Asma Mhalla : Aujourd’hui on va parler intelligence artificielle, révolution ou évolution ?, sous forme de questions d’ailleurs, avec l’anthropologue Emmanuel Grimaud.
Emmanuel Grimaud, voix off : Ce qui est compliqué c’est de se projeter dans un monde où en fait il va y avoir autour de nous, ou qui vont rentrer dans nos cerveaux, si vous voulez, des intelligences sans subjectivité, qui n’ont pas l’intelligence au sens où on l’entend et c’est cette strate-là qu’il va falloir accepter.
Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job consiste à décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer actuellement autour de la question technologique. Chaque semaine, nous allons nous plonger dans une grande affaire pour tirer méticuleusement le fil de cette histoire, lever le voile sur ce qui est en train de se jouer en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur de ces nouveaux jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, la grande affaire c’est le phénomène mondial ChatGPT [1] et les enjeux politiques invisibles de l’intelligence artificielle.
CyberPouvoirs sur France Inter, c’est parti.
Voix off : On arrive à faire des choses très intéressantes dans des domaines très particuliers : on fait du machine learning [2], du deep learning [3], des moteurs de règles, mais ce n’est pas de l’intelligence. En gros, on ne devrait pas appeler ça de l’intelligence artificielle parce que ça n’a rien d’intelligent.
Voix off : France Inter. Asma Mhalla. CyberPouvoirs.
Asma Mhalla : Fin 2022, le lancement de ChatGPT [1] provoque un séisme mondial, ou presque.
Voix off : Cette technologie payante, 22 euros par mois, décrypte les textes mais aussi bientôt les images. Certaines professions l’utilisent déjà comme un super assistant, mais le risque n’est-il pas de remplacer nos ingénieurs, nos médecins ? Toutes les filières devraient bientôt être bouleversées par ce développement de l’intelligence artificielle.
Meta, anciennement Facebook, et Google lancent chacun leur intelligence artificielle, c’est pour eux le marché prioritaire. Le grand public a désormais un accès facile à une technologie complexe, mais surtout peu transparente. [4]
Asma Mhalla : Quel est l’arbre technologique que l’arbre ChatGPT [1] cache ? C’est en me posant cette question et, en fait, cette obsession que j’ai pour la démystification de mes objets d’étude, que j’ai préparé cette émission. Commençons par le commencement.
C’est par le prisme du phénomène mondial ChatGPT que l’intelligence artificielle est revenue par la grande porte dans le débat public. Elle est d’ailleurs souvent présentée comme une perspective, quelque chose à venir, à craindre, un fantasme. Or, d’après moi, le fantasme c’est précisément de croire qu’il y en a un, de fantasme donc. En fait, l’IA n’est pas un horizon, elle est une réalité matérielle, palpable, déjà omniprésente dans nos quotidiens avec parfois des moments d’accalmie, où on en parle moins, et parfois des pics, comme en ce moment, où on en parle beaucoup. Mais en fait, de quoi parle-t-on quand on parle d’intelligence artificielle ?
L’intelligence artificielle n’est pas une technologie à proprement parler, mais plutôt un domaine scientifique qui va prendre son envol à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec cette question lancinante qui va être posée par Alan Turing [5], l’un des grands chercheurs de cette question-là, qui est : est-ce qu’une machine peut penser ? En bref, l’IA est une discipline scientifique qui va avoir deux grands volets : d’abord son volet en termes de recherche fondamentale, c’est-à-dire comprendre le fonctionnement de l’intelligence humaine pour, peut-être, la reproduire, et un deuxième volet, celui de la recherche appliquée, c’est-à-dire trouver des usages, des cas d’applications pour résoudre des problèmes spécifiques à la place de l’homme. Et là vous avez pléthore de systèmes, d’outils, qui sont dopés à l’intelligence artificielle, par exemple ce qu’on appelle les IA génératives qui vont générer du contenu – texte, voix, code, images, musique ; vous avez des systèmes prédictifs qui vont prédire des résultats, par exemple des logiciels de police ou de justice prédictive ; vous avez aussi des systèmes de recommandation, c’est ce que vous allez retrouver par exemple sur les moteurs de recherche ou sur les réseaux sociaux ; vous allez avoir tout un tas d’outils d’aide à la décision, mais aussi ce qu’on appelle de la domotique intelligente, ces systèmes que vous allez mettre un peu partout chez vous pour vérifier que la nounou est rentrée à l’heure ou pour baisser votre chauffage quand vous êtes à distance ; et enfin, vous avez les fameuses IA militaires, par exemple les armes autonomes, semi-automatiques, les drones, etc.
L’IA, en réalité, qu’on se le dise, est équivalente à ce qu’à été l’électricité en son temps. Elle est multi-usages, omniprésente, incontournable. Elle définit les nouveaux critères de production, de consommation, d’information, d’éducation, même de pratiques démocratiques. Elle est partout, elle est système.
Mais le point sur lequel je veux vraiment insister c’est que la question technologique a en fait toujours sous-tendu les luttes de pouvoir, elle a toujours été un véhicule de puissance, même le papyrus, en son temps, l’était ; pour notre époque, ce sera l’IA.
Voix off : Coup de projecteur sur l’intelligence artificielle : l’Homme en évolution ou en révolution ?
Asma Mhalla : La lutte se joue sur trois grands fronts, d’abord sur le plan géopolitique : la rivalité aujourd’hui entre États-Unis et Chine se joue notamment sur la question technologique et en particulier la domination de l’intelligence artificielle, surtout à des fins militaires.
Ces fameuses luttes de pouvoir se jouent aussi dans le champ idéologique. La technologie n’a de réelle valeur – à mon sens en tout cas parce que j’ai un prisme politique davantage que technique – en cela qu’elle encapsule des normes, donc une vision du monde. En gros, si je résume, celui qui détient la technologie en contrôle l’intention politique.
Et enfin, le troisième champ de cette fameuse lutte des pouvoirs se pose sur une question philosophique qui est universelle. Je vous la soumets et je vous laisse d’ailleurs y réfléchir : qu’est-ce qu’un être humain face à des machines anthropomorphes, c’est-à-dire qui semblent simuler le comportement humain, qui semblent humaines ? Où se loge alors notre singularité d’Humains, avec un grand « H », et surtout, comment préparer cet avenir qui est par nature imprévisible ? Vous voyez le glissement : la question philosophique devient alors fondamentalement politique et tout le sens de mon travail est celui-là : déconstruire la propagande de l’intelligence artificielle, et de la technologie en général, pour mieux en mesurer l’impact, les promesses, les limites.
D’après moi, il nous faut vraiment calmer toutes ces paniques qu’on a préfabriquées autour du discours et des narratifs de l’intelligence artificielle qui, un coup, détruirait l’homme, un coup serait totalement l’avenir unique possible de notre progrès, parce que potentiellement la vérité se situera entre les deux. Il nous faut donc calmer ces paniques-là pour trier les vrais sujets des faux problèmes.
À travers l’IA, c’est nous-mêmes, nos choix, notre société que, dans le fond, on interroge. L’intelligence artificielle risque bien, en fait, de signer la résurrection du Politique avec un grand « P », mais à une condition et, pour cela, j’aimerais citer le philosophe Paul Virilio qui m’a beaucoup inspirée sur ces questions-là et qui disait que le progrès est devant nous à condition de dépasser sa propagande. Chiche ?
Face à ces nouveaux pouvoirs, ces cyberpouvoirs, que restera-t-il d’humain dans l’homme finalement ? C’est à cette question extraordinaire que nous allons nous attaquer avec Emmanuel Grimaud, chercheur au CNRS et anthropologue, qui est mon invité dans CyberPouvoirs, aujourd’hui sur Inter, et qu’on retrouve dans quelques instants.
Voix off : Les enjeux technologiques d’aujourd’hui, les enjeux politiques de demain. CyberPouvoirs sur France Inter.
Pause musicale : Dreams par Nuages.
Asma Mhalla : C’était le magnifique titre Dreams de Nuages sur France Inter. On continue notre exploration de l’intelligence artificielle dans CyberPouvoirs.
Voix off : CyberPouvoirs. Asma Mhalla sur France Inter.
Asma Mhalla : Je suis très heureuse de recevoir Emmanuel Grimaud dans CyberPouvoirs. Je suis d’autant plus heureuse de le recevoir qu’Emmanuel est anthropologue, directeur de recherche au CNRS ; sa discipline, essentielle, n’est pratiquement jamais convoquée pour participer au débat public quand on parle d’intelligence artificielle. Je trouvais donc essentiel de réparer cette erreur, d’avoir ce regard-là .
Emmanuel Grimaud, bonjour.
Emmanuel Grimaud : Bonjour.
Asma Mhalla : Je disais que l’anthropologie est très peu convoquée, a été très peu convoquée quand on parle d’intelligence artificielle avec toute cette hystérie autour du sujet au cours de ces derniers mois. Est-ce que vous pouvez commencer par nous expliquer ce qu’est l’anthropologie ?
Emmanuel Grimaud : L’anthropologie c’est un vaste programme. En fait, c’est une science humaine qui porte sur l’être humain et tout ce qui l’entoure, tout ce qui entoure l’être humain et qui rend possible la vie en société. Elle porte un regard global, elle essaie de faire l’inventaire des possibilités expérimentées par les humains, elle le fait dans le temps, elle le fait à l’échelle de l’évolution et aussi dans l’espace. Elle va regarder ce qui se passe dans la diversité des écosystèmes culturels.
Je dirais qu’elle est aujourd’hui dans une position qui est un peu une sorte de position de passerelle, qui est très intéressante, entre la Préhistoire, les neurosciences, l’histoire, la sociologie. C’est presque une position de synthèse ; pour penser ce qui se passe c’est intéressant.
Asma Mhalla : Justement, appliquée à cette question qui nous a tous tellement mobilisés ces derniers mois, l’intelligence artificielle, avec tous ces débats auxquels moi-même j’ai pu participer beaucoup, qui étaient tournés toujours de façon simpliste et binaire – la fin de l’humanité, l’homme ou la machine, le progrès, la fin du monde, etc., tous ces enfermements-là – comment vous, de votre position d’anthropologue, comprenez-vous cette question de l’IA ? Est-ce que c’est, comme d’aucuns disent d’ailleurs, une rupture anthropologique, ou est-ce que c’est encore autre chose ?
Emmanuel Grimaud : Un paléoanthropologue, qui s’appelait Leroi-Gourhan [6], disait : « Chaque fois que l’humanité change d’outil, elle change un peu d’espèce ». Je crois qu’il avait raison. On est un peu dans ce moment-là qui est, je pense, un moment de grande expérimentation collective, un moment assez anxiogène pour les raisons que tout le monde connaît, crise écologique et tout ça, même vis-à-vis de la technologie. Je dirais qu’on entretient beaucoup d’anxiété par rapport à ça et c’est vrai qu’il faut regarder ça un peu sur la longue durée.
C’est une évolution, c’est vrai que c’est une révolution dans plein de domaines, mais si on regarde sur le temps long, si on regarde les choses depuis le silex jusqu’à l’ordinateur, on s’aperçoit que ça fait très longtemps qu’on externalise les capacités. C’est encore Leroi-Gourhan qui s’inquiétait beaucoup, à la fin de sa vie il faisait un peu de futurologie, quasiment, il se demandait à quoi allait ressemblait l’homme du futur, il disait : « Il y a un moment, si on externalise trop, comme ça, les capacités, en fait la technologie va se développer pour elle-même. La technique ne sera plus simplement un prolongement du corps, mais elle va se développer toute seule ».
Asma Mhalla : C’est-à-dire ?
Emmanuel Grimaud : Il prenait l’exemple des ordinateurs. Il disait « à un moment, les machines vont se développer pour elles-mêmes, on va chercher à développer leurs propres capacités », indépendamment d’une véritable réflexion sur, je dirais, les machines comme extension de notre humanité.
Asma Mhalla : En gros, c’est un peu tout ce débat qu’on a et qui a été complètement disons faussé, de l’innovation pour l’innovation, alors qu’initialement l’innovation était au service du progrès. Est-ce que ce sont un peu ces termes du débat que vous êtes en train de souligner, qu’on a perdu le sens de la finalité de ces développements technologiques ?
Emmanuel Grimaud : Oui. Une vision très positive de la technologie c’est d’y voir un outil d’émancipation et c’est effectivement un outil d’émancipation. Si on se place du point de vue des capacités, pour les capacités de mémoire, pour la recherche d’informations, l’intelligence artificielle c’est effectivement formidable.
Asma Mhalla : Le traitement de masses de données extraordinaires.
Emmanuel Grimaud : Ça permet de traiter des masses de données incroyables.
Après, est-ce que l’homme s’y retrouve dans tout ça ?, c’est une vraie question. Dans quelle mesure est-ce que ça peut devenir une forme d’aliénation aussi, créer de l’aliénation ?, c’est aussi une autre question. Il y a plein de questions, mais j’insiste là-dessus, je crois que c’est un grand moment d’expérimentation collective. On est à la fois tous un peu expérimentés, on le voit avec nos téléphones mobiles et tout, on fait tous les jours l’expérience de savoir ce que c’est que d’avoir une mémoire externalisée. Je ne sais pas si vous utilisez des générateurs d’images comme il y en a beaucoup aujourd’hui, même l’art se redéfinit, est obligé de se redéfinir. En fait, partout où l’intelligence artificielle, d’une certaine façon, va pénétrer, quelque part tout va se réinitialiser.
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Coup de projecteur sur l’intelligence artificielle. L’Homme, en évolution ou en révolution ?
Asma Mhalla : Nous sommes toujours accompagnés d’Emmanuel Grimaud, anthropologue pour continuer à explorer la question de l’intelligence artificielle.
Voix off : Des chercheurs ont branché GPT-3 sur un des robots les plus réalistes au monde. Grâce à GPT-3, le robot peut répondre aux questions qu’on lui pose : « The happy day of your life, do you remember that ? — The happy day of my life was the day I was activated » [7].
Asma Mhalla : Au sein de la communauté des grands technologues, notamment de la Silicon Valley, il semblerait qu’on veuille toujours continuer à essayer de faire rapprocher, ou converger, la machine de l’homme. Si jamais on y arrivait, quelle serait non pas la singularité de la machine, mais que resterait-il de la singularité de l’homme ?
Emmanuel Grimaud : C’est vrai que cette singularité est un peu en train d’être bousculée, aussi bien du côté des recherches animales, parce que là il y a quand même une explosion de travaux qui montrent que les chats rêvent, que les plantes ont des formes de sensibilité, est-ce qu’il faut ça appeler sensibilité, on appelle ça la cognition végétale aujourd’hui.
Asma Mhalla : Végétale !
Emmanuel Grimaud : Cognition végétale, oui. Dans tous les domaines il y a énormément de travaux qui, au contraire, contribuent, je dirais, à dé-singulariser l’humain, en tout cas à le repenser autrement, parce que nous nous sommes peut-être trompés à penser l’humain comme étant un étalon de mesure absolu de tout, au centre de tout, on sait quelles catastrophes ça a donné. Là on est train de changer de conception, c’est-à-dire qu’on regarde moins l’humain comme espèce singulière qu’on irait contraster par rapport à d’autres que comme un milieu et c’est important de le voir comme ça. Même les ingénieurs en intelligence artificielle considèrent que le cerveau est un milieu et que, d’une certaine façon, on nourrit les machines, on en est les hôtes, on y abrite de l’intelligence qui va circuler, etc. Dans notre intelligence il y a des tas de mécanismes qui peuvent s’externaliser, s’exporter, on le découvre aujourd’hui avec les machines, c’est un grand moment de révélation : on se dit « ah, en fait l’intelligence ce n’est pas ce qu’on croyait, etc. ». Dans ce qu’on appelait intelligence il y a énormément de choses qui sont, en fait, des choses qui peuvent être automatisées, externalisées et puis il y a des choses qui ne le peuvent pas du tout.
Asma Mhalla : Comme quoi par exemple ?
Emmanuel Grimaud : Là où il faudrait peut-être situer la singularité humaine.
Dans l’histoire de l’intelligence artificielle il y a un grand moment d’espérance avec Alan Turing [5] dans les années 50/60, je pense que les auditeurs connaissent un peu le test de Turing [8].
Asma Mhalla : Pouvez-vous nous l’expliquer rapidement, si d’aventure certains ne connaissent pas ?
Emmanuel Grimaud : On met une machine dans une pièce, un expérimentateur dans l’autre, et ils s’échangent des messages. Le but de la machine c’est de tromper l’expérimentateur sur le fait qu’elle est une machine ou qu’elle est un homme ou une femme. Le but de la personne c’est de deviner si elle a à faire à un être humain ou pas. La machine passe le test si, dans le dialogue, d’une certaine façon, la personne est trompée sur le fait que c’est une machine.
Avec Turing [5], dans les années 50, on croit à l’idée qu’on va pouvoir simuler un cerveau humain dans toute sa complexité, ses capacités, dans ses capacités symboliques de réflexion, de compréhension, etc. Après il y a un retour en arrière, un recul parce qu’on s’aperçoit que c’est totalement impossible, qu’il faut donc travailler à partir d’objectifs beaucoup plus simples. Tout ce qui émerge aujourd’hui jaillit de cette deuxième phase de l’IA, dans la pratique, dans la vraie vie, pas dans les médias ou les déclarations des ingénieurs de la Silicon Valley, on n’est pas forcément sur ce qu’on appelait de la symbolique. On est plus sur des objets concrets, plus simples, qu’on peut automatiser, etc. En fait, quand on réfléchit, ChatGPT [1] c’est très simple, c’est justement ça qu’il faut arriver à accepter. Ce qui est compliqué c’est de se projeter dans un monde où, en fait, il va y avoir autour de nous, ou qui vont entrer dans nos cerveaux, des intelligences sans subjectivité, des formes d’entités artificielles, mécaniques, qui n’ont pas de sensibilité, qui n’ont pas d’intelligence au sens où on l’entend, qui sont donc dépourvues de plein de choses. Je ne sais pas comment appeler ça, ce n’est ni humain, ni machine, en tout cas ce sont des intelligences sans subjectivité et c’est cette strate-là qu’il va falloir accepter.
Asma Mhalla : On continue cette exploration tout de suite sur France Inter.
Pause musicale : Maddy<3 par Yoa.
Asma Mhalla : C’était Yoa sur Inter. On continue la discussion super anthropologique avec Emmanuel Grimaud, anthropologue, dans CyberPouvoirs.
Voix off : CyberPouvoirs. Asma Mhalla sur France Inter.
Asma Mhalla : Vous étiez en train de nous dire, de nous expliquer le fait qu’on était en train d’arriver à une intelligence sans subjectivité. J’ai presque envie de vous demander si nous ne nous sommes pas trompés de mots quand on a parlé d’« intelligence artificielle » ? Est-ce qu’il ne s’agit pas, finalement, d’autre chose ?
Emmanuel Grimaud : Le problème c’est qu’on n’avait pas beaucoup de mots pour dire tout ça. Il y a un problème sur le terme « intelligence », mais il y a aussi un problème dans notre rapport plus global aux machines qui date de Turing. Turing [5] disait : « La question de l’intelligence des machines n’est pas une question intéressante à se poser, on sait très bien qu’elles ne le sont pas », il disait ça dans les années 50. En revanche, la question qu’on peut se poser c’est : dans quelles conditions une machine peut nous tromper sur le fait qu’elle pense ? Là, évidemment, c’est intéressant parce qu’en situation c’est possible, l’intelligence c’est un effet et c’est toujours dans une relation ou une interaction : vous êtes plus intelligent que votre voisin.
Asma Mhalla : Elle est forcément relative.
Emmanuel Grimaud : Elle est relative. Turing a inventé son test [8], ça a modelé quasiment toutes les expériences en intelligence artificielle, en histoire de l’informatique et tout ça, et on n’est pas sorti de ce test-là, de l’esprit de ce test, qui est un esprit qui met le bluff et la tromperie au cœur de notre relation avec les machines.
Asma Mhalla : C’est d’ailleurs exactement ce qu’on retrouve avec tous les discours sur ChatGPT [1] par exemple. C’est exactement ça.
Emmanuel Grimaud : On a exactement le même débat avec ChatGPT, on est donc dans la suspicion permanente. D’abord il n’a pas le sens du vrai et du faux, il va donc falloir le lui inculquer, on le traite comme un enfant, il va falloir lui inculquer le sens du vrai et du faux, le sens du réel, etc.
Asma Mhalla : Les hallucinations.
Emmanuel Grimaud : On est dans l’âge hallucinatoire des machines. En fait, on s’est aperçu que c’est beaucoup plus facile pour des machines d’halluciner des images que d’avoir le sens du vrai ou du faux. On est vraiment dans cette phase-là, presque hallucinogène, de l’intelligence artificielle. C’est intéressant parce que, en fait, le débat était très mal posé dès Turing, même si Turing était extrêmement intelligent et malin.
Asma Mhalla : Mais lui était surtout obsédé par sa question. Il était dans sa quête.
Emmanuel Grimaud : Oui, c’est ça. Je dirais qu’il a rendu des expérimentations possibles d’une manière incroyable, une réflexion incroyable aussi sur la notion d’intelligence.
Un roboticien qui s’appelait Rodney Brooks [9], ce sont plus les années 80, avait dit : « Il faut arrêter de rêver de simuler un cerveau, on n’y arrivera jamais. En revanche, il faut travailler sur des choses beaucoup plus simples ». Il travaillait sur des robots, il faisait des robots pour l’armée américaine et des robots aspirateurs, des trucs comme ça. Il disait : « Il faut créer des intelligences sans représentation ».
Asma Mhalla : C’est-à-dire ?
Emmanuel Grimaud : Des intelligences sans représentation c’est de l’intelligence, mais qui n’a pas les mécanismes de représentation symbolique qu’a un être humain.
Asma Mhalla : C’est donc strictement fonctionnel.
Emmanuel Grimaud : Totalement fonctionnel. On est dans ce moment-là où il y a des tas d’intelligences, au pluriel, de ce genre qui émergent, auxquelles on est tenté d’attribuer des qualités humaines.
Asma Mhalla : Et une projection anthropomorphe en réalité.
Emmanuel Grimaud : Et d’anthropomorphiser, parce que nous sommes très bien conçus pour anthropomorphiser tout ce qui nous entoure et c’est très bien.
Asma Mhalla : Puisque nous sommes au centre de l’univers, parait-il !
Emmanuel Grimaud : Dans le cas des machines c’est effectivement cela qui nous est posé comme problème.
Un autre problème aussi : un de mes collègue et ami, qui s’appelle Nicolas Nowak, dit qu’il faudrait faire un bestiaire des intelligences artificielles aujourd’hui parce qu’en fait elles se développent. On a tendance à parler de l’IA au singulier, ce qui est une grosse erreur, parce que, en réalité, il y a une hétérogénéité absolument monumentale des modèles, des usages, etc. Il faut arriver à rentrer un peu là-dedans, c’est ce que font les anthropologues, ils regardent un peu les choses telles qu’elles se font.
Asma Mhalla : On parlait beaucoup des imaginaires, de science-fiction, etc., ce qui m’amène à une question pour vous, Emmanuel Grimaud, en tant qu’anthropologue : d’après vous, à quoi ressemblera l’homme de demain ? J’en veux pour preuve, j’essaye de prolonger un peu ce que vous commenciez à évoquer : il n’y a pas une intelligence mais des intelligences et l’intelligence humaine en est une parmi d’autres.
Pascal Picq [10], un autre anthropologue, projetait une ère, une nouvelle ère – il ne parle pas forcément de rupture – de la symbiose entre ces intelligences qui feraient écosystème, qui ne s’annuleraient pas les unes des autres mais qui se compléteraient les unes aux autres. Qu’en pensez-vous ?
Emmanuel Grimaud : À mon avis, c’est plutôt une bonne projection. Après, je ne fais pas de futurologie parce que je sais qu’on se plante très facilement ; on peut spéculer, évidemment, mais on se trompe tout le temps quand on ne fait qu’extrapoler les tendances du présent.
Je reprends Leroi-Gourhan [6], un paléoanthropologue, parce que je l’aime beaucoup, il faut le relire aujourd’hui.
Asma Mhalla : C’est une recommandation que vous nous donnez.
Emmanuel Grimaud : Il s’était amusé à montrer que les gens qui faisaient des anticipations à la fin du 19e s’étaient complètement plantés. Ils s’étaient inspirés du fœtus pour imaginer qu’à la fin du 20e siècle nous serions tous des individus au cerveau énorme avec un visage complètement étriqué, un corps totalement étriqué et un cerveau énorme. Il y avait imaginé autre chose, c’est un peu plus ce qu’on vit, il avait imaginé ce qu’il appelait une humanité anodonte, c’est-à-dire gastéropode.
Asma Mhalla : Qu’est-ce que veut dire tout cela ?
Emmanuel Grimaud : Qui vivrait couchée en utilisant ce qui lui resterait de ses membres.
Asma Mhalla : Atrophiés ?
Emmanuel Grimaud : Pour appuyer sur des boutons.
Asma Mhalla : Ce n’est pas très enthousiasmant comme perspective !
Emmanuel Grimaud : Ce n’est pas très enthousiasmant, mais c’est un peu aussi une partie de nous, de ce qu’on vit aujourd’hui. Il disait aussi que dans 1 000 ans, une fois que toutes les fonctions cognitives humaines seraient externalisées — l’imagination, la mémoire, etc. —, on ne pourrait pas aller plus loin et qu’on finirait tous comme des fossiles vivants. Il avait dit que nous serions dépassés par nos doubles artificiels.
Asma Mhalla : Notre Doppelgänger, nos jumeaux numériques.
Emmanuel Grimaud : Il y a cette idée même chez des paléoanthropologues sérieux, Leroi-Gourhan [6] était quand même très sérieux, quand il se mettait à faire de la science-fiction c’était assez rigolo. Il reprenait, en fait, une vielle angoisse qui était celle de Samuel Butler [11] principalement au milieu du 19e, qui a écrit Erewhon. C’était l’époque des locomotives, Samuel Butler était déjà très inquiet du développement des technologies. Il avait toute une correspondance avec Darwin, il reprochait à Darwin de ne pas avoir inclus les machines dans l’histoire naturelle. Il disait à Darwin qu’on va être dépassés par les machines, etc., on les nourrit, on en est véritablement les cultivateurs, et, à notre insu, elles se développent. Pour l’instant elles sont indépendantes de nous, mais, à un moment, elles vont finir par s’autonomiser et on sera aux machines ce que le cheval et le chien sont à l’homme. Darwin ne l’a absolument pas écouté, il ne s’est pas dit que c’était intéressant d’inclure les machines dans l’histoire naturelle. Or c’est un vrai problème aujourd’hui dans lequel on est et je crois que c’est un souci. La raison pour laquelle on n’arrive pas à bien penser ces histoires de technologie et tout cela, en fait c’est à cause de cette exclusion des machines des sciences naturelles.
Asma Mhalla : Absolument.
Merci beaucoup Emmanuel Grimaud, c’était passionnant. Merci de nous avoir aidés à penser autrement et peut-être à distordre un tout petit peu les termes du débat pour sortir de nos enfermements. Un grand merci de l’avoir fait dans CyberPouvoirs.
La semaine prochaine on continuera à tenter, modestement, de penser autrement, on parlera de guerre cognitive. Votre cerveau, encore lui décidément, mais cette fois-ci comme ultime champ de bataille. Il se pourrait bien que la prochaine frontière de la guerre se jouera là.
À la semaine prochaine et d’ici là, portez-vous bien.