Asma Mhalla : Aujourd’hui, dans CyberPouvoirs, la guerre cyber en Ukraine avec le major général des Armées Éric Autellet et l’expert en cyberdéfense et enseignant à Sciences Po Alexandre Papaemmanuel.
Alexandre Papaemmanuel, voix off : Le monde entier regarde ce qui s’y passe. Est-ce que les technologies qui y sont testées sont effectives ? Et sans doute qu’un des enseignements qu’on doit tirer de l’Ukraine c’est que rien ne sera plus jamais comme avant.
Asma Mhalla : Bonjour. Je suis Asma Mhalla et mon job consiste à décrypter les nouvelles formes de pouvoir et de puissance qui sont en train de se recomposer actuellement autour de la question technologique. Chaque semaine, nous allons nous plonger dans une grande affaire pour tirer méticuleusement le fil de cette histoire, lever le voile sur ce qui est en train de se jouer en coulisses, déchiffrer ensemble les enjeux politiques, géopolitiques qui s’affrontent et qui nouent le cœur de ces nouveaux jeux de pouvoir et de puissance de ce début de 21e siècle.
Aujourd’hui, nous allons ausculter la guerre d’Ukraine dans ses dimensions cyber et technologiques, un tournant qui marque l’émergence des nouvelles guerres contemporaines.
CyberPouvoirs sur Inter, c’est parti.
Journaliste, voix off : D’abord, on va commencer par votre regard sur l’Ukraine, Fareed Zakaria.
Fareed Zakaria, voix off du traducteur : Je crois que c’est probablement l’évènement international le plus important depuis la chute du mur de Berlin, parce que le sort de l’Occident et, dans certains cas, le nouvel ordre mondial qui adviendrait au cours des décennies à venir est vraiment en danger.
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs. Asma Mhalla.
Asma Mhalla : Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. C’est le retour de la guerre de haute intensité en Europe, celle qu’elle nous paraissait désormais impossible, que l’on connaissait mais ailleurs, chez les autres, ou dans les livres d’histoire. Et en parallèle, mais surtout en complément des opérations conventionnelles sur le terrain, le monde post 24 février 2022 signe l’entrée en scène d’autres types de conflictualité, souvent invisibles, qui ne sont ni tout à fait la guerre ni tout à fait la paix, je veux parler de la guerre hybride.
Général Thierry Burkhard [1], voix off : Il faut qu’on mette en place une nouvelle grille de lecture stratégique, en tout cas pour bien analyser la conflictualité aujourd’hui et ce qui se passe dans le monde. Et au-delà de paix-crise-guerre sur lequel on a vécu depuis la fin de la guerre froide, je pense qu’on n’est plus totalement adaptés. Et aujourd’hui, la grille de lecture stratégique qu’on essaie de mettre en place pour analyser – pas pour imposer aux autres – est plutôt quelque chose qui tourne autour de compétitions, contestations et affrontements, et qu’en fait, la phase de compétition est quelque chose qui est permanent. Pour les armées aujourd’hui, pour l’armée française, l’objectif est bien de gagner la guerre avant la guerre, c’est-à-dire, de réussir à imposer sa volonté à l’adversaire, dès la phase de compétition.
Asma Mhalla : Pour tout vous dire, ce concept de guerre hybride a été l’objet de nombreuses polémiques et a eu beaucoup de mal à faire consensus dans les cercles de réflexion militaires. Le concept était accusé au départ d’être une énième création conceptuelle américaine pour justifier les failles de l’armée américaine au début des années 2000, en Afghanistan notamment, en gros, une espèce de cache-misère. N’étant moi-même pas de formation militaire, ces batailles sémantiques sont assez loin de moi et j’utilise allègrement, et sans aucune culpabilité je vous l’avoue, cette terminologie que je trouve très pratique. Toujours est-il que la guerre d’Ukraine va, de toute façon, généraliser le concept.
En France, c’est ce qui fera dire au chef d’état-major des Armées français, le général Thierry Burkhard, que le fameux cycle traditionnel classique que l’on connaissait jusque-là – paix, puis crise, puis guerre – n’est plus du tout pertinent. En lieu et place, on a une nouvelle séquence : compétitions, contestations, affrontements.
Donc aujourd’hui, si je résume l’affaire, les phases de paix sont devenues des phases de compétition permanente dans à peu près tous les champs – diplomatique, économique, culturel, militaire, industriel. Et dans ce très vaste champ de la guerre hybride il y a, disons, un sous-champ, celui qui nous concerne dans CyberPouvoirs, celui du cyber que l’on appelle parfois, à tort ou à raison d’ailleurs, la cyberguerre : cyberattaques, cyberespionnage, sabotage de câbles sous-marins ou de satellites par lesquels transitent les flux d’information militaires notamment, ce qu’on appelle les luttes informationnelles, en gros les manipulations de l’information, les campagnes de désinformation pour cyber-déstabiliser sur les réseaux sociaux entre autres. Vous l’avez compris, je vais vous parler des guerres qui carburent aux nouvelles technologies et de celles qui se jouent dans le cyberespace.
Ces combats cyber-hybrides donnent à voir de nouvelles formes de déstabilisation et de subversion. Dans le fond, elles épaississent le brouillard de la guerre. Ce brouillage des frontières est alimenté par deux phénomènes que j’ai trouvés super intéressants et c’est d’ailleurs par ce prisme-là que je me suis beaucoup intéressée à la guerre d’Ukraine.
Le premier élément d’analyse que j’ai retenu c’est l’horizontalisation de la guerre. Je m’explique : en plus et en complément des armées officielles, on va voir apparaître tout un tas d’acteurs privés, paraétatiques, paramilitaires, qui vont pulluler dans le cybermonde. Est-ce que c’est nouveau dans le fond ? Vous allez me dire que la mondialisation, elle aussi, a participé à faire circuler des armes, à armer des groupes paramilitaires, c’est vrai. Mais la différence avec la guerre d’Ukraine, c’est que ces entités autonomes, qui sont parfois criminelles, se mettent au service d’un État et coopèrent avec lui. C’est une forme de continuité entre État et groupes paraétatiques qui, le temps d’une guerre, le temps d’une opération, se transforment en extension militaire de cet État.
Nous voyons ce phénomène des deux côtés, à la fois côté ukrainien et côté russe.
Côté ukrainien, par exemple, le gouvernement, dès le début de la guerre, va innover très vite et mettre en place la fameuse IT Army, l’armée numérique ukrainienne qui va organiser et fédérer toutes les bonnes volontés et les hackers du monde entier pour l’aider à contrer les cyberattaques russes ou, d’ailleurs, à en organiser, posant d’énormes questions juridiques sur la notion même de belligérance.
Côté russe, par exemple, on va retrouver le fameux et désormais déchu Prigojine avec son écosystème Wagner, mais aussi sa petite sœur qui s’appelle l’Internet Research Agency [2], et qui va industrialiser et massifier les manipulations de l’information sur les réseaux sociaux et sur Internet.
Journaliste, voix off : Comment le chien de garde de Poutine, Evgueni Prigojine, en est-il venu à vouloir mordre la main de son maître ? Leur relation débute au lendemain de la chute de l’URSS : un ancien du KGB et un voyou sorti de prison, la politique pour l’un, le business pour l’autre dans la restauration. Prigojine est surnommé le chef cuisinier de Poutine et, dans les arcanes du Kremlin, il est de plus en plus associé à un nom mystérieux, Wagner, une milice secrète crée en 2014 qui exécute les basses œuvres en Syrie, en Libye ou au Mali, partout où la Russie ne veut pas apparaître officiellement.
Voix off : La guerre en Ukraine. Les combats cyber-hybrides, nouvelle norme guerrière du 21e siècle.
Asma Mhalla : Le deuxième phénomène de cette guerre d’Ukraine qui m’aura le plus marquée et qui est pour moi le plus intéressant, c’est une forme de privatisation de la guerre, notamment via les Big Tech, les géants technologiques américains qui vont d’ailleurs en profiter pour prendre leurs galons d’acteurs géopolitiques à part entière. Dans toute cette faune et cette flore, on retrouve les satellites Starlink d’Elon Musk qui vont être un auxiliaire de premier plan pour les armées ukrainiennes, Microsoft qui va très vite se distinguer comme acteur de la cyberdéfense ukrainienne, Amazon ou Google qui ne sont pas non plus en reste et vont aider financièrement l’Ukraine.
La privatisation de la guerre et cette constitution en fait de ce que j’appelle un complexe techno-militaire me rappellent furieusement le célèbre discours d’Eisenhower de 1961.
Eisenhower, voix off du traducteur : Dans les prises de décision de l’État nous devons veiller à ce que le complexe militaro-industriel n’acquière pas, volontairement ou non, une influence injustifiée. Le potentiel d’un accroissement dangereux d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons, et là c’est important, jamais laisser le poids de ce complexe militaro-industriel mettre en danger nos libertés ou nos processus démocratiques.
Asma Mhalla : Eisenhower nous mettait déjà en garde à l’époque sur l’autonomie croissante de ces groupes public/privé qui, au fur et à mesure de leur intrication, prennent la main sur la politique industrielle et étrangère d’un pays.
Ces nouvelles formes de pouvoir, ces nouvelles formes de cyberpouvoir, ouvrent donc, vous le voyez, des questions politiques inédites. Toujours est-il que dans ce monde opaque du cyber et de l’hybride, gagner la guerre avant la guerre est désormais le mot d’ordre : cyber-déstabiliser votre ennemi plutôt que le bombarder ; la question n’est donc plus si on va le faire, mais quand on le fera.
On poursuit l’exploration de ces contrées immatérielles nouvelles avec mes deux invités, le major général des Armées Éric Autellet et l’expert en cyberdéfense Alexandre Papaemmanuel.
À tout de suite sur Inter.
Pause musicale : Territory par The Blaze.
Asma Mhalla : Vous venez d’écouter The Blaze avec Territory sur France Inter.
Dans CyberPouvoirs, on continue à parler de la guerre hybride et de la cyberguerre.
Voix off : CyberPouvoirs. Asma Mhalla sur France Inter.
Asma Mhalla : J’ai le grand plaisir de recevoir dans CyberPouvoirs sur Inter, le major général des Armées, le numéro 2 des Armées françaises, le général Éric Autellet, accompagné d’Alexandre Papaemmanuel, expert en cyberdéfense, enseignant à Sciences Po et, je crois, l’un des plus fins connaisseurs de l’écosystème cyberdéfense que je connaisse.
Général, Alexandre, bonjour.
Alexandre Papaemmanuel : Bonjour Asma.
Général Éric Autellet : Bonjour.
Asma Mhalla : La guerre d’Ukraine, on en parlait, c’est vraiment un tournant dans l’histoire, parce qu’elle est en train d’impulser une nouvelle norme guerrière, ce qu’on va appeler la guerre hybride avec de nouvelles conflictualités cyber, hybrides, de nouveaux acteurs.
Alexandre, vous avez pas mal travaillé sur la question de ces groupes paraétatiques de la guerre, d’une forme peut-être même, est-ce que je peux aller jusque-là ?, d’une privatisation de la guerre.
Alexandre Papaemmanuel : C’est vrai que le retex [retour d’expérience] de cette guerre en Ukraine est double. C’est un théâtre d’opérations tout ce qu’il y a de plus classique, peut-être avec la surprise que ce n’est pas une guerre qui se fait à distance, par cyber, c’est une guerre qui se fait dans ce qu’elle a de plus horrible avec des tranchées, avec des mines, avec des obus, avec des munitions. C’est donc un théâtre d’opérations tout ce qu’il y a de plus classique, mais c’est aussi un théâtre d’expérimentation de nouvelles technologies qui sont issues de la révolution des affaires militaires aux États-Unis et qui viennent in situ confirmer leur intérêt et leur apport sur le terrain pour renverser un rapport de force entre d’un côté les Russes qu’on pensait très puissants, allant écraser les Ukrainiens, et les Ukrainiens qui se sont appropriés ces nouvelles technologies qui étaient dans l’imaginaire de certains, qui étaient peut-être possibles, dont on s’interrogeait sur la faisabilité et qui, finalement, se sont incarnées sur le terrain pour faire une différence.
De quoi parle-t-on concrètement ? De l’accès, finalement, aux fantassins sur le théâtre qui étaient, jusqu’à il y a un an, un an et demi, bouchers, dentistes, infirmiers, qui vont pouvoir commander directement des images satellitaires pour comprendre où sont les Russes, si telle tranchée a avancé, où ils doivent orienter leur artillerie ;
c’est la capacité de pouvoir traduire à la volée énormément de volumes de communications qui sont interceptées par les services de renseignement ukrainiens ;
c’est la capacité aussi d’augmenter le soldat avec un drone qui va, aujourd’hui, devenir l’outil standard pour faire la différence sur le terrain puisque, on le sait aujourd’hui, un opérateur de drones utilise une trentaine de drones par semaine, la durée de vie d’un drone est de quelques heures sur le théâtre, mais il va permettre de pouvoir comprendre ce qui se passe au-delà de la colline et aussi de pouvoir faire du ciblage ;
et enfin, l’intelligence artificielle qui va se superposer à ces moyens — satellitaires, drones —, qui va également apporter une différence sur le terrain puisque la machine va pouvoir compter automatiquement le nombre de tanks qu’il y a dans un campement, pouvoir détecter automatiquement l’avancée de troupes ennemies. On voit qu’on va embarquer l’intelligence artificielle.
Le retour d’expérience de cette guerre c’est donc cette nouvelle articulation.
Asma Mhalla : On pourrait dire que c’est un mix militaire entre du conventionnel pur et une datafication de la guerre ?
Alexandre Papaemmanuel : En fait c’est ça. C’est ce que peut l’État, ce que peut le privé ; on parle beaucoup d’Elon Musk et de son rôle sur le théâtre.
Asma Mhalla : Avec les satellites en orbite basse Starlink qui ont été un système de redondance pour les armées ukrainiennes.
Alexandre Papaemmanuel : Tout à fait. On voit donc l’apport d’acteurs privés qui viennent aujourd’hui à avoir autant de poids que la livraison d’armes classiques d’États qui vont livrer des canons CAESAR, qui vont livrer des blindés. Vient, en fait, se superposer une élongation de l’État qui est incarnée par le secteur privé.
Asma Mhalla : On parle du secteur privé, on a parlé d’Elon Musk, on peut parler de Clearview, de Palantir, de tout un tas d’autres entreprises, de Microsoft dans la cyberdéfense, il me semble que ce sont des entreprises américaines. La France, en Ukraine, comment s’est-elle positionnée ?
Général Éric Autellet : La participation et la contribution de la France ont été avec une approche capacitaire, c’est-à-dire qu’on a donné des équipements aux Ukrainiens avec de la formation pour que les équipements soient bien utilisés. Je ne vais pas revenir sur tout ce qui a été donné, mais il y a eu une contribution assez large, assez complémentaire et coordonnée avec les Américains, les Britanniques et les Européens.
Alexandre Papaemmanuel : Il y a effectivement un enjeu : celui d’être présent sur le terrain, celui d’avoir les technologies qui sont éprouvées, parce que le théâtre ukrainien est assez unique dans l’échelle qu’il représente et aussi dans le temps et son élongation. C’est vrai qu’aujourd’hui le monde entier regarde ce qui s’y passe : est-ce que les technologies qui sont testées sont effectives ? Sans doute qu’un des enseignements qu’on doit titrer de l’Ukraine c’est que rien ne sera plus jamais comme avant. Une fenêtre d’opportunités s’est ouverte, une boîte de Pandore qui ne se refermera jamais. On pensait que l’IA pouvait avoir un effet discriminant, l’IA a effet discriminant. On pensait que les drones pouvaient avoir un effet discriminant et de saturation, ça a un effet discriminant. Et on est peut-être déjà dans la phase d’après, celle de la guerre du futur.
Je reprends juste une citation. Le 31 mai, huit drones ont attaqué Moscou. La réponse russe a été de dire « les Ukrainiens nous attaquent, c’est inadmissible. » Un conseiller du président Zelensky [Mykhaïlo Podoliak] répond : « Ce ne sont pas les Ukrainiens. D’ailleurs c’est une guerre de l’IA, donc, dans cette guerre de l’IA peut-être que les drones qui ont été envoyés par les Russes se retournent d’eux-mêmes contre leur créateur, car ils estiment que cette guerre est injuste ». On voit donc posées là les fondations de ce que seront sans doute demain, et déjà aujourd’hui, les discussions autour des systèmes autonomes létaux, la capacité pour un drone de pouvoir tirer lui-même. Avec cette citation, on voit donc une guerre de l’IA, une guerre juste et la revanche des robots.
Général Éric Autellet : Sur cette guerre de l’IA, il y a aussi une guerre de l’information. Si on voulait quantifier la guerre qui se déroule en Ukraine en utilisant les anciens critères de la guerre qui étaient des rapports de force : tant d’avions, tant de bateaux, tant de chars ; aujourd’hui, le numérique et cette capacité à synchroniser les domaines donne un avantage et c’est ce qui a été utilisé pendant cette guerre-là.
Asma Mhalla : On parle énormément de ce qui se passe comme quelque chose qui est donné de très lointain « la guerre c’est loin, la guerre, finalement, ce sont les autres ». On parle beaucoup des Russes évidemment, des Ukrainiens, des Américains de façon permanente et beaucoup moins, finalement, de cette fameuse troisième voie européenne. J’aimerais beaucoup vous entendre sur la troisième voie européenne appliquée au cyber.
On revient dans un instant sur France inter.
Pause musicale : Labrador par Ottis Cœur.
Asma Mhalla : C’était Ottis Cœur avec Labrador .
Voix off : France Inter. CyberPouvoirs.
Asma Mhalla : Nous sommes toujours en compagnie du général Éric Autellet et de l’expert en cyberdéfense Alexandre Papaemmanuel.
CyberPouvoirs sur les nouvelles conflictualités cyber, sur la guerre hybride, la cyberguerre. On en était à cette fameuse troisième voie européenne. Avant de vous embrayer directement sur le sujet, j’aimerais juste remettre quelques éléments de contexte. Il me semble, de ce que j’en ai vu, des discussions qu’on a pu avoir, etc., qu’il y a un sujet absolument fondamental qui n’est peut-être pas vraiment mis disons en lumière, c’est la question des partenariats et des alliances. Ce dont on parle en réalité, général vous m’arrêtez si je me trompe et je vais parler vraiment sous votre contrôle, le sujet fondamental : est-ce que ce n’est pas un sujet de confiance ? La confiance !
Général Éric Autellet : Tout à fait. Avec les alliés et dans les partenariats, si on veut être un partenaire de confiance, si on veut être un bon partenaire, il faut aussi apporter des choses dans la corbeille. Je pense que c’est en ça que la France est un partenaire fiable, crédible, avec qui les Américains ont tissé des liens assez forts. Il y a des échanges. Avant la guerre en Ukraine, il y avait beaucoup d’échanges avec les Américains et ces échanges sont dus au niveau d’expertise de la France, c’est-à-dire que nous sommes un partenaire crédible.
Alexandre Papaemmanuel : Soit vous êtes sur un pied d’égalité, soit vous êtes dans de la féodalisation. L’idée c’est que si vous êtes attaqué en tant que nation, vous devez pouvoir identifier cette attaque et vous ne devez pas dépendre de quelqu’un qui vous dira « voilà, ton ennemi », qui le désignera pour toi, car la désignation d’un ennemi c’est ce qu’il y a de plus politique. Qui est l’ennemi, c’est une construction politique. Vous devez donc être en capacité de pouvoir techniquement l’identifier. Et après, si vous le décidez, ce qui est une posture un peu particulière de la France, vous pouvez l’attribuer et dire « c’est celui-là qui m’a attaqué ». Vous ne pouvez faire cela qu’en étant autonome, en propre. Bien sûr que vous avez besoin de ce rapport de confiance qu’évoquait le général pour pouvoir confirmer le faisceau d’indices par des données qui vont vous être communiquées par des alliés, mais vous ne pouvez pas dépendre que de leur seule orientation pour guider votre défense et votre attaque.
En fait, on voit que pour exister aujourd’hui sur la scène internationale et pour pouvoir donner le change, il y a la question pour la France de la dissuasion nucléaire, qui nous fait renter dans un club fermé.
Asma Mhalla : Le fameux club.
Alexandre Papaemmanuel : Exactement. Il y a la question du renseignement, être en capacité de pouvoir apprécier de façon autonome ce qui se passe : est-ce que je déclenche un conflit parce qu’un allié m’a dit qu’il y avait des armes de destruction massive dans tel pays ? Oui, non, et à peu de frais. Si on les compare le renseignement, comme la cyber, à la dissuasion, la cyber fait partie de ces outils qui permettent d’exister de façon indépendante, souveraine, tout en exerçant une solidarité avec des partenaires sur la scène internationale. Se met donc en place une cyberdiplomatie, se met en place une ambition française qui a été rappelée.
Asma Mhalla : En quoi consiste la cyberdiplomatie, typiquement, vraiment en quelques grandes lignes, pour nos auditeurs qui ne maîtrisent pas forcément ces sujets d’expertise, mais qu’il faudrait qu’ils aient en tête justement ? C’est quoi, aujourd’hui, faire de la cyberdiplomatie ?
Alexandre Papaemmanuel : Faire de la cyberdiplomatie, c’est partager une vision du monde et ce que doit être ce nouveau milieu de confrontations ; avoir une posture qui n’est ni complètement le Far West ni quelque chose de trop régulé, donc avoir une position d’équilibre, qui est le mot un peu tarte à la crème.
Asma Mhalla : C’est notre posture !
Alexandre Papaemmanuel : Oui, la posture de la France. C’est pouvoir embarquer des partenaires autour de normes et des standards.
Asma Mhalla : Donc la vision.
Alexandre Papaemmanuel : Que ce soit des normes et des standards très génériques, que ce soit aussi des choses beaucoup plus techniques : les routeurs qui sont en place pour pouvoir partager des protocoles d’échange de données et d’informations. Et c’est enfin partager de l’info, de la data : « Attention mes partenaires, je vois que tel acteur est en train de monter en gamme, on voit qu’il est en train d’attaquer précisément et avec détermination telle partie de tel environnement avec tel outil, donc je vous mets en garde, n’hésitez pas à vous protéger, en tout cas à vous mettre dans une autre posture ». C’est, en fait, un spectre très générique qui va de la vision jusqu’à très techniquement comment se défendre ou comment attaquer ensemble.
Asma Mhalla : Général, vous vouliez réagir.
Général Éric Autellet : Pour compléter ce que dit Alexandre, en fait on partage cela aussi dans les organismes internationaux. Lors de la dernière présidence française de l’Union européenne, ce sont des sujets qui ont été évoqués, partagés, et il y avait le développement d’une vision stratégique européenne sur le cyber avec le partage d’informations, la création d’équipes mutualisées.
Asma Mhalla : Absolument !
Voix off : La guerre en Ukraine. Les combats cyber-hybrides, nouvelle norme guerrière du 21ᵉ siècle.
Asma Mhalla : Nous sommes toujours en compagnie du général Éric Autellet et de l’expert en cyberdéfense Alexandre Papaemmanuel.
Voix off : CyberPouvoirs sur France Inter.
Asma Mhalla : J’aimerais revenir sur la question de la souveraineté, parce que, vue de loin, cette guerre-là, la guerre d’Ukraine qui est ce tournant historique vers cette nouvelle norme, hybride, a donc démontré cette forme de privation, de semi-privation de la guerre avec des acteurs privés non étatiques.
On a évoqué l’ensemble de l’aréopage d’acteurs américains. Où en sommes-nous, en France, sur ce mix public/privé ? Au moment où on est en train de se parler, aujourd’hui, on est en plein débat sur la loi de programmation militaire avec des ordres capacitaires absolument extraordinaires. On parle beaucoup des drones, du cyber, de l’influence, etc., mais cela nécessite aussi, il me semble, non pas une sur-centralisation, mais d’avoir des tiers de confiance qui sont le secteur privé. Or aujourd’hui les stars sont américaines.
Général Éric Autellet : Pas que. Pour faire toute cette coordination, on a effectivement créé un certain nombre d’entités, le C4, puisqu’on aime bien les acronymes, le Centre de coordination des crises cyber, qui est interministériel et qui permet de faire régulièrement un point des menaces contre le pays ou de partager également des choses qui nous viennent d’autres pays. C’est déjà, je dirais, le niveau interministériel régalien.
Ensuite, au niveau des industriels, un certain nombre de conventions ont été créées, pilotées par la direction générale de l’Armement, avec nos grands industriels. Tout cet écosystème de protection s’est mis en place, s’est consolidé. La protection cyber c’est bien l’affaire de tous et il y a un vrai partage au sein de la communauté cyber de toutes ces connaissances.
Sur la partie technologique, savoir si on est champion, pas champion, je pense qu’on a des boîtes d’excellence nationales qui ne sont pas forcément valorisées. En tout cas, comme je le disais tout à l’heure, les Américains nous considèrent comme des partenaires crédibles et je pense que ça suffit à démontrer le niveau d’excellence de nos ingénieurs nationaux.
Alexandre Papaemmanuel : Comme vous l’avez souligné, mon général, c’est vrai qu’un investissement a été fait pour consolider un écosystème étatique et institutionnel, qui a été fait avec des mécanismes de coordination. C’est vrai qu’aujourd’hui, si vous n’avez pas le mot cyber dans votre organisation...
Asma Mhalla : C’est difficile de raquer du budget !
Alexandre Papaemmanuel : Oui. C’est un peu has-been. On est arrivé un peu à une cyber-anarchie, c’est-à-dire que tout le monde fait du cyber. On est dans ce moment où il y a eu une appropriation d’un sujet technique.
Asma Mhalla : Une cyber-hype.
Alexandre Papaemmanuel : Exactement, dans un monde institutionnel qui est pourtant assez loin de ce hype techno. On peut donc se dire que c’est déjà une bonne chose. Il y a évidemment des réflexions qui sont aujourd’hui à l’œuvre, mais il y a eu une prise de conscience qu’il fallait faire autrement : la technologie numérique est horizontale, l’État, lui, est vertical.
Asma Mhalla : C’est donc orthogonal.
Alexandre Papaemmanuel : Oui. Il faut arriver à faire converger les deux, mais il y a un chemin. Aujourd’hui il y a cette volonté d’essayer de créer les conditions d’un écosystème plus innovant et qui offrira, finalement, aussi à l’État français une place sur l’échiquier géopolitique. C’est-à-dire qu’aujourd’hui on a vu beaucoup de nouveaux entrants arriver, des industriels et des pays qui sont en capacité de pouvoir vendre des armements de défense, c’était un club restreint il y encore quelques années et aujourd’hui il est en train de s’élargir avec de nouveaux entrants. Il y a une diplomatie des drones par la Turquie qui va, du coup, tester ses drones pour voir s’ils fonctionnent, qui va les vendre, qui va les donner en Ukraine, qui désormais offre cette technologie en Afrique, au même titre qu’il y a une cyberdiplomatie qu’on a évoquée tout à l’heure.
Il y a donc une posture qu’aujourd’hui la France doit adopter si elle veut garder une place sur l’échiquier international. Oui, on offre un haut niveau de sécurité, des troupes sur le terrain, des blindés, des avions de haute technologie, mais qu’en est-il d’une offre plus low-tech et plus accessible à des pays tiers ?
Asma Mhalla : Cyber-conflictualités, cyberdiplomatie, cyber-chaos, cyber-anarchie, bref !, le cyber et l’hybride vont être la nouvelle norme et le nouveau pilier, potentiellement, des guerres disons post-modernes.
Général, Alexandre, d’un mot : d’après vous qui dominera ce 21e siècle ?
Général Éric Autellet : Forcément nous ! On ne va pas partir perdants, au contraire. Je pense que c’est un nouvel espace de conflictualités où on part tous de la même ligne de départ. C’est donc à nous d’être créatifs imaginatifs et d’aller de l’avant.
Asma Mhalla : Magnifique ! Alexandre.
Alexandre Papaemmanuel : Je partage cet optimisme. Je ne suis pas un décliniste ni un pessimiste. C’est vrai que la technologie c’est du pouvoir, mais ce n’est aussi qu’un outil, donc on peut s’approprier ces outils pour combler les retards. On n’avait pas de drones, on en a fait l’acquisition, on a compris comment ça fonctionnait. Aujourd’hui il faut regarder loin, ne pas rater le virage du quantique, ne pas rater le virage de l’IA. Même si nous sommes optimistes, il faut aussi se dire que pour aller plus vite et aller plus loin il faudrait peut-être une vraie révolution des affaires militaires en France, peut-être dépasser le simple cadre de cette économie de guerre pour aller plus loin ; être conscients de nos faiblesses, c’est vrai, mais aussi de nos forces, on a des forces en ressources humaines, en technologie, vous l’avez dit.
Asma Mhalla : Donc vous pariez sur la France.
Alexandre Papaemmanuel : Oui.
Asma Mhalla : Parfait.
Alexandre Papaemmanuel : Il faut le faire pour nos armées et pour notre pays. Je crois que nous sommes obligés d’être optimistes.
Asma Mhalla : Général Éric Autellet, Alexandre Papaemmanuel, grand expert de la cyberdéfense française, merci d’avoir été avec moi dans CyberPouvoirs. Ce fut un plaisir que de vous avoir sur Inter, d’avoir cette vision dynamique, positive et pas du tout décliniste du rôle et de la place de la France. Merci pour cela.
La semaine prochaine, dans CyberPouvoirs, nous irons un cran plus loin dans l’exploration des nouvelles formes de guerre : les combats du futur.
À la semaine prochaine et d’ici là portez-vous bien.