Delphine Sabattier : Comment répondre aux problématiques de propriété intellectuelle, d’utilisation, d’exploitation commerciale des œuvres générées par des IA et des contenus aussi qui sont aspirés par ces IA génératives. On en parle avec maître Féral-Schuhl, avocate associée, fondatrice du cabinet Féral, cabinet qui est considéré comme incontournable dans le droit de l’informatique et des nouvelles technologies de l’Internet, vous êtes leader en propriété intellectuelle selon les principaux guides juridiques. Merci beaucoup d’être avec nous en plateau pour adresser, justement, toutes ces problématiques juridiques autour des IA génératives, plus particulièrement.
Avec vous pour ce débat, Jean-Louis Fréchin. Vous êtes le fondateur de NoDesign.net, agence de design et d’innovation, là aussi reconnue comment vraiment experte de ce domaine de l’innovation et des nouveaux produits, des interfaces, des objets connectés, des data et aussi du design urbain. Vous êtes un pionnier de la création numérique, notamment à l’époque des cédéroms culturels en France. Vous avez piloté d’ambitieux projets chez Montparnasse Multimédia, j’avais d’ailleurs eu l’occasion de m’y intéresser de près.
Est resté avec nous en plateau Grégoire Thomas, cofondateur et CEO, Chief Executive Officer] de Mr Arthur. Vous avez parlé avec nous de cette nouvelle façon de gérer le temps d’écran grâce à des intelligences artificielles. Vous pouvez participer, évidemment, également à ce débat.
Je voulais vous faire réagir à une citation de Luc Julia [1], une phrase qu’il a prononcée en plateau dans Smart Tech il n’y a pas très longtemps quand je l’ai invité, il a dit : « La bonne nouvelle c’est qu’on appelle ces IA des IA génératives et non créatives. » Est-ce qu’il n’y a pas quand même une dose de créativité dans ces intelligences artificielles génératives, Jean-Louis Fréchin ?
Jean-Louis Fréchin : Il y a, en tout cas, une matière préexistante créative puisqu’elles sont basées sur des immenses bases de données regroupées à cet effet. Je dis souvent, avec d’autres, que ce sont des perroquets stochastiques, donc oui, il y a des éléments de création. La transformation d’éléments de création en autre chose n’est pas forcément de la création. Je comprends Luc Julia qui défend son business, je vais défendre le mien. J’ai quand même un petit peu d’interrogations en tout cas sur une couche des métiers, des usages de ces images générées automatiquement.
Delphine Sabattier : Christiane Féral-Schuhl, est-ce qu’on peut citer des exemples, aujourd’hui, qui nous montrent que ces IA génératives s’immiscent véritablement dans ce sujet de la création ?
Christiane Féral-Schuhl : Oui. Il y a plusieurs exemples qui ne sont pas forcément récents. Le sujet de l’intelligence artificielle et de la création remonte pratiquement aux années 2010 maintenant. Vous vous souvenez tous de tout le bruit qui avait été fait de cet autoportrait du singe Naruto [2], la question se posait déjà de savoir qui était le créateur. En fait, c’était le début de ces questions-là.
Delphine Sabattier : On a vu aussi des IA peindre à la manière de Rembrandt, de Van Goh, avant même les IA génératives.
Christiane Féral-Schuhl : On voit se généraliser des sites qui proposent des créations et plusieurs prix ont été décernés, même récemment, pour des œuvres d’art auto-générées. Des romans ont reçu des prix, en tous les cas qui ont été considérés comme étant des œuvres de création. La une du magazine Cosmopolitan a été entièrement générée à partir de quelques mots clefs qui décrivaient, finalement, quelle était la couverture attendue et on a vu cette création se généraliser. On a des œuvres artistiques, puisque vous avez des producteurs qui s’appuient entièrement sur des avatars et l’intelligence artificielle pour la création de musiques. Donc, aujourd’hui, c’est généralisé.
Delphine Sabattier : Est-ce que toutes ces créations ont un statut d’œuvre au sens juridique du terme, c’est-à-dire qu’on peut protéger ?
Christiane Féral-Schuhl : C’est la grande question actuelle. Pour donner une réponse simple, vous avez soit une création complètement générée par l’intelligence artificielle, donc c’est l’intelligence artificielle qui elle-même va aller, à partir des bases de données évoquées, proposer et finalement créer cette œuvre et la réponse est non, ce n’est pas une création protégeable pour l’intelligence artificielle, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas une protection pour le concepteur ou l’utilisateur.
Delphine Sabattier : Mais l’IA, en tant que telle, n’est pas reconnue comme auteur.
Christiane Féral-Schuhl : Voilà. La deuxième catégorie c’est l’intelligence artificielle qui est utilisée comme on utiliserait un pinceau ou un stylo et qui permet au créateur de créer son œuvre. On est dans l’assistance donnée par l’intelligence artificielle ; c’est cela la grande distinction et c’est là que se situe la frontière. En fait c’est le traitement humain, puisque la règle de base c’est que n’est protégeable par le droit d’auteur qu’une œuvre originale, et l’originalité induit l’empreinte de la personnalité, et l’empreinte de la personnalité c’est du traitement humain.
Delphine Sabattier : Ça c’est aujourd’hui, ça peut très bien changer demain.
Christiane Féral-Schuhl : Ça peut évoluer, mais quand même, dans la plupart des textes qui émergent aujourd’hui en lien avec l’intelligence artificielle, vous voyez qu’il y a toujours le rappel du traitement humain. Par exemple, vous n’avez pas de décision judiciaire qui puisse être prononcée 100 % par traitement de l’intelligence artificielle. Vous avez donc cette obligation d’avoir le traitement humain. Sinon, c’est tout le droit d’auteur : notre droit d’auteur en France repose sur cette conception humaine.
Delphine Sabattier : Je voulais quand même faire réagir Jean-Louis Fréchin. Quand vous créez de nouveaux concepts, de nouveaux designs, vous vous servez, j’imagine, de tous les outils à votre disposition, y compris les IA génératives. Quelles questions vous posez-vous à ce moment-là de la part de création qui vient, à proprement parler, de votre équipe de design ou du logiciel ?
Jean-Louis Fréchin : C’est une vraie question. Je suis très préoccupé par l’IA, non pas tellement pour moi-même : de manière très immodeste, il y a des designers qui ont une capacité à avoir des projets ou avoir un terrain d’expression, je pense à Étienne Mineur ou Jean-Noël Lafargue, qui leur permet d’être dans une frontière et d’utiliser vraiment ces outils pour aller encore plus loin. Ceux-là joueront avec et ils seront, j’ai envie de dire, privilégiés.
Ce qui m’inquiète, c’est ce qu’on appelait autrefois — ce n’est pas du tout péjoratif — la création de labeur, c’est-à-dire les gens qui sont chargés de produire des éléments pour le quotidien : couvertures de livres, photographies d’illustrations, photographies de stocks, etc. À mon avis, ceux-là sont vraiment remis en question. D’ailleurs, toutes les grandes agences de photos libres de droits sont très actives sur ce terrain-là parce que, quelque part, leur avenir est à risque. Ce qui est très agaçant dans ces IA génératives qui font des images et c’est le créateur de Midjourney [3] qui le dit, c’est qu’elles ne répondent à aucun problème. Elles ne répondent à aucun problème, mais elles s’attaquent aux artistes les plus faibles : les photographes qui ne vont pas très bien, les illustrateurs, qui sont souvent des illustratrices, qui ne vont pas très bien.
Delphine Sabattier : Ça peut quand même répondre à un problème économique.
Jean-Louis Fréchin : De productivité certainement.
Delphine Sabattier : Économique par exemple du côté de la presse qui se dit finalement ça va me coûter moins cher d’aller travailler ma une avec un Midjourney.
Jean-Louis Fréchin : À partir du moment où on automatise la production de valeur, je pense vraiment que ce n’est pas le futur de la presse.
Delphine Sabattier : On a vu disparaître les photographes, les documentalistes également. On a vu disparaître pas mal de métiers dans la presse.
Jean-Louis Fréchin : Les photographes survivent. Les documentalistes c’est un travail de recherche.
Delphine Sabattier : Je parle dans la presse, pour l’avoir vécu. On a vu pas mal de services disparaître, au service de la productivité, je vous l’accorde. Est-ce qu’il y a une menace du même type, justement ?
Jean-Louis Fréchin : Clairement. C’est un petit peu les bienfaits du gaz sarin, c‘est-à-dire que pendant quelques années ça va être formidable, mais, grosso modo, ça homogénéise la production de tout le monde. La singularité, la création de valeur et la différentiation ne sont plus là, puisqu’on se base sur le jeu de données de telle ou telle IA. Il faut être enthousiaste et en voir les opportunités, il ne faut pas avoir peur de tout. Il y a vraiment des hiérarchies dans les IA : l’autonomie pourquoi pas ; l’augmentation pourquoi pas ; le compagnonnage, vous en parliez avec les outils, sûrement ; falsification, substitution et productivité à tout crin et on connaît les humains pour aller toujours là où c’est plus simple et où gagne le plus d’argent. On peut se poser des questions, notamment dans des pays comme le nôtre qui ont mis l’exception culturelle et le respect du droit d’auteur à un niveau tellement exigeant que, effectivement, ça interroge.
Delphine Sabattier : Et du côté des clients ? Est-ce qu’ils se posent la question, aujourd’hui, des créations que vous leur proposez ? « Vous me vendez ça à tel prix, quelle est la part ? Est-ce que ça a été produit par ? »
Jean-Louis Fréchin : On travaille sur beaucoup de sujets avec de l’IA. J’aime à dire qu’on travaille sur un projet avec des technologies qui sont issues de papiers scientifiques de janvier 2002, donc le temps entre la science et la techno est absolument compressé, c’est la modélisation du monde réel en 3D vectorisé de façon quasi automatique et rendu en image de synthèse. Ça permet de documenter le monde, le mesurer de façon plus précise que le GPS, de reproduire l’existant, c’est du schéma numérique à posteriori.
On voit bien que ce sont des IA qui permettent d’augmenter, de faire plus, d’être plus précis, de maintenir des équipements, donc, d’un point de vue écologique, c’est intéressant, de superviser, par exemple, les éoliennes tous les mois plutôt que tous les ans, avec des rapports qui sont décalés de six mois, des trucs aberrants, avec des rendements qui chutent. Pareil pour les panneaux solaires, les tours de télécoms, etc. Ça c’est très français, c’est très objectif, on peut faire des choses beaucoup plus spectaculaires, à l’américaine. Tout cela ce sont des opportunités, il n’y a pas tellement de problèmes.
Sur les IA génératives, on travaille à partir d’un matériau qui sont des œuvres préexistantes. Dans l’histoire de l’art ça a été existé, les collages, comme Schwitters, à l’époque du Bauhaus ; en musique le sampling, Gainsbourg aurait adoré l’IA puisque Gainsbourg a toujours pris, mixé, malaxé, reproduit à partir de choses préexistantes. Encore une fois, Gainsbourg est à la pointe, Schwitters, qui fait des collages est à la pointe. Les gens qui ont travaillé sur les musiques samplées, les premiers rappeurs, toute la musique électronique des années 80/90 avec l’apparition des samplers, ont vraiment créé des styles. Encore une fois, des vrais artistes peuvent jouer avec et faire de l’art, mais le côté productivité va certainement proposer des réponses un peu moins glorieuses. Je ne pense pas que ça soit des solutions pour la presse, la télé ou les médias qui vont mal, au contraire…
Delphine Sabattier : Je ne dis pas que ce sont des solutions, d’ailleurs ça n’a pas aidé la presse à aller mieux, bien au contraire.
Jean-Louis Fréchin : On n’en a pas parlé. Ces IA permettent bien sûr de reproduire des œuvres à l’identique, à la manière de, mais elles permettent également de reproduire des humains : ma voix, votre visage, et là on touche à des choses d’automatisation qui sont du niveau de la falsification. Quand c’est au cinéma à Hollywood, c’est très bien, quand c’est dans un média d’information ! On a vu cette fumée sur le pentagone qui a fait chuter la bourse américaine, on est vraiment dans la falsification. Imaginons le président Macron dire quelque chose de totalement inventé par des puissances étrangères, là c’est un peu effrayant !
Delphine Sabattier : Oui. C’est un des sujets qu’on a abordés la semaine dernière, on ne va pas revenir sur ce point-là précisément.
Sur la question de la protection de la création, si on ne peut pas, simplement avec le droit, aider les créatifs à ne pas tomber dans une productivité qui, finalement, les tue, est-ce qu’on peut les aider à protéger leurs œuvres de réutilisation, par exemple, par les intelligences artificielles génératives ? Aujourd’hui on ne sait pas contrôler quelle est la base, à l’origine, qui a permis la création.
Christiane Féral-Schuhl : La réutilisation des œuvres protégées reste non autorisée sans l’accord de l’auteur. Le droit d’auteur préserve effectivement toutes ces œuvres préexistantes.
Delphine Sabattier : Mais est-ce qu’on a aujourd’hui accès à ces bases d’apprentissage ?
Christiane Féral-Schuhl : Ensuite, on est confronté au problème de la preuve, toujours, c’est-à-dire qu’il va falloir identifier l’œuvre qui exploite d’autres éléments et c’est en ce sens, justement, que travaille la Commission européenne puisqu’il y a des textes qui vont dans ce sens et tout le travail est fait autour de la transparence : savoir ce qui est utilisé, comment c’est utilisé, pourquoi. On est sur une démarche de loyauté et de transparence. C’est la philosophie générale du texte européen qui devrait émerger.
Delphine Sabattier : Qui fait quand même déjà polémique en France.
Christiane Féral-Schuhl : Absolument. Je voulais rajouter c’est qu’aujourd’hui c’est le contrat, principalement, qui préserve, organise les choses entre le site qui propose l’outil et l’utilisateur.
Pour revenir aux notions de métier, il y a aussi le génie du concepteur, il y a la richesse de la base de données, il y a de nouveaux métiers qui émergent et qui peuvent justifier une protection. J’ai envie de dire que si on doit travailler sur ce qui est protégeable et qui doit être protégé, vous avez le concepteur, vous avez l’utilisateur et vous avez le site pour, non pas être médiateur, mais pour cadrer les choses et expliquer comment on va pouvoir utiliser l’ensemble de ces éléments. J’aime bien la notion de création augmentée. Finalement, c’est toute la part d’augmentation, c’est aller plus loin dans la création. C’est vrai que tant qu’on reste dans l’assistance par l’intelligence artificielle, on reste dans un domaine où la création continue complètement à se justifier. Là où c’est plus compliqué, c’est vraiment lorsqu’on donne trois mots clefs et on laisse, finalement, l’intelligence artificielle auto-générer la création. Et là, qui a le génie ? Est-ce qu’on peut considérer que c’est le concepteur ? Est-ce que c’est l’investisseur dans l’outil ? On revient à la notion de bien, de propriété.
Delphine Sabattier : Qui pose d’ailleurs les mêmes questions que les questions de responsabilité. Vous vouliez réagir, Jean-Louis.
Jean-Louis Fréchin : Il y a deux choses compliquées.
Sur la transparence, bien évidemment il y a des IA dont les algorithmes sont open source, il y a des bases de données qui sont ouvertes. Mais, dans les IA génératives, on utilise des réseaux neuronaux dont les fonctionnements, parce que tout cela est encapsulé les uns dans les autres, ne sont pas explicables, donc on ne peut pas voir la transparence. Je travaille dans des sociétés, je ne vais pas les nommer, il y a une personne qui peut, à peu près, définir comment marche l’ensemble, mais elle n’est pas absolument sûre de pourquoi on a des bons résultats ou pas.
Delphine Sabattier : Je vois Monsieur Arthur opiner du chef.
Jean-Louis Fréchin : Manque de chance, il y a des IA explicables, mais ce ne sont pas celles utilisées pour les IA génératives, donc ce n’est pas possible.
Sur la question des droits d’auteur, c’est simple quand il y a un auteur, mais quand on dit « fais-moi une maison à la manière de Richard Neutra, dans un paysage qui n’est pas la Californie mais qui ressemble à… », à la fin on a quelque chose de totalement nouveau, une architecture fantastique, qui est effectivement dans l’esprit de cet architecte autrichien réfugié en Californie, qui est totalement originale, mais qui spolie complètement. On peut la faire parler avec Picasso, avec Braque, on peut dire « rencontre de Klimt et de Picasso » et inventer des œuvres qui n’existent pas, qui sont des fusions. De manière littérale, sur beaucoup de requêtes, en tout cas dans les premières versions de ces outils-là, on avait parfois les noms des agences photo originelles, qui étaient en traces un peu éphémères dans l’image. On voit bien que la question des bases de données est centrale.
Delphine Sabattier : Juste un mot parce qu’on arrive à la fin du débat.
Christiane Féral-Schuhl : Je pense qu’on ne trouvera pas de solution parfaite. Aujourd’hui, notamment avec la blockchain dont vous aviez parlé, on peut plus facilement identifier les auteurs, les titulaires de droits. Il y a des outils qui peuvent aussi favoriser l’identification, la traçabilité, de manière à ce que les reproductions, même partielles, puissent être identifiées, ce qui n’était pas le cas avant. Comme toujours ça ne résoudra pas tout, mais dire, par exemple, « je veux une création à la Rembrandt », permettra plus facilement d’identifier le style plutôt qu’imaginer une création ab initio d’un nouveau style qui pourrait davantage justifier, finalement, un droit d’auteur.
Le sujet est passionnant, l’époque est fascinante, c’est toujours la même chose.
Delphine Sabattier : Et 20 minutes n’y suffisent pas.
Christiane Féral-Schuhl : C’est sûr !
Delphine Sabattier : Jean-Louis Fréchin, merci beaucoup, fondateur de nodesign.net, Christiane Féral-Schuhl, avocate associée, fondatrice du cabinet Féral, et Grégoire Thomas qui a suivi la conversation avec attention, cofondateur de Mr Arthur.