Bienvenue à cette conférence « Justice environnementale et sociale. Quelle place pour le numérique ? »
Je suis Maïtané Lenoir, alias Maïwann, c’est le pseudo que j’utilise sur Internet. Je suis designer d’interfaces numériques, de logiciels, c’est mon métier, ce que je fais la plus grande partie de mon temps. Je suis aussi membre d’une association qui s’appelle Framasoft [1], une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels. Si vous ne nous connaissez pas, on a un stand au deuxième étage, avec des nouveaux flyers et des nouvelles brochures qui sont trop belles. Je ne dis pas ça pour vous appâter, mais franchement elles sont vraiment très belles.
Avant de rentrer dans le dur du sujet, je donne une définition très rapide de la notion de justice sociale : c’est une chose où il y a à la fois l’égalité des droits et une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée. Parfois, de façon très grossière, je dirais la gauche et la droite, et l’extrême droite. Voilà, soyez prévenu. Si jamais des gens font une l’apoplexie, ça va bien se passer.
Je vais parler de justice sociale et environnementale en parlant du numérique à travers trois des impacts qu’il a actuellement : l’impact sur l’environnement, l’impact sur les services publics et l’impact sur notre perception du monde. Je vais prendre des exemples un peu précis.
L’impact sur l’environnement
Je vais commencer par l’impact sur l’environnement. Pour ça, je vous raconte une petite histoire, vous allez tout de suite faire le lien. C’est l’histoire d’un pique-nique où mon amoureux m’a emmenée à la montagne pour un coucher de soleil, c’était super ! Nous sommes allés dans un champ, il y avait des vaches, d’autres gens qui faisaient un pique-nique en famille. Quel rapport avec le numérique ? En fait, il y avait des vaches et la vache n’aimait pas ma gueule. Franchement, il faut le dire comme ça. On s’est rapprochés, on a voulu la laisser passer. Elle a voulu me dire bonjour, elle est arrivée en courant et m’a tamponnée. Je me suis complètement cassé la gueule contre les rochers. Je n’ai rien eu, pas contre mon téléphone s’est fait complètement exploser.
Quel rapport avec le numérique ? Le rapport avec le numérique, c’est que je veux bien savoir qui a un smartphone ici, dans cette salle ? Qui a un smartphone de plus de trois ans ? Vous n’êtes pas représentatifs, c’est génial. J’ai déjà fait cette conférence dans un truc de gauchos et c’était encore pire, presque personne n’avait de smartphone et, en plus, ils devaient tous avoir dix ans. C’était l’enfer !
Du coup, c’est super chiant et super problématique, parce que je ne sais pas pourquoi vous allez changer de téléphone. Il peut y avoir l’attrait de la nouveauté, mais on est peut-être dans des milieux où c’est un peu moins le cas. Il y a aussi le fait que, peut-être, vous avez cassé l’écran, peut-être que la batterie ne tient plus, peut-être que l’endroit où ça se charge ne fonctionne plus. Qu’est-ce qu’on a d’autre comme possibilités ? Les logiciels à l’intérieur, peut-être que vous avez mis le téléphone à jour et il moulinait, il moulinait, il n’a jamais voulu redémarrer. Vous étiez dégoûté.
Pourquoi c’est problématique ? Parce que, côté environnemental, la phase de fabrication des équipements représente 80 % de l’impact des téléphones. À chaque fois qu’on rachète un téléphone ou n’importe quel équipement – un ordinateur, une télé, peu importe –, c’est le moment de la fabrication qui est énorme au niveau de l’impact sur l’environnement. Évidemment, plus on garde nos équipements longtemps, mieux c’est.
Je vous ai mis un super graphique, c’est 80/20. Au milieu, il y a la phase de distribution, en rose, qu’on ne voit pas, parce que c’est un pouième. Ce qui me permet aussi de dire que ce ne sont pas les mails, le problème. Si jamais il y en a encore, ici dans cette salle, qui ont entendu récemment des gens, notamment des grosses entreprises du secteur du numérique, dire « triez vos mails, c’est vraiment très important pour l’impact sur la planète ». Eh bien non ! Sur cet autre graphique la grosse part, en bleu foncé, ce sont les terminaux – les ordinateurs, les téléphones, etc. –, en rose ce sont les centres de données, les datacenters, là où sont stockés les mails : vous voyez que c’est une toute petite partie du camembert. Ce qui reste, ce sont les réseaux. Ce graphique montre la part de l’empreinte carbone associée à chaque brique du numérique. Si jamais une entreprise vous dit : « Diminuez vos mails, c’est vraiment très important, mais achetez un nouveau téléphone avec notre super promo qui vous permet d’en racheter un super plus plus », on est vraiment sur du gros greenwashing.
Du coup, j’ai une question à vous poser, puisque c’est une conférence participative, n’est-ce pas ? Entre ces trois terminaux – le téléphone, l’ordinateur et la télé –, lequel des trois a l’impact environnemental le plus élevé ? Qui pense que c’est le téléphone ? Je vous laisse lever la main. Qui pense que c’est l’ordinateur ? Et qui pense que c’est la télé ? Petite majorité pour les téléphones, eh bien, c’est la télé ! On peut faire une corrélation entre la taille de l’écran et l’impact environnemental. Si vous gardez votre téléphone pendant dix ans, mais que vous changez de télé tous les deux ans, ça n’a aucun intérêt. On peut avoir un discours plus souvent sur le smartphone, parce que c’est ce qu’on est potentiellement amené à changer le plus souvent, mais ça n’est pas du tout l’enjeu majeur.
Encore un petit graphique : les différentes façons de polluer. Vous voyez les différentes hauteurs des empreintes : tout en bas ce sont les ordinateurs, au-dessus, en plus clair, ce sont les écrans et matériels audiovisuels, donc les télés, et en rose, juste au-dessus, ce sont les téléphones. Vous voyez que la part des téléphones est toujours beaucoup plus faible, alors que c’est ce dont on entend le plus parler, « arrêtez de changer de téléphone, etc. » Après, il y a IoT [Internet of Things ] et autres, les objets connectés, les box… On voit bien que la télé représente une part vraiment majeure.
N’oublions pas la pub, notre amie la pub. J’ai pris cette photo à la gare d’Aix-en-Provence TGV. Il y avait trois grands écrans, au-dessus des panneaux d’affichage, qui disaient : « Une planète pour tous, tous pour une planète ». Après il y avait une pub pour Facebook, autant vous dire que je trouvais que ce plaçage d’écrans était excessivement pertinent. C’était assez agaçant !
Pour finir sur le côté environnemental, je voudrais remettre dans le contexte que le numérique, c’est la petite barre tout en bas, c’est une part vraiment minimale de notre impact environnemental, donc ça ne sert à rien de vous priver de téléphone si jamais vous passez votre temps à prendre l’avion.
Il y a quand même un problème : la part de l’impact environnemental du numérique est en progression très rapide, drastique, tandis que, sans doute, vous n’allez pas manger trois fois plus dans une journée, donc ça ne craint rien. Il y a aussi le fait que ce sont toujours les plus riches qui polluent, pas les plus pauvres. Si jamais vous réduisez votre niveau de rémunération, ça peut déjà aider pour la planète. Je vous donne des astuces, après vous faites ce que vous voulez !
Un récapitulatif - Impact sur l’environnement :
- le fait que ce ne soit pas facilement réparable,
- la pollution à la fabrication plus que tout le temps de l’utilisation ensuite,
- le fait qu’on nous entraîne à un rapide renouvellement,
- et un développement exponentiel.
L’impact sur le service public
Ensuite il y a l’impact sur le service public. Vous le savez sans doute, il y a eu un objectif, lancé par le gouvernement Macron, de 100 % de services publics dématérialisés en 2022. 2022, c’est maintenant. Ils l’ont lancé en 2018, ça semblait loin ; maintenant qu’on est en 2022, ça semble beaucoup plus près.
Ça me semblait une bonne idée dans le sens où je déteste me déplacer pour les services publics. Je n’ai jamais tous les bons papiers, j’ai peur des personnes, elles vont me demander des trucs, je ne vais rien comprendre à ce qu’elles me demandent ! Si je suis chez moi, tranquille, à prendre le temps de remplir le formulaire, je me disais que c’est plutôt cool. Sauf que je n’avais pas compris que 100 % de services publics dématérialisés, ça voulait dire ciao les services publics parce que ça coûte trop cher. C’est ça le vrai côté problématique.
La dématérialisation pourrait être cool, permettre plein de choses bien : que les gens éloignés des points physiques puissent le faire par Internet, que les personnes handicapées, qui ont par exemple des problèmes de déplacement, puissent le faire par Internet. Tout ça semble très bien. Sauf que, dans la réalité, plein de personnes sont exclues parce que c’est fait – passez-moi l’expression – absolument n’importe comment, d’une façon complètement catastrophique.
Je peux vous faire une petite liste de toutes les personnes que ça exclut.
Les personnes âgées : 23 % des plus de 65 ans ont des difficultés pour remplir les démarches administratives, mais ça ne vous surprend pas trop, parce qu’on dit souvent que les personnes âgées ne sont pas forcément très à l’aise avec le numérique.
Les personnes handicapées. Faire un site internet qui soit accessible, c’est normé. Il y a un référentiel qui est assez long, il faut se former sur le sujet et, si on respecte tous les critères, on est accessible pour toutes les personnes qui utilisent des lecteurs d’écran, qui ont des difficultés à déplacer la souris, qui ont des difficultés de compréhension, par exemple du vocabulaire utilisé ou des choses comme ça. Là on est à 0,8 % des 250 démarches les plus utilisées totalement conformes au fameux référentiel. Le chiffre qui circule c’est plutôt 40 %. En fait, c’est 40 % qui sont partiellement conformes au référentiel, ce qui exclut potentiellement des gens. Et une démarche, ça veut dire qu’on prend le début du formulaire jusqu’à la fin du formulaire, si jamais c’est accessible, ça marche, mais on ne prend pas en compte la façon dont la personne arrive jusqu’au formulaire. Si tout le site de l’Urssaf est daubé du début à la fin, sauf le formulaire, du coup la personne n’y arrivera jamais. Ça diminue les taux d’échecs, ce n’est pas mal ! Pas de tentative de remplir le formulaire, pas d’échec de tentative de remplir le formulaire !
Les personnes précaires. Je ne peux pas vous détailler tous les chiffres, mais, par exemple, les personnes sans domicile fixe, les personnes qui ont des difficultés à se chauffer, on peut se dire qu’avoir du matériel internet ou une connexion internet n’est pas leur priorité. Du coup, c’est pareil, elles n’ont pas accès aux services publics.
Les personnes étrangères. Ce qui a notamment beaucoup été discuté ce sont les rendez-vous à la préfecture. Avant on avait des files de six pieds de long devant la préfecture où les gens commençaient à cinq heures ou quatre heures du matin à faire la file pour avoir les rendez-vous à huit heures du matin. Maintenant, il n’y a plus de files. Donc plus de files, plus de problèmes ! En fait, il faut prendre les rendez-vous sur Internet, sauf qu’ils sont donnés au compte-goutte et il y a aussi des personnes qui mettent en place des robots pour réserver automatiquement les rendez-vous et, ensuite, les revendre à prix d’or. Pour pallier ça l’administration, maligne, met les rendez-vous disponibles en ligne mais ne prévient pas quand elle les met. Les personnes qui veulent un rendez-vous doivent se connecter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour rafraîchir le site, pour vérifier s’il y a de nouvelle plages de rendez-vous disponibles, pour avoir leurs papiers, pour savoir si elles vont être expulsées, ou pas, du territoire. On adore !
Il y a aussi les jeunes. Une croyance dit que si on est né quand le numérique existait déjà ou était très répandu, du coup, forcément, on va bien savoir s’en servir. Alors que pas du tout ! Le numérique, c’est comme le capital culturel, le capital socio-économique, ça se travaille à la maison. Soit vous avez des parents qui sont habitués à utiliser le numérique et qui vous filent le réflexe, soit vos parents n’y comprennent rien, n’y connaissent rien, et vous, soit vous n’avez pas accès à l’informatique, soit vous n’avez pas de dispositif personnel, il y a un ordinateur pour toute la famille. Ou encore vous savez l’utiliser, mais pour des divertissements et pas pour remplir des formulaires. Si jamais vous avez toujours utilisé un smartphone, pratiquement jamais un ordinateur, que vous devez remplir votre déclaration des revenus sur votre smartphone, autant vous dire ! Je n’ai jamais essayé, mais ça ne donne pas du tout envie.
Les personnes qui sont en zone blanche, potentiellement à la campagne par exemple, qui n’ont pas facilement accès à Internet parce qu’elles ne sont pas desservies.
Le fait d’avoir un matériel vieillissant. Vous allez sur un site, le site est un peu gros, votre ordinateur est un peu vieux, vous lancez le site, ça mouline, vous allez chercher un papier, vous revenez, le site a expiré, vous devez tout recommencer du début !
Tout ça ce sont des chiffres qui sont principalement extraits du rapport de la Défenseuse des droits en janvier 2022 [2]. Elle dit parfois, plus poliment que moi, la catastrophe que c’est de faire du 100 % numérique sans mettre les moyens à côté. 13 millions de personnes sont exclues ! 13 millions sur 65 millions d’habitants, c’est quand même un peu démentiel !
Le recours au numérique devient obligatoire, cela augmente la dépendance, donc le sentiment de se sentir nul, inutile, différent, pas à la hauteur, on peut mettre tous les adjectifs qu’on veut ! On n’est plus capable de faire ses démarches administratives en autonomie.
Encore une fois, le problème c’est que la dématérialisation se fait au détriment des points d’accès physiques. Si on avait les deux côte à côte, ça ne me poserait pas de problème, parce que soit la personne fait comme avant, soit elle utilise la partie en ligne. Non seulement on passe sur du tout en ligne – par exemple les rendez-vous en préfecture ne peuvent plus se prendre en physique, il faut prendre les rendez-vous en ligne – et, en plus, les sites web sont mal foutus. Il y a la complexité de l’administration française qui fait que, sans doute, il faut avoir 10 000 cases, mais quand on ne comprend même pas le vocabulaire utilisé pour entrer ses revenus, c’est quand même très problématique.
On pourrait dire « tu es médisante, parce que quand même, l’État a fait quelque chose, il s’est rendu compte qu’il y avait un problème », pas assez rapidement à mon goût, mais admettons. Beaucoup de gens ont dit : « Beaucoup de gens du public vont être mis de côté », ils ont dit : « Ne vous inquiétez pas, on va faire des maisons France Services ». Il y a donc des maisons France Services et beaucoup de médiateurs numériques sont embauchés sur des contrats de deux ans payés par l’État pour qu’il y ait des accompagnateurs numériques, un maillage un peu sur toute la France, pour que, du coup, si jamais votre point d’accès physique au service public est fermé, vous puissiez quand même aller voir quelqu’un qui saura vous aider à remplir votre déclaration ou que sais-je.
Le problème. Si vous allez voir le médiateur numérique, il est à côté de vous, il vous aide à remplir le formulaire mais ce n’est pas un fonctionnaire, il ne sait pas à quels droits vous avez accès, il n’est pas formé sur le sujet. Il ne sait pas débloquer un dossier. Si vous ne rentrez pas dans les cases, il ne sait pas comment faire. La Défenseure des droits disait qu’il y a des gros problèmes pour rectifier les dossiers, alors que sur le numérique, pouvoir rectifier quelque chose c’est censé être plus facile ! Eh bien c’est compliqué ! Si vous êtes bloqué, le médiateur numérique est potentiellement bloqué aussi, il ne sait pas dire ce qui bloque, pourquoi ça n’avance pas. S’il faut avoir quelqu’un d’autre à côté qui téléphone au service public pour dire « je suis avec monsieur machin, il y a tel problème », je suis pas sûre que ça règle le souci.
Il y a aussi le fait que ces gens sont payés pour deux ans. Les soucis avec le problème de la dématérialisation, de l’accès au numérique, de la compréhension, de la facilité d’utiliser le numérique, ne vont pas durer que deux ans ! Soit on forme massivement la population à avoir de la culture numérique, à savoir remplir un formulaire correctement, à aller sur Internet, plein de choses qui me sembleraient vraiment très intéressantes, faire de l’éducation populaire aux enjeux du numérique, n’est-ce pas, même de l’éducation tout court, mais si on ne fait pas ça, eh bien payer des gens pour un contrat de deux ans, formés sur un temps très court à accompagner des personnes dont les revenus vont dépendre de si on va réussir à remplir le formulaire ou pas, et correctement, je me demande combien de médiateurs et médiatrices numériques on va retrouver en burn-out dans six mois. Ils accompagnent les gens à remplir le formulaire de la CAF, les gens n’ont pas leurs revenus, ils viennent les voir en disant « je ne comprends pas pourquoi je n’ai mes revenus » ; ils vont se dire « je ne sais pas si j’ai mal coché une case ou pas », en tout cas la personne n’a plus de revenus.
Il y a une partie positive à la fin ! J’ai mis des images d’animaux à l’écran, c’est un peu mieux !
L’impact sur notre vision du monde
L’autre partie c’est l’impact sur notre conception du monde. Je vais peut-être vous parler de choses que vous connaissez mieux, je vais vous parler des géants du numérique.
Petit sondage. Qui a un compte Facebook ? Messenger ? WhatsApp ? Instagram ? Pour ceux qui ne savent pas, tout ça c’est la galaxie Facebook, ou Meta, ils changent de nom pour que tout ça passe inaperçu. Twitter ? Tik Tok ? Vous êtes si vieux ! SnapChat ? Le moteur de recherche Google ? Gmail ? Google Maps ? Comment ça ce sont les mêmes ? Oui, vous utilisez le service. « Si j’utilise Gmail, est-ce que j’utilise vraiment Google Maps ? » Pour venir aux JdLL, est-ce que tu as cherché ton chemin sur Google Maps ? Tu ne l’as pas cherché sur Gmail ! YouTube ? Et Waze ?, qui appartient à Google aussi.
Quel est leur modèle économique ? – La vente de données personnelles, la pub, la pub ciblée, la prédiction et l’orientation comportementale, donc la publicité et la prédiction des comportements.
Comment ces géants du numérique font-ils pour qu’on utilise le plus possible leurs outils, pour qu’on serve leur modèle économique ? – Capitalisme de surveillance. – OK. Plus concrètement ? – Ils travaillent avec des psys pour que les interfaces soient addictives. – C’est bien ça ! – Les dark patterns. – Oui. – Ils captent notre attention, ils mesurent tout, ils rachètent la concurrence. – Vous êtes bons !
Je vais passer rapidement. Voyons par exemple la partie notification. Quand j’ai commencé à designer des logiciels, je me suis rendu compte de l’énorme impact qu’un choix qui pouvait être microscopique avait, en fait, sur les utilisateurs. Par exemple là [écran de téléphone portable, NdT], la vignette qui affiche les notifications est rouge. Qu’est-ce que ça donnerait si elle était bleue ? Ou verte ? Ou noire ? Elle pourrait être grise, mais niveau accessibilité ça ne suffirait pas, il n’y a pas assez de contraste.
J’espère que personne, dans cette salle, ne pensera que les outils sont neutres. En fait juste la couleur ! Le rouge vous happe le regard, si c’est vert, dégueulasse, vous vous en fichez, vous avez l’information, mais ce n’est pas la même chose qu’essayer de vous accrocher.
Il y a aussi la partie mécanismes addictifs dont on a parlé rapidement. En très grossier, il y a des choses qui ressemblent au fonctionnement dans les casinos. Quand vous avez une notification, parfois c’est intéressant, mais parfois, franchement, ça ne l’est pas. En fait, si les notifications étaient tout le temps intéressantes, ça vous donnerait moins envie d’y aller. C’est comme le mécanisme de la machine à sous où vous tirez sur le bandit manchot, parfois vous gagnez, et parfois non. Si vous gagniez tout le temps, ça ne serait pas intéressant. Donc, parfois, vous gagnez le gros lot : quelqu’un a « liké » votre photo, quelqu’un vous a écrit un message privé, d’autres fois non, mais ça vous donne un petit shoot qui vous donne envie de revenir.
Il y a aussi la partie « susciter des émotions négatives ». Ce sont les émotions négatives qui font que les gens restent et s’engagent, on va dire émotionnellement, sur les réseaux sociaux, donc interagissent. Par exemple, à une période, dans l’algorithme de Facebook vous pouviez réagir avec des émotions. Le titre de l’article à l’écran, c’est : « Cinq points pour la colère, un seul pour le like : comment l’algorithme de Facebook promeut la colère et la désinformation » [3]. Plus un contenu a de points, plus il va être montré à différentes personnes, là on est sur mon fameux clivage gauche-droite. Il y a une culture, à gauche, d’expliquer les tenants, les aboutissants, faire potentiellement des articles de 300 pages pour bien expliquer le problème systémique. Et potentiellement, à l’extrême droite, être plus sur la petite phrase qui va faire réagir. Donc soit vous réagissez parce que vous êtes d’accord, et ça a marché, soit vous réagissez parce que vous n’êtes pas d’accord. Par exemple, je suis féministe et dans le milieu féministe, c’est très courant d’expliquer en 12 tweets pourquoi le propos est problématique. C’est bien si l’outil ne lutte pas contre nous, parce que le fait de réagir et expliquer pourquoi c’est problématique, ça viralise quand même le contenu.
Ils ont changé la façon dont se répartissent les points, franchement on s’en fout parce que le problème est dans le temps, il apparaît toujours sous de nouvelles formes, mais c’est toujours le même souci. Les ingénieurs disent : « Oh mon dieu, Facebook fait ça, on ne se rendait pas compte. On est vraiment très désolés ! On va vraiment tout changer très rapidement ! » Et, un an plus tard : « Il y a encore un problème ? On est vraiment très désolés ! ». On n’y croit plus !
Autre exemple, j’adore cet article : « Twitter admet qu’il amplifie plus la droite française que la gauche – c’est le mécanisme dont je vous ai parlé tout à l’heure – et le réseau social ne sait pas pourquoi » [4]. La main sur le cœur, les yeux dans les yeux, « on ne comprend pas ce qui peut bien se passer ». Si tu ne sais pas, tu désactives ton algorithme, tu arrêtes de faire n’importe quoi ! On dirait Mickey dans L’apprenti sorcier qui dit « Oh mon Dieu, il y a plein de balais, je n’ai pas compris pourquoi ils se sont multipliés ! » Tu arrêtes de faire de la magie ! Là c’est pareil.
Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ?
Voici le tweet d’un maire, quelqu’un qui pouvait donner un parrainage, qui dit : « Face au déni démocratique des parrainages, je parrainerai l’un des trois principaux candidats risquant de ne pas avoir les 500 signatures, je signerai pour celui qui obtiendra le plus de voix en 48 heures pour que vive notre démocratie ». Et les trois propositions sont Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Éric Zemmour.
On pourrait se dire que ce n’est que sur les réseaux sociaux. L’impact là, par exemple, est que la personne donne son parrainage à la personne qui va potentiellement avoir le plus de voix dans un sondage sur un réseau social qui facilite la propagation des idées d’extrême droite plus que celles d’extrême gauche. D’où, peut-être, les militants d’extrême gauche se barrent parce qu’ils se font harceler.
Qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? Que des candidats n’aient pas assez de voix de parrainage et que d’autres en aient suffisamment ? Je ne sais pas ce que c’était. Je n’ai pas répondu au sondage, étrangement. Ça m’a beaucoup trop énervée !
Il y a toute cette partie-là, mais il y a une partie qui me semble un peu plus critique.
Un autre truc que permet la récupération des données, c’est mettre les gens dans des petites cases. Bon ! Vous pouvez vous demander en quoi votre petite personne peut être intéressante pour les autres. Le problème c’est que vous, peut-être, vous n’êtes pas intéressant, mais que l’on soit tous dans des petites cases et d’autres petites cases et encore d’autres petites cases, ça veut dire qu’on peut être calés dans des groupes, dans des tendances sur plein de critères différents. Voici une slide qu’on retrouve sur le site de hacking-social.com, qui a fait plusieurs articles très intéressants sur le scandale Cambridge Analytica [5], dont je vais vous parler, qui liste un peu l’ensemble des critères que la société réussit à déterminer sur les profils des personnes qu’elle a récupérés via Facebook.
Je ne vais pas tous vous les faire.
Il y a des trucs, c’est évident qu’il les récupère : l’âge, le genre, où vous habitez, comment vous vous appelez, est-ce que vous êtes propriétaire, locataire. Bon ! Vous le savez ! Mais il y a d’autres choses, des choses que je ne savais même pas quand j’ai lu la liste : sensibilité à la publicité. Qui sait ici, entre 0 et 100 %, combien il est sensible à la pub ? Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? Habitudes d’achat, style de vie, jusque-là ça va. Ensuite il y a des trucs encore plus compliqués, j’imagine : psychologie, niveau d’ouverture, amabilité, extraversion, neuroticisme – j’ai aussi appris des mots, c’est la tendance persistante à l’expérience des émotions négatives. Qui sait ici s’il a une tendance persistante à l’expérience des émotions négatives ? Quelqu’un qui a levé les bras très haut !
Côté persuasion, c’est pareil. Autorité, peur, preuve sociale. Qui sait s’il a tendance à adopter facilement le comportement des autres personnes, ou pas ? C’est vraiment impossible à savoir et eux le savent, le savent ou pensent savoir, en tout cas ils estiment qu’ils sont assez précis pour pouvoir réaliser des choses avec ça.
Je pense que je ne vais pas vous parler de Cambridge Analytica [6] pour réussir à faire la conférence dans les temps, mais je vais faire une petite expérimentation.
Je vous demande de tous lever les mains ; si vous n’avez pas de mains, vous pouvez vous lever ou demander à votre voisin de le faire pour vous. Vous pouvez mentir si jamais vous n’êtes pas à l’aise : pour le premier tour des prochaines élections, que celles et ceux qui sont sûrs de s’abstenir baissent la main. Parmi ceux qui ont la main levée, que celles et ceux qui sont sûrs de pour qui ils vont voter baissent la main. Donc, normalement, il ne reste qu’une certaine catégorie de gens : ceux qui hésitent entre deux candidats, ou plus, et ceux qui hésitent entre s’abstenir et aller voter. Il y a un, deux, trois, quatre, cinq, six, une dizaine, une douzaine de mains, peut-être plus, une quinzaine. Merci. Vous pouvez baisser la main.
Voilà, c’est cela qui est intéressant pour les entreprises type Cambridge Analytica qui font, par exemple, des campagnes de marketing sur Internet demandées par des partis politiques. Il y a eu le sujet dans plusieurs pays, on le sait notamment pour Trump et pour le Brexit.
Ce qui intéresse ces gens ce n’est pas que les gens qui vont voter pour un candidat aillent voter pour un autre : si jamais vous votez Poutou, il y a peu de chances que vous alliez voter Zemmour. Mais si vous hésitez entre vous abstenir et aller voter pour le candidat qui leur plaît bien, on a plutôt envie de vous pousser à ne pas vous abstenir. Par contre, si vous hésitez à aller voter pour le candidat opposé et vous abstenir, on a envie de vous dire : « Abstiens-toi. Franchement, ça ne vaut pas le coup. Ils sont tous nuls ces politiques ! », un truc comme ça. Et c’est là où c’est très intéressant, c’est-à-dire qu’il n’y a pas besoin de faire des grandes campagnes pour un candidat. Il y a juste besoin de décaler un tout petit peu certaines personnes d’un côté et certaines personnes de l’autre, donc de convaincre certaines d’aller voter, de convaincre d’autres à ne pas y aller. Bref ! Si jamais vous hésitez à aller voter Trump, on vous dit « allez voter Trump. Franchement Clinton n’est pas fiable, ce n’est pas une bonne idée ». Ensuite on est élu !
2010 – Les élections de Trinité-et Tobago
Rapidement, je vais vous faire la partie élections de Trinité-et-Tobago. Je vous le fais en méga rapide. Trinité-et-Tobago est un tout petit pays. Pareil, Cambridge Analytica a lancé une campagne de marketing. Je vous présente Alexander Nix, le PDG de Cambridge Analytica, de la maison-mère de Cambridge Analytica, qui explique qu’à Trinité-et Tobago il y a deux partis : le parti des Indiens et le parti des Noirs. Les Indiens votent pour le parti des Indiens, les Noirs votent pour le parti des Noirs et chacun plébiscite sa catégorie raciale.
Dans le pays, il y a deux choses : tous les jeunes se sentaient délaissés et on savait qu’il y a une forte autorité hiérarchique dans les familles indiennes et pas dans les familles noires. Alexandre Nix dit cette phrase de méchant : « On n’avait rien besoin de savoir de plus, c’était tout ce qu’on avait besoin de savoir ». Cambridge Analytica a fait une campagne pour pousser tous les jeunes à l’abstention, tous les jeunes, les Indiens et les Noirs, tous, qui a super bien marché. Ils taguaient des choses, ils en parlaient à tous leurs copains, ils faisaient des vidéos, ça a super bien fonctionné. Sauf que, au moment des élections, dans les familles indiennes les jeunes ont dit : « Je ne veux pas voter » et les parents ont dit : « Si, si, tu vas voter » et les jeunes Indiens sont allés voter et pas les jeunes Noirs. Il y a eu une différence d’abstentions de 40 % entre les deux catégories, ce qui fait que le parti a eu suffisamment d’avance pour gagner les élections.
Ce que je trouve très intéressant, c’est que si on n’a pas la partie culturelle de l’information, on ne peut pas savoir. On se dit : « Tous les jeunes se révoltent, c’est normal, ils ne sont pas d’accord, ils sont tous délaissés de la même façon ». Mais, à la fin, il y en a qui vont voter, il y en a qui ne vont pas voter et, du coup, ça fait la différence.
Par rapport à la justice sociale et environnementale, c’est majeur, parce que si jamais c’est Trump qui est élu, on peut se dire que niveau justice sociale et environnementale, on s’en prend une dans les dents ! Toute ressemblance avec de futures élections proches dans votre pays est totalement fortuite !
C’est cool, il me reste cinq minutes.
Cette image vous rappelle quelque chose ? Je n’ai pas précisé que c’était une campagne de marketing via Facebook notamment. Pour moi, c’est très problématique que toutes les grandes entreprises du numérique, les médias sociaux, les choses comme ça, s’en emparent et disent : « Vous êtes bien inscrit sur la liste d’attente ! », pour qu’à un moment donné on ne se dise pas « il n’y a que les gens de telle catégorie socioprofessionnelle qui ont eu le message » de « est-ce que vous êtes bien inscrit sur la liste électorale ? ».
Le problème c’est que ces personnes ont beaucoup trop de connaissances sur nous, beaucoup trop de pouvoir et du coup, un message montré à certaines personnes et pas à d’autres peut avoir un impact majeur.
Il me reste cinq minutes pour le positif.
Repenser le numérique !
Il y a quand même une partie repenser le numérique. Si vous êtes aux Journées du Logiciel Libre, vous savez à peu près ce dont je vais vous parler.
Repenser au fait que le numérique est un outil, c’est-à-dire que là, dans tous les exemples que je vous ai montrés, ça va de soi ; ça va de soi d’avoir un compte Facebook, ça va de soi que tout devienne numérique du côté des services publics parce que c’est le progrès, parce que c’est mieux. Ça serait bien de distinguer un peu le progrès technique du progrès social, parce que le progrès technique ne sert à rien si le progrès social ne progresse pas, en tout cas s’il régresse parce que 13 millions de personnes ont moins accès aux services publics, c’est débile ! En fait ce n’est pas débile du tout, c’est extrêmement problématique : ces personnes ont des droits qu’elles ne peuvent pas toucher, parce qu’elles n’ont juste pas accès aux services publics.
Comme c’est un outil, ça veut dire que c’est un outil dont on peut s’emparer, on peut décider des choses. On peut questionner toutes les personnes qui parlent du numérique en disant « c’est comme ça, c’est évident », cette fameuse histoire de progrès. Ce sont des personnes qui soit n’ont rien compris soit elles ont très bien compris vers où elles veulent nous emmener et qu’il faut toujours questionner en demandant « Pourquoi ? À quoi ça sert, ça ? — Ah, oui, mais c’est comme ça. — Non, en fait ce n’est pas comme ça. — Ça va aider d’avoir des QR Codes sur son téléphone pour pouvoir rentrer à la bibliothèque. — Prouve-le ! Fais des études avec des sociologues et quand les sociologues viendront me dire que c’est utile, peut-être qu’on en rediscutera, sinon pff ! »
Ce qui est important c’est qu’on parte de nos usages, qu’on utilise du numérique qui soit respectueux des humains et qu’on ait un peu de plaisir à faire des choses en accord avec ses valeurs, c’est-à-dire qu’on n’a pas forcément de plaisir à utiliser les géants du numérique. Je dis ça pour ne pas minimiser le fait que c’est du boulot de changer, de passer vers des choses qui sont plus alternatives. C’est plus difficile socialement, mais il y a un peu une part de plaisir, comme le meuble que vous pouvez acheter tout prêt ou que vous pouvez monter. « C’est mon meuble, je l’ai monté, regarde ! Il y a un trou là à cause de la vis que j’ai mise à l’envers ! » C’est un truc qui fait plaisir.
Nos usages du numérique, c’est ce qu’on m’avait dit la dernière fois que j’ai fait cette conférence, ça peut être communiquer avec ses proches, s’informer ou se former sur des sujets, partager ses connaissances, se cultiver, rendre accessibles les choses par exemple pour les personnes handicapées - parce que les services publics dématérialisés, ça serait vachement bien s’ils respectaient le référentiel d’accessibilité pour plein de personnes -, calculer le changement climatique… Stéphane Crozat fait une conférence, « Low-techniciser le numérique ». Il dit que sans les ordinateurs il n’y aurait pas de changement climatique, dans le sens où on ne pourrait pas faire les calculs pour vérifier qu’il y a un changement climatique en cours, parce que c’est trop massif en termes de données. J’aime bien cette idée. Ou automatiser des tâches pénibles : je trouve bien que des personnes puissent arrêter de faire des choses qui sont complètement problématiques. Après il y a un problème de comment se répartit l’argent, n’est-ce pas ? Votez à gauche !
Je peux vous parler rapidement des alternatives très concrètes, que je pense utiles, parce qu’utiliser des logiciels libres qui vous respectent, qui ne vont pas essayer de vous manipuler, c’est important. Ce n’est pas suffisant, mais, très concrètement, si jamais vous débutez dans le domaine, je peux vous conseiller Firefox [7]pour aller sur Internet, uBlock Origin [8]. pour bloquer les publicités. Déjà, si vous mettez un bloqueur de publicité parce que vous n’en avez pas, votre vie va changer. Les sites vont se charger plus rapidement, on va arrêter de vous faire chier en essayant de vous vendre des tests de grossesse. C’est le bonheur !
Il y a aussi ça comme alternative dont je peux vous parler. Je passe rapidement, vous viendrez me voir sur le stand si vous voulez en savoir plus.
Par exemple Signal [9] pour discuter en famille. Je l’ai installé sur le téléphone de ma grand-mère et de ma mère, avec leur accord, et on discute comme ça super facilement. Donc, pas besoin de passer forcément par WhatsApp si les gens peuvent installer une autre application sur leur téléphone.
Proton Mail [10], si vous voulez avoir une autre adresse mail que, par exemple, Gmail ou un autre privateur.
Et puis, si vous aimez les vidéos, il y avait s’informer, se former, tout à l’heure, il y a beaucoup de vidéos de vidéastes qui sont très intéressantes et ces vidéos sont sur YouTube. Il y a possibilité de passer par Free Tube ou NewPipe pour ne pas passer par YouTube, mais avoir quand même accès aux vidéos.
Si vous êtes réseau social, il y a les réseaux sociaux du Fédiverse, notamment Mastodon [11], je passe rapidement, vous me poserez des questions dessus si ça vous dit.
Un téléphone dégooglisé, c’est possible aussi avec la /e/Foundation [12]. Vous pouvez acheter des téléphones reconditionnés où il n’y a pas Google dessus. C’est ce que j’ai et je trouve que c’est vachement chouette, en plus je crois que les notifications sont vertes dessus. Trop bien ! Il te demande « tu as viré beaucoup de notifications de cette application. Est-ce que tu es sûre que tu veux continuer à les recevoir ? » J’ai dit non ! Trop bien.
Il y a aussi Mobilizon [13]. Mobilizon est un logiciel développé par Framasoft [1], qui permet de créer des événements et de faire quelques petites pages internet. J’avais organisé un événement comme ça, j’avais mis le programme en ligne sur Mobilizon, donc j’ai envie de vous encourager à l’utiliser, c’est super chouette.
Il y a PeerTube [14], sur lequel on est rediffusés en ce moment, c’est une alternative pour poster ses vidéos si jamais il y a des vidéastes dans la salle.
L’idée c’est de créer des espaces de respiration pour lutter, côté numérique comme le reste, c’est-à-dire de se poser la question : qu’est-ce qu’on fait, pourquoi on le fait quand on fait du numérique ? Il n’y a pas besoin de savoir coder pour ça. Il y a plein de possibilités, il y a rejoindre des collectifs pour faire ensemble. Il y a le Collectif CHATONS [15], Collectif des Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires, c’est un acronyme.
Il y a aussi les Contribateliers. Vous pouvez aller sur contribateliers.org [16] pour voir s’il y en a qui sont organisés près de chez vous. Les Contribateliers sont des moments où on se retrouve et où on s’entraide pour faire des logiciels. Par exemple, je suis en train de refondre un annuaire qui s’appelle FramaLibre [17], l’annuaire du Libre. J’ai besoin de gens qui n’y connaissent rien pour qu’ils me disent : « Je cherche une alternative aux mails, est-ce que vous pouvez m’aider ? — Oui, venez essayer FramaLibre et vous allez me dire si vous comprenez ou pas. Si vous ne comprenez pas, je vais être obligée de changer pour que ça fonctionne mieux. » Donc c’est utile d’avoir notamment des gens qui ne pigent rien en technique.
Il y a prendre soin les uns des autres ; c’est vraiment très important. Il y a un intérêt, une importance capitale à prendre soin les uns des autres dans nos collectifs, pour continuer à pouvoir lutter, pour faire des outils numériques, pour faire une alternative qui soit accessible à tous. Si jamais vous tombez en burn-out, ça ne va aider personne et surtout pas les membres de votre collectif, surtout pas votre lutte, rien du tout.
Faire petit et itérer, je n’ai pas le temps.
Partager le pouvoir, ça va avec prendre soin. Faire des coopératives, monter des Scop [Société coopérative de production], monter des endroits où on peut réfléchir de façon horizontale, où il n’y a pas une personne qui a la connaissance ou le pouvoir et qui décide pour tout le monde, c’est aussi important, c’est un modèle de société alternatif.
Et puis s’amuser. Faire des conneries, être content de retrouver les gens, pas juste aller à un endroit en se disant « on va lutter, c’est vraiment très important », mais on va se tuer à la tâche si jamais on ne fait que ça. Je peux vous montrer deux endroits où je fais ça : je fais ça chez Framasoft parce que c’est trop cool et je fais ça à L’Echappée Belle [18] qui est une coopérative, une association qu’on a montée en gouvernance horizontale, où on fait du numérique de façon super chouette avec trois copains et on est très contents.
Pour conclure, l’important c’est le monde vers lequel on veut aller. Est-ce qu’on veut un service public dématérialisé qui soit accessible plus facilement aux cadres CSP+ et qui soit moins accessible aux personnes précaires, ou est-ce qu’on veut que tout le monde aille dans le même sens, même si c’est plus lent, même si c’est moins facile ? Si oui, le numérique peut nous aider à ça. On peut toutes et tous s’en emparer pour aller vers un monde qui nous semble mieux, tous ensemble pour construire la route vers ce monde-là. Je fais des belles phrases et ensuite je les oublie.
Et voilà, merci.
[Applaudissements]
Questions du public
Maïtané Lenoir : Est-ce qu’on a du temps pour des questions ? Dix minutes. Est-ce que des gens ont des questions ?
Public : Pour les terminaux, qu’est-ce qu’on fait ?
Maïtané Lenoir : Qu’est-ce qu’on fait pour les terminaux ? On achète reconditionné. On essaye de faire durer ses affaires le plus longtemps possible. On achète du réparable. Pour les téléphones, par exemple, il y a une société que j’aime bien, Fairphone [19], qui permet de remplacer des parties de son téléphone. Si j’avais pété mon écran, que c’était un Fairphone, j’aurais pu le remplacer plus facilement. Et, parmi les personnes qui font le logiciel, une partie importante travaille pour rendre compatibles les nouvelles choses qu’on fait aux terminaux les plus les plus anciens, pour que ça ne force le renouvellement des matériaux. Et on reste une heure de plus pour la conférence de Tristan qui arrive juste après ou on va voir celle de Stéphane. Je n’ai pas de préférence, mais Stéphane est à Framasoft donc !
Est-ce qu’il y a une autre question ?
Public : Ce n’est pas vraiment une question, vous parliez de Fairphone, il y a une coopérative, Commown [20], qui loue les Fairphone, qui mutualise les produits. Ça veut dire que si, par exemple, le processeur pète et tu ne peux pas le remplacer avec la pièce de Fairphone, quand tu rapportes ton téléphone chez Commown, ils disent : « On a des téléphones qui sont cassés, mais le processeur fonctionne », la chose qui a pété. Du coup, ils reprennent le processeur d’un téléphone, le mettent dans l’autre. Ils font ça gratuitement, ils font toutes les réparations gratuitement. Ça coûte 20 euros par mois avec un engagement de 12 mois. C’est une coopérative. Ils font aussi Why ! Open Computing, je crois que c’est le terme.
Public : Pour répondre aux terminaux, qu’est-ce que tu penses de défendre le droit à vivre sans téléphone mobile ou sans accès internet et sans numérique pour une partie de la vie ?
Maïtané Lenoir : Oui, j’ai effectivement complètement oublié d’en parler. En fait, ce n’est pas normal que des personnes qui n’en ont rien à foutre de l’ordinateur ou d’Internet soient obligées de passer par là, notamment pour les services publics, par exemple. Souvent les personnes viennent me voir et me disent : « Vous savez, moi je n’y connais rien. — Est-ce que vous voulez apprendre ou est-ce que vous vous en fichez ? — Je m’en fiche ! — Vous vous en fichez, vous avez le droit. Moi j’adore, mais si jamais ce n’est pas votre truc, ce n’est pas normal qu’on vous oblige à passer par là ». On est toujours sur progrès social/progrès technique. Il y a pas mal de croyances qui font dire que si on ne s’empare pas du numérique en disant que c’est vraiment absolument génial, c’est parce qu’on est quand même un peu crétin, on est un peu amish, on est un peu à côté de la plaque. En fait, pas du tout ! Si jamais ce n’est pas ton truc, tu as bien le droit, et ce n’est pas facile.
Pour l’instant, je peux pas en dire plus, c’est à défendre avec tout le reste, dire que s’il y a des gens qui n’ont pas envie, ils n’ont pas envie et ils font bien ce qu’ils veulent !
Public : Ce sont plutôt des remarques que des questions. Tout au début, sur l’impact, la quatrième ou la cinquième diapo, sur l’impact des différents secteurs, il y avait l’agriculture, l’industrie, les transports et le numérique était à la fin. À ce moment-là vous avez fait une remarque, vous avez dit que ce sont les plus riches qui polluent le plus et après, comme conclusion, si on diminue notre niveau de vie et, pour faire court, notre revenu, on va, disons, réduire nos impacts et ce sera meilleur.
C’est à une réflexion que j’ai beaucoup entendue dans les milieux militants, donc de gauche, pour reprendre la catégorisation que vous nous avez employée. Ça me pose un gros problème parce que c’est un truc qui fait très plaisir aux actionnaires. Si tout le monde dit : « OK, je me sacrifie, je renonce à mon niveau de vie », il y en a qui vont être très contents, mais notre sacrifice va être complètement inutile. Donc, je pense qu’il faut qu’on fasse très attention.
L’autre remarque c’est là-dedans, du coup, sur le numérique, vous n’avez pas du tout pris en compte le problème des ressources, des métaux rares qui, je crois, pour certains, vont être épuisés assez vite. C’est bizarre, on en parle peu. Un livre est paru il n’y a pas très longtemps, de Guillaume Pitron, qui s’appelle La guerre des métaux rares. Je crois qu’il y a des ressources qui vont s’épuiser d’ici une dizaine d’années. Comment fait-on face à ça, parce que si un jour on ne peut même plus fabriquer les outils électroniques, que fait-on ? Merci.
Maïtané Lenoir : Je n’ai pas la réponse au bout de la question, c’est-à-dire comment fait-on au moment où il y a plus de métaux rares ? La seule chose que je peux promouvoir c’est de faire durer le matériel, pour éviter la partie où, justement, on en extrait de nouveaux pour construire de nouveaux matériels.
Dans cette slide-là il y a la partie métaux rares, qui doit être tout à gauche. Je le prends en compte, peut-être que ça ne passe pas du tout dans la conférence. Je le prends en compte et ça marche avec ce que je dis. Ça, effectivement, ce n’est que l’impact du CO2. On est bien d’accord que ce n’est que partiel ou des choses comme ça. Ça va juste dans le sens, pour moi, de dire qu’on est sur quelque chose de systémique, donc ça ne sert à rien d’arrêter une seule chose si jamais, à côté, c’est pour prendre l’avion et ne pas agir sur les autres modes. Il y a toujours à dealer avec l’histoire de pureté militante, de priorité, de la façon dont on fait avancer les choses. Je n’ai pas envie de laisser croire, dans la conférence, que notre impact numérique c’est la priorité maximum. J’entends bien le reste du point.
L’autre partie, sur le niveau de revenus. Encore une fois, on est sur un truc systémique, diminuer son niveau de revenus dans un monde capitaliste, il faut toujours réussir, comment dire, à négocier le truc. Dans un monde capitaliste, si jamais on a moins d’argent, on est plus vulnérable, c’est forcé. Après, pour moi, ça ne veut surtout pas dire diminuer son salaire alors qu’on bosse pour une grande entreprise. Si jamais c’est un truc où il y a des actionnaires, on prend le plus de thune possible et tant pis ! À la limite, quitte à bosser et être bien rémunéré, du coup, après, on peut ensuite se libérer du temps pour faire d’autres choses. Baisser son niveau de revenus ça peut être, par exemple, se mettre à temps partiel pour récupérer beaucoup de temps et d’énergie à ne pas bosser pour le pour le capital. Ça peut être partir de son entreprise, aller bosser dans un truc qui sera peut-être un peu moins rémunérateur, surtout dans le numérique où on peut avoir des niveaux complètement démentiels de revenus, mais être dans une coopérative, des choses comme ça, où on sera un peu moins payé, mais ça peut rester OK. Mais jamais, bien entendu, donner plus de thune aux actionnaires ou leur permettre d’avoir plus d’espace.
Par exemple, je bosse pour le service public où il y a des niveaux de revenus où c’est possible, mais ça ne serait pas logique. Je pourrais demander 200 euros, mais, en fait, ça ne va sauver les impôts de personnes que je demande 200 euros par jour. Si je suis à 600 euros par jour, ça me permet de facturer plus cher mes journées et de débloquer beaucoup de temps pour faire du bénévolat pour Framasoft où on lutte en disant qu’il y a des choses qui sont problématiques de l’autre côté. Big picture c’est compliqué, il faut lutter, il faut avoir les espaces. Ce n’est pas pratique.
Ne sortez pas de cette conférence en pensant qu’il faut donner plus de thune aux actionnaires, parce que sinon je vous reprends tous pendant une heure, c’est mort !
Oui, ce sont les actionnaires qui doivent baisser leurs revenus, ce sont eux qui polluent le plus, mais on ne va pas y arriver en faisant des conférences en disant « la justice sociale c’est vraiment très important ».
Comme le timer est devenu rouge, ça veut dire que c’est fini, peut-être, je ne sais pas. Merci beaucoup.
[Applaudissements]