- Titre :
- CitizenFour - Jérémie Zimmermann sur Radio-Canada - La Sphère
- Intervenants :
- Jérémie Zimmermann - Matthieu Dugal
- Lieu :
- En direct du Festival du Film de Lisbonne et d’Estoril
- Date :
- Novembre 2014
- Durée :
- 13 min
- Écouter l’enregistrement
- Matthieu Dugal :
- On va maintenant se déplacer au Portugal. On va aller joindre quelqu’un qui en fait son cheval de bataille, depuis longtemps. Il s’agit de Jérémie Zimmermann. Vous ne le connaissez peut-être pas, mais il a écrit un livre fascinant l’année dernière, c’était en collaboration avec notamment, Julien Assange. Le livre s’appelle Menace sur nos libertés : Comment Internet nous espionne, comment résister. C’est quelqu’un qui a fondé La Quadrature du Net [1] ; c’est un activiste, il a fondé ça, c’est l’ex porte-parole, donc c’est une organisation de défense justement de ces libertés-là sur Internet et on va donc le joindre parce que c’est une question qui l’intéresse au plus haut point. Il est au bout du fil, à Lisbonne. Bonjour Jérémie Zimmermann.
- Jérémie Zimmermann :
- Bonjour.
- Matthieu Dugal :
- Jérémie Zimmermann, vous n’avez pas encore vu le film, vous allez le voir ce soir, donc le documentaire de Laura Poitras CitizenFour [2], mais j’aimerais qu’on parle de votre regard sur l’état de nos vies privées sur Internet, un an et demi après les révélations d’Edward Snowden. Quel constat est-ce que vous dressez ?
- Jérémie Zimmermann :
- Effectivement, là je suis au festival du film de Lisbonne et d’Estoril qui est, cette année, entièrement consacré à la question de la surveillance de masse, où sera projeté, dans quelques heures, le film de Laura, que j’ai, évidemment, très hâte de voir. Déjà, cela dit quelque chose en soi qu’un festival majeur, c’est le plus gros festival de cinéma du Portugal, qui est certes un petit pays mais un pays tout de même, que le plus gros festival d’un pays comme le Portugal puisse, tout entier, parler de surveillance. Cela fait penser au début d’un sursaut, au début d’une prise de conscience. Le tableau n’est évidemment pas tout rose. On sent que dans certains secteurs, en particulier, ces problématiques de protection de la vie privée, de protection des données, de protection des communications, sont en train d’être prises en compte. Un nombre croissant de journalistes, d’activistes, d’avocats, utilisent aujourd’hui des outils cryptographiques, ont abandonné leurs comptes chez Gmail ou chez Facebook, etc., et prennent vraiment très au sérieux ces questions, aujourd’hui.
- Matthieu Dugal :
- Ce qui est fascinant dans votre discours c’est que vous semblez avoir complètement fait l’impasse sur la question de la surveillance des surveillants. En fait, vous nous parlez vraiment des réponses pratiques, donc « adoptez des logiciels de chiffrement pour vos communications ¢ et tout ça. Donc vous, là, la surveillance de l’État qui surveille les citoyens, vous avez abandonné là-dessus ?
- Jérémie Zimmermann :
- Ah ! Non, non ! Certainement pas ! Si j’ai parlé de ça en premier c’est parce que c’est tout d’abord la réponse la plus immédiate à un problème urgent. Il faut, à tout moment, faire la différence entre la surveillance ciblée, celle qui est parfois justifiée lorsqu’elle est effectuée dans un cadre démocratique, par exemple sous contrôle de l’autorité judiciaire, et qu’elle est proportionnée. Il faut faire la différence entre celle-ci et la surveillance de masse, la surveillance généralisée des données de tout le monde, qui est une violation massive de liberté fondamentale et qui est injustifiable. Celle-ci on peut se protéger. On peut se protéger contre la surveillance de masse, on peut le faire dès aujourd’hui, et ça c’est quelque chose qui apporte une lueur d’espoir. J’ai parlé de la technologie en premier aussi, parce que c’était peut-être le terrain sur lequel on était déjà le plus avancé avant même les révélations de Snowden.
- Matthieu Dugal :
- Il y en a des réponses donc, ouais ?
- Jérémie Zimmermann :
- Mais évidemment ! Il y a aussi le terrain politique et il est essentiel. Et on voit, là-aussi, des activistes partout dans le monde qui commencent à formuler, ça va prendre évidemment beaucoup plus longtemps, mais qui commencent à formuler des plans d’action par lesquels on imposerait par notre nombre, par nos actions collectives, décentralisées, aux gouvernements, de respecter leur engagement de protéger nos libertés plutôt que les violer. Où l’on essaierait de reprendre le contrôle de ces institutions devenues folles, à l’image d’un cancer qui se serait retourné contre son hôte qui sont les institutions du renseignement. Mais évidemment, ces solutions politiques vont prendre plus de temps à émerger. Mais je pense que l’une comme l’autre, technologie comme politique, ces deux lignes d’action seront conditionnées par la troisième, qui est peut-être celle sur laquelle on a fait le moins de chemin et qui, à mon avis, aujourd’hui, au stade où j’en suis de ma réflexion, est la plus importante : il s’agit de la ligne d’action socio-culturelle. Et donc, faire comprendre à chacun que quand on dit protection de la vie privée, privacy, c’est un concept un peu creux, un peu lointain ; liberté fondamentale, si on n’a pas fait de sciences politiques, ou qu’on n’a pas un membre de sa famille qui est mort pour défendre les libertés, ça paraît un petit peu abstrait et faire comprendre.
- Matthieu Dugal :
- Oui, mais justement cette semaine, je lisais dans les journaux ici au Québec des gens qui tiennent encore le discours : « Écoutez, moi je n’ai pas absolument rien à cacher. Ça ne me dérange pas que les services secrets viennent fouiller dans mes dossiers ». Ce discours-là il est encore très présent. Qu’est-ce que vous leur répondez aux gens qui tiennent encore ce discours-là ?
- Jérémie Zimmermann :
- Ce discours est de plus en plus facile à démonter. Il y a de plus en plus de gens qui savent comment le démonter. Si quelqu’un vous dit : « Je n’ai rien à cacher », vous lui répondez : « Ah bon ! Eh bien donne-moi ton login et ton mot de passe sur Google, sur Facebook, et sur tous les services que tu utilises. Comme ça je vais aller fouiller dedans et tout ce que j’y trouverai, je serai libre de le publier ! » Et la personne, immédiatement, se rend bien compte que c’est une grave atteinte à son intimité, à son identité. On peut aussi lui dire : « Eh bien si tu n’as rien à cacher, on va mettre une caméra dans ta chambre à coucher ou dans ta salle de bains ! » Et là-aussi, les gens réagissent par un saut en arrière, en disant : « Mais non. Évidemment que non ! »
- Matthieu Dugal :
- Jérémie Zimmermann, dernière question. Écoutez, dans le documentaire on voit Edward Snowden qui se sent très petit face aux forces qu’il combat, mais, en même temps, à un moment donné, il dit cette chose, il dit : « Écoutez, moi si on me tue, si on me coupe la tête, c’est une hydre, ça va repousser un peu partout ». Vous semblez partager ce même optimisme-là, celui que manifeste Edward Snowden dans le documentaire.
- Jérémie Zimmermann :
- Je n’irais pas jusqu’à appeler ça un optimisme, mais il s’agit d’une légère lueur d’espoir, qui est tout à fait différente de ne plus avoir d’espoir du tout. Effectivement, Snowden s’est inspiré de Manning, d’Assange, qui eux-mêmes se sont inspirés de Daniel Ellsberg et ses Pentagon Papers. Et Wikileaks a fait la démonstration, à la face du monde, qu’un lanceur d’alerte est un citoyen qui prend le pouvoir, que l’information c’est du pouvoir, que le secret est utilisé pour cacher des crimes, pour cacher des mensonges et qu’on a tous un rôle à jouer. Et au cœur de ça, il y a cette notion, excusez-moi il faut encore utiliser un mot anglais, mais cette notion d’empowerment, très mal traduite en français par « capacitation », dans laquelle on a tous un rôle à jouer. Mais, avant cela, il faut s’apercevoir que l’on a ce rôle à jouer et que l’on peut le jouer. Et je pense qu’à ce moment-là, la somme de nos individualités nous rende infiniment plus puissants que ceux qui se cachent derrière le secret pour cacher leurs mensonges et leurs crimes, et que c’est l’histoire qui tranchera si l’on sera en capacité, ou non, de rependre le pouvoir. Et il s’agit de reprendre le contrôle des machines et ainsi, de reprendre le contrôle de nos destins numériques et de reprendre le contrôle de notre société.
- Matthieu Dugal :
- Jérémie Zimmermann, c’est absolument fascinant de vous entendre parler de ça. C’est évidemment une réflexion qu’on va poursuivre en allant voir ce documentaire-là ; c’est absolument un incontournable, je pense, en 2014. Je rappelle que vous avez coécrit avec Julien Assange, entre autres, un livre qui s’appelle Menace sur nos libertés : Comment Internet nous espionne, comment résister. Vous nous parlez en direct du festival de documentaires de Lisbonne et d’Estoril. C’est bien ça ?
- Jérémie Zimmermann :
- Le festival du film, pas seulement documentaires.
- Matthieu Dugal :
- Du film, oui, dont le thème cette année est la surveillance de masse. En tout cas vous êtes à votre place. Merci beaucoup de nous avoir accordé cette entrevue.
- Jérémie Zimmermann :
- Avec un grand plaisir.
Maintenant la question est, évidemment, de faire prendre conscience à la société tout entière de ces enjeux. Et j’ai l’impression que beaucoup de choses évoluent. Ce n’est évidemment pas en un an, en un an et demi, ce n’est pas en trois ans que les choses vont changer. On parle là de changements profonds qu’il est nécessaire d’opérer dans notre société. Il a fallu quelque chose comme quinze ou peut-être vingt ans, pour que l’informatique tout entière, la technologie tout entière, soit dévoyée de son but et retournée contre nous, citoyens, transformée en appareillage d’espionnage de masse. Donc trouver l’antidote à cela, si c’est encore possible, ne se fera évidemment pas en une nuit.
Ce qui avance, en tout cas, c’est que, d’une part, de très nombreux outils technologiques sont en train d’avancer à grands pas. Soit ils étaient déjà sur les rails, comme le projet Tor [3], comme des messageries chiffrées, comme Pond, ou le protocole Off-the-Record, ou de très nombreux projets comme le projet Tails [4] par exemple. Des projets technologiques, qui visent à protéger nos communications et nos données, avancent à pas de géants, depuis les révélations de Snowden, depuis qu’un nombre croissant d’informaticiens, mais pas que, que de participants, rallient ces projets de logiciels libres. Les vendeurs de snake oil, comme on dirait, dans un espace où l’on ne se priverait pas pour utiliser des mots anglais dans son français, les vendeurs, dessous, vont vous dire « notre nouveau service est général et respecte votre privée ; notre nouveau téléphone est machin et respecte votre vie privée, etc. » Donc on sent que ça devient un argument de vente, mais on ne peut pas se fier à n’importe quoi, on ne peut pas faire confiance, et c’est cette confiance qui doit être au cœur de nos réflexions lorsque l’on parle de protéger nos données.
On ne peut pas faire confiance à des individus qui vont vous fournir une service ou un produit qui ne sera pas strictement basé, d’une part, sur le logiciel libre. Le logiciel libre ce sont ces logiciels qui appartiennent à l’humanité tout entière, sur lesquels on a tous la potentialité de comprendre comment ils fonctionnent et donc de les contrôler mieux. Donc tout ce qui ne sera pas du logiciel libre et des services décentralisés, c’est-à-dire où on ne va pas tous envoyer toutes nos données au même endroit, chez Google ou sur Facebook, et tout ce qui ne reposera pas sur du chiffrement de bout en bout. C’est-à-dire utiliser cette fameuse cryptographie, utiliser les maths, utiliser les forces de la nature pour protéger ses données, chacun, avec cette cryptographie entre nos mains. Vous générez votre clef de chiffrement, je génère ma clef de chiffrement, on s’échange nos clefs publiques, et on n’a besoin de faire confiance à personne d’autre, pas à Apple, à Google ou à n’importe qui, pour garantir un niveau de confiance élevé dans nos communications. Donc si qui que ce soit essaye de vous vendre quelque chose en vous disant « c’est la sécurité, c’est la protection » et que ça n’est pas logiciel libre, décentralisé, avec du chiffrement bout en bout, déjà, vous savez qu’on est en train d’essayer de vous arnaquer.
Et c’est ça qui est important à faire comprendre, c’est que ce n’est pas ce concept creux de vie privée ou après tout oui, moi je m’en fiche, moi j’ai mon petit boulot, ma petite vie et donc ce n’est pas grave. Non ! Quand on parle de protection de la vie privée, là aussi on sent que les discours évoluent, mais il va falloir énormément progresser encore là-dessus, faire évoluer les narrations. Quand on parle de vie privée, on parle, en fait, de protéger nos intimités. Nos intimités, ce sont ces moments dans lesquels on est en pleine confiance, dans lesquels on est vraiment nous-mêmes, dans lesquels on est libre d’être vraiment nous-mêmes, que ce soit seul ou avec autrui. Ce sont ces moments dans lesquels on va pouvoir expérimenter avec de nouvelles idées, de nouvelles théories, de nouvelles pratiques, créer de nouvelles œuvres, sans avoir peur d’être jugé. Et c’est dans ces moments-là que l’on se développe, que l’on s’améliore en tant qu’individu. C’est là que l’on expérimente avec son identité. Et c’est donc au cœur de la définition de qui nous sommes. Ce sont vraiment nos identités qui sont menacées là, et je pense que n’importe qui est susceptible de comprendre cela. Donc cela fait partie de ces tactiques, de ces narrations, que l’on doit continuer d’inventer pour faire comprendre pourquoi il s’agit d’un problème qui nous concerne tous, mais surtout d’un problème dans lequel nous avons tous un rôle à jouer. C’est au cœur…
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