun ni, surtout, un bien public. Le vaccin est soumis à la brevetabilité, c’est-à-dire qu’il faut avoir un brevet [1]. Or le brevet signifie l’octroi à une entreprise sur le vaccin de la souveraineté absolue à but lucratif pendant 20 ans de la propriété et de l’usage des connaissances qui déterminent et qui ont construit le vaccin. Le vaccin est un bien privé, marqué par la rivalité entre les gens, comportant l’exclusion de ceux qui ne peuvent pas avoir accès parce que, par définition, dès qu’on donne un brevet on fait de l’exclusion : il n’y a que cette entreprise-là qui peut utiliser le vaccin et décider à qui le donner, quand, comment, à quel prix.
Cette dissociation du vaccin en tant que bien essentiel pour la vie, comme toute autre médicament, du droit explique aujourd’hui qu’au fond ce qui compte, ce qui déterminera le devenir de la santé au niveau mondial, c’est qui va gagner le premier, déposer le premier, sera plus efficace, plus sûr et dépendra du fait que les États ont déjà acheté beaucoup de doses, même quand encore le vaccin n’est pas là, pour s’assurer la sécurité de ses propres habitants, ce qu’on appelle le nationalisme vaccinal. Le vaccin, bien commun ? Le vaccin bien public ? Allons-y quoi ! Désormais tout n’est que bien économique, bien rentable, bien profitable, bien financier, privé, pour faire de l’argent.
Alors que faire ?
Il me semble qu’après tout ce que je viens de dire, le point central c’est la finance. Si on ne change pas non seulement au niveau de la mentalité, de la pensée, parce que peut-être que tout le monde peut accepter l’idée que la finance doit être mise au service de l’humanité, que la finance doit être au service du bien-être des gens, tout le monde pourrait accepter ça. Mais non ! Non ! Il ne suffit pas d’accepter une manière de penser la finalité de la finance. Il faut transformer les structures, les institutions, les processus, les mécanismes actuels de la finance parce que cette finance est la prédatrice de la vie. C’est cette finance qui détermine le brevet, c’est cette finance qui détermine la valeur économique de votre vie ; votre valeur du point de vue du travail, votre valeur de pouvoir d’achat sur le marché, c’est la finance. La finance aujourd’hui signifie la primauté du paradigme de la valence financière du capital existant et du capital investi. Il faut changer les règles.
Par exemple, l’une des solutions immédiates et qui est possible c’est abolir le brevet sur le vivant [2]. Le brevet sur le vivant signifie attribuer un pouvoir souverain à la finance, à la dimension financière de ce qu’est la valeur du vaccin, qui peut l’utiliser, comment, à quelle finalité.
Donc abolition du brevet signifie abolition de la propriété privée sur les biens essentiels et irremplaçables pour la vie. C’est ça l’universalisation du droit à la vie, c’est empêcher qu’il y ait une propriété privée sur ce qui est nécessaire, indispensable à la vie. Et ils ne sont pas nombreux les biens qui sont nécessaires, indispensables à la vie : c’est l’air, l’eau, les semences, les plantes, les animaux.
Les plantes, par exemple, se trouvent où l’industrie pharmaceutique puissante dominante du monde va voler les matériaux vivants pour faire des médicaments. On a privatisé les plantes ! Les animaux !
Donc il faut partir de la finance et l’abolition, à titre d’exemple des brevets, c’est l’abolition de la propriété privée sur les biens nécessaires, essentiels, indispensables : l’eau, les semences, l’air, la connaissance, donc la santé, donc la production alimentaire, cela signifie les semences.
Donc un bien commun, un service, parce que biens et services sont étroitement liés, le service de la sécurité. La paix c’est la sécurité. C’est pour cela que tant qu’on maintient ce principe financier – la privatisation de la guerre comme la privatisation de la propriété des biens existants, ce qui oblige à la guerre compétitive pour l’accès aux ressources, pour le contrôle des ressources – il n’y aura pas de sécurité, il n’y aura pas de paix, il n‘y aura pas de vivre ensemble.
Donc, deuxième proposition, c’est lancer immédiatement une grande campagne en faveur de la création du conseil de sécurité des biens communs et biens publics mondiaux. Il faut mettre en sécurité l’eau. Il faut mettre en sécurité les forêts. Il faut mettre en sécurité la connaissance. Il faut mettre en sécurité la volonté de vivre ensemble dont la fraternité est partie. Et ça c’est possible. On a un Conseil de sécurité au niveau de l’ONU [3], particulièrement inefficace parce qu’il est limité à cinq pays qui ont le droit de veto, donc c’est un Conseil de sécurité qui vit parce qu‘il y a la possibilité à un de ces cinq pays de tout bloquer. Il vit par le blocage, il ne vit pas par la construction, la création. Pourquoi, alors, ne pas construire le Conseil de sécurité partant de l’exemple de l’eau, de la santé et de la connaissance.
Finalement, il me semble que là le rôle de l’Université du bien commun ou des biens communs et des biens publics c’est de promouvoir toute structuration des relations entre les personnes au niveau de l’organisation en société comportant la participation directe des membres des communautés aux différents niveaux du territoire. Cette fameuse démocratie on l’avait déjà faite en partie avec la démocratie représentative élue.
La gouvernance économique mondiale n’a aucune représentation. Il y a des rapports de force entre les porteurs d’intérêts. Point c’est tout. À la ligne.
La démocratie c’est beaucoup plus difficile, mais beaucoup plus fondamental et précieux que les porteurs d’intérêts parce que ça signifie que les huit milliards de gens qui habitent la planète doivent être mis en condition de participer, d’où l’importance du niveau local, mais un niveau local qui n’est pas égocentré, un niveau local qui est partie intégrante du planétaire. La sécurité hydrique au niveau d’une commune de la Wallonie ou de la France est partie intégrante de la sécurité de l’eau pour tous les habitants de la terre. Donc la démocratie ce n’est pas un slogan. C’est pour cela qu’il est toujours important de parler de démocratie, démocratie, démocratie, et la respecter, parce qu’elle est à la fin le début aussi du paradigme des droits universels à la vie. Si on applique la démocratie du niveau local au niveau mondial, donc qu’on réaffirme la primauté des droits universels sur l’accès par le pouvoir d’achat aux biens utilitaires importants pour la vie, eh bien cela c’est la réalisation effective de la justice. Et la justice c’est le respect du principe de la concrétisation des droits universels pour tous, sans distinction. Et ça c’est le rôle, je pense, aussi d’institutions comme l’Université du bien commun] [4].