Laurence Garcia : Bonjour et bienvenue à vous les voisins et les voisines.
L’intelligence artificielle va-t-elle un jour remplacer les profs ? Il suffit de poser la question à ChatGPT [1] ou ChatGiPiTi, le dernier robot conversationnel qui a réponse à tout. En quelques secondes, il vous pond un texte ultra-documenté, avec un vocabulaire proche de l’humain, sans faute d’orthographe, de quoi avoir un bon 20 sur 20 au prochain devoir à rendre au prof. Forcément, ChatGPT n’en finit pas de créer la polémique chez les enseignants qui dénoncent cet outil de triche. Nous, bien sûr, nous avons posé la question à ChatGPT : « Pour toi c’est de la triche ou ce n’est pas de la triche ? »
Texte de ChatGPT lu par un générateur de voix : En tant qu’intelligence artificielle, je suis un outil qui peut vous aider à trouver des informations et à répondre à des questions. Cependant, l’utilisation de mes réponses pour compléter un devoir à la maison est considérée comme de la triche si vous prétendez que ces réponses sont votre propre travail original. Si vous utilisez mes réponses sans les comprendre, vous risquez de ne pas apprendre autant que si vous travaillez dessus par vous-même.
Laurence Garcia : Merci beaucoup ChatGPT. Il parle comme un bon prof. Petit détail, il ne parle pas encore, du coup notre réalisateur, Romain Dubrac, a utilisé un générateur de voix et puis on a pris une femme, tiens !, pour entendre sa réponse écrite.
Faut-il interdire l’usage des robots intelligents ou, au contraire, faut-il apprendre aux élèves à mieux les utiliser ? On en débat ce matin, tout de suite, sur RFI, avec nos deux invités qui ne sont pas encore des robots. Bonjour Laurence Devillers.
Laurence Devillers : Bonjour Laurence.
Laurence Garcia : Vous êtes professeur d’informatique à la Sorbonne, chercheuse au Laboratoire Interdisciplinaire des Sciences du Numérique du CNRS et vous avez signé Les robots émotionnels aux Éditions de l’Observatoire. Petite question comme ça, rapide : vous comprenez cette polémique, depuis l’automne maintenant, dans l’enseignement supérieur autour de ce fameux ChatGPT ?
Laurence Devillers : Je comprends bien. C’est un nouvel outil qui a, en fait, des conséquences très importantes pour l’éducation. Tout le monde en parle, tout le monde l’essaie. C’est la première fois qu’on a un outil aussi puissant d’IA dans les mains et c’est aussi la première fois aussi qu’on peut s’apercevoir des erreurs que font ces systèmes, tout autant que de leurs capacités. C’est pour cela que l’école doit absolument s’en emparer.
Laurence Garcia : C’est un petit peu le sujet du jour. À vos côtés Vincent Cespedes. Bonjour.
Vincent Cespedes : Bonjour Laurence.
Laurence Garcia : Philosophe, essayiste, auteur de Le monde est flou – L’avenir des intelligences aux Éditions Plon. Vous avez publié récemment une tribune dans le journal L’Humanité, une tribune intitulée « ChatGPT. Apprendre à chevaucher la bête : le défi de l’Intelligence Artificielle à l’école » [2], la bête c’est l’IA, une bête, un cheval – c’est un peu ça dans votre tribune – à domestiquer.
Vincent Cespedes : À domestiquer, à chevaucher, c’est-à-dire qu’on doit faire avec et il faut s’entraîner. En fait, ce que l’intelligence artificielle challenge, défie, c’est notre capacité à communiquer avec elle et à pouvoir en tirer le meilleur en évitant le pire, et c’est très complexe.
Laurence Garcia : On verra s’il y a un mode d’emploi ou pas. Et puis, bien sûr, vous qui nous écoutez qu’en pensez-vous ? L’intelligence artificielle à l’école vous inquiète ou pensez-vous que ça devrait être mieux enseigné à l’école ? Que vous soyez prof, parent d’élève ou étudiant, on attend bien sûr vos témoignages au 33 7 64 45 51 41. C’est parti.
Pour commencer, je vous lis les premiers messages de nos voisins et voisines sur WhatsApp. Dylan nous écrit de Yaoundé au Cameroun : « On prétend que l’IA remplacera un jour les profs, mais je pense que c’est faux, d’abord parce qu’elle est créée par l’homme et dépendante de lui et parce qu’elle n’est pas capable de ressentir d’émotions comme l’empathie, ce qui est pourtant nécessaire pour l’enseignement. » On parlera tout à l’heure de ces fameux robots émotionnels ou pas. Théodore nous écrit de N’Djaména, au Tchad : « L’IA ne peut pas prendre la place des profs, il manque la compréhension de l’élève, la spontanéité, l’adaptation aux besoins de chacun et l’autorité ». Bref ! Ça commence déjà à faire pas mal réagir nos auditeurs et, bien sûr, vous continuez.
Je commence par vous, Laurence Devillers. Tout le monde ne connaît pas ChatGPT, il faut peut-être expliquer un petit peu ce qu’il a dans le bide ce ChatGPT, ce robot intelligent mis en place par la startup californienne et intégré au service de Microsoft. En quoi ce robot conversationnel est-il particulièrement redoutablement ou pas intelligent ?
Laurence Devillers : C’est la bonne question à se poser : qu’est-ce que ce système ? Qu’est-ce qu’il a ingurgité de nos données ? Un peu comment est-il construit ? En cela, on va réclamer de plus en plus, en Europe, que ces systèmes soient plus transparents, parce que pour l’instant, dans cette opacité, on entend le mot « complexe ». En fait, il y a aussi un leurre énorme derrière le fait de dire à quelqu’un « c’est complexe, donc tu ne pourras pas comprendre ». Moi, je suis totalement contre cette approche, parce qu’on peut comprendre les concepts qui sont derrière et je vais essayer de vous expliquer en deux mots ce qu’il y a dedans.
Il y a deux grandes technologies importantes, qui sont le fait de construire des grands modèles de langage, c’est-à-dire capables de générer du texte comme nous le générons.
Laurence Garcia : Proche de l’humain, alors ?
Laurence Devillers : Proche, parce que c’est à partir des traces de l’humain que c’est construit, avec des milliards de données ingurgitées par cette machine qui fait des statistiques, en fait qui travaille un peu sur la représentation des mots dans un espace numérique très grand, avec 175 milliards de paramètres, mais les principes qui sont des Lego – j’enlève un mot d’une phrase et je cherche à prédire ce mot – font que j’apprends ses liens avec tout un tas de contextes. C’est ça l’intelligence de la machine. Elle n’a aucunement la compréhension de ce qu’elle dit et elle n’a pas non plus de logique de déduction, d’induction.
Laurence Garcia : Pour résoudre un exercice de maths, ce n’est pas ChatGPT.
Laurence Devillers : Non, pas tout. En fait, elle va chercher dans sa base de données – qui n’est pas Internet, qui a été encapsulée avec des limites en 2021 – un certain nombre de concepts et, par la succession des mots, elle a une certaine connaissance syntaxique, très proche, elle parle très bien, lexicale parfaite, grandes possibilités lexicales, mais sémantiquement ce n’est pas ça.
Laurence Garcia : Pas de fautes d’orthographe.
Laurence Devillers : L’autre grand apport technologique c’est qu’ils ont encapsulé ce modèle avec un système de dialogues qui, lui, peut s’adapter à un certain nombre de choses que nous faisons. On l’a construit avec des humains qui posaient des questions et qui répondaient, qui entraînaient le système à répondre comme ils le souhaitaient. On a émis un certain nombre de récompenses au système et il va adapter ses réponses. Ça n’a rien d’émotionnel. Elle n’est pas consciente. Elle n’a pas d’intentions.
Laurence Garcia : Il n’y a pas d’émotions.
Laurence Devillers : Il n’y a pas d’émotions du tout, sauf que dans nos mots de tous les jours on peut avoir des traces émotionnelles et, si la machine tombe statistiquement sur cette séquence-là, elle ne répond pas à vos questions, elle continue la séquence, ce qu’on appelle le prompt : vous posez une question, la machine considère la suite de mots et elle va chercher ce qui va pouvoir être une suite possible. Comme il y a eu cet entraînement de dialogues qui, en plus, prend plusieurs réponses successives, avec une mémoire sur ce que vous avez dit avant, qui est très limitée mais qui existe, elle est capable de vous donner l’illusion que vous parlez avec quelqu’un.
Laurence Garcia : L’illusion.
Laurence Devillers : Mais franchement, si vous posez la question à la machine : « La mère de Marie a trois enfants, Melchior, Balthazar et ? », la machine va répondre « Gaspard », parce que, dans ses méandres, elle a bien la succession des Rois mages. Or, elle ne va pas comprendre que quand la mère de Marie a trois enfants, le troisième c’est Marie. Vous voyez ? Et ça c’est partout. Nous avons cette capacité d’intuition, d’abord d’apprentissage comme les enfants avec le corps que n’a absolument pas la machine. C’est livresque. Elle est capable de faire des tas de choses pour lesquelles on va avoir un assistant intéressant – traduire c’est génial, ça traduit dans plein de langues –, proposer peut-être un plan et vous regardez ce que c’est. Mais ne prenez pas pour argent comptant ce qu’elle dit puisqu’elle fait énormément d’erreurs avec, en plus, une façon de parler très professorale, sans aucun doute sur ce qu’elle dit. Elle fait des contresens, mais, de temps en temps, elle dit des choses qui peuvent nous intéresser.
Laurence Garcia : D’où avoir l’esprit critique et ne pas faire de copier-coller avec ce que va nous répondre ChtaGPT.
Laurence Devillers : C’est cela qu’il faut apprendre.
Laurence Garcia : Vincent Cespedes, vous qui êtes un philosophe ultra-connecté, j’imagine que vous avez déjà dialogué avec cette bête, comme vous la surnommez. Vous avez changé d’un point de vue philosophique ? C’est un bon penseur ou pas ?
Vincent Cespedes : Je le trouve assez excellent dans ce que j’appelle le philosophiquement correct. Je suis tout à fait d’accord, il peut faire des erreurs, donc il faut absolument vérifier tout cela. Mais, quand vous posez des questions type question de terminale au baccalauréat de philo, franchement, ce qu’il produit est tout à fait valable. C’est dur à dire et on s’attendrait à autre chose, parce qu’on imagine que la philosophie est le couronnement de l’éducation, le jugement critique, on en fait des tonnes sur cette philosophie en terminale, capable d’ouvrir à l’esprit critique. Quand on voit l’épreuve du bac, on voit que ce n’est quand même pas trop ça, c’est plutôt un exercice assez formel et assez rhétorique que j’ai longtemps critiqué. En fait, on voit que pour la discussion de philosophie de comptoir ++, il est capable de citer Sénèque, Kant et Spinoza, ce que le comptoir ne fait pas.
Laurence Garcia : Ce n’est pas de la philosophie de comptoir !
Vincent Cespedes : Ce n’est pas non plus de la philosophie académique très élevée, eh bien il est excellent, il peut vous parler de la colère, vous dites « la colère chez Sénèque », il vous fait un paragraphe. Il peut donner des listes, il est très bon pour donner des listes ; vous demandez « donne-moi une liste de dix philosophes qui traitent de ce sujet. Fais une dissertation là-dessus. »
Laurence Devillers : Ce n’est pas intelligent ça !
Laurence Garcia : C’est du savoir.
Vincent Cespedes : Je vais nuancer ce qui vient d’être dit pour qu’il y ait un tout petit peu de débat, je pense qu’il y a beaucoup d’émotions, beaucoup d’émotions !, pas du côté de la machine, bien sûr que non, elle n’a pas de conscience, mais du côté de l’humain qui l’utilise. Nous pouvons nous énerver, nous pouvons être éblouis, nous pouvons être émerveillés. C’est très important de comprendre que la machine, elle, n’a pas d’émotions, mais nous sommes faits pour être leurrés par la machine. Pas besoin d’attendre le film de Spike Jonze, Her, qui est sorti il y a dix ans, où, dans un futur proche, 2025, un être humain va tomber amoureux de la voix de Scarlett Johansson, certes, mais de son traitement ordinateur, l’ordinateur, l’IA va séduire l’être humain, mais nous sommes déjà séduits.
Si ChatGPT est aussi éblouissant ce n’est pas tellement parce qu’il a 100 fois Wikipédia et qu’il est capable de ressortir des choses pertinentes, c’est aussi parce que ça nous éblouit et nous sommes faits pour nous faire avoir par la machine. D’où l’importance, on en parlera, d’une éducation réelle. Je me souviens que j’ai commencé à toucher à un ordinateur à l’âge de dix ans, j’étais dans une des premières écoles où on donnait des cours d’informatique, le Cours Spinoza d’ailleurs, prédestiné, et j’étais ébloui. Je savais que j’avais l’avenir sous les doigts – c’était juste des Apple IIe, ça n’allait pas très loin –, mais je savais que c’était l’avenir. Nous sommes faits pour mettre toute notre émotion sur la machine, donc nous avons la capacité, c’est le piège, d’anthropomorphiser la machine, c’est-à-dire lui donner très facilement deux yeux, un nez et une bouche. Imaginez, là nous avons « quelqu’un » qui répond, quelqu’un avec 50 guillemets, mais nous avons quelque chose qui répond, quelque chose qui est intelligent, quelque chose qui peut nous former. Le leurre, le flou, fait donc partie de la donnée centrale de l’interaction homme/machine.
Laurence Garcia : Je rebondis sur le flou, le vrai casse-tête pour les profs et on peut peut-être aussi les comprendre – on parlera après de la façon d’enseigner peut-être, certainement mieux, la pensée informatique –, mais le flou pour les profs, notamment sur les fameux devoirs maison. Comment savoir si un étudiant a utilisé chez lui l’intelligence artificielle et rend le lendemain le devoir au prof. OK, il y a zéro faute d’orthographe, ça peut quand même déjà mettre le doute. Ça remet en cause le système de notation quand même, mine de rien, des devoirs !
Laurence Devillers : D’évaluation très certainement, ça la remet en cause mais c’est intéressant, c’est très intéressant, en fait, l’assistance par ce type de système, qui n’est pas hallucinant ; je ne vois pas l’émerveillement des enfants devant un jouet. On est devant une puissance non négligeable de manipulation, de production de fake news.
Laurence Garcia : De manipulation et de production de fake news.
Laurence Devillers : Bien sûr.
Vincent Cespedes : C’est donc qu’il y a de l’émotion. Pour être manipulé, il faut quand même se laisser avoir et, pour se laisser avoir, il faut quand même qu’on soit épaté.
Laurence Devillers : On connaît tous nos biais cognitifs : par paresse, on ne va pas regarder le sujet, on va juste l’effleurer et on va répondre directement. Tous les outils informatiques nous poussent à être très rapides dans notre façon de fonctionner ; on retweete, on dit oui, non, machin, on n’a pas plus temps de penser en ce moment, excusez-moi, pour le philosophe !
Vincent Cespedes : Je ne dis pas le contraire. Se faire avoir ce n’est pas positif. Quand je dis que la machine va nous leurrer, je ne dis pas yop la boum, je ne suis pas dans le « yop la boum, c’est formidable ! »
Laurence Garcia : Donc ChatGPT produit malgré tout aussi des fake news.
Laurence Devillers : Non, il produit de l’hallucination. Il ne sait pas que ce sont des fake news. Comme il n’y a aucun contrôle ! Enfin !, derrière, quand même, ils ont mis des censures. Et c’est là aussi où il faut alerter tout le monde. Comme ces systèmes ne marchent pas si bien que ça, qu’on est obligé de les encapsuler dans un système qui converse, pour arrondir les angles, faire qu’ils racontent moins de bêtises, que derrière on ne veut pas qu’ils parlent trop de sexe, des aspects de guerre chez les Musulmans ou autres sujets qui pourraient fâcher, eh bien il y a des sujets qui sont censurés. Et qui décide ça ? C’est la société qui le décide, c’est OpenAI [3], ou Microsoft d’ailleurs. Pourquoi ce n’est pas plus ouvert ?
Laurence Garcia : OpenAI c’est la startup californienne qui l’a mis au point.
Laurence Devillers : Il est donc quand même important de se demander, si ces systèmes, demain, n’ont pas le doit de parler de la religion musulmane mais qu’elles peuvent pas parler du catholicisme ou du judaïsme, s’il n’y a pas là une discrimination insupportable. On est devant un pouvoir de génération aléatoire à partir des mots et de ceux que vous avez énoncés plus le fait que ça s’adapte à certains, et qui sont les certains qui ont entraîné la machine ? On dit une poignée de gens, ingénieurs, qui ont éduqué la machine, qui sont, finalement, ceux qui ont créé ce système et nous sommes des millions à l’utiliser, déjà là il y a une espèce de massification de l’intention derrière. Il est donc important de voir que dans ces censures il y a des problèmes éthiques évidents et qu’il faudrait un comité extérieur qui puisse auditer ces systèmes.
Laurence Garcia : Ça reste à venir. Ça réagit pas mal du côté de nos auditeurs qui nous écoutent et qui nous appellent du côté du 33 7 64 45 51 41. Taylor nous appelle de Boma, c’est en République démocratique du Congo. Bonjour Taylor.
Taylor : Bonjour.
Laurence Garcia : Merci d’être avec nous ce matin sur RFI. Dites-moi, l’intelligence artificielle ChatGPT c’est un débat à l’école ou pas chez vous, là-bas à Boma ?
Taylor : Oui, les gens suivent, les gens savent que c’est là souvent pour corriger des examens, généralement surtout les services de la République. Par exemple, quand on corrige des examens d’État, on utilise des systèmes informatiques pour corriger les papiers des élèves. Généralement c’est l’homme qui programme et qui introduit des données pour corriger. Ce n’est pas que la machine fonctionne en elle-même. Non, c’est un peu ça.
Laurence Garcia : Quels types d’outils informatiques utilisez-vous dans les écoles ? Vous n’êtes pas prof, Taylor.
Taylor : Non, je n’enseigne plus, j’ai enseigné, mais je n’enseigne plus. De façon générale on utilise les ordinateurs pour les quiz, ça dépend de ce que vous faites. Les étudiants ingénieurs utilisent des logiciels comme AutoSketch, SOLIDWORKS, ça dépend. Ceux qui font les options informatiques ont aussi leurs propres logiciels, c’est un peu Excel, Word, c’est un peu ça.
Laurence Garcia : Merci beaucoup, Taylor, pour votre témoignage du côté de Boma et belle journée ! Il y a aussi un message de Daisy qui nous a écrit de Brazzaville sur WhatsApp, de la République du Congo, qui nous écrit : « Ici on a de mal à avoir un Internet qui reste cher, tous les habitants ne peuvent pas à avoir un téléphone. Je n’imagine même l’intelligence artificielle ou ChatGPT arriver dans les écoles. L’intelligence artificielle va creuser le fossé entre les pays privilégiés et nous. » C’est une vraie question ça aussi, Vincent Cespedes.
Vincent Cespedes : Oui, c’est la question fondamentale de l’accès. C’est la question de l’accès qui se pose déjà avec Internet, tout simplement, et même en France, pas besoin d’aller en Afrique, en France aussi.
Laurence Garcia : Bien sûr, les zones blanches, des inégalités entre générations.
Vincent Cespedes : Il y a des inégalités. C’est une vraie question très importante.
Il se trouve qu’un penseur, un philosophe béninois, Paulin J. Hountondji [4], explique ce que doit être l’éducation. Il dit : « par rapport à la colonisation il va falloir émanciper : l’éducation c’est un acte d’émancipation, de libération ». Il dit une chose intéressante : « Il faut s’émanciper mais surtout veiller à ne pas reconduire, par l’éducation, les inégalités sociales », il est très concentré là-dessus, il y en plein d’autres qui le disent aussi. Ce que l’on voit, ce que l’on constate ne serait-ce qu’en France, c’est qu’on a quand même des politiques qui se sont d’ailleurs émus de cela, avec une expression qui pourra faire frémir les auditeurs, « on a une ségrégation scolaire », c’est l’expression, je crois, de Benoît Hamon et d’autres. On a déjà des différences. Les inégalités sociales produisent des éducations aussi très différentes.
Laurence Garcia : Dans l’école-même de la République.
Vincent Cespedes : J’ai été enseignant en philosophie pendant cinq ans en zone sensible, ZEP, avec tout l’étiquetage de banlieue défavorisée, je peux vous dire que la mixité sociale est très mise à mal et on sait très bien que c’est un immense levier de progrès pour l’école de travailler sur la mixité sociale. Il y a ce risque, effectivement, et c’est pour cela que ce qui très intéressant avec ChatGPT…
Laurence Garcia : Qui reste gratuit pour l’instant.
Laurence Devillers : Il ne va pas le rester longtemps.
Laurence Garcia : Pour l’instant, on est bien d’accord.
Vincent Cespedes : Pour l’instant, mais on peut compter sur la concurrence d’autres acteurs du système.
Laurence Devillers : C’est Microsoft qu’on va utiliser à l’école, vous allez voir ! Ça va être sympa ça !
Vincent Cespedes : Ce qui m’intéresse là-dedans c’est justement qu’il y a à la fois le risque d’une ségrégation, d’une séparation et, à la fois, ça vient combler un vide. S’il vous plaît, réfléchissez à ça : des individus qui ne maîtrisent pas bien la syntaxe en français, des individus qui ne maîtrisent pas bien l’orthographe qui est quand même un flicage généralisé, qui a été conçue comme ça.
Laurence Garcia : Flicage généralisé ! L’orthographe !
Vincent Cespedes : Ah oui ! L’orthographe c’est avoir le CV dans sa façon d’écrire. L’Académie ! J’ai consacré un livre de philosophie là-dessus, elle a été compliquée artificiellement pour pouvoir séparer les femmes qui n’avaient pas encore accès à l’éducation à l’époque et les demi-savants du reste des savants.
Laurence Garcia : N’empêche qu’il y a aussi beaucoup de profs qui s’insurgent un petit peu par rapport à ChatGPT en disant que ça va niveler encore plus le niveau de l’orthographe des étudiants qui est déjà malmené par l’écriture web, puisque là il nous fournit un texte avec zéro faute d’orthographe.
Vincent Cespedes : Je sais. Mais c’est quand même paradoxal d’avoir des professeurs qui déplorent l’excellent niveau d’orthographe d’élèves qui ont utilisé ChatGPT et on est là à déplorer la copie parfaite ! Il y a aussi, profondément, une réduction des écarts. Maintenant n’importe qui est capable de pouvoir, je vous explique le prompt très simplement : « Corrige la syntaxe et l’orthographe du paragraphe suivant sans toucher les mots : ... ». Vous faites ça et vous avez ChatGPT qui vous corrige toute la syntaxe et toute l’orthographe. Je suis désolé, dans un monde où on échange des milliers de messages, où pouvoir écrire est aussi un codage social, c’est extrêmement intéressant.
Laurence Garcia : Laurence lève la main comme à l’école. Très rapidement Laurence.
Laurence Devillers : Il faut ouvrir le capot de la voiture. Qu’y a-t-il dans GPT 3.4 qui est le moteur de ce gros modèle de langage ? 46 % d’anglais, moins de 5 % de français et je ne vous dis pas pour les langues peu dotées. Qu’est-ce que cela veut dire sur le raisonnement que fait ce système ? Quelle est la syntaxe ? Ça marche très bien en anglais, ça marche beaucoup mieux en anglais qu’en français par exemple. Donc il faut faire très attention. Et lorsque la langue n’est pas dotée, et pour certaines langues c’est le cas, eh bien c’est l’anglais qui est utilisé comme langue pivot, il y a une traduction, donc on perd la culture derrière. Attention au fait que finalement, ce qu’on transporte à travers les mots qu’on utilise, c’est notre culture.
Laurence Garcia : On poursuit le débat dans quelques instants. Vous voulez écouter une intelligence artificielle qui chante ? C’est la musicienne américaine qui s’appelle Holly Herndon. Elle a mis au point un algorithme qui est, figurez-vous, conçu à partir de sa voix. Elle chante à sa place. Le titre est Jolene, dont la vidéo a été publiée sur YouTube. Écoutez, c’est bluffant.
Pause musicale : Jolene par Holly Herndon.
Laurence Garcia : Voilà ce que donne un algorithme qui chante, mis au point par la prêtresse de la pop électronique Holly Herndon. Autant dire, mais c’est un autre débat, que l’intelligence artificielle divise aussi les artistes, parce que, forcément, on s’inquiète aussi du côté des droits d’auteur, autre débat.
Vincent Cespedes : Notamment dans le dessin.
Laurence Garcia : Et dans le dessin aussi. Mais nous, là, dans 8 milliards de voisins et de voisines sur RFI, on parle de l’intelligence artificielle à l’école. Faut-il l’interdire ou mieux l’enseigner ? Qu’en pensez-vous ? On attend bien sûr vos témoignages au 33 7 64 45 51 41. On continue à dialoguer avec nos deux invités, la chercheuse professeure d’informatique Laurence Devillers et le philosophe, essayiste, Vincent Cespedes. Un auditeur nous appelle, il y en a beaucoup, qui est justement en ligne avec nous, c’est Moussa qui nous appelle de Dakar au Sénégal. Bonjour Moussa.
Moussa : Bonjour Laurence.
Laurence Garcia : Merci d’être avec nous ce matin. Je crois savoir, Moussa, que vous êtes formateur en e-commerce. C’est ça ?
Moussa : Oui, absolument, vous avez raison.
Laurence Garcia : L’intelligence artificielle, ChatGPT, par chez vous ou vous-même vous connaissez ? On en parle, ou pas encore, à l’école ?
Moussa : Absolument. Pour le moment, au Sénégal, l’application n’est pas très connue. D’habitude, ceux qui l’utilisent souvent sont les entrepreneurs qui donnent des formations en ligne sur les réseaux sociaux ; ce sont eux qui utilisent cette application.
Laurence Garcia : D’accord. Et vous, Moussa, que pensez-vous de l’intelligence artificielle à l’école ? Ça peut remplacer les profs un jour ou pas ?
Moussa : Ça peut remplacer les professeurs dans la mesure où le pays aura la capacité d’intégrer ce système au niveau des espaces numériques. Par exemple ici au Sénégal, dans le cadre de ce qu’on appelle l’Université virtuelle du Sénégal [5], il y a des espaces qui sont uniquement dédiés à l’intelligence artificielle où les étudiants se rencontrent souvent pour faire leurs cours.
Laurence Garcia : D’accord. En tout cas merci beaucoup pour votre témoignage, Moussa, et belle journée du côté de Dakar.
L’intelligence artificielle va-t-elle un jour remplacer les profs ? On a forcément posé la question à… ChatGPT.
Texte de ChatGPT lu par un générateur de voix : Il est peu probable que les systèmes d’IA remplacent complètement les enseignants dans l’avenir. Cependant, les systèmes d’IA peuvent être utilisés pour soutenir et compléter le travail des enseignants. Par exemple, ils peuvent fournir des moyens innovants d’apprentissage tels que des simulations interactives et des expériences personnalisées ou aider les enseignants à évaluer et à suivre les progrès de leurs étudiants.
Laurence Garcia : Il est plutôt modéré notre ChatGPT, Laurence Devillers. Sciences Po et aussi quelques écoles publiques du côté de New-York ont interdit l’usage de ChatGPT à leurs étudiants. Vous, vous dites que ça ne va pas. Il faut mieux enseigner, mieux former, notamment mieux enseigner ce que vous appelez la pensée informatique.
Laurence Devillers : Oui. Je pense qu’interdire n’est en aucune façon une solution. On a interdit les machines à calculer, on a interdit des tas de choses pendant l’éducation des enfants, on en a vu les conséquences assez négatives. Là il faut monter dans le bateau. On a l’occasion, puisque c’est critique, certains professeurs, effectivement, ne vont peut-être pas pouvoir déceler si l’étudiant a réellement fait un travail ou pas. Il ne faut pas en parler comme étant un atout toujours positif, sinon on va faire une allégorie de la paresse. Je pense qu’il est utile d’expliquer les limites, d’expliquer comment c’est fait avec un papier et un crayon.
Laurence Garcia : D’où vient la réticence ? Beaucoup de profs sont quand même réticents.
Laurence Devillers : Parce qu’ils ne se sentent pas capables de le faire. Or, pour moi, nous sommes dans une transition, ça va très vite. Il est important de poser le problème en tant que débat entre enseignants et élèves.
On voit beaucoup d’activités du côté du ministère pour former les professeurs, mais si on attend qu’ils soient formés ! Je crois qu’ils sortent du Capes pour la première fois cette année ou la deuxième fois [Le Capes Numérique et sciences informatiques (NSI) a été mis en place en 2020, NdT], je ne sais plus, et il y en a peut-être 60 pour la France entière, donc ce n’est pas suffisant. On se rend bien compte que là on va monter une mini montagne. Il est important que demain, à l’école, je le répète, en interdisciplinarité, soit le prof de maths, soit le prof de français, soit le prof de philo — alors on attend le bac pour parler de philosophie alors qu’on devrait parler des usages et de l’éthique de l’IA ! Je suis présidente de la Fondation Blaise Pascal [6] qui a été montée par Cédric Villani et des chercheurs de l’Inria et du CNRS, les fondateurs sont le CNRS, Inria et l’université de Lyon, et nous poussons à la médiation en informatique et en mathématiques pour moins de clivage dans la société, pour aller chercher tout le monde, pas en tant qu’outil qu’on va utiliser pour prétendre réduire artificiellement les écarts, mais pour comprendre la pensée informatique, comprendre ce qu’il y a dessous avec des mots simples. Je vous assure, on fait des Coding goûters [7] …
Laurence Garcia : Ça nécessite une énorme formation, tous les profs ne sont pas non plus outillés.
Laurence Devillers : Non. On a fait, par exemple, des capsules d’IA éthiques : on a un petit film où on explique des termes compliqués, on explique le concept qu’ils manipulent, par exemple, et, derrière, le professeur va débattre avec les élèves avec un certain nombre de pointeurs. Ce sont des activités où tout le monde va apprendre qu’il faut débattre de ces sujets. Avant les présidentielles, j’avais posé ce sujet sur la table, personne n’en a débattu. Or, le pouvoir d’achat des Français demain et plus largement dans le monde entier va être lié à ces outils d’IA. Il ne faut pas croire que les outils réduisent les écarts sans effort, ce n’est pas vrai. Ceux qui vont manipuler demain sont ceux qui vont faire l’effort de comprendre cette pensée informatique.
Si je vais plus loin sur la manipulation. Que font les États-Unis en ce moment ? Ils utilisent derrière ChatGPT des choses pour générer des images, vous avez commencé à en parler, DALL-E [8], par exemple, qui est un autre outil. Les restaurateurs l’utilisent maintenant pour générer des photos de menus qui pourraient davantage convaincre leurs clients de commander plus.
Laurence Garcia : Donc pour plus de consommation !
Laurence Devillers : Et ça, ça va être partout et ça déferle sans réglementation, sans normalisation. Sur l’école ça va être pareil, ça va être des surfaces. Il ne faut absolument pas être sur la surface, il faut aller au cœur de ces systèmes pour comprendre les concepts. Je vous dis qu’on fait cela avec des enfants de cinq ans à dix ans, donc ne me dites pas que tout le monde n’est pas capable de comprendre cela. Il faut juste se dire que les mathématiques ce n’est pas complexe et machin, c’est accessible à tous, c’est la façon d’enseigner.
Laurence Garcia : Les mathématiques effraient depuis longtemps.
Laurence Devillers : Il y a DES mathématiques, c’est bien le terme, c’est avec un « s ».
Laurence Garcia : La pensée informatique est une pensée philosophique : il faudrait l’enseigner, Vincent Cespedes ? Laurence Devillers dit non.
Laurence Devillers : Ce n’est pas seulement philosophique.
Laurence Garcia : Pas que, bien sûr. Il faudrait l’enseigner dès l’école primaire quelque part ?
Vincent Cespedes : Moi je suis pour qu’on enseigne la philosophie, c’est ce qui permet de justement régler. En fait, comprendre comment la machine marche c’est bien, mais utiliser la machine et comprendre comment je peux l’utiliser, je pense qu’en termes éducatifs c’est aussi complémentaire. Comprendre effectivement que la machine n’est pas une personne, sortir de l’anthropomorphisme, comprendre qu’elle a des limites, qu’elle peut dire n’importe quoi notamment en histoire, c’est une catastrophe, elle invente des choses.
Laurence Devillers : Elle ne comprend pas les dates. Elle n’a pas le dénombrement des dates.
Laurence Garcia : Elle ne comprend pas les dates.
Laurence Devillers : Non.
Vincent Cespedes : C’est comme ça qu’elle est meilleure en philo, parce qu’en philo on peut planer en dehors de la réalité ! Je pense qu’il faut surtout apprendre à l’utiliser. Quand je dis qu’il faut chevaucher la bête, c’est surtout l’utiliser. En quoi l’IA, l’intelligence artificielle, va-t-elle être complémentaire d’une démarche intellectuelle humaine, que ça soit pour rédiger des articles, que ça soit pour préparer des stratégies, l’IA va s’inviter comme un compagnon plus ou moins bien dressé, plus ou moins fidèle dans toutes les démarches. C’est déjà le cas. On peut s’alarmer, par exemple, de l’IA qui fait du dessin. Je discute beaucoup avec des entrepreneurs, les architectes sont ravis de pouvoir demander à l’IA « je veux un hôpital avec cinq arbres, etc. » et vous avez l’IA qui vous propose des centaines de dessins, vous choisissez le meilleur. On peut dire « mon dieu, ça va enlever des métiers de dessinateur et autres », mais en fait l’IA va s’inviter, va s’hybrider avec l’humain. C’est ce que je décris dans mon livre Le monde est flou – L’avenir des intelligences, c’est-à-dire l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. En fait, nous allons arriver à ce que j’appelle une intelligence connective.
Laurence Garcia : Connective, connexion.
Vincent Cespedes : Connective, connectée. Il va falloir qu’on développe à l’école cette intelligence de pouvoir se connecter les uns avec les autres, ce qui n’est pas le cas de l’école. L’école actuelle ce sont des échelles d’évaluation individuelle où les élèves sont très isolés les uns des autres. Il y a déjà une immense réforme à faire.
Laurence Garcia : Par rapport au collectif, par rapport au groupe.
Vincent Cespedes : Exactement.
Laurence Garcia : Sauf que ça peut remettre aussi en question la notion d’autorité du prof. Si on partage les savoirs et les conversations ou autres, c’est une vraie une question entre le sachant et l’apprenant.
Vincent Cespedes : Les professeurs doivent aussi réfléchir à leur propre crispation narcissique par rapport à l’intelligence artificielle.
Laurence Garcia : Ce n’est pas très sympa pour les professeurs qui nous écoutent !
Laurence Devillers : Je ne suis pas d’accord.
Vincent Cespedes : Pour tout le monde, pour l’humain. Je ne veux pas blâmer les profs qui font un métier formidable, évidemment ! Nous avons tous quelque chose de narcissique et une sorte de faille narcissique face à l’IA, l’IA qui connaît plus que nous dans la simple érudition, l’IA qui formule les choses peut-être plus rapidement que nous. Nous allons être humiliés. Là ce n’est rien, on parle de ChatGPT. Dans mon livre, j’invente le dialogue avec une intelligence artificielle du futur, elle nous bat à plate couture dans tous les domaines, ça arrivera, on le sait. Face à l’IA, nous devons réfléchir sur notre propre narcissisme. Beaucoup de rejets de l’IA viennent de notre faille narcissique. Nous avons une crispation narcissique, nous ne supportons pas qu’une machine nous batte. En fait, la machine c’est de l’humain, c’est l’humain qui bat de l’humain.
Laurence Garcia : Elle a été conçue par des humains, de toute façon.
Vincent Cespedes : Il faut revenir à ça, donc il va falloir qu’on développe notre intelligence connective. Comment, en nous connectant à des intelligences artificielles, nous pouvons être plus justes, plus performants, plus rapides et tout ce que vous voulez.
Laurence Garcia : Vous ne voyez pas la tête de Laurence Devillers parce que l’émission n’est pas filmée, elle prend énormément de notes. Vous n’allez pas l’air tout à fait d’accord avec Vincent Cespedes. Quel est le problème ? On va demander à ChatGPT.
Laurence Devillers : On va niveler l’intelligence vers le bas si on vous écoute, c’est-à-dire que le mainstream ça va être la façon de penser. Je suis désolée, faire des statistiques sur des grands nombres c’est finalement avoir des idées préconçues, les idées reçues de tout le monde, voire les idées reçues fake news. C’est cela qui va être demain nos connaissances.
Vincent Cespedes : Je ne pense pas avoir dit ça. J’entends ce que vous dites, mais je n’ai pas dit cela, je n’ai pas parlé de fake news.
Laurence Devillers : Vous n’avez pas dit ça, mais c’est ce que fait le système.
Vincent Cespedes : Non pas du tout. Si on sait bien l’utiliser, si on sait mal l’utiliser, oui. Toute la question c’est comment je l’utilise bien pour sortir des fake news et aller vers plus d’intelligence, plus de propositions, plus d’ouverture.
Laurence Garcia : C’est là où il y a peut-être une responsabilité aussi de montrer aux élèves comment l’utiliser.
Laurence Devillers : Absolument. Comment ça marche.
Vincent Cespedes : Comment ça marche ce n’est pas comment l’utiliser, c’est tout ce que je voulais pointer.
Laurence Garcia : Ce sont les deux.
Laurence Devillers : Ce qu’on fait c’est comment l’utiliser, ce sont les usages et l’éthique. On propose ça en cycle 3.
Vincent Cespedes : Je peux savoir comment une voiture marche, mais je peux très bien ne pas savoir conduire une voiture, donc ce n’est pas pareil. C’est pour cela que je parle de chevaucher. Ce n’est pas comprendre comment le cheval fonctionne, je chevauche bien le cheval, mais je ne sais pas comment ses boyaux fonctionnent. C’est différent, la question est différente.
Laurence Garcia : Laurence Devillers.
Laurence Devillers : Je n’ai jamais parlé de faire du code, d’ouvrir, de faire des machines soi-même. J’ai juste dit qu’il fallait comprendre les concepts technologiques qui sont derrière. On ne peut pas faire que de la philo là-dessus, je suis désolée. On doit être en interdisciplinarité. Les philosophes qui restent juste sur la philosophie ont loupé le train. Les informaticiens qui ne regardent jamais les philosophes ont aussi loupé le train.
Vincent Cespedes : C’est pour cela que je parle d’hybridation.
Laurence Garcia : Donc interdisciplinaire.
Laurence Devillers : L’hybridation nous amène au cyborg [9] quand vous en parlez comme ça avec l’histoire du narcissique. Moi je suis contre ces termes extrêmement provocateurs quelque part. Il faut rester à un niveau cohérent, simple. Ce ne sont pas des concepts si compliqués. On va demander aux enfants de coder en cinquième, il ne s’agit pas d’en faire des codeurs, il s’agit d’en faire des gens capables de réagir correctement devant les usages, de comprendre ce que fait la machine, avec des concepts, sur un papier crayon, pas avec une machine, déjà, donc l’algorithmie, qu’est-ce que c’est qu’un processus, que font les machines. On fait ça avec des enfants de cinq/dix ans avec des capsules d’IA éthiques.
On a monté à trois chercheurs un truc comique, un thriller, une comédie qui sera jouée à Avignon, donc une pièce de théâtre dans l’idée de mettre un ChatGPT au centre de la scène qui mémorise nos vies, qui interagit avec nous et le voir un peu avec nous va permettre de se poser des tas de questions. On le fait sous l’angle de l’humour qui est finalement, à mon avis, la meilleure façon de comprendre que ce truc n’est pas super génial. Prenons un peu de recul, marrons-nous avec ça pour essayer de comprendre la distance à avoir pour bien l’utiliser. Ça ne sera pas notre compagnon, ça sera un assistant, ça sera un outil.
Laurence Garcia : Ça restera un assistant.
Laurence Devillers : Si c’est un compagnon ça veut dire que je développe un affect particulier avec ce système, je ne traite pas tout le monde de compagnon.
Laurence Garcia : Pardon Laurence Devillers, mais quand vous avez signé ce livre Les robots émotionnels.
Laurence Devillers : J’ai bien fait la différence. J’ai bien montré qu’on se faisait manipuler par le bout du nez si on considère que c’est un compagnon. C’est un assistant et on n’est pas un cyborg, on n’est pas encore, grâce à Elon Musk avec des implants cérébraux pour nous dire comment on va penser. Le côté cosmique de la connective avec les machines qu’on nous propose, dans les médias, partout, à un point qui va jusqu’à des implants cérébraux profonds dans le cerveau, est hallucinant.
Laurence Garcia : On n’en est pas là.
Vincent Cespedes : Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Laurence Devillers : Il faut faire attention. Il va revenir à quelque chose de simple.
Vincent Cespedes : Pour revenir à votre humour, j’aime bien l’idée de se marrer, marrons-nous, première chose. Et, deuxième chose, l’hybridation, que vous le vouliez ou non Laurence, a déjà lieu.
Laurence Devillers : Je sais, je parle de coévolution avec ma machine depuis dix ans.
Vincent Cespedes : Donc pas besoin de puce sous la peau. Les jeunes, déjà, s’éclatent avec ça, les artistes, on l’a vu, Laurence Garcia vient de nous mettre une artiste qui s’est hybridée, c’est-à-dire qu’elle a utilisé l’IA pour composer. Je suis moi-même compositeur, je travaille aussi avec l’IA dans la composition. Maintenant on ne saura même si les dessins viennent d’une IA ou d’un dialogue IA machine, donc l’hybridation a lieu, nous nous hybridons naturellement. Je ne parle pas de chimie et de biologie, je parle simplement de produire de l’intelligence, produire de l’adaptation à des systèmes nouveaux qui se présentent à nous, eh bien l’IA va être notre assistant, si vous voulez bien, mais c’est oublier notre capacité empathique vis-à-vis de l’IA et vous ne pouvez pas gommer ça. Ce n’est pas parce que je sais que l’IA est une machine de silicone que je ne vais pas la trouver formidable, la trouver nulle et avoir des affects. Nous ne pouvons pas réduire notre affectivité, ce serait devenir une machine face à la machine et c’est le pire usage. Nous allons mettre l’affect là où l’affect n’est pas. Nous allons dialoguer avec la machine et nous allons l’engueuler. On fait déjà ça avec Siri, je vous garantis qu’avec ChatGPT on le fait déjà.
Laurence Garcia : Pardon, il y a pas mal d’internautes qui s’amusent forcément un petit peu avec ChatGPT, qui veulent le faire sortir de ses gonds en l’insultant ou autre. Il arrive à ChatGPT de dérailler un petit peu, tout en s’excusant quand même après après, malgré tout.
Vincent Cespedes : Elle est très polie.
Laurence Garcia : Elle est très polie.
Laurence Devillers : Elle est policée par censure.
Laurence Garcia : Polie, policée par censure nous dit Laurence Devillers.
Laurence Devillers : Elle a des propos qui sont hallucinants, qui sont très drôles pour faire de la créativité avec, je suis tout à fait d’accord. Elle n’a aucune façon de vérifier ce qu’elle dit pour l’instant, mais il va y avoir ça derrière. On a la possibilité, à l’heure actuelle, d’avoir un outil qui n’est pas totalement terminé, qui est mis dans nos mains pour être expérimenté, sur lequel il faut absolument jouer pour en comprendre les limites, ce qui est difficile à faire par la machine, ce qui est facile à faire. J’irais sur l’idée que, justement, il faut faire un pas de côté, il faut trouver ça assez amusant. Mais, vous savez, on parle déjà à sa voiture, à sa montre, à l’ascenseur, ce n’est donc pas nouveau.
Laurence Garcia : Moi je ne parle pas à ma voiture !
Laurence Devillers : Vous savez quoi, les aspirateurs. Je vais vous donner un exemple.
Laurence Garcia : Je ne parle pas à mon aspirateur !
Laurence Devillers : Peut-être qu’en tant que femme vous parlez moins que les hommes à ces choses-là. Si je prends les aspirateurs Roomba, qui ne se sont pas avec un visage humain ni quoi que ce soit, qui se heurtent aux murs, qui vont laver chez vous.
Laurence Garcia : Qui marchent tout seuls.
Laurence Devillers : Qui ont une autonomie très brève, limitée à aller prendre un peu d’énergie à la prise. Eh bien les gens qui en ont un qui est cassé, ils le rapportent chez Darty en disant « je veux le même, parce qu’il connaît ma maison ! », et ils sont un certain nombre. L’anthropomorphisation des choses ou le fait de jouer avec ces objets autour de nous est naturel. Évidemment qu’on ne va pas aller contre ça, je dis juste que ça va être une amplification parce qu’on doit clarifier la nature et le statut de cette parole artificielle, ce que personne n’a pensé. Le pire étant de faire parler les morts. Vous avez maintenant des startups qui vont dans les maisons de fin de vie, récupérer des données auprès des personnes âgées en leur promettant et à leurs descendants d’avoir la voix de son père sur son portable.
Laurence Garcia : Là on est encore sur un autre débat.
Il m’a manqué ChatGPT, on lui a demandé « est-ce que l’intelligence artificielle rend plus intelligent à l’école ou pas ? D’ailleurs c’est quoi un élève intelligent ChatGPT ? »
Texte de ChatGPT lu par un générateur de voix : En tant qu’IA, je n’ai pas de croyance ni de jugement personnel, car je suis programmée pour être impartiale et fournir des informations impartiales.
Laurence Garcia : Impartial, poli, ferme, ChatGPT. Il y a quand même une question qui se pose : que va-t-on de ce temps de cerveau disponible qui nous reste si, finalement, on travaille un peu plus vite les devoirs à la maison ? Pour les étudiants, pour les élèves, c’est aussi une question quand même ; ça nous laisse du temps.
Vincent Cespedes : Je pense que ce qui fait notre humanité d’être humain, c’est la créativité, c’est le don, c’est l’art, c’est le jeu, c’est l’intelligence, c’est la parole, c’est l’amitié, c’est ça une vie humaine. Je ne pense pas qu’on va devenir plus paresseux. L’usage premier c’est dire « j’essaie d’arnaquer le système scolaire qui veut m’évaluer en utilisant une machine », mais, très vite, les élèves vont utiliser et s’hybrider avec ça et, d’ailleurs, il va être impossible de voir la différence entre une copie faite avec la machine, mais mélangée avec la prose de l’élève.
Laurence Garcia : Il n’y a pas de logiciel anti-plagiat ?
Laurence Devillers : Si, il y en a.
Vincent Cespedes : On nous vend ça, mais, encore une fois, un élève qui s’hybride. Un élève qui fait un copier-coller, là on peut le savoir. Mais un élève qui va s’inspirer d’une phrase, d’une tournure, d’une connaissance que la machine donne, qui va la vérifier sur Wikipédia, qui va la mélanger à sa sauce, on ne pourra pas le tracer. L’hybridation dont je parle c’est cela.
En fait, ça va nous rendre créateurs autrement, créatifs autrement. Et j’espère que ça va révolutionner l’école, on attend ça depuis 40 ans. On est encore dans une école archaïque où toute la jeunesse, toute l’adolescence des élèves est vouée à des profs qui leur déposent dans la tête des contenus de connaissances sans pouvoir vraiment comprendre les tenants et les aboutissants. L’éducation doit aujourd’hui être révolutionnée. Nous devons former des citoyens démocratiques, lucides, capables de jugement critique, capables de débat. Je peux vous dire que l’école ne produit pas ça encore, en tout ça en France aujourd’hui. Je pense que ça peut libérer et nous faire avancer. ChatGPT peut le faire, donc je vais apprendre à l’école des choses que ChatGPT ne peut pas faire : le tour de main, l’intelligence, la vraie, la créativité. Plutôt de ressasser du « Victor Hugo a dit », ce que ChatGPT peut faire, eh bien on va peut-être créer, on va peut-être pousser les élèves à être beaucoup plus créatifs, à interagir entre eux, et ça serait une belle révolution.
L’extrême, c’est Sugata Mitra [10] et d’autres qui disent, finalement, que le professeur doit devenir un facilitateur d’apprentissage : pour la maison on vous donne des vidéos, on vous donne du ChatGPT et, à l’école, vous allez tester les pratiques collectivement. Je ne suis pas du tout dans ce modèle-là et on l’a vu avec le confinement. Avec le confinement on a eu du télé-enseignement et ça a été un fiasco total. C’est-à-dire que sans le lien humain et l’intuition nous n’arrivons pas à mettre du nôtre. Les bons profs que vous avez eus ce ne sont pas ceux qui récitaient le mieux les matières qu’ils avaient apprises, les bons profs que vous avez eus étaient capables de passion et d’empathie. ChatGPT est encore très loin de ça.
Laurence Garcia : Laurence Devillers veut réagir au sujet de la télé-école ou à distance.
Laurence Devillers : J’ai eu des cours avec 80 étudiants à distance. En fait, comme il y avait tous les noms au-dessus, je pouvais poser des questions à chacun. Dans un amphi, quand vous en avez 80, dire « vous, monsieur untel, que pensez-vous de ça ? » ! J’ai eu au contraire un cours très interactif.
Vincent Cespedes : Je parlais du collège et du lycée, je ne parlais pas de la fac, c’est autre chose.
Laurence Devillers : Si j’avais été au collège ou au lycée j’aurais fait pareil.
Vincent Cespedes : Non, pas du tout ! C’était terrible ! Le bilan de ça !
Laurence Garcia : Sur la durée, sur le long terme, ça a coûté quand même beaucoup de décrochage scolaire.
Laurence Devillers : Nous étions tous devant un mur qu’il fallait dépasser, donc intelligemment, agilement, il fallait inventer autre chose. Évidemment on ne restait pas sur le même cours que d’habitude. J’ai modifié plein de choses. Si on n’est pas agile en tant qu’humain pour s’adapter, où va-t-on ?
Vincent Cespedes : Est-ce que vous continueriez cela ? Pourquoi, après tout, vous déplacer en cours, pourquoi ne pas continuer à faire du télé-enseignement ?
Laurence Garcia : Pour terminer rapidement, il nous reste une petite minute.
Laurence Devillers : Je fais les deux.
Vincent Cespedes : Mais c’est un fiasco au collège, je vous le dis, le télé-enseignement au collège ne marche pas du tout. Les profs ont fait un super boulot. Mais un élève a besoin d’un contact humain et de savoir qu’il y a un humain en face. Ça vous semble étrange ?
Laurence Devillers : Pas du tout ! Je travaille sur les émotions dans mon labo. Je travaille sur tous ces aspects qui sont reproduits par les machines de façon absolument simplifiée et sans du tout la teneur de ce qu’on a partagé entre nous. On parle d’empathie artificielle, il n’y a pas d’empathie artificielle, il y a juste une imitation.
Tous ces systèmes ne sont que des imitations qui viennent des traces d’humain. Attention à la manipulation, certains le font et d’autres l’utilisent. Pour l’utiliser intelligemment, il faut ouvrir le capot de la voiture.
Laurence Garcia : On ouvre le capot de la voiture et on chevauche la bête, pour terminer.
Merci beaucoup pour cet échange passionnant. Vous n’êtes pas toujours d’accord, mais c’est ça qui est bien aussi.
Laurence Devillers, professeur d’informatique à la Sorbonne. Je rappelle le titre de votre livre Les robots émotionnels, aux Éditions de l’Observatoire, merci beaucoup. Vincent Cespedes philosophe, essayiste, Le monde est flou – L’avenir des intelligences, c’était aux Éditions Plon. Je pense que nous n’avons pas été trop flous. C’est bien.
Merci beaucoup à tous les deux.
Pour terminer sur RFI, on s’écoute un vrai artiste, cette fois-ci ce n’est pas un algorithme qui chante, c’est le franco-congolais Bantunani avec ce titre Bantu power sur RFI.
Pause musicale : Bantu power par Bantunani.
Laurence Garcia : 8 milliards de voisins et de voisines c’est fini. Merci bien sûr à toute l’équipe : Romain Dubrac, Damien Roucou et Valentine Lemaire.