Bonjour.
L’avènement du numérique dont on nous parle tant peut-il contribuer à une meilleure démocratie ?
Beaucoup pensent qu’une plus grande implication du public dans la sphère politique est souhaitable ; c’est plus facile à dire qu’à faire !
Je pense que des solutions sont possibles en utilisant les outils numériques. Ça nous demande de réfléchir au fonctionnement de ce qu’on appelle l’intelligence collective et, à partir de là, de concevoir des systèmes, des langages et des outils pour une démocratie plus participative.
Mon point de départ c’est l’observation qu’en démocratie l’opinion publique compte, car les dirigeants doivent obtenir notre adhésion ne serait-ce que pour se faire élire et, lorsqu’ils sont élus, pour faire accepter leurs décisions. D’où, bien sûr, la tentation de manipuler l’opinion publique, voire de maintenir la population dans l’ignorance pour l’assujettir aux décisions des experts qui servent leurs intérêts ou, du moins, de ne pas impliquer le public dans des débats dont les conclusions pourraient ne pas abonder dans leur sens.
Les politiques disent souvent avoir écouté leurs concitoyens et répondre à leurs demandes. Mais, le plus souvent, ils n’ont rencontré que leurs militants ou leurs sympathisants qui leur disent ce qu’ils ont envie d’entendre et le débat reste confiné entre des personnes qui partagent les mêmes opinions.
Il y a donc un véritable intérêt à se réapproprier son opinion et à la confronter à celle des autres.
Une véritable démocratie doit s’attacher à construire une compréhension partagée du monde dans lequel on vit et des enjeux auxquels on est confronté, et permettre l’émergence d’une opinion publique éclairée et non manipulée.
À la base, la démocratie nous permet de choisir de façon transparente nos représentants. Il est vrai que la vie collective est quelque chose de sérieux, d’extrêmement complexe, c’est un vrai métier, il faut être bien formé pour cela. Nos dirigeants sortent des grandes écoles d’administration, ils ont compétences requises et on ne doit pas douter, a priori, de leur dévouement. On les embauche sur des contrats déterminés pour nous administrer.
Doit-on, pour cela, leur donner carte blanche et n’évaluer leur travail qu’au terme de leur contrat ? Et mieux, ce contrat n’est-ce pas nous qui devrions le rédiger ?
Lorsque vous faites des travaux chez vous, c’est vous qui définissez vos besoins. Des artisans réfléchissent à des solutions techniques, en évaluent des coûts et vous choisissez le mieux disant. L’artisan est le spécialiste certes, mais c’est vous le client. Et comme l’exprimait John Dewey [1], un sociologue et philosophe américain du 20e siècle : « c’est la personne qui porte la chaussure qui sait mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est l’expert qui est le meilleur juge pour savoir y remédier ». Pour Dewey, la démocratie ne se limite pas à consulter de temps en temps les citoyens au moyen du suffrage universel, elle doit être participative. Ce qui signifie, d’une part, que les citoyens doivent être pleinement informés des enjeux et qu’ils puissent, de manière collaborative, contribuer à la recherche de solutions aux problèmes qui les concernent.
Donc la première étape d’une démarche participative c’est que nous soyons pleinement informés. De ce point de vue, Internet a contribué à changer la donne, parce qu’il nous permet d’accéder rapidement à une information précise, riche et documentée. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais pour moi, lors d’un repas entre amis, c’est à qui dégaine le plus rapidement son smartphone pour vérifier ou compléter une information et, en quelques secondes, Internet met tout le monde d’accord. Cet instrument qui, accessoirement, peut servir à téléphoner est devenu une véritable prothèse cognitive et il s’est répandu aux quatre coins de la planète ce qui fait que les jeunes qui vivent dans des pays pauvres ou rétrogrades voient ce qui se passe ailleurs et ont envie de changer les choses chez eux.
Donc ne serait-ce que par l’information qu’il véhicule et son caractère universel, Internet a des effets bénéfiques pour la démocratie.
L’outil le plus remarquable, dans cet écosystème numérique, est, selon moi, Wikipédia [2], car il montre de façon probante que l’intelligence collective, mise en avant par John Dewey, ça peut marcher. Imaginez-vous quelques années en arrière et qu’à une conférence comme celle-ci quelqu’un vous annonce qu’il souhaite créer une encyclopédie en ligne où chacun pourra contribuer librement. Je pense que vous vous seriez dit, et moi le premier, « eh bien bon courage ! » Et pourtant ça marche. C’est un succès improbable mais incontestable.
En quoi Wikipédia peut-elle nous inspirer pour imaginer une forme de démocratie numérique ? Parce qu’il s’agit d’un exemple de ce qu’on appelle en bon français du crowdsourcing [3]. En anglais, crowd signifie « la foule ». Il s’agit donc d’applications qui sont alimentées par la foule. On va solliciter un grand nombre de gens pour faire des tâches que l‘ordinateur ne sait pas faire ou qu’il ne saurait pas faire de manière satisfaisante. Ces informations sont ensuite traitées par des algorithmes afin de transformer cette multitude de petites contributions en quelque chose d’utile. On peut faire là une analogie avec le filage du coton. La fibre naturelle de la fleur de coton est courte et fragile, mais si vous tordez ces fibres les unes sur les autres vous allez produire un fil plus résistant que vous pourrez ensuite tisser pour produire des vêtements.
De la même façon, l’intelligence collective n’émerge pas de façon spontanée. Il ne suffit pas de réunir des gens, de leur permettre de s’exprimer, par exemple sur les réseaux sociaux, pour que cela crée automatiquement de la connaissance ou qu’on aboutisse à des prises de décision rationnelles. Non ! Si vous amassez beaucoup de coton, tout ce que vous allez obtenir c’est un gros tas de coton et un gros tas de coton ça n’est pas une chemise, déjà il n’y a pas les boutons !
Ma conviction c’est que l’informatique peut produire ces outils de filage et de tissage qui permettent de construire du savoir à partir de données brutes qui, le plus souvent, sont imprécises, incertaines et parfois contradictoires.
Si on ne fait pas ce travail, on va se contenter d’accumuler l’information sans la traiter, sans la hiérarchiser, sans la critiquer, et on va aboutir à une position relativiste dans laquelle tout avis se vaut et donc rien n’a de valeur. Ce qui fait le lit des idées les plus stupides, des théories les plus farfelues, voire de propos intolérables. Et ça, on le voit aussi sur Internet et ça apporte de l’eau au moulin de gens qui sont sceptiques sur le rôle à accorder au public dans la sphère politique.
Joseph Schumpeter [4] était un de ceux-là. C’était un économiste et un spécialiste en sciences politiques, un contemporain de John Dewey et qui, visiblement, ne partageait pas sa vision. Voici ce qu’il disait : « Le citoyen typique tombe à un niveau inférieur de performance mentale dès qu’il entre dans le champ de la politique. Il argumente et analyse d’une façon qu’il reconnaîtrait immédiatement comme infantile dans la sphère de ses intérêts réels. Il devient primitif. Sa pensée devient associative et affective. » Bon ! En résumé et dans le langage de tous les jours, nous sommes tous des idiots et nos arguments sont débiles. C’est vrai, au moins si on prend ces termes dans leur sens littéral.
Doit-on en déduire pour autant que notre avis ne compte pas ?
Le point de vue de Schumpeter ne tient plus si on considère qu’on dispose d’outils qui vont pouvoir faire de la connaissance à partir de contributions imparfaites. Ces outils devraient réguler la conversation sur Internet en orchestrant les actes de langage qui apparaissent lors d’une discussion critique.
Laissez-moi vous donner un exemple de la façon dont ça se passe lors d’une conversation ordinaire. Comme l’informatique s’applique à beaucoup de domaines, je suis parfois conduit de m’intéresser à des sujets que je ne maîtrise pas et mes interlocuteurs ne sont pas des spécialistes en informatique, ce qui veut dire qu’on est tous inexpérimentés, au moins sur certains aspects du problème. On a chacun sa part d’idiotie, on n’en est pas fiers mais c’est comme ça.
Dans une telle discussion je peux être amené à faire une proposition et à commencer à développer un argumentaire. Bien sûr, cet argumentaire va être fragile, un peu débile si vous voulez, parce qu’il y a des choses qui sont imprécises, il y a des hypothèses qui sont implicites et des arguments qui devraient être mieux développés. À vrai dire, je cherche autant à me convaincre moi-même qu’à convaincre mes interlocuteurs. Et c’est là qu’une discussion critique se met en place. On me demande de préciser certaines définitions pour être sûrs qu’on se comprenne bien et qu’on parle de la même chose. Mes interlocuteurs pourront émettre des doutes, faire des objections, ils pourront tenter de réfuter certains points. Je me sens obligé de défendre ma position en développant davantage mes arguments. Je serai peut-être obligé de faire des concessions ou des amendements, mais je peux aussi être soutenu par d’autres participants qui vont abonder dans mon sens. Avec toutes ces interactions, mon argumentation se renforce et gagne en crédibilité.
Il se peut, néanmoins, que je me rende compte que je n’arriverai pas à répondre à certaines objections, ma proposition ne tient pas la route, je file un mauvais coton. À ce moment-là, j’en fais le deuil, « oublions cela, c’était stupide ! », et notre attention se porte sur d’autres pistes, parce qu’on peut considérer plusieurs pistes à la fois qui ne sont pas nécessairement contradictoires. Par contre, si on arrive à des antagonismes irréductibles, c’est-à-dire qui ne peuvent pas conduire à un consensus, il nous faudra trouver le point de divergence. Il faudra remonter jusqu’à l’origine du conflit : quelle est la question clivante ? Cette question se trouve sur la ligne de crête et la réponse détermine de quel côté on souhaite s’orienter.
Globalement un débat bien conduit, tel qu’on aimerait le mettre en place sur Internet, devrait permettre à la fois de construire une compréhension partagée du problème en des termes compréhensibles par tous, de consolider des positions par des argumentations précises et documentées et d’éliminer des propositions qui ne résistent pas à la critique. Ça devrait aussi permettre de faire ressortir les vraies questions, c’est-à-dire celles qui correspondent aux clivages qui sont apparus pendant la discussion. Un sondage peut effectivement donner une image de l’opinion publique qui fait sens à condition que ses questions soient mises dans leur contexte, ou mieux, comme ici, qu’elles soient issues de la discussion elle-même.
En informatique théorique on s’intéresse beaucoup à ce que l’on appelle les méthodes formelles [5], c’était stupide ! ». Ça ne signifie pas qu’on s’intéresse au formalisme pour lui-même, quoique parfois peut-être. Le mot « formel » fait référence à la forme par opposition au fond. Quand on cherche à modéliser la forme d’un débat bien conduit, on va faire abstraction du contenu des propositions pour s’intéresser à leurs interactions. On cherche à savoir comment le système évolue, quelle est sa dynamique. On ne s’intéresse pas au contenu de la discussion, à sa signification, qui elle reste sous le contrôle des personnes qui participent au débat. On veut juste s’assurer qu’une discussion critique se met effectivement en place et non pas un ensemble de monologues.
Ces outils doivent aussi permettre, de façon régulière, de construire une synthèse du débat et éventuellement d’extraire un sondage associé aux clivages qui seront apparus lors de la discussion.
L’avantage de faire le débat à l’aide de ces outils numériques est de l’ouvrir à tous. Par ailleurs, ces outils peuvent être efficaces pour la conduite d’un débat pour au moins trois raisons :
la forme écrite fait que les arguments sont explicités, donc exposés à la critique ;
le caractère asynchrone ; un orateur peut facilement abuser son auditoire ; mais, si un argument vous met mal à l’aise, vous aurez ici le temps d’y réfléchir, de vous documenter, d’en discuter, de formuler vos remarques ou vos critiques ; et enfin
le caractère massif : il y aura au moins quelqu’un dans la foule des participants qui ne se fera pas abuser par un argument fallacieux et apportera la contradiction.
Par ailleurs, les informations qui seront ainsi produites seront pérennes, facilement accessibles au public et pourront s’enrichir au cours du temps.
Bien sûr, encore faut-il que les gens aient envie d’investir un tel outil. Vous me direz que vous préférez acheter vos chemises plutôt que de les faire vous-même, moi aussi. Mais peut-être sera-t-on tenté de participer à un débat parce qu’on est particulièrement sensible au sujet qu’il aborde. Pour les autres sujets, on aura juste l’envie, la curiosité de comprendre et peut-être le désir de donner son avis en répondant aux sondages.
« Chercher à comprendre c’est commencer à désobéir » disent les militaires. Mais chercher à comprendre et ne pas hésiter à critiquer ou à faire des propositions c’est une attitude civique. Et finalement, on pourra être fier de porter la chemise qu’on a soi-même conçue.
Merci.
[Applaudissements]