Le consommateur moyen - Pod404

Titre :
Le consommateur moyen
Intervenants :
Luc - Magali - Nicolas - Manu
Lieu :
Pod 404
Date :
Novembre 2016
Durée :
10 min 30
Pour écouter ou télécharger l’émission
Licence de la transcription :
Verbatim

Description

La décision de la CJUE sur la vente liée fait référence au consommateur moyen. Le Pod404 s’étend sur cette notion lamentable.

Transcription

Luc : Pod 404, Nous sommes quatre, comme jamais 4 sans 4. Donc il y a Magali.
Magali : Bonjour. Moi je vais représenter Framasoft.
Luc : Comment tu t’appelles ? Nicolas.
Nicolas : Nicolas. Je vais représenter April, tiens !
Luc : Manu.
Manu : Manu. Eh bien moi Parinux, pourquoi pas.
Luc : OK ! Eh bien qu’est-ce qui me reste ? L’AMMD, oui, encore ! Il faudrait que je leur dise que je parle en leur nom à la radio, parce qu’ils ne sont pas au courant.
Manu : Tu n’es pas aussi dans un fab lab ou un truc comme ça ?
Luc : Oui. Sauf que le fab lab ne fait pas du libre et je suis un simple adhérent donc je n’ai aucun droit à parler en leur nom. Bon, trêve d’introduction sans intérêt. Je voulais amener un sujet, ce soir, sur quelque chose qui m’a mis pas mal en rogne, la semaine dernière. On a parlé de la décision de la CJUE — la Cour de justice de l’Union européenne — sur la vente liée, disant : « Non, non, tout va très bien, car le consommateur moyen, en fait, il veut un ordinateur tout installé. » Et cette notion de consommateur moyen, derrière laquelle il y a évidemment l’homme moyen, moi me hérisse. J’ai fait un peu de sociologie dans mes jeunes années et c’est juste mais ahhhh ! C’est juste la médiocrité intellectuelle, voire la stupidité la plus absolue. Venant de membres de la CJUE, je trouve ça juste totalement flippant.
Manu : Tu n’es pas en train une critiquer une décision de justice, quand même, au niveau européen en plus ?
Luc : Non, non. Je suis en train de critiquer le niveau intellectuel des juges de la Cour de justice de l’Union européenne.
Manu : C’est moche, parce qu’effectivement ils ont utilisé cet argumentaire, et c’est un argumentaire de considérer le consommateur moyen, l’humain moyen, et cet argumentaire il est utilisé partout. Donc le retirer aux entreprises qui nous vendent différents produits, différents services, le retirer à toutes ces institutions qui nous entourent et qui nous aident au jour le jour, ça va être compliqué !
Magali : Est-ce que tu ne trouves quand même pas que c’est tirer vers le bas, quoi ! Le consommateur moyen, en gros, il achète, il ne réfléchit pas.
Nicolas : Je pense que c’est surtout ça le problème. C’est que là, dans le contexte de la décision, autant quand on fait du marketing, effectivement, on va vouloir aller dans le panel moyen qui va correspondre à notre produit ou autre, là, la décision de justice c’est, en fait, « vous êtes des consommateurs débiles, vous ne réfléchissez pas, on va penser pour vous et on va essayer de poser une espèce de truc qu’on n’arrive même pas à définir ». En fait, qu’est-ce que c’est un consommateur moyen ? Surtout que dans les cas qui ont été traités, c’étaient des professionnels ou des personnes qui étaient plutôt techniques, qui savaient de quoi ça parlait, et ils rabaissent tout le monde en disant : « Non, mais vous, vous n’avez pas le droit à la parole parce que vous n’êtes pas le consommateur moyen. »
Luc : Manu, toi tu as une définition de l’homme moyen.
Manu : Que j’aime bien ! C’est : l’homme moyen, il a un testicule, un ovaire, un sein, un demi-cerveau, éventuellement.
Magali : Comment ça, un demi- cerveau ?
Manu : Je ne sais pas.
Magali : Mais vas-y, assume ! Qu’est-ce que tu insinues là ?
Manu : Mais c’est l’homme moyen, Quoi !
Luc : Il ne sait pas ! Ça veut dire qu’il manque de cerveau, c’est pour ça, voilà ! Blague mise à part. Il y a deux histoires, comme ça, que je trouve très illustratives sur cette question de l’homme moyen. En fait, on le retrouve très souvent et c’est vraiment une connerie. Dans les années 50 du siècle dernier, donc au 20e siècle, aux États-Unis, il y a eu deux cas qui sont tombés à peu près dans les mêmes années, qui sont assez intéressants.
D’une part, l’Air Force américaine avait un problème, c’est que ses pilotes avaient tendance à se casser la gueule très souvent avec les avions. C’était les premiers Jets, ça allait très vite et ils en perdaient plein, ils passaient leur temps à se crasher. En fait, ils se sont aperçus que les cockpits étaient construits pour un pilote moyen. Et donc ils les recrutaient, ils faisaient tous la même taille, etc., pour que ce soit bien homogène. Et en fait, ils ont compris que le problème c’est que ça demandait des réflexes de plus en plus rapides parce que les avions allaient très vite. Et ils se sont rendu compte que ça n’allait pas et donc ils se sont dit « notre homme moyen, notre pilote moyen, date de 1937 donc il serait peut-être temps qu’on le mette à jour. » Et là, il y avait un gars qui était un jeune chercheur et qui leur a dit : « Non, il ne faut pas faire ça ». Et il a fait une étude, il a été voir tous les pilotes qui sont des mecs qui ont été recrutés pour être tous pareils, et il a mesuré la taille de leurs mains et de ceci et de cela, etc. Et il a montré que des gens qui étaient des hommes moyens, des individus moyens, qui étaient tous pareils, il n’y en avait pas. Et qu’en gros, ceux qui rentraient dans les tolérances, ils étaient peut-être 1 % de l’effectif, donc c’est l’ultra minorité.
Il y a eu, un peu, l’équivalent du côté des femmes. C’est-à-dire qu’il y a un type qui a voulu trouver l’Américaine parfaite et donc il a pris les mensurations moyennes, etc. et il a fait une sorte de concours. Ça devait être une jolie fille et ce genre de choses, en disant « si vous êtes dans telle et telle dimension, etc., vous êtes peut-être Norma, donc la norme, l’Américaine parfaite ». Il y a des tas de filles qui ont répondu et là, pareil, celles qui étaient dans ce qu’on attendait, alors qu’il y avait déjà une sélection, ce n’était rien du tout. Et, quand on y pense, l’homme moyen ! Le père fondateur de la sociologie, qui s’appelle Émile Durkheim, a fait un bouquin, son premier livre, sur le suicide. Et le suicide c’est toujours le résultat d’un drame personnel. L’homme moyen ne se suicide pas et pourtant, tous les ans, on a un taux de suicides qui est cohérent d’une année sur l’autre. Parler d’homme moyen c’est, en gros, parler de personne et c’est tout rater.
Manu : Moi je pense qu’il y a une autre vision de ce que c’est que l’homme moyen. Comme argumentation, c’est une manière pour ceux qui utilisent ce terme, cette terminologie-là, de eux, se placer au-dessus. Parce que, clairement, quand on parle d’un homme moyen, celui qui en parle, lui, il ne se considère pas comme un homme moyen. Au contraire, il se considère largement au-dessus, bien sûr qu’il se considère au-dessus ! Et alors, les juges de la CJUE, il n’y a aucun doute sur le fait qu’ils se considèrent au-delà du panier normal de cet homme moyen ! Donc ils jugent et ils mettent leur jugement pour des gens qui ne sont pas eux, et clairement pas eux, et qui sont des gens qui sont rabaissés, qui sont des gens nuls, qui sont eh bien la société dans toute sa largeur.
Luc : Ils sont très moyens, quoi !
Manu : Mais archi moyens. N’oublions pas, moyen ça veut dire un QI de 100. Le QI de 100 c’est le QI moyen. C’est quelque chose d’assez médiocre.
Magali : Et pourtant ils ne s’y connaissent manifestement pas en informatique, vu les décisions qu’ils viennent de rendre. Donc ils sont moyens en fait !
Luc : Ils sont même moins que moyens, je trouve !
Manu : Médiocres !
Nicolas : Et puis ça pose le problème, c’est qu’en plus, la décision de justice fait que certaines personnes vont se retrouver avec des droits rabotés, parce qu’elles ne sont justement pas moyennes. Quelqu’un qui va être technicien, qui s’y connaît bien, qui va vouloir défendre ses droits, ne va pas pouvoir parce qu’on va lui dire « eh bien non, en fait, tu es au-delà de la normalité, donc toi tu n’as pas de droits parce que tu n’es pas moyen. »
Magali : Donc la justice n’est pas faite de la même manière pour tout le monde ?
Nicolas : Voilà, c’est ça. En tout cas, ils ont préféré raboter les droits de certaines personnes, pour les ramener au même niveau que tout le monde.
Luc : Tu as parlé de normalité. J’irais jusqu’à dire que c’est normatif. C’est-à-dire que ça vient d’un truc où le droit est quand même censé protéger les gens, etc., protéger les libertés. On en arrive à une vision où, au contraire, c’est quelque chose qui devient impératif et qui dit « voilà comment tu dois te comporter ». C’est normatif, c’est-à-dire que tu dois être dans la norme. Et l’homme moyen, ce n’est pas ce que sont les gens, c’est ce que les gens doivent être, et donc on est dans une inversion complète de la démarche.
Manu : Je suis assez d’accord avec cette orientation-là.
Luc : Pour l’homme moyen, c’est ça ?
Manu : Non, l’orientation que tu as là. Et si on pousse un petit peu, je pense que mettre en avant cet homme moyen c’est être intolérant. Parce que non seulement on va normaliser, on va dire « eh bien voilà, il faut rentrer dans ce cadre-là », mais justement, tous ceux qui ne rentrent pas dans ce cadre-là, on les exclut de fait. Et donc nous, par exemple, dans nos associations respectives, on représente souvent des gens qui font du logiciel libre et le logiciel libre, ce n’est clairement pas la majorité. On n’est pas moyens, clairement ! Donc on est exclus, de fait, et c’est ce qui nous embête dans cette décision, justement, c’est cette sensation qu’on a été rejetés du système. On n’est pas dans la moyenne, clairement, parce que nous, on veut acheter des ordinateurs qui ne sont préinstallés avec des logiciels qu’on nous vend automatiquement, et on ne veut pas nous forcer à cette vente. Nous, on s’est plaints de cette situation-là. Et c’est pour ça, on a été en justice. On connaît Laurent Costy, par exemple, un des administrateurs de l’April, il a été en justice pendant des années, ça lui a coûté cher et il a voulu revendiquer sa différence. Et justement…
Luc : Il se l’est prise dans les dents.
Manu : Eh bien voilà ! Non, tu es trop différent ! Redeviens un homme normal, normalise-toi, sinon ça ne va pas le faire !
Magali : Ce qui est incroyable, c’est que Hewlett Packard, plutôt que de lui rembourser les 50 euros qu’il demandait, a préféré investir en recours, accusations, Cour d’appel et compagnie, pour ne pas qu’il y ait de décision en faveur des utilisateurs de logiciel libre.
Nicolas : On parle quand même de dépenses à dix ou vingt mille euros de frais de justice. C’est sûr que par rapport aux 300 euros que demandait Laurent Costy, ou 50 euros et même là, 700 euros le prix de la machine, c’est juste complètement délirant !
Luc : Ils ne veulent pas de précédent. On est bien d’accord là-dessus, c’est qu’il y a ce côté normatif : on doit se comporter de telle et telle façon.
Magali : Moi ce qui me tue, en fait, c’est qu’on n’est même plus des utilisateurs ou des citoyens, on n’est plus que des consommateurs, c’est-à-dire des gens qui achetons. Donc c’est normal d’acheter et de payer des choses dont on n’a pas l’utilité.
Nicolas : Sans réfléchir surtout ! Parce que là, le problème, ce n’est pas d’acheter, c’est vraiment de réfléchir.
Luc : Dans le droit, quelque chose qui m’avait marqué : Marie Duponchelle, qui est au sein de l’April, qui est avocate, elle s’y connaît un peu, quand même, et qui m’avait dit : « Dans le Code, il n’y a que du consommateur. La notion d’utilisateur n’existe pas. » Donc, dans le droit on est juste là pour consommer, c’est-à-dire en avoir pour son pognon.
Magali : Dans le droit des contrats, effectivement, tu es consommateur parce que tu achètes. Tu fais un contrat avec une entreprise qui te vend du matériel.
Manu : Pour le coup, c’est peut-être quelque chose de positif. Nous, dans notre domaine, le logiciel libre, on ne parle pas de consommateurs, on parle d’utilisateurs. On parle peut-être même de manière trop forte parce que les développeurs dont certains mettent en avant qu’ils sont nécessaires maintenant, nous on parle toujours d’utilisateurs. Les utilisateurs, simplement, peuvent devenir des développeurs et en tout cas, clairement, ce n’est pas l’approche de les considérer comme des consommateurs.
Luc : Oui. Il y a quelque chose qui me semble important : même un utilisateur dit moyen donc qui n’est pas technicien, qui ne maîtrise pas, etc., va avoir des enjeux totalement différents par rapport à son usage de l’informatique.
J’avais croisé une dame, il y a quelque temps, lors d’un atelier que j’avais animé. En fait, elle avait un iPad, elle n’était pas du tout sensibilisée à ces trucs-là. Et son problème, à elle, c’est que sa mère était très malade, qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre, qu’elle avait fait des vidéos de sa maman avec son iPad et qu’elle n’arrivait pas à les sortir. Et voilà ! Pour elle, ces données sont super importantes. Des gens peuvent filmer des trucs qu’ils vont jeter, ils n’en ont rien à foutre, et pour d’autres, ça va être important.
Il y avait un autre exemple que je trouve assez émouvant. C’était un Américain, jeune Américain, qui a perdu son père quand il était enfant et, arrivé jeune adulte, il retrouve la console de jeux de son père, sur un jeu de bagnoles. Il le branche et en fait, on a notion de course de fantôme, c’est-à-dire qu’on garde la vision fantôme de la voiture pour pouvoir jouer contre soi-même, après. Du coup, il s’est retrouvé, quinze ans après, à jouer à la console avec le fantôme de son père, en prenant bien soin de ne jamais le battre, parce que dès lors qu’il allait le battre, il perdait la sauvegarde. Et on peut se dire, dans un système libre, il aurait pu mettre la main sur ces données, il aurait pu garder tout ça, l’archiver, etc., récupérer des tas d’infos qui, peut-être pour lui, sont super importantes, auxquelles des développeurs d’une entreprise ne pensent pas parce qu’on ne peut pas penser à tout et que chacun a son usage de l’informatique.
Manu : Si je peux me permettre, j’ai l’impression que le consommateur c’est un moyen pour ceux qui en parlent de nous laisser à notre place : surtout ne bougez pas, ne changez rien. Alors que l’utilisateur moyen, que tu as peut-être évoqué un petit peu, non, au contraire, dans le logiciel libre, c’est quelqu’un qui va pouvoir s’améliorer, qui va améliorer le monde qui l’entoure, qui va participer à la technologie et pas juste consommer.
Luc : On est dans l’idée de « il ne faut pas que ça bouge ». Alors plutôt que de se concentrer sur ce qu’il serait possible, la CJUE, dans sa décision, parle aussi du marché en disant « le marché a décidé ça », mais ça c’est le résultat de la situation dominante de Microsoft et donc, en gros, c’est totalement tautologique. C’est : Microsoft est en position dominante donc c’est normal qu’il soit en position dominante. Et du coup, on ne voit pas du tout cette notion de possibilité. Moi j’aime bien l’idée de « dictature de la normalité ».
Silence
Vous n’avez rien à dire. C’est ça ! Bon eh bien voilà, j’ai raison et du coup vous êtes d’accord avec moi. Donc vous êtes normalisés. Merci beaucoup !
Manu : À la semaine prochaine !

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.