Le logiciel libre est-il un outil convivial ? JdLL 2024

Portée et limites du concept d’outil convivial (I. Illich) dans une sociologie de la culture libre.

Je me présente. Je m’appelle Benjamin Grassineau. Je suis sociologue. À l’heure actuelle, je travaille, sur un projet, à Paris, je vous en dis deux mots, qui consiste à faire un espace de gratuité mobile entre des quartiers, c’est une recherche/action, et on essaie de voir l’impact que ça peut avoir, notamment sur les habitants. J’avais fait ma thèse sur les communautés autour du logiciel libre. Je suis toujours resté intéressé, même à travailler sur le domaine, mais je me suis plus penché sur les questions autour de la gratuité à l’heure actuelle.
Je vais vous faire une présentation, aujourd’hui, pour essayer d’explorer une question. Je n’ai pas de réponse absolue. On est plus sur des questionnements : est-ce que le logiciel libre est, ou non, un outil convivial ?

Déjà, pour préciser, on va explorer la question en se focalisant sur le concept d’outil convivial, qui ne correspond pas à ce qu’on a en tête lorsqu’on parle de convivialité. La convivialité, dans son sens courant, c’est plus la bonne ambiance, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Pour essayer de répondre à cette question, j’ai commencé par me dire que, finalement, c’est peut-être un outil convivial, mais ça va dépendre, on va dire, d’où on se place dans la sphère du Libre au sens large. Une des premières remarques que je ferais, c’est que la sphère du Libre n’est pas quelque chose de culturellement homogène. Il y a, ce qu’on appelle, en sociologie notamment, des courants idéologiques qui vont avoir des pratiques, des représentations dans lesquelles des personnes vont évoluer. Il y a des projets, une économie, qui vont être propres à chaque courant. Ça ne veut pas dire que ce sont des courants qui s’opposent, mais on va pouvoir dégager, disons, des sortes de sous-cultures au sein de la culture libre proprement dite.
J’ai fait une catégorisation qui me paraissait la plus proche du réel. Je distinguerai cinq catégories. Je vais les énumérer, après j’entrerai un peu plus dans les détails :

  • la première, c’est la culture libriste ;
  • la deuxième, c’est la culture open source. Là, on est les deux courants un peu dominants, les plus connus, on va dire ;
  • la troisième sous-culture, je dirais que c’est la culture ingénieur ;
  • la quatrième, la culture du bien commun ;
  • et une cinquième qui est la culture convivialiste.

On va passer un peu les différentes cultures en revue et, après, on va essayer de se pencher de façon plus approfondie sur la culture convivialiste.

Dans la culture libriste, il va y avoir tout un ensemble de représentations, des valeurs, un rapprochement avec des courants politiques, d’une manière générale.
Sur les valeurs, on va plutôt défendre les libertés individuelles.
Il y a une forte influence du milieu universitaire.
Dans l’imaginaire, il y a cette idée d’une révolution en permanence.
Et évidemment, un des personnages phares, c’est Richard Stallman [1]. Ce n’est pas le seul, mais c’en est un.
Au sein de cette culture, les choses qu’on va prendre un peu comme des sortes de choses à combattre, il va y avoir le logiciel propriétaire.
Je me suis amusé à voir quelle œuvre, quel film pourrait un peu représenter cette culture, j’ai pensé à Star Wars, c’est la république contre l’empire, c’est un peu dans cette idée-là.

Après, il y a la culture open source. Là, les valeurs, ça va plus être de faire des profits. On va plus mettre en avant les libertés économiques, notamment la concurrence.
Au point de vue politique, ça va se rapprocher, pas toujours, mais assez souvent, de doctrines, par exemple libertariennes.
Si on pense à l’influence d’un milieu, je pense à la Silicon Valley. Dans l’imaginaire, disons que le logiciel libre, ça serait le marché pur et parfait.
Au niveau des personnes un peu phares, il y a Eric Raymond [2] qui, aujourd’hui, n’est plus trop mis en avant.
Comme œuvre culte, j’ai pensé à Dallas, je ne sais pas ce que vous en pensez.

On rencontre aussi, souvent, des personnes qui sont plus imprégnées d’une culture qui est, on va dire, la culture de l’ingénieur.
Les valeurs qui vont être mises en avant, c’est l’efficacité et le pragmatisme.
Sur le plan politique, on se rapproche plus d’un courant qui a été pas mal développé, notamment dans les années 30, en 1930, ce qu’on appelait la technocratie.
L’influence d’un milieu, les écoles d’ingénieurs.
Au niveau de l’imaginaire, j’ai mis la distribution pure et parfaite.
Les personnes qui peuvent être considérées comme ayant marqué le courant, il y a Norbert Wiener [3].
Comme œuvre culte, j’ai pensé à Fondation d’Isaac Asimov.

Ensuite, il y a le courant du bien commun.
Les valeurs qui vont être défendues sont plus des valeurs d’égalité et de partage.
Politiquement, il y a une influence assez forte de la doctrine marxienne, marxiste.
Du point de vue de l’influence d’un milieu, on peut penser à l’économie sociale et solidaire avec un auteur phare qui est Elinor Ostrom [4], qui a travaillé sur les biens communs.
L’ennemi qui va être mis en avant, ce sont les GAFAM.
L’œuvre culte, j’ai pensé aux Schtroumpfs, ça me paraît être une bonne référence.

Ensuite, il y a la culture convivialiste.
Les valeurs qui vont être mises en avant, ça va plus être la liberté, la gratuité.
Du point de vue politique, ça se rapproche, comme on va le voir, de courants comme le convivialisme [5] ou le freudo-marxisme avec, comme auteurs, par exemple Herbert Marcuse [6] ou Ivan Illich [7], qui s’inscrit dans cette continuité.
Ce qu’on va avoir tendance à mettre en avant dans l’imaginaire, c’est plus le modèle du réseau ouvert et horizontal.
Et là, ce que le courant va prendre un peu comme choses à contrer, ça va être plus la technique, les institutions et le professionnalisme.
Comme œuvre culte, j’ai pensé à L’An 01, je ne sais pas si vous connaissez.

On va dire que chaque courant développe, d’une certaine manière, une conception de ce qu’est le logiciel libre en tant qu’outil.
Dans le courant libriste, ce qui se développe, c’est l’idée d’un outil émancipateur, tandis que dans le courant open source, on va plus être sur un outil qui, avec ses propriétés, est un outil lucratif.
Dans le courant ingénieur, on va plus être sur un outil fonctionnel.
Dans le courant du bien commun, on est sur un outil partagé.
Et enfin, dans le convivialisme, ce qui va être mis en avant, c’est le modèle de l’outil convivial.

Le courant convivialiste

Là, ça fait peut-être beaucoup d’informations, donc, maintenant, je vais vous présenter ce courant convivialiste.
Qu’est-ce qu’on peut en dire ?
C’est un courant qui, initialement, va être influencé par trois domaines : celui de la contre-culture dans les années 1970, le freudo-marxisme – je vous disais tout à l’heure qu’il y a un auteur assez important à ce niveau-là, Herbert Marcuse – et l’écologie politique. Tous ces auteurs-là vont développer une critique assez radicale des institutions au sens large que peuvent être l’école, la médecine ou des outils qu’ils considèrent comme aliénants, comme la voiture.
Il y a aussi une critique radicale de la technique, au sens large, et, concernant Ivan Illich, il y a une critique de ce qu’il appelle le professionnalisme.
Plus généralement, il y a aussi une critique du travail qui se retrouve chez ces différents auteurs et de formes d’oppression qui sont intériorisées, qui sont devenues inconscientes.

Après, chaque auteur va développer, on va dire, des modèles de façons de s’organiser qui vont donner des pistes à suivre.
Ivan Illich va notamment développer le concept d’outil convivial, tandis qu’Herbert Marcuse va plus développer cette idée de société ouverte qui s’oppose à ce qu’il appelle la société close. Et un auteur qui est plus dans une logique d’action, de performance, comme Jerry Rubin [8], va plus mettre en avant des dimensions comme la prise de LSD ou le fait d’être dans des modèles de gratuité.

Ivan Illich

Penchons-nous maintenant sur Ivan Illich.
Ivan Illich a eu son heure de gloire dans les années 70, en particulier pour, on va dire, trois ouvrages :
La convivialité, dans laquelle il développe le concept d’outil convivial ;
la critique de l’école obligatoire, dans son ouvrage Vers une société sans école ;
et la médecine dans Némésis médicale.
Il va également introduire de nombreux concepts qui sont encore utilisés, comme ce qu’il appelle le seuil de contre-productivité, c’est-à-dire qu’au bout d’un moment, passé un certain seuil, les institutions qui, jusqu’ici, étaient productives, amélioraient la vie des citoyens, basculent dans une forme de contre-productivité et vont devenir, finalement, aliénantes pour les citoyens, donc le travail fantôme, la notion de monopole radical.
Il a aussi développé le concept d’outil convivial qu’il va opposer, d’une manière générale, à celui de monopole radical, si on essaie de le situer dans sa pensée.

Ça va, j’ai mis pas mal d’informations d’un coup. J’aime bien le principe de l’entonnoir : commencer par situer la question de façon assez large, après, on réduit sur le principe d’outil convivial et quelle pertinence le principe d’outil convivial peut avoir pour le logiciel libre. On va y venir.

La notion d’outil convivial pour Ivan Illich

D’abord, il utilise la notion d’outil dans un sens très vaste. Ce n’est pas uniquement la version concrète de l’outil, c’est tout ce qui peut être utilisé pour réaliser certaines fins et qui a une durabilité. C’est une notion abstraite, mais qui peut renvoyer à des choses très concrètes. Ça peut être un marteau – je crois qu’on est, dans le concret –, un texte juridique, un site internet ou, de façon plus abstraite, on va dire, une institution au sens large : comment une personne peut se saisir d’une institution pour faire des choses qui lui paraissent intéressantes.

Si on pouvait résumer la manière dont il définit l’outil convivial :

  • premier point, l’outil convivial ne va pas créer chez l’usager une dépendance à son égard, ou bien une dépendance à l’égard d’autres outils. C’est une notion de dépendance sur laquelle il revient souvent dans son œuvre : l’outil ne va pas, à l’inverse de ce que peut produire, par exemple, la voiture ou le smartphone, créer soit un sentiment, soit une dépendance concrète, des obligations concrètes ;
  • cet outil peut être utilisé, produit, également détruit de façon simple, avec un minimum de techniques et de moyens ;
  • troisième point, il va demeurer sous le contrôle de celui qui l’utilise.

Je vous donne une définition qu’il en fait : « L’outil est convivial si chacun peut l’utiliser sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’avoir un diplôme pour avoir le droit de s’en servir. On peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité. »

Si on veut rentrer plus dans les détails, il y a surtout cette dimension de liberté dans l’usage de l’outil. Ce n’est pas quelque chose qui va être contraignant pour l’usager, ni pour les personnes qui, également, vont vouloir l’utiliser.
Il y a aussi cette question d’ouverture : personne n’a besoin d’avoir un diplôme pour s’en servir. Là, il pense notamment à l’école, de façon sous-jacente, et à d’autres domaines, comme la médecine. Par exemple, on ne peut pas facilement effectuer un acte médical sans diplôme, c’est peut-être un peu extrême, de la même manière que l’enseignement peut être, dans certains cas, confisqué par une profession et, à ce moment-là, cela crée d’abord une dépendance chez les usagers. Ça va être plus clair quand on va parler du logiciel libre.
Il met d’autres aspects en avant. Le rapport entre la personne et l’organisation qui va gérer ces outils, s’il y a une organisation, c’est celui d’un d’usager-producteur qui va être intégré dans des processus qui sont contrôlés par des organisations ouvertes. Ça repose sur l’idée que cette ouverture doit être garantie aussi au niveau organisationnel.

Dans les autres aspects, la production, la conception de l’outil, vont être ouvertes à la participation de tous. Il ne va pas créer de barrières à l’entrée ni de barrières à l’intérieur de l’activité, c’est-à-dire pas de division du travail, et il ne va pas être piloté par une autorité centralisée et bureaucratique.

On peut toujours rentrer dans les détails, mais si on voulait résumer les différents points que Illich met en avant, un outil sera convivial si, dans l’idéal,

  • il est simple d’usage ;
  • il est simple à bricoler et à produire ;
  • il est ouvert à tous, notamment, il n’est pas capté par une profession ; il y a un libre accès à l’usage ; il peut être facilement transformé ;
  • on peut avoir facilement accès à la production d’outils ;
  • quatrième point, on pourrait dire que l’outil est non directif ; on peut rapprocher cela de notions qui ont été développées, notamment par Carl Rogers, c’est-à-dire qu’on va l’utiliser pour une finalité qu’on veut, il ne va pas viser à s’auto-entretenir, ce qu’on pourrait appeler une sorte d’inversion de la fin et des moyens, c’est-à-dire qu’au bout d’un moment l’outil, quand il va devenir sur-efficient, manipulateur, il va plus se focaliser sur la préservation des moyens que sur la finalité pour laquelle il était prévu au début ;
  • il ne crée pas de dépendance, il reste sous le contrôle de l’usager ;
  • il n’est pas sur-efficient, il ne va pas détruire d’autres formes de satisfaction des besoins. Là, on peut penser, par exemple, à la question de la mobilité : à partir du moment où la voiture devient un outil sur-efficient, elle va, par exemple, empêcher la marche ou la rendre, disons, obsolète, elle va créer une sorte de monopole radical sur l’activité de transport, sur la mobilité. L’outil convivial, au contraire, est conçu de telle sorte qu’il permet à différentes façons de réaliser une activité, de se juxtaposer, d’être les unes à côté des autres ;
  • un autre aspect, c’est qu’il va s’appuyer sur des formes de coopération, notamment l’économie du don.

On peut donc prendre ces différents points.

Courant convivialiste et culture libre

Là, vous allez me dire c’est bien beau tout ça, mais quel est le rapport avec la culture libre ?

Il me semble que ce concept est très bien adapté à certaines dimensions de la culture libre, tout au moins dans le courant convivialiste.
D’abord, si on prend, notamment l’historique d’Internet, on peut renvoyer à l’ouvrage de Fred Turner [9], Aux sources de l’utopie numérique – De la contre-culture à la cyberculture, qui montre l’importance qu’a eu la contre-culture dans le développement d’une certaine forme d’informatique.
On peut aussi penser à l’importance de la culture hacker.
Dans la doctrine libriste, on retrouve aussi des éléments qui font fortement penser à l’influence de ce qu’on peut retrouver chez certains auteurs freudo-marxistes, par exemple, Erich Fromm [10]. Il y a déjà la dimension révolutionnaire qu’on retrouve assez souvent, au moins dans le vocabulaire, notamment cette idée de lutte contre le logiciel propriétaire.
Il y a l’idée de coopération spontanée, d’une informatique qui est sobre.
Il y a évidemment le principe de l’organisation en communauté.
Ce qui me paraît comporter aussi assez souvent, c’est une certaine méfiance envers la bureaucratie. On va plus se focaliser sur l’action en tant que telle, sur le fait de développer, sur le fait d’être dans le concret.

Ça rejoint aussi un peu une dimension d’outil convivial que je n’ai pas mentionnée, mais cette idée que l’outil convivial doit adhérer à la situation réelle, on pourrait dire adhérer au local, quelque chose qui n’est pas sorti de son contexte, qui a une portée limitée.

Sur la question du libre accès, évidemment, on est aussi en plein dedans. Beaucoup de projets sont ouverts. De facto, il y a quand même beaucoup de projets qui sont gratuits, on peut profiter du logiciel gratuitement, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas contribuer, par ailleurs, en aidant au développement du projet.
Quelque chose qu’on retrouve aussi souvent, c’est la possibilité de faire ce qu’on pourrait appeler un exit, c’est-à-dire qu’on n’est pas pris en otage par les produits qui sont proposés. On ne peut pas en dire autant de certaines choses qui, aujourd’hui, sont proposées sur les smartphones et qui relèvent d’une logique quand même très différente.
Il me semble qu’il y a aussi une critique du travail, ce n’est pas généralisé, avec la mise en avant d’une certaine forme de méritocratie, cette idée que tout le monde peut être égal dans la contribution. Tout le monde peut avoir accès à la modification du code source.
Il y a aussi une valorisation du travail amateur et du bénévolat.
Avec, enfin, je dirais, une sorte de rejet de la contrainte dans le travail pour se focaliser davantage sur ce qu’on appelle, en psychologie, une motivation intrinsèque, c’est-à-dire l’intérêt qu’on va avoir, par exemple, à développer un logiciel. Ce qui va être mis en avant, c’est plutôt le plaisir qu’on trouve à le faire. C’est important. Si on est sur des motivations extrinsèques, l’idée serait plutôt ce qu’on va en espérer comme rémunération, par exemple. Après, ça n’empêche pas qu’il peut y avoir des motivations extrinsèques type la possibilité éventuelle d’une rémunération à long terme. Ça se chevauche, mais on va dire, quand même, que l’intérêt qu’on va porter à l’activité en tant que telle est, à mon avis, primordial.

Là, j’ai analysé, j’ai quand même beaucoup parlé. On va avoir le temps de débattre.

Le logiciel libre en tant qu’outil convivial

Maintenant, si on se focalise précisément sur le concept d’outil convivial, pas seulement, on va dire, sur le courant convivialiste au sens large.
Il y a le principe de la contribution ouverte, c’est-à-dire que tout le monde peut contribuer en développant, en faisant la promotion d’un logiciel, en le faisant circuler, en animant un forum, ou en allant plus loin, par exemple en créant une licence qui permet sa diffusion. En gros, ça rejoint le principe de publication ouverte.
Il y a le principe du libre accès qui est valable en raison des licences, mais pas seulement, parce qu’il y a aussi des contraintes au niveau matériel, qui sont d’ailleurs, je crois, définies dans l’AGPL[GNU Affero General Public License].
Il y a le principe de la non-dépendance. On laisse toujours la possibilité d’utiliser un autre logiciel ou d’utiliser un autre format, et ce que je disais tout à l’heure, de faire une sorte d’exit.
Il y a le principe de la non-discrimination. Personne n’est empêché de contribuer à un logiciel en fonction de son diplôme, on peut aussi l’utiliser librement. C’est quand même quelque chose de fort, parce que, par exemple, on va dire que ce n’est pas le cas dans l’école. Par exemple, en simplifiant, en l’absence de certains diplômes, on ne va pas avoir accès à certaines ressources éducatives. On peut être un usager ou un contributeur, s’il y a lieu de distinguer les deux, quelles que soient ses motivations, ses revenus, son statut, ses finalités, etc. Ça pousse vraiment assez loin le principe de non-discrimination.
On retrouve fréquemment dans certains projets, le principe de la non-directivité, c’est-à-dire qu’on va pouvoir agir, par exemple développer un logiciel, comme on l’entend au départ. On apporte sa contribution et il y a une modération à posteriori : est-ce que ça a plu ou pas ? C’est le cas sur certains projets comme Wikipédia qui, en tant que tel, n’est pas un logiciel libre mais, disons, qui est quand même fortement inspiré de la culture libre. Il y a donc cette idée, on pourrait dire, de dé-finalisation : on l’utilise pour la finalité qu’on veut. Tandis qu’à l’inverse, on va dire sur un logiciel propriétaire qui a une vocation commerciale, la finalité est imposée à la personne qui va l’utiliser. Elle peut y trouver son compte, ça peut être l’objet d’une négociation « informelle », entre guillemets, qui passerait par les lois du marché et il faudrait prouver qu’elles amènent bien au bon résultat. En tous les cas, la personne qui va utiliser le logiciel n’est pas soumise à ses finalités marchandes, à la différence d’un logiciel qui s’inscrit dans une logique purement marchande et propriétaire.
Il y a aussi un rôle fort de l’économie du don et du partage et aussi un principe de développement communautaire qui est clairement très fort dans certaines communautés de développement de logiciels ou d’autres ressources.
Et je dirais qu’il y a une sorte de retour à la situation concrète, dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est un peu le principe de la primauté des faits. Il n’y a pas d’écran institutionnel qui va venir perturber, on va dire, le rapport qu’on peut avoir à l’outil. C’est la situation locale, qui va quand même être nuancée par une certaine tradition à l’intérieur d’un projet, et c’est aussi la communauté des pairs qui vont créer des sens, des règles au sein du projet. On pourrait dire que c’est un peu inductif.

Les limites

Dans la présentation, j’avais mis des limites à ce principe d’outil convivial. Je vais en parler rapidement.
Une première limite qu’on peut mettre en avant, c’est d’abord, aujourd’hui, l’hypertrophie du numérique qui peut conduire à une sorte de monopole radical de l’informatique sur les outils de communication. Cette hypertrophie peut, en plus, être aggravée par les phénomènes de dépendance au numérique. Illich emploie notamment le concept d’outil destructeur. Quand on pense à l’impact du numérique, on peut parler de tendance destructrice, notamment sur le climat.
Dans l’outil convivial, on a vu qu’il y a cette idée de production qui est ouverte. Dans certains cas, l’accès au développement du projet peut être plus ou moins restreint. Une communauté peut avoir une tendance un peu excluante de certains nouveaux arrivants. On peut observer ce genre de phénomène.
Les codes peuvent être aussi rendus illisibles dans certains cas. Je n’ai pas la compétence technique pour en parler, mais j’avais entendu que c’était un des éléments qui, à un moment donné, pouvait limiter, on va dire, la capacité à entrer dans le code, donc à devenir soi-même transformateur de l’outil.
D’une manière générale, une question qui m’interroge : est-ce que, vraiment, il faut tout miser sur les licences pour conserver cette dimension conviviale de l’outil ? Les licences sont évidemment un élément clé très important, mais il y a la dimension matérielle qui, à mon avis, doit être prise en compte.
Enfin, il y a peut-être un risque que d’entre soi dans le milieu du libre qui pourrait être un peu excluant, de facto. Je crois que c’est Pierre Mounier, si mes souvenirs sont bons, je n’ai plus exactement la référence en tête, qui a écrit un livre là-dessus, qui avait développé cette idée de ghetto du logiciel libre [11] : est-ce qu’on allait se diriger vers une révolution du logiciel libre ou, au contraire, avoir une communauté qui est un peu mise à l’écart. Je reprends son idée. Je ne sais pas si c’était un livre, je crois que c’était un article qu’il avait écrit sur le sujet.
Ce sont les limites qu’on pourrait mettre en avant, c’est tout cet arrière-plan qui fait que ce qu’on espère être un outil convivial va avoir tendance à se refermer ou à devenir excluant, à créer de la dépendance.

Les limites des limtes

Maintenant, on peut remarquer qu’il y a quand même certaines limites à ces limites en tant que telles.
Je pense qu’une des premières limites, c’est que le Libre essaie justement développer une approche plus sobre de l’informatique, dans l’idée que l’expansion de la technologie informatique devrait rester sous contrôle de ses usagers. On va plutôt privilégier des solutions simples et fonctionnelles, qui vont droit au but et qui vont justement éviter de créer de la dépendance.
J’ai envie de dire que s’il y a une hypertrophie du numérique et un accroissement de la dépendance au numérique, je pense qu’il faut plus, après ça restera à démontrer, remettre en question une certaine marchandisation du numérique, même plus qu’une certaine marchandisation, aujourd’hui, on est en plein dedans. Et pourquoi ? Parce que l’intérêt que cette informatique marchande a à créer un outil aliénant, qu’Illich appellerait un outil manipulateur, c’est qu’il va produire une demande que les entreprises vont chercher à satisfaire.
Si on pense à la fermeture de production, c’est-à-dire la fermeture, par exemple, de certains projets, je pense effectivement que la reproductibilité du code source et l’économie des projets du Libre, qui fait qu’on va apprécier l’intervention de contributeurs, rend quand même le phénomène plutôt marginal et, bien souvent, ce qui va apparaître, c’est plutôt le manque de contributeurs.
Sur la question des licences libres, je pense que ce qui est intéressant, c’est de voir qu’il existe aussi toute une culture du Libre qui s’est développée et qui dépasse largement la question des licences. Les JdLL en sont un bon exemple, c’est-à-dire qu’il y a quand même tout un imaginaire qui est développé autour de ça.
Sur la question de l’entre-soi, je me demande si c’est vraiment un problème en tant que tel. Certes, par rapport à, on va dire, les années 2000/2010, il y a peut-être eu un affaiblissement relatif de la culture du Libre, mais il me semble que les processus d’émergence des sous-cultures sont très longs et le fait que la culture libre soit, encore aujourd’hui, pleine de vie, pleine de ressources, montre, au contraire, qu’elle est solide et qu’elle peut continuer à se développer.

J’avais prévu une partie sur la comparaison entre le concept d’outil convivial et celui de bien commun. Je pense qu’on peut s’arrêter là et, si vous voulez, on passe à des questions, à un débat.

Questions du public et réponses

Public : On pourrait peut-être porter l’attention sur un point. On parle parfois d’une nouvelle élite. Il y a cette idée que le Libre est pour une nouvelle élite.

Benjamin Grassineau : En tout cas, c’est souvent perçu comme tel.

Public : Aussi parce que ça se mêle souvent à l’informatique. L’élitisme, ce n’est pas tant le Libre que, finalement, les compétences informatiques. L’élitisme ce n’est pas tant sur le Libre en lui-même. Il y a un petit côté occulte.

Benjamin Grassineau : En tout cas, ça peut être perçu comme tel. Si on veut développer la dimension conviviale du logiciel libre, je pense qu’il y a déjà beaucoup de choses qui sont faites dans ce sens-là. Mais ça montre aussi, justement, la difficulté de la chose.
Quand on parle de ce modèle d’outil convivial, développé par Ivan Illich, n’est pas quelque chose de qui va se mettre en place. Ça peut concerner certaines ressources. Tout à l’heure, on parlait de la marche. Le fait de pouvoir utiliser son corps pour marcher, on pourrait dire que c’est une forme d’outil convivial. Dans certains cas, c’est difficile, ce n’est pas quelque chose qui va se faire spontanément, il faut trouver des solutions pour y parvenir.
Sur la question de l’élitisme, comment faire, effectivement, pour que la compétence ne devienne pas, éventuellement, une barrière et que chacun puisse, en fonction de ses compétences et aussi en fonction de ses envies, puisse être acteur de l’outil, producteur à sa manière.

Public : La solution pourrait être simplement la création d’autres outils conviviaux dédiés à l’accessibilité.

Benjamin Grassineau : Par exemple, c’est sûr.

Public : Donc l’outil peut être la solution à ce problème ?

Benjamin Grassineau : Un outil convivial. Après ça rejoint la question de la technique. Effectivement, une technique fonctionne toujours avec l’utilisation d’autres techniques. Ivan Illich en parle effectivement dans son ouvrage La convivialité. À l’heure actuelle, l’informatique repose sur l’électricité — peut-être y a-t-il d’autres moyens de faire des ordinateurs —, mais disons que, globalement, ça repose surtout sur ça. Certaines façons de produire de l’électricité ne sont pas conviviales en tant que telles. Par exemple, est-ce qu’on serait prêt à ouvrir la production d’une centrale nucléaire ? Sans doute pas.
Donc c’est vrai qu’à un moment donné la question d’outil convivial va être limitée à une certaine portée. C’est un peu où on place le champ de l’analyse.
Tu avais une question.

Public : Auriez-vous un exemple de logiciel libre convivial ?

Benjamin Grassineau : J’en vois pas mal. J’utilise souvent un logiciel qui s’appelle PmWiki [12], qui n’est pas très connu, pour le développement de wikis. D’une part, c’est ouvert, chacun peut venir proposer sa contribution très facilement. On peut l’utiliser, évidemment, pour ce qu’on veut. Oui, on peut trouver certains exemples.

Public : Si j’ai bien compris, quand on parle de convivialité, c’est par rapport à un besoin, par rapport à un terrain, par rapport aussi à une communauté. Dans l’absolu, dire que c’est convivial, ça me paraissait un peu contradictoire avec ce qu’on s’est dit avant, c’est convivial pour vous. La question c’est dans quelles finalités cet outil-là est convivial, c’est quelque chose de très concret.

Benjamin Grassineau : C’est-à-dire par rapport à l’usager, quel intérêt il peut y trouver. Déjà la facilité d’accès, c’est un logiciel qui est en libre accès. Je vais reprendre les points.

Public : Est-ce qu’on peut avoir un logiciel qui soit absolument convivial.

Public : Est-ce que c’est une notion relative ou absolue ?

Benjamin Grassineau : Je pense que c’est effectivement une notion relative. Ce que j’ai essayé de faire pour faciliter la transmission de ces idées – d’ailleurs je ne sais pas si j’ai réussi, ce n’est peut-être pas très convivial, en tout cas, j’ai essayé, l’intention était là – c’est quelque chose qui est à relativiser à chaque fois en fonction des intentions, en fonction d’une communauté, et c’est en ce sens-là que c’est important de toujours le rattacher à des intentionnalités qui sont locales. On peut dire que ça dépend de la situation.

Public : C’est un objectif d’être convivial, pour cette conférence !

Benjamin Grassineau : Est-ce que c’est un objectif d’être convivial ? C’est une bonne question. Est-ce que les moyens peuvent s’écarter de la fin ? Est-ce qu’on peut utiliser d’autres moyens ?

Public : Je connais un super outil libre qui est, pour moi, très convivial,qui aurait rendre cette conférence un peu plus conviviale, qui s’appelle Sozi [13].

Benjamin Grassineau : Je ne connais pas.

Public : C’est un équivalent de Prezi qu’il faut oublier. C’est un outil pour faire des présentations dynamiques, mettre un peu d’images, c’est un peu une sorte de carte mentale.

Benjamin Grassineau : D’accord. Disons que la communication, c’est toujours un peu compliqué. À chaque fois, c’est une articulation. Je crois que l’important c’est que quelques idées passent.

Public : Je suis technicien informatique et développeur GNU/Linux pour des particuliers. On a des gens qui font très bien de l’informatique, mais il y a quand même un manque de convivialité même dans les logiciels libres. Ça paraît toujours complexe. Pour ceux qui ne connaissent pas, Linux est moins complexe que Windows, ils vont l’utiliser plus facilement, c’est plus intuitif, mais je vois quand même qu’il y a des progrès à faire au niveau des icônes, de la manipulation. Il y a des problèmes : si vous ne faites pas assez vite un double-clic, ça ne marche pas, si vous bougez en même temps, ça déplace les icônes, ce sont des problèmes qui causent un manque de convivialité pour les logiciels, y compris les logiciels libres. Ceux qui développent les logiciels n’y pensent pas. C’est toujours fait pour une partie de la population qui a déjà des connaissances et des savoir-faire et qui s’en sort bien, mais la majorité, en fait s’en sort très mal. C’est très compliqué d’aborder un ordinateur quand on n’a pas la culture, quand on débute.

Benjamin Grassineau : Dans ce que j’entends, il y a deux aspects : l’aspect côté usager et l’aspect côté producteur, un peu comme la conférence. Je pense que beaucoup de développeurs tentent de créer des distributions faciles d’accès, faciles à utiliser, mais, en même temps, ce n’est pas toujours simple.
Et sur la dimension utilisateur, je ne suis pas trop d’accord avec ça. Je pense qu’il y a une certaine habitude à Windows, habitude à ce type de logiciel propriétaire. Peut-être que c’est le cas sur certains logiciels bien particuliers, notamment des logiciels professionnels, mais sur les logiciels grand public, il me semble qu’une distribution, par exemple Linux Mint, n’est pas nécessairement plus compliquée.

Public : Pour les gens qui débutent tout juste en informatique, c’est un pas difficile à franchir.

Benjamin Grassineau : Est-ce qu’ils ne seront pas autant perdus avec une distribution Windows ?

Public : Linux est quand même plus intuitif, mais je trouve que les concepteurs ne se mettent pas à la place à l’utilisateur de base. On demande à tout le monde, aujourd’hui, d’avoir un ordinateur pour faire des tâches administratives chez soi, et beaucoup de gens sont bloqués.

Public : Je veux bien rebondir sur ce qui est dit là. Je pense qu’il y a deux choses, en réalité, derrière. Peut-être que c’est aussi à prendre en compte dans le concept de convivialité : la représentation de la difficulté et des barrières. Comme vous, j’ai déjà installé des Linux pour des particuliers. Il y a deux types de particuliers à qui j’ai eu l’occasion d’installer, et même si c’est la première fois et même s’ils n’étaient pas forcément à l’aise avec l’informatique : les particuliers qui étaient enthousiastes, qui avaient confiance en eux et disaient « de toute façon je vais y arriver surtout si c’est plus facile », là c’était zéro barrière, c’était fluide. La personne est partie avec en tête le fait que ça n’allait pas être plus compliqué. Donc elle ne s’est pas mise des barrières toute seule.
Ensuite, il y a la représentation, parce que les choses comme Windows, comme beaucoup d’outils propriétaires, ont une stratégie marketing qui fait croire que c’est forcément facile. Je travaille dans une collectivité locale, il faut se rendre compte qu’à un moment on a affaire à des gens qui arrivent à un point où ils ont honte de ne pas réussir un truc sous Windows ou macOS et qui n’osent pas le dire, parce que le marketing essaie de leur faire croire que c’est forcément facile. Pourquoi ? Parce que ça permet de faire croire que la concurrence est forcément compliquée et ils se mettent des barrières.
Je pense qu’il y a quelque chose à travailler là-dedans, dans cette représentation-là. C’est travaillé depuis très longtemps, de manière générale. En politique, lorsqu’on parle d’un sujet très technique – le patrimoine municipal, le bâti, l’organisation l’urbanisme –, tout le monde se permet de donner un avis, comme si c’était accessible, alors que c’est extrêmement complexe. Mais dès qu’on dit « numérique », dès qu’on dit « informatique », il y en a énormément qui se mettent des barrières de manière très artificielle « moi, je n’y comprends rien », sous-entendu qu’ils comprennent tous les principes de l’urbanisme des grandes villes, des petites villes, etc. Il y a donc eu un travail de marketing assez fort et assez profond, assez historique, qui n’appartient qu’à l’informatique, finalement, qui correspond justement à une stratégie de marché, de Microsoft.
On peut prendre l’exemple des voitures. À l’origine, tout le monde savait démonter, personne ne se mettait vraiment des barrières alors que c’était compliqué. Aujourd’hui, ce nouveau marketing, « n’y touchez pas. Il faut absolument voir un garagiste. C’est compliqué », commence à être abordé. C’est très important.

Benjamin Grassineau : C’est là que le concept d’outil convivial me parait important.
Ça se termine. Merci.

[Applaudissements]