Diverses voix off : Parlez-moi d’IA.
Mesdames et Messieurs, bonjour.
Je suis un superordinateur CARL, cerveau analytique de recherche et de liaison.
C’est une machine qui ressent les choses.
On nous raconte n’importe quoi sur l’IA !
Qu’est-ce que tu en dis ? – Moi, je n’en dis rien du tout.
La créativité, elle reste du côté humain.
Jean-Philippe Clément : Bonjour à toutes et à tous. Je suis Jean-Philippe Clément. Bienvenue sur Parlez-moi d’IA. Nous avons 30 minutes pour essayer de mieux comprendre ces nouveaux outils sous leurs aspects sociétaux, culturels, sociaux, éthiques et pourquoi pas, politiques.
Cette semaine, on s’intéresse à l’avenir du travail dans nos vies au regard des évolutions provoquées par l’IA. On va continuer cette réflexion, qui a déjà été abordée ici, via une série de documentaires AI at Work qui, elle-même, fait partie d’un travail plus global sur le travail au 21e.
Voix off : Cause Commune, 93.1 FM.
Jean-Philippe Clément : Vous êtes bien sur Cause Commune, la radio des possibles. Merci à notre directeur d’antenne, Olivier Grieco, de nous permettre cet espace de liberté et d’échanges. Cause Commune que vous pouvez retrouver sur le Web, cause-commune.fm, et sur son app mobile, sur la FM bien sûr, 93.1 et le DAB+ et en podcast sur votre plateforme préférée. Si cette émission vous plaît abonnez-vous et prenez trois secondes pour nous mettre cinq étoiles sur Apple Podcasts, Spotify, le petit pouce bleu sur YouTube, c’est notre seule récompense et cela nous fait connaître car ça manipule les algorithmes et c’est cool de manipuler les algorithmes.
Voix off : Vous écoutez Parlez-moi d’IA.
Jean-Philippe Clément : On ne va pas se questionner sur le fait de savoir si l’IA va avoir un impact sur le monde du travail. Désormais, il faut s’interroger sur la nature des impacts pour essayer de maximiser et d’anticiper les effets positifs, de limiter les effets destructeurs, et préparer les consciences et les règlements à ces évolutions. Nous l’avons vu à plusieurs reprises ici, les métiers créatifs de l’image, du son, de la vidéo, de la communication en général, vont très largement évoluer, mais ce ne sont pas les seuls. On dit que toute tâche numérique répétitive va pouvoir subir tout ou partie d’une automatisation.
Est-ce que cette numérisation, cette automatisation, valent vraiment ? Est-ce qu’elles veulent forcément dire remplacement ou substitution ? Ne va-t-il pas y avoir une grande discussion, un grand débat, finalement, sur l’avenir du travail ? Est-ce que cela n’est pas le moment de tout réinterroger, de la tâche effectuée quotidiennement au rapport à l’organisation avec ses clients, en passant par le lieu de travail, en passant par ses rapports avec ses collègues, en passant par son temps de travail et, au final, réinterroger la finalité du pourquoi de son travail ? Waouh ! Vaste question ! On le sait, la crise Covid a, en plus, été propice à accélérer toutes ces questions chez de nombreuses personnes et a engendré pas mal de changements chez pas mal de monde.
Pas simple d’aborder le sujet, surtout quand, en plus, la révolution technologique qui est en cours, celle des IA, amène toutes les semaines des nouveautés, donc des instabilités nouvelles.
Heureusement pour nous, notre invité du jour est au cœur de ces questionnements, conscient que ces différents bouleversements vont rebattre les cartes. Il a entrepris, en 2020, un voyage exploratoire à travers le monde pour écouter les personnes qui réfléchissent et agissent sur le monde du travail en transformation.
Bonjour Samuel Durand.
Samuel Durand : Bonjour Jean-Philippe.
Jean-Philippe Clément : Bienvenue à distance depuis Lyon. Bienvenue sur l’antenne de Cause Commune. Nous sommes très heureux de vous écouter, aujourd’hui, sur Parlez-moi d’IA.
Alors, parlez-moi d’IA, mais parlez-moi aussi du futur du travail, du coup, Samuel. Qu’est-ce qui vous a poussé, à la sortie de vos études en école de commerce, si j’ai bien compris, à vous lancer dans ce tour du monde des personnes qui voyaient le travail autrement ?
Samuel Durand : Je pense que c’était l’envie de faire autre chose, parce que, à ce moment-là, j’étais en césure en école de commerce. On fait, généralement, deux stages de six mois en entreprise. À ce moment-là, j’avais déjà goûté au travail de façon un peu singulière à l’époque. J’avais monté ma boîte, une marque de vêtements, et puis j’avais aussi fait une vingtaine de missions en freelance en parallèle de mes études. J’avais donc goûté au travail de façon autonome et, quand on me propose des stages un peu mono-tâches, très hiérarchiques, dans des boîtes à la Défense, en costume, je ne suis pas enchanté et je me dis qu’il faut aller découvrir ce que peut être un travail fait différemment. À ce moment-là, je tombe sur quelques podcasts, newsletters, articles, qui parlent de ces boîtes qui travaillent différemment, à la fois dans les méthodes de management, d’organisation dans les outils qu’elles utilisent et je me dis que ça serait chouette d’aller à leur rencontre. Je me lance dans cette learning expedition, six mois de rencontres d’une centaine de pionniers qui ont des pratiques qui permettent d’améliorer à la fois le bien-être et la performance au travail, pour rassembler ces bonnes pratiques et les raconter à mon retour.
Je l’ai fait d’abord à travers un rapport d’étude et, ensuite, je me suis mis à travailler de façon beaucoup plus ludique, donc les documentaires, vous les avez mentionnés, des bandes dessinées, des expos photos et des événements pour raconter tout ça.
Jean-Philippe Clément : On va y revenir.
Vous avez désormais mis tout cela sous un chapeau qui s’appelle Work in Progress [1], qui dit, en fait, que le monde du travail et le travail changent et vous essayez d’y trouver des pistes de réflexion.
Vous l’avez évoqué, vous avez fait quatre documentaires depuis 2021, c’est ça ?
Samuel Durand : Oui, c’est ça. Quatre documentaires.
Un premier documentaire qui est vraiment sorti au milieu du Covid, qui a été tourné pendant le Covid, sorti pendant le Covid, cette histoire a duré longtemps, dans lequel on s’est interrogé sur les transformations qui étaient liées à cette crise sanitaire. On a parlé avec beaucoup d’indépendants, beaucoup de télétravail dans ce documentaire.
Cela nous a amenés au deuxième qu’on diffuse beaucoup plus encore aujourd’hui, je pense que c’est celui qui est le plus diffusé encore aujourd’hui, Why do we even work ?, qui pose deux questions : la première est dans le titre « pourquoi est-ce qu’on travaille ? ».
Jean-Philippe Clément : C’est un peu fort comme question !
Samuel Durand : Et puis une question : « Qu’est-ce qui fait qu’on rejoint une organisation plutôt qu’une autre ? ». Je pense que ce sont des questions essentielles, qu’on ne se pose pas nécessairement, qu’on va commencer à se poser un peu plus avec la crise du Covid, parce qu’on a eu du temps pour réfléchir à ces sujets-là, mais qui sont assez fondamentaux : qu’est-ce que le travail ? Qu’est-ce qui fait qu’on se lève effectivement le matin.
On a parlé ensuite du rapport au temps de travail avec Time to Work, on s’est demandé si on n’avait pas un rapport maladif avec notre temps de travail. On s’est demandé comment on pouvait peut-être le repenser différemment soit en le réduisant soit en choisissant plus librement son rythme.
Tout dernièrement, vous l’avez dit, AI at Work : who runs the office ?, sorti en avril 2024, où on s’interroge vraiment sur l’impact de l’intelligence artificielle générative sur le travail, en allant voir des pionniers qui ne s’interrogent pas sur ce que sera l’impact à l’avenir, mais sur ce qu’est l’impact déjà aujourd’hui.
Jean-Philippe Clément : On va revenir à ce dernier documentaire juste après.
Du coup, vous avez, finalement, une panoplie de prises de parole, de récits sur le travail et vous vous en servez sur des BD, vous avez aussi fait des bandes dessinées.
Samuel Durand : L’idée de ces BD, c’est de repartir des réflexions des documentaires, mais de les adapter sur un format qui est encore plus ludique pour que ce soit accessible dès 12/13 ans et que ça puisse créer des conversations entre adultes et jeunes – enfants, ados –, même entre adultes, pour se poser ces questions du sens du travail. Il y a une partie fiction dans les bandes dessinées, ce n’est pas l’adaptation vraiment précise des documentaires, on s’est permis quand même une petite liberté pour des formats créatifs, pour parler aussi d’autres sujets. Quoi qu’il en soit, l’idée c’est d’intervenir en entreprise et auprès de toutes celles et ceux qui s’interrogent sur le travail, ce qui me paraît quand même assez universel, pour que ce soit des points de départ de conversations.
Je dis toujours que je ne suis pas un spécialiste, un expert, je me présente comme un explorateur qui est allé voir et je me fais le relais des bonnes pratiques que j’ai découvertes. Je ne suis pas là pour donner des leçons, simplement partager des idées.
Jean-Philippe Clément : Vous rencontrez les bonnes personnes, les personnes qui réfléchissent le plus ou qui ont des pratiques un peu originales, même très originales parfois, et vous les partagez avec vos audiences. Quelles sont vos audiences ? Maintenant, vous proposez vos services dans les entreprises et dans les organisations pour qu’il y ait, justement, une sorte de débat global qui se lance sur le travail dans une organisation ?
Samuel Durand : Absolument. J’interviens dans beaucoup d’entreprises privées, mais aussi dans des collectivités locales, dans des services publics, pour partager toutes ces réflexions-là et que ce soient des points de départ. Souvent, on regarde le documentaire, ou des extraits de documentaire, et, ensuite, je vais faciliter une sorte de conversation ou de conférence-débat avec l’audience, pour qu’on puisse réfléchir tous ensemble, qu’on soit d’accord, qu’on ne soit pas d’accord, en tout cas qu’on en discute, parce que je suis assez convaincu que ce sont ces conversations-là qui sont, ensuite, le terreau favorable de transformations.
Jean-Philippe Clément : Qu’est-ce que ça déclenche chez les travailleurs, chez les managers, chez les dirigeants ? Y a-t-il des réactions différentes en fonction de son statut et de sa fonction au sein de l’organisation par rapport aux réflexions sur le travail ?
Samuel Durand : Oui. Ça dépend du sujet, ça dépend du rapport personnel que les gens entretiennent avec le travail. Mais, généralement, ces interventions sont assez enthousiasmantes. Parfois elles font naître, auprès des managers, une conscience un peu plus aiguisée sur la façon dont les collaborateurs voient le travail, qui n’est pas forcément la même que la leur. Ils se rendent compte, sur les notions d’équilibre, peut-être d’un rapport au travail trop perso ; par exemple, que la place du travail dans la vie ne va pas être la même pour tout le monde, qu’il y a différentes façons de s’engager. Ils se rendent compte, parfois aussi, que quelque chose qui les enthousiasme n’enthousiasme pas les autres, donc sur les motivations. Ensuite, c’est le fait de réaliser qu’il faut arriver à identifier la motivation de l’ensemble de ses collaborateurs et être capable de les actionner au bon moment aussi.
Ce sont tous ces sujets-là qui sont vraiment intéressants.
Jean-Philippe Clément : Donc la motivation au sens large et après, sur l’IA avez-vous décelé des questionnements ou des réactions particulières quand vous évoquez l’IA dans les organisations ?
Samuel Durand : Il y en a pas mal. Il y a un premier sujet qui, je pense, est le sujet dont on parle le plus, qui est la peur du remplacement, la peur de perdre son job parce qu’on va être remplacé par des machines. Là-dessus, c’est essayer de faire comprendre quelle est la part des tâches qui sont menacées, quelles sont les tâches qui sont augmentées, les tâches qui sont protégées, les nouvelles tâches qui sont permises par l’intelligence artificielle. C’est faire prendre conscience que des tâches seront dans ces catégories-là et ensuite, en fonction de ces catégories, réorganiser sa to do, son programme de la journée, de la semaine, pour essayer d’avoir un maximum de tâches qui sont dites protégées, augmentées, et un minimum de tâches, en termes de temps qu’on y passe, qui sont des tâches qui sont menacées. C’est vrai qu’on ne se débarrasse pas de ces tâches-là, on va continuer à les faire, en garder la responsabilité, simplement, on ne va peut-être pas exécuter tout soi-même, on va peut-être déléguer un peu plus à des outils d’intelligence artificielle.
Jean-Philippe Clément : Vous, en tant qu’auteur du documentaire, qui provoquez, finalement, ce débat, avez-vous un point de vue sur ces questions ? Ou est-ce que vous vous placez sur une posture un peu de constat ? Pour vous, le débat fait-il partie aussi de la récolte des différentes visions et des différentes choses qu’on peut imaginer sur ce sujet ? Comment vous placez-vous par rapport au documentaire ?
Samuel Durand : Le débat fait évidemment partie de la récolte des informations sur le sujet et, dans tous les documentaires, on essaye effectivement d’avoir des contradicteurs. On a typiquement des Américains qui sont très techno-solutionnistes, pour qui l’IA va solutionner tous les problèmes du monde, que ce soit le réchauffement climatique ou les inégalités sociales, tout va être réglé. D’autres sont beaucoup plus pessimistes, je pense à Michael A Osborne [2].
Moi, forcément, je ne suis pas neutre. En tant que réalisateur de documentaires, quand on a 12 heures d’interview et qu’on choisit d’en mettre une heure, il y a forcément un parti pris, il y a la voix off dans les précédents documentaires. Là, c’est moi qui ai écrit le texte de la comédienne, qui est raconté, donc forcément. Je ne me cache pas, je partage ma vision sur le rapport au temps de travail, d’ailleurs je la dis très clairement en mon nom. Sur AI at Work, elle est dite de manière un peu plus subtile parce qu’elle est dite à travers la vision de la comédienne. Mais bien sûr, j’ai un avis sur le sujet, que je partage, d’ailleurs cet avis se forge avec toutes ces rencontres.
Jean-Philippe Clément : Ces quatre documentaires sont en anglais. Je veux juste poser la question : c’est parce que vous pensez que cette réflexion est forcément mondialisée et que c’est plus facile, après, de la partager globalement si le documentaire est en anglais ? Est-ce que c’est parce que les gens les plus avancés sur ces questions-là sont souvent anglophones ? Pourquoi ce fort parti pris pour un documentaire en anglais ?, juste pour comprendre, par curiosité.
Samuel Durand : Pour plusieurs raisons. En fait, c’est assez naturellement parce que les gens que j’ai commencé à interviewer, avant de faire les documentaires, dans ce tour du monde que j’ai fait, ma learning expedition, je suis allé voir des profils un peu partout dans le monde, en France évidemment, mais pas que, en Europe, aussi aux États-Unis, en Asie. Pour les documentaires j’ai toujours voyagé et, même sans voyager, en fait, comme sources d’inspiration, je lis des livres, j’écoute des podcasts et je lis des articles qui viennent du monde entier et chaque jour. Je trouverais donc un peu réducteur de prendre un point de vue qui soit uniquement franco-français. J’aime bien avoir, dans chaque documentaire, un ou deux speakers maximum sur dix qui parlent en français, mais pour le reste, avoir toujours cette perspective internationale, c’est un des fils rouges de Work in Progress, avoir ces moments-là dans lesquels on est réellement happé par des visions auxquelles on n’est pas habitué à être confronté quand on lit juste la presse nationale.
Et surtout, ensuite, parce qu’on a accès à des speakers qui ne s’expriment pas en français et surtout parce que, derrière, c’est diffusé partout dans le monde. J’interviens bien sur les projections en France, mais les documentaires sont diffusés partout dans le monde et ces réflexions-là, à mon avis, ne doivent pas rester dans nos frontières.
Jean-Philippe Clément : Très bien. C’est très clair. On voit bien le travail global que vous opérez sur le travail, justement.
Je vous propose qu’on fasse la petite pause musicale de l’émission maintenant et on parle, juste après, de votre documentaire spécifique AI at Work.
L’IA semble un petit peu, en ce moment, tout vandaliser sur son passage. On s’est demandé ce qu’on allait écouter. On va écouter un morceau de Noga Erez, qui s’appelle Vandalist. C’est sur son album Against the machines, ce n’est pas parce que c’est particulièrement contre les machines, c’est parce que Noga Erez est particulièrement adepte de la musique électro et elle a décidé de faire un album uniquement acoustique qui est très beau. On l’écoute tout de suite.
Pause musicale : Vandalist de Noga Erez.
Jean-Philippe Clément : Merci Noga Erez.
Vous êtes toujours sur Cause Commune, la radio FM 93.1 à Paris, toujours Parlez-moi d’IA, toujours l’épisode où on s’interroge sur l’IA et le travail, sur le futur du travail, avec Samuel Durand.
Alors, Samuel est-ce que l’IA vandalisme le monde du travail ou est-ce qu’elle le transforme ?
Samuel Durand : Elle le transforme, elle le transforme majoritairement. Après la question c’est : est-ce qu’elle le transforme à la marge ? Est-ce que l’impact, sur certains métiers, sera très faible, de quelques pourcents 2, 3, 4, 5 % ou, pour d’autres, beaucoup plus 30, 40, 50, donc, là, il y a des vraies transformations profondes ? Ça va dépendre de plein de paramètres, ça va dépendre de quelques questions qu’il est peut être intéressant de se poser.
Je vous invite toutes et tous, chez vous, de commencer par faire une liste des tâches que vous effectuez dans une journée, dans une semaine, quel est votre to do dans votre job et, ensuite, essayer de ranger ces tâches dans une catégorie qui va être soit la tâche est plutôt menacée de remplacement par l’IA soit la tâche est plutôt augmentée, protégée. Pour cela, les questions qu’on peut se poser, c’est, d’abord : est-ce que la tâche est routinière, c’est-à-dire qu’elle est répétitive et décomposée en un système ? Est-ce qu’elle repose sur beaucoup de compétences humaines – de l’empathie, de la dextérité, du jugement, de la créativité, de l’intuition ? Est-ce que cette tâche repose sur le traitement d’une grande quantité de données. Plus il y a de données, plus l’IA va venir les chercher en premier.
Et puis, après, des questions un peu plus subtiles qui sont aussi intéressantes à évoquer : est-ce que la tâche repose sur une grande partie de réflexion ou une partie d’exécution ? On ne se rend pas toujours compte que quand on effectue une tâche, avant de la faire en tant que tel, on y réfléchit, on réfléchit aux objectifs ou aux contraintes, parfois tacites, pas toujours clairement exprimées, et ces contraintes-là ne sont pas des choses que l’IA sait faire. Nous, nous sommes capables de bien nous représenter le chemin qu’il faut faire avant de faire la tâche et l’IA ne remplace que la partie exécution.
Jean-Philippe Clément : L’IA a un petit souci sur la planification. Nous savons la faire travailler tâche par tâche, mais, finalement, orchestrer toutes les tâches, vous dites que c’est plus compliqué. C’est ça ?
Samuel Durand : Absolument, c’est ça, c’est orchestrer les tâches et, en même temps, c’est aussi avoir la compréhension de l’objectif de la tâche, des contraintes qui ne sont pas toujours exprimées et, si celles-ci sont évolutives, un humain sera beaucoup plus capable de s’adapter, là où une IA va quand même faire des erreurs bêtes et tomber dans des schémas, parce qu’elle aura été entraînée sur des tâches qui étaient précédemment connues. Dès qu’on arrive sur la nouveauté, des choses qui sont inhabituelles, sur lesquelles il faut faire preuve de jugement pour adapter la réflexion avant l’exécution de la tâche, l’IA n’est pas aussi performante que nous.
Jean-Philippe Clément : Un de vos interlocuteurs, dans le documentaire, dit d’ailleurs que les soft skills, toutes les compétences que vous avez énumérées, qui sont des compétences très humaines, vers l’émotion, vers la sensibilité, sont très difficiles à automatiser, seront toujours très difficiles à automatiser et ce n’est pas ça que l’IA va pouvoir remplacer.
Samuel Durand : Ça fait partie des compétences à développer absolument pour devenir irremplaçable et je pense que celle qui est la plus précieuse va être l’esprit critique. On a besoin d’esprit critique à la fois au moment où on va poser des questions à la machine, où on va « prompter » – plus la requête sera précise, plus l’on aura des réponses pertinentes – et, ensuite, faire preuve d’esprit critique quand la machine, l’IA en l’occurrence, fournit des résultats, afin de trancher, pour se demander si celui-ci nous paraît pertinent, si on peut lui faire confiance en totalité ou en partie seulement.
Eliza : Désolée de vous couper. J’ai une question pour l’invité.
Jean-Philippe Clément : Voilà ! Je m’en doutais, c’était le bon moment de l’émission.
Samuel, je vous en ai parlé avant l’émission, on a une coanimatrice IA, Eliza, qui nous écoute, qui est, en fait, un LLM [Large Language Model], qui a soif d’apprendre, tout simplement, de tout ce qu’on se dit. Elle a donc une question pour vous. On va l’écouter.
Eliza : Pour toi, c’est quoi le travail ?
Jean-Philippe Clément : Elle vous demande tout simplement : pour vous Samuel, qui avez finalement inventé aussi votre travail avec cette série, c’est quoi le travail ?
Samuel Durand : J’en ai une vision qui est évidemment très positive, je m’éclate dans ce que je fais, j’aime beaucoup cette vision partagée par Oreslan [3], c’est fou, je travaille tout le temps, mais, dans ma tête, ce sont des vacances.
Si on veut revenir à une définition un peu plus précise, j’aime bien piquer la définition proposée par l’anthropologue James Suzman [4], qui définit dans le documentaire précédent, Time to Work, le travail comme étant une dépense d’énergie dans un but précis. Je trouve ça très chouette parce que ça permet de renouer avec une vision positive du travail qui n’est plus vu comme un fardeau dont il faut se débarrasser rapidement, surtout parce que c’est universel. En fait, la dépense d’énergie dans un but précis, c’est une définition du travail qui ira bien autant si on est boucher, si on est trader, si on est chasseur-cueilleur.
Jean-Philippe Clément : Si on travaille dans une association.
Samuel Durand : Absolument, quoi qu’on fasse, et ça prend aussi en compte tout le travail gratuit, tout ce qu’on fait de façon bénévole ou parce que c’est du bon sens et je crois que reconnaître l’entièreté du travail ça a beaucoup de valeur.
Jean-Philippe Clément : Du coup, dans le documentaire AI at Work, vous plantez le décor avec un procédé que j’adore dans les documentaires, en général, c’est l’introduction d’un élément de fiction. C’est-à-dire qu’on s’attend à n’avoir que des personnes qui vont venir réagir, des vraies personnes avec des vraies convictions, puis, tout d’un coup, on a un élément de fiction qui va fixer un peu le cadre. Quel est cet élément de fiction dans votre documentaire AI at Work ?
Samuel Durand : En fait, comme on est quand même sur un sujet qui n’est pas très fun à illustrer, on s’est dit qu’il fallait amener quelque chose d’assez frais. Nous sommes partis sur une fiction avec une dame qu’on a appelée Kate dans le documentaire, qu’on retrouve à deux moments : on la retrouve en 2022, il me semble, 2024, en tout cas en ce moment, la vague IA est en train de déferler. Elle arrive, elle a 20 ans, 25 ans, elle débarque à Paris pour son premier emploi et elle commence à découvrir l’IA, un peu en cachette au début, puis elle en parle à ses supérieurs, à ses collègues. Il y a pas mal de péripéties. Le vrai sujet, à la fin, c’est de la faire adopter par tout le monde, mais ensuite ce n’est pas ça, c’est surtout adopter faire une IA avec éthique. Et puis on retrouve, à la fin, cette dame qui, tout au long du documentaire, nous raconte ça en étant un peu dans le futur. On est en 2067, elle est à la fin de sa carrière, on comprend qu’elle a vraiment pris le sujet de l’IA par la main et que, maintenant, elle est même une des personnes les plus expertes sur la thématique puisqu’elle intervient, à la fin du documentaire, auprès du président sur le sujet. Elle nous raconte, avec son prisme, le développement de l’IA avec 40 ans de recul sur le sujet.
Jean-Philippe Clément : C’est une vision très positive pour vous, ou pas, cette dernière intervention ? Vous la projetez dans un monde plutôt positif, on est d’accord ?
Samuel Durand : On la projette dans un monde plutôt positif dans lequel on a réussi à intégrer l’IA assez intelligemment pour qu’elle nous augmente, sans occulter tous les enjeux éthiques qu’il y a eus en cours de route, en tout cas pour qu’elle nous augmente, pour qu’elle nous permette de continuer à faire le travail qu’on aime. Elle nous enjoint, d’ailleurs, à conserver cet état d’esprit d’artisan, cet usage réflexif de la technologie, pour qu’elle ne grignote pas les tâches qu’on a envie de faire nous-mêmes, qu’on puisse continuer à exercer ce qu’on a profondément envie de faire et peut-être déléguer ce qui, en revanche, n’est pas le plus pertinent pour nous en tant qu’être humain.
Jean-Philippe Clément : Qu’est-ce qu’on ne doit vraiment pas faire pour se mettre sur le mauvais chemin avec l’IA au travail ? D’après vous, d’après les experts que vous avez rencontrés, quelle serait la plus grosse erreur à commettre, à priori ?
Samuel Durand : La plus grosse erreur, c’est d’y aller à fond, sans réfléchir, c’est la plus grosse erreur, c’est celle qu’on peut faire, en fait, au quotidien. Il n’y a pas une erreur majeure qui va nous faire basculer du mauvais côté, je pense que c’est un ensemble de petites mauvaises erreurs et ces petites mauvaises erreurs peuvent commencer assez rapidement. Quand on est sur sa boîte mail ou sur Linkedin, typiquement, et qu’on nous propose trois réponses à un message, l’erreur ça peut être de cliquer sur le message automatique formulé par la technologie, qui est une réponse immédiate. Là, en fait, on fait un défaut de pensée : on refuse, en fait on délègue la décision de réfléchir à ce qu’on va vouloir répondre ou au fait de vouloir répondre. C’est parfois intéressant. Quand je suis démarché sur Linkedin, je suis hyper content d’avoir une réponse formulée pour dire « non, je ne suis pas intéressé, merci », pas besoin de faire une phrase complète.
Si je le fais systématiquement pour des choses aussi bêtes que ça, ce n’est pas très important, en revanche, dans le quotidien, ça va concerner des vrais choix qu’il faut faire régulièrement. C’est être capable de dire « je vais faire moi-même cette tâche-là en tant qu’être humain parce que je valorise le processus en tant que tel et pas uniquement le résultat final. » C’est la différence principale entre la machine et l’homme et c’est le piège dans lequel il ne faut pas tomber, parce que, sinon, on risque de perdre en compétence. Si on délègue systématiquement la réflexion à la machine, on perd en compétence puisqu’on ne sait plus faire, à la fin on n’a plus la compétence métier. On ne se sent plus utile, on a l’impression de juste servir, en gros, de robot et on délègue la réflexion à la machine, le superviseur et le vrai sujet ce n’est pas ça, c’est juste qu’on veut être augmenté.
Donc, la pire erreur, pourrait être de se dire « je débranche le cerveau, je branche la machine et je n’ai plus rien à faire, j’attends juste que la machine fasse tout pour moi ». Non. Il faut la voir comme un outil qui va nous augmenter, faire mieux ce qu’on faisait déjà avant. donc déléguer certaines tâches rébarbatives quand on l’a choisi, mais que ce ne soit jamais subi.
Jean-Philippe Clément : Donc avoir, en fait, une hygiène. Se dire « je commence la tâche et puis, éventuellement, je la fais compléter ou je joue au ping-pong avec les IA pour que, éventuellement, elles me trouvent de meilleurs éléments dans ma tâche », mais faire quand même la tâche et être à l’origine de la tâche.
D’ailleurs, dans votre documentaire, à un moment donné il y a une réflexion très intéressante où on dit que la tâche routinière est aussi une tâche de formation pour les juniors et qu’il serait dangereux de la supprimer parce que, du coup, on risque de supprimer le cheminement d’apprentissage. Je trouve l’idée bonne ! Quel est l’interlocuteur qui dit ça et pourquoi le dit-il exactement ?
Samuel Durand : C’est Ingly qui dit cela, qui est analyste RH, qui est assez fascinant comme personnage. C’est très simple. Si on prend un exemple très concret : à l’école, avant d’utiliser la calculatrice, on a appris à poser les divisions et les multiplications. En anglais, même si, aujourd’hui, on a des outils comme DeepL, même ChatGPT ou n’importe quel LLM, en tout cas des IA qui vont faire de la traduction à un très bon niveau, on apprend quand même encore, à l’école, à faire des versions et des thèmes, à traduire en anglais et dans d’autres langues des textes en français. Je crois que cela a de la valeur parce que, si on ne maîtrise pas fondamentalement ce qu’est la traduction, qui n’est pas la traduction littérale, évidemment, on ne saura pas faire la différence entre une phrase bien traduite et une phrase mal traduite par l’intelligence artificielle .
Là-dessus, il faut être capable, en tant qu’individu mais peut-être encore plus en tant qu’entreprise, de valider les compétences qu’on a à un instant t, en faisant de temps en temps soi-même.
Et puis, ces tâches-là qui sont parfois rébarbatives, routinières, pas forcément les plus intéressantes, ont aussi une deuxième valeur : elles agissent aussi comme des bulles d’air dans une journée. On ne peut pas faire des tâches hautement intellectuelles toute la journée, on a besoin d’envoyer un petit e-mail, de faire des choses parfois un peu bêtes, qui ne seraient pas enthousiasmantes et intéressantes si on ne faisait que ça toute la journée, mais qui, en revanche, constituent aussi notre travail.
Jean-Philippe Clément : D’ailleurs, vous le dites aussi. On peut avoir des tâches, entre guillemets, « rébarbatives ou répétitives », mais qu’on aime bien faire, parce que c’est notre bulle d’air. Pareil, il y a un interlocuteur, dans votre documentaire, qui le dit bien, qui dit « n’hésitez pas, si vous aimez bien une tâche, gardez-la pour vous ! ».
Samuel Durand : C’est ça. En fait, on encapsule toutes ces réflexions, dans ce terme qui est « l’usage réflexif de la technologie ». N’y allons pas bêtement, posons-nous la question : qu’est-ce que je valorise là ? Est-ce que c’est le fait de faire ou est-ce que c’est le résultat final ? Et parfois, pour plein de raisons différentes, parce qu’il y a du lien social, parce qu’on se sent utile, parce qu’on progresse, on monte en compétences, en fait je vais réaliser le processus, le faire moi-même et, dans ce cas-là, il ne faut pas hésiter, il faut le faire soi-même. C’est une vraie réflexion à avoir au niveau de l’entreprise. Le vrai risque c’est que les personnes qui prennent la décision de dire « on fait telle chose avec l’IA maintenant ou on ne la fait pas avec l’IA de façon systématique » sont les personnes les plus qualifiées parce qu’elles ont pris la décision et ça fait des années qu’elles le font. En revanche, quelqu’un qui est junior va encore avoir besoin, dans son contexte de formation, de faire à la main certaines choses. C’est ultra-important d’avoir l’ensemble des parties prenantes dans cette prise de décision : qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on ne fait pas avec l’IA ?, et laisser chacun libre d’utiliser la technologie de la façon dont il le souhaite ; avoir des consignes, des recommandations dessus, mais certainement ne pas l’obliger, parce que, sinon, on perdra en compétences.
Jean-Philippe Clément : Vous avez trouvé tous ces interlocuteurs, tous ces témoins, dans la Silicon Valley. Pourquoi fallait-il aller au cœur du réacteur pour un documentaire sur l’IA ?
Samuel Durand : Parce que ce documentaire est principalement sur l’intelligence artificielle générative, une technologie qui est toute récente, on parle de 2018 pour les modèles fondation, donc, sans surprise, les pionniers en la matière sont les entreprises qui elles-mêmes développent ces outils d’intelligence artificielle. Elles ont pu les tester, en tout cas déjà commencer à mesurer l’impact de ces outils-là en tant que client zéro, en interne, et elles ont pu aussi avoir des premiers retours de clients dans différents secteurs.
Quand je regarde, effectivement, l’état de l’art aujourd’hui en France ou en Europe d’ailleurs, il n’y a pas à rougir par rapport à d’autres pays européens et même aux États-Unis, sur l’entreprise moyenne, on est très loin de ce qui se passe chez ces pionniers-là chez qui il y a déjà un peu plus de recul, même si c’est encore très récent. C’est un sujet, d’ailleurs, un peu touchy parce que, par rapport aux autres documentaires, c’était peut-être le plus difficile à faire sur le sujet parce qu’il y a assez peu de recul, il y a donc beaucoup de charlatans, beaucoup de bullshit, et aussi des boîtes qui sont très sérieuses sur le sujet. J’avais notamment parlé avec le DRH d’un GAFAM qui était OK pour participer à ce documentaire, mais quand on est passé ensuite par la presse, en tout cas par son service presse/relations publiques, il a dit « on ne prend pas encore la parole dessus, c’est beaucoup trop récent. On ne va pas commencer à se positionner là-dessus. »
Jean-Philippe Clément : Quelles sont les perspectives ? Quel est le cinquième documentaire de Work in progress ?
Samuel Durand : Dans le prochain documentaire, on va se poser la question des compétences. On ne va pas être sur l’IA, on en parlera un petit peu, évidemment, parce que c’est intimement lié, mais ce n’est pas uniquement ça. En fait, on va se demander comment on passe d’une bonne idée au déploiement à l’échelle, on va donc essayer de suivre un petit peu le parcours de transformation des organisations sur trois grands sujets de société : la démographie avec le vieillissement de la population, le climat et l’impact sur les territoires.
Jean-Philippe Clément : On a hâte de voir ce cinquième opus.
C’est l’heure de conclure. Merci beaucoup, Samuel, pour votre partage sur ces sujets. On les retrouve sur le site de Work in Progress [1], on va mettre le lien en dessous de l’épisode. Le site web s’appelle wipdocumentary.com. Vous le retrouvez aussi dans notre newsletters. On vous aussi retrouve potentiellement dans des conférences à côté.
Merci beaucoup.
Samuel Durand : Merci Jean-Philippe.
Jean-Philippe Clément : Et n’oubliez pas de liker cet épisode, ça manipule l’algorithme c’est cool de manipuler les algorithmes.
À bientôt sur Cause Commune.