L’Erg à l’épreuve du premier confinement
Au niveau du premier confinement, nous sommes partis, comme beaucoup de gens, un peu dans l’urgence. On a donc commencé à mettre en place des outils de travail à partir de choses qui étaient déjà disponibles, notamment des choses que j’utilisais dans le cadre de mon cours de master et de bac 3, c’est-à-dire une solution qui s’appelle Mattermost [1]. Et, comme je suis en contact, comme plusieurs professeurs ici, avec l’équipe A.C.T.I.C [Appropriation Collective des Technologies de l’Information et de la Communication], Domaine public [Hébergeur indépendant et autogéré] et d’autres acteurs de l’Internet indépendants bruxellois, nous nous sommes tout de suite tournés vers eux en disant « on se retrouve dans cette situation, j’imagine que nous ne sommes pas les seuls, ça nous intéresserait d’avoir tel ou tel logiciel ». C’est comme ça qu’on a commencé, un peu sur le tas, avec tout de suite l’idée de proposer des alternatives aux plateformes vers lesquelles tout le monde se tournait très rapidement.
Le libre pour plus d’autonomie
On était effectivement dans une situation où on est plusieurs à être informés, à avoir eu des expériences et aussi à avoir fait le choix des logiciels libres depuis longtemps. Cette expérience-là est née parfois de constats dans nos parcours respectifs, que ce soit les parcours professionnels dans les secteurs du graphisme et de la communication ou nos parcours dans le secteur associatif ou militant.
Pour ma part, j’en suis venu à être très attentive à ces questions de logiciels libres dans le cadre professionnel parce que auparavant, avant de travailler ici à l’ERG, j’ai travaillé pour différentes associations, secteur non-marchand, etc., et je me suis rendu compte depuis que j’ai commencé à travailler dans ce secteur-là, dans les années 2000, que souvent les associations se retrouvaient coincées avec des logiciels propriétaires dont elles n’avaient pas la maîtrise, ce qui faisait qu’elles perdaient leurs archives, si le technicien intermédiaire, qui était généralement extérieur à l’association, faisait défaut, alors elles se retrouvaient coincées.
Après ces expériences, dans certaines associations, dans les années 2000, quand je me suis retrouvée dans des postes qui me permettaient de décider ou d’accompagner des structures associatives ou militantes dans leurs choix techniques, technologiques, j’ai toujours penché vers cette question de l’autonomie : la possibilité d’accès, de pouvoir, pour ces associations, avoir toujours la main sur leur nom de domaine, leurs archives, et que les outils qu’elles utilisent soient suffisamment standards pour qu’en cas de changement de personnel, elles puissent quand même continuer à travailler et à récupérer tout le travail qui a été fait et pas devoir toujours recommencer à zéro.
Une des raisons qui me semblent essentielles dans la perspective de ces choix d’outils pour les associations et pour le secteur non-marchand, c’est toujours cette question de l’autonomie.
La formation, une nécessité
Dans ce cadre-là, par rapport à un projet tel que celui-là, il faut quand même reconnaître qu’il ne suffit pas de mettre à disposition des logiciels : une grosse partie du travail qu’on a mené, ma collègue et moi, c’est de l’accompagnement et de la formation.
Suite à ce premier confinement, on a décidé de travailler, cet été, pour mettre en place des outils à destination des élèves, mais aussi de changer certains des outils qu’on avait utilisés lors du premier confinement. Par rapport à cela, on imaginait avoir un temps long pour que tout le monde puisse s’acclimater à ces outils et puis très vite, en septembre, on s’est rendu compte que la crise sanitaire allait peut-être plus vite, la seconde vague allait peut-être arriver plus vite que ce qu’on avait imaginé, donc, tout comme on l’a fait avec les élèves, on a décidé de faire une forme de formation pair-à-pair. J’ai d’abord vu un premier groupe de professeurs qui se sont proposés d’accompagner d’autres professeurs par la suite et de prendre en charge des groupes de façon à ce que tout le monde puisse avoir une première approche à temps.
On est parti aussi avec l’idée de ne pas bousculer les usages, c’est-à-dire que les enseignants ou les élèves qui ont pris l’habitude d’utiliser Jitsi [2] peuvent continuer à l’utiliser. On propose des choses en plus.
Par ailleurs, toujours dans cette idée de liberté d’enseignement, si les enseignants ou les élèves souhaitent utiliser d’autres choses en parallèle, il n’y a aucun problème, on ne va pas du tout imposer quoi que ce soit, puisqu’on sait aussi que les usages, par rapport aux outils numériques, sont souvent difficiles à changer, surtout quand les personnes ne se sentent pas particulièrement secures par rapport à l’utilisation du numérique. Parce que les ordinateurs sont partout, parce que le numérique est partout, de notre santé à notre banque, à tous les éléments de notre vie, on imagine que c’est évident pour tout le monde et ça ne l’est pas. Du coup, les habitudes sont à prendre en compte quand on a un projet de changement d’outil informatique dans une structure.
Je suis assez pour dire « OK, on fait les choses étape par étape, on fait cohabiter différents systèmes ». Par exemple, ici, on a une radio interne pour les étudiants, on a un serveur de streaming toujours avec ces acteurs locaux bruxellois, mais on a aussi un projet de télévision qui est d’abord retransmis sur Facebook, parce que, pour l’instant, on n’a pas eu le temps de mettre en place l’équivalent en Libre, mais c’est en projet et, pour l’instant, on s’est dit qu’on allait faire cohabiter les deux jusqu’à ce qu’on soit capable de maîtriser les deux types de chaînes. Et, même à terme, il est tout à fait possible qu’on garde les deux, ce n’est pas un problème ! Simplement, on va pouvoir montrer aux élèves que c’est aussi possible de le faire autrement.
Je pense qu’il est possible, pour des associations qui n’ont pas de personnel dédié ou qui n’ont pas d’expertise particulière en interne, de passer à ces outils si tant est qu’elles soient prêtes à consacrer du temps à l’accompagnement des projets et, surtout, qu’elles n’envisagent pas de tout faire d’un coup, un peu comme ce que j’ai expliqué par rapport au fait qu’ici on fait cohabiter différents types de logiciels puisque les profs ont la suite Google Education, les élèves sont sur un Webmail en logiciel libre. On s’est dit qu’on n’allait pas tout faire d’un coup parce qu’alors là, on va être débordé.
Je pense qu’il y a vraiment la possibilité, pour une association qui se dit qu’elle voudrait changer, ne plus être dépendante des GAFAM, de faire les choses par étapes.
Déconstruire le mythe de l’immédiateté
Je crois qu’il y a quelque chose qui nous intéressait aussi derrière le fait d’utiliser ces outils, c’est de casser le mythe de l’immédiateté du service fonctionnel 24 heures sur 24 parce qu’on ne se rend pas compte des coûts sociaux qui sont derrière cette disponibilité permanente. En fait, on sait peu de choses sur les gens qui travaillent derrière les GAFAM et, quand on a accès à leurs conditions de travail, on se rend compte que c’est assez catastrophique, que ça a un coût humain très lourd.
Ici, on s’est donné le temps de mettre les choses en place en se disant « on va faire les choses par étapes, tout ne va pas être disponible tout de suite, on commence par un bout, etc. », parce que je crois que derrière cette course qu’on a eue depuis les deux confinements, se dire qu’il faut quand même que tout continue comme si de rien n’était, en fait, on n’est absolument pas dans une situation comme si de rien n’était. Donc, par rapport à ça, on a décidé collectivement de ne pas faire comme si de rien n’était.
Le choix des outils va aussi dans ce sens-là, c’est-à-dire qu’on a vu les logiciels évoluer au fur à mesure, avoir de nouvelles fonctionnalités, on peut aussi contribuer s’il nous manque quelque chose en prenant le temps de réfléchir à ce qu’on veut.
Le fait de prendre le temps pour choisir nos outils de travail, pour apprendre à les maîtriser, c’est quelque chose qui me paraît vraiment important, tout comme dans n’importe quel secteur, on imaginerait qu’il est normal de former quelqu’un à utiliser, je ne sais pas, des caméras, des micros, du système son, vous avez appris à les utiliser, vous n’avez pas débarqué comme ça.
Pour ce qui est de l’informatique, d’autant plus que le numérique a envahi très rapidement nos vies, je crois qu’il est nécessaire de donner du temps et de libérer du temps pour que les personnes comprennent de quoi il s’agit et ne soient pas juste dans un usage complètement passif de certains logiciels et ne puissent pas passer de l’un à l’autre.
Le choix du circuit court
C’est vrai que ce qui nous intéresse dans le fait de travailler avec des acteurs locaux, c’est un peu la même chose que quand les gens disent « maintenant, je ne veux plus acheter mes légumes en supermarché, je veux savoir d’où ils viennent, etc. » C’est pouvoir recontextualiser ce que sont ces outils numériques, montrer qu’il y a de l’humain derrière, qu’il ne suffit pas juste de cliquer sur un bouton et ça marche, mais bien de montrer qu’il y a une écologie, une géopolitique derrière les outils du numérique et, quelque part, ça rejoint, pour moi en tout cas, ces enseignements que je donne en théorie de la communication et des médias, de venir se poser la question du fonctionnement et de ce qu’implique l’Internet des plateformes et l’utilisation d’un certain nombre de logiciels.
C’est vrai que faire ce choix de travailler avec un acteur local et d’utiliser des logiciels libres, c’est vraiment complémentaire, en tout cas pour moi, à ces enseignements, en termes de méthode mais aussi en termes de perspective critique. Ça permet de rendre visibles des choses qui sont, en fait, masquées, de manière générale, derrière les outils qui sont utilisés depuis le premier confinement : Teams, etc. C’est-à-dire que même quand ce sont des outils qui sont sur abonnement ou quoi, en fait, on n’a jamais vraiment une idée réelle des coûts, que ce soit en termes financiers, en termes humains : qui travaille derrière ces plateformes ? Qu’est-ce que ça veut dire d’avoir quelque chose qui est disponible 24 heures sur 24, qui est toujours fonctionnel ? Et puis, aussi, on n’a pas vraiment une idée du coût écologique de tout ça.
Donc rendre visibles, à travers ces outils-là, certains éléments de ce que veut dire de travailler en télétravail, faire du télé-enseignement, je pense que ça fait partie, pour nous, d’une réflexion un peu générale qu’on essaye d’avoir sur tous les outils, ce rapport à la technique, de manière générale, dans l’école, que ce soient les outils qui sont utilisés dans les ateliers techniques, les outils techniques de construction ou d’autres matières. C’est la même réflexion avec l’outil informatique.
Le Libre, une solution contre l’obsolescence
Il y a aussi autre chose qui est important par rapport à ces questions générales de logiciel libre dans le cadre du télétravail, c’est la question de l’équipement matériel. On voit bien qu’il y a une course à l’achat de nouveaux matériels, notamment parce que les logiciels qui font tourner les ordinateurs demandent de plus en plus de ressources. Il se trouve que l’accent est toujours mis sur l’achat de nouvelles machines et je sais que dans le secteur associatif, il n’y a pas forcément le budget pour acheter de nouvelles machines.
D’un point de vue à la fois écologique et économique, ces logiciels permettent de faire durer le matériel plus longtemps : là où il faut avoir absolument la dernière version de tel OS, que ce soit Windows ou Mac et, qu’à un moment donné, il n’y a plus de mises à jour pour votre matériel alors vous changez d’ordinateur, avec des logiciels libres, votre ordinateur va pouvoir durer plus de dix ans.
Le fait de faire connaître à la fois des plateformes, mais aussi les logiciels qui servent aux ordinateurs, qui servent sur les ordinateurs, j’ai vraiment la conviction que ça permettrait aussi au plus grand nombre d’être équipé, pas que je pense, au fond de moi, que ce soit nécessaire et vital, que ce soit un bon projet pour l’humanité, mais simplement que face à la contrainte sociale d’être connecté pour l’administration, pour ceci, pour cela, l’alternative des logiciels libres est une possibilité qui coûte moins cher globalement, c’est-à-dire aussi bien de manière environnementale que d’un point de vue économique.