Free Software, patrimoine et citoyenneté - Véronique Bonnet

Titre :
Free Software, patrimoine et citoyenneté
Intervenant :
Véronique Bonnet
Lieu :
Paris - Ubuntu Party
Date :
Novembre 2015
Durée :
55 min
Pour visionner la vidéo : Free Software, patrimoine et citoyenneté

Transcription

Bonjour. Merci d’être là. On va faire un lien entre la conférence précédente et celle-ci. Moi je suis, aussi, administratrice de l’April, comme les deux conférencières précédentes. Je vais essayer de développer un argumentaire, avec les outils qui sont les miens, qui sont les outils philosophiques. Supposons que j’aie à m’adresser à l’un des candidats, tête de liste, ou pas tête de liste, pour ces élections régionales qui vont avoir lieu, il me semble que, à propos de l’informatique libre, je dirais qu’elle protège le patrimoine, et je dirais que le patrimoine protège la citoyenneté.
Je vais déjà essayer de définir ce qu’on peut entendre par citoyenneté, alors, citoyenneté régionale. On est ici dans un contexte, un format, qui a une certaine étendue, plus d’étendue que le département, un peu plus d’étendue que la commune, dans un format qui n’a pas tout à fait une étendue dont je parlerai aussi, qui est l’étendue qui fait de nous des citoyens du monde. Peut-être que je l’évoquerai, néanmoins, dans un argumentaire qui, a priori, est plutôt un argumentaire local.
Concernant cette citoyenneté, je pense que celui qui l’a définie le mieux, parce qu’il a parlé de la cité - il a parlé de ce qui, en grec, s’appelle polis- celui qui l’a définie le mieux, je crois, la cité, la citoyenneté, c’est un certain Aristote. C’est dans ’’La Politique’’, et dans La Politique d’Aristote, Aristote dit que les humains sont des êtres logiques, des animaux logiques. Logiques, ça veut dire "qui parlent". Et comme ce sont des animaux logiques, et comme pour apprendre à parler et pour apprendre avec les autres et pas contre les autres, à faire de sa parole une source aussi bien d’œuvres, aussi bien d’actions, aussi bien de jugements, il y a un lieu où on va apprendre très bien à parler. Et c’est pour ça que l’animal logique c’est un animal politique. Il faut l’entendre dans ce sens-là. Si j’ai besoin d’apprendre à parler, si j’ai besoin avec les autres d’essayer collaborativement d’arriver à un usage fort de la parole, alors je vais aller dans un lieu qui s’appelle la cité.
Conséquence : qu’est-ce que c’est, pour Aristote, qu’être citoyen ? C’est, d’une certaine façon, avec tout un faisceau, ça peut être de méfiance, de confiance, de rivalité, parfois même de formulation qui reste un peu rentrée, qui reste un peu secrète, c’est essayer de faire en sorte que la parole soit la plus fructueuse possible.
Je vais déjà le développer au sens d’une citoyenneté locale. Qu’est-ce que c’est, dans une région, dans un département, dans une cité, d’essayer de donner à la parole une vigueur, quelque chose comme une énergie ? C’est, sans doute, être éduqué, et mes petites camarades en parlaient à l’instant, peut être qu’être éduqué c’est apprendre à se mouvoir dans un monde numérique où on va essayer d’être un usager, respecté comme tel. Où l’on va essayer d’étudier, accéder au code source, on va améliorer. Parce que la parole est un patrimoine œuvré qui est tellement précieux, tellement fragile, qu’il faut régulièrement essayer d’en prendre soin. Et, à partir d’une parole, qui peut nourrir d’autres paroles, essayer d’avancer ensemble. Et donc je dirais que dans un registre local, c’est vrai que ceux qui sont responsables des commandes dans les établissements scolaires, c’est vrai que ceux qui vont être amenés à organiser des forums pour leurs citoyens, pour ceux qui les ont élus, auront peut-être intérêt à ne pas entrer dans des formes numériques dissymétriques, sans doute abusives, sans doute assez déresponsabilisantes, qui vont entraîner une forme de docilité, une forme qui, peut-être, ne fera pas des citoyens tout à fait des citoyens.
Et donc, je dirais volontiers, avec Aristote, que pour cette citoyenneté-là, qui est celle de tous les jours, parce que peut-être que se positionner, essayer de penser ce qui arrive, essayer face à des situations émergentes, de les accueillir avec les mots qu’il faut, il me semble que cette citoyenneté-là, non seulement elle mérite que le patrimoine de toutes les autres paroles se trouve protégé, mais aussi elle mérite d’avoir affaire à des formes de transmission, de protection, qui ressemblent vraiment beaucoup à ce que le Free Software a réalisé depuis trente ans pour nous.
Je vais aller, maintenant, de la citoyenneté locale, à la citoyenneté que j’appellerai globale. Depuis très longtemps, il me semble que ce sont les philosophes stoïciens qui ont commencé, qui ont dit que chacun de nous était aussi citoyen du monde, d’une certaine façon, et ils ont parlé d’un troupeau paissant, ayant pâture sur le même lieu. Il me semble que donc, si on parle de citoyenneté globale, il est assez intéressant d’adopter des analyses - analyses qui sont devenues tellement cruciales, que je crois qu’elles sont même le soubassement actuel de la COP 21 - les analyses d’un juriste qui s’appelle Rawls, R, A, W, L, S, Rawls, qui dans De la justice a posé la question de la citoyenneté de la manière suivante : « Chaque être humain qui va naître ne choisira pas où il va naître, ni quand il naîtra. ». On ne sait ni le lieu, ni le jour. C’est ce que Rawls appelle « la délibération sous voile d’ignorance », comme on ne sait pas quand chacun des êtres humains à venir, des êtres logiques, des animaux politiques à venir, comme on ne sait pas où chacun va naître, alors autant adopter des notions qu’on appelle des notions cosmopolitiques. C’est-à-dire qui regardent les citoyens du monde, les citoyens en tant qu’ils habitent la terre. Et pour minorer, pour rendre moins douloureux ce risque que celui-là, qui va naître va naître sous une dictature, ou celui-là, qui va naître, va naître dans un pays qui a dilapidé des ressources qu’il n’a plus, vous avez chez Rawls, dans De la justice, des notions qui au début étaient totalement nouvelles et qui nous sont devenues familières. Par exemple la notion de « développement durable », c’est du Rawls, développement durable. Comme on ne sait pas quand tel ou tel va naître, alors autant poser comme principe cosmopolitique, comme principe qui regarde toute la terre, aussi bien le développement durable, aussi bien ce qu’on appelle le principe de subsidiarité. Subsidiarité, lorsque il y a une tyrannie, lorsqu’il y a un régime politique qui écrase ceux qui demeurent dans ce lieu. Droit d’ingérence, subsidiarité, ce sont des notions cosmopolitiques.
Ce que je vais essayer de vous montrer, c’est comment l’avancée de l’informatique libre, je dis plutôt informatique libre que logiciel libre parce que logiciel, en français, a l’air d’être un outil, un ensemble d’outils et n’engage pas tout l’usage que l’on fait du digital, que l’on fait du numérique. Donc il me semble que l’informatique libre, c’est ça que je dirais à un candidat aux régionales, par exemple, je dirais que même si lui est impliqué dans des enjeux locaux, il ne peut pas oublier des enjeux globaux. Que ceux qui vont voter vont aussi se positionner comme citoyens du monde. Et là je dirais que le logiciel libre est assez exemplaire et toute l’informatique libre, et ce projet GNU du Free Software, qui a produit depuis trente ans des démarches, pas seulement des outils, mais des démarches, des savoir-faire et des savoir-être. Et donc je lui dirais que l’informatique libre, plus que toute autre, dans le registre culturel, protège le patrimoine et je dirais que le patrimoine irrigue la citoyenneté. Parce que si nous sommes des êtres parlants, si nous sommes des animaux politiques, c’est que, aussi bien dans nos villes que sur la terre, non seulement nous recevons comme création inspirante, les créations, les textes, les articles, éventuellement les œuvres poétiques, de ceux qui nous ont précédés, auxquels nous devons pouvoir accéder. Et c’est vrai que l’informatique libre permet non seulement une accessibilité, permet une interopérabilité et je dirais que ces deux conditions-là, accessibilité et interopérabilité, sont des vecteurs patrimoniaux de la citoyenneté. Ce que je vais donc essayer de montrer.
Mon propos va donc consister en deux points, et surtout vous n’hésitez pas à m’interrompre, si ce que je dis n’est pas clair. Premier point, je vais parler donc de la manière dont le patrimoine irrigue, j’ai employé ce terme-là, la citoyenneté aussi bien locale que globale. Lorsque je dis « irrigue », c’est que le patrimoine, dont l’informatique libre est vecteur privilégié, le patrimoine est aussi bien une source qu’une résultante. Et précisément ce que propose l’informatique libre, c’est d’accéder, utiliser, améliorer, distribuer, ce sont les quatre libertés. Et il me semble qu’à côté du développement durable, à côté de la subsidiarité, à côté du principe d’ingérence, nous pourrions ajouter comme dimension cosmopolitique éminente le Free Software.
Je vais me référer, et vous allez voir à quel point ma première référence va être d’actualité, je vais me référer à un auteur qui s’appelle Victor Hugo. Victor Hugo, vous n’allez pas en croire vous oreilles, nous sommes en 1878, c’en est fini du Second Empire, c’en est fini de l’exil et il y a à Paris un congrès, un congrès international littéraire, et Victor Hugo va prendre la parole pour faire un discours inaugural. Et dans ce discours, il va dire à quel point, alors c’est même tellement d’actualité, qu’avant de parler du livre « dont l’auteur et dont les lecteurs doivent être protégés à des titres divers », comme c’est vraiment tout à fait d’actualité, je vais vous lire, par exemple, ce que Victor Hugo, lorsqu’il commence son texte, dit de la situation qui voit l’émergence de périls.
Voilà ce que dit Victor Hugo : « L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits. Il faut pour cela, certes, une prodigieuse dépense de lumière.C’est à cette dépense de lumière que depuis trois siècles la France s’emploie. C’est à cette dépense de lumière que depuis trois siècles la France s’emploie. La France est d’intérêt public. La France s’élève sur l’horizon de tous les peuples. Ah ! Il fait clair, il fait jour, la France est là ! ». Voilà. Je m’arrêterai ici pour cette [toute] partie extrêmement troublante dans le contexte qui est le nôtre, et je vais donc, sans tarder, me référer à ce que Victor Hugo dit du livre. Lui est un écrivain, lui a eu à subir l’exil. Hugo connaît le siècle des Lumières. Il sait que pendant le siècle des Lumières il y a eu des autodafés, on a détruit des livres, certains ont été condamnés pour leurs livres. À la fin du 18e siècle, il y a eu un néologisme, qui était aussi le néologisme de vandalisme, et Hugo sait à quel point écraser une œuvre c’est écraser la pensée. Et ce qui est très remarquable, c’est que si on essaie de voir quelle est la fonction de ce discours de Hugo, il a deux fonctions.
Première fonction rappeler que comme le livre est un objet qui circule, qui va de main en main, certains despotes, pour écraser le livre, essaient de s’en prendre aux auteurs.C’est sûr que pour les libristes que nous sommes, il peut paraître étrange de rappeler ce versant où Hugo rappelle le droit de propriété, un droit de propriété qui est essentiel pour que l’écrivain vive, ne soit pas écrasé.
Mais ce qui est très fort, c’est qu’une fois qu’on a vu qu’il y avait des périls qui montaient, une fois qu’on a vu qu’il y avait des formes despotiques qui pouvaient s’en prendre au livre, les ennemis de la France sont les ennemis du livre, il va, à côté de la défense de l’auteur, dire à quel point le livre doit remplir sa tâche qui est d’éclairer le genre humain tout entier.C’est-à-dire que vous avez, dans cette conférence, aussi bien le rappel que le livre comme livre appartient à l’auteur, et le contexte historique est que jusque-là les despotismes s’en sont pris au livre pour attaquer les auteurs. Mais vous avez tout un versant qui est une référence extrêmement précieuse pour l’informatique libre, qui est que le livre n’est pas seulement un livre. Le livre, comme pensée, n’appartient pas simplement à l’auteur, il appartient à tout le genre humain.
Et vous avez donc, dans cette proposition, qu’il y a deux dimensions du livre. C’est ce qu’a constitué par sa parole quelqu’un, et ce quelqu’un doit avoir sa place dans la société, ce quelqu’un doit pouvoir vivre de ses œuvres. Mais, en même temps, comme ce quelqu’un, par l’usage de la parole qui est le sien, manifeste une pensée, et que la pensée appartient au genre humain d’une façon universelle, que va faire Victor Hugo ? Il va exiger que le genre humain, que le domaine public puisse une fois,donc « constatons la priorité littéraire", mais en même temps "fondons le domaine public ». Vous avez une insistance sur l’ouverture qui est requise, vous avez même le rappel qu’avant son exil, avant la prise de pouvoir par Louis-Bonaparte, qui l’a ensuite contraint à quitter la France, il est rappelé que, comme représentant du peuple, Hugo avait même essayé de faire passer le projet qu’après dédommagement des héritiers de l’auteur, une fois l’auteur mort, il fallait que tous les éditeurs publient tous les livres.
Vous avez donc de la part de Hugo une extension, un souhait d’extension du domaine public, au sens de l’ouverture. Alors évidemment on ne dit pas à l’époque « licence domaine public », on ne dit pas à l’époque licence qui consiste à mettre sous copyleft telle œuvre pour qu’elle soit reprise selon les mêmes termes, et que simplement le nom de l’auteur soit cité, nous n’avons pas cela encore, mais dans ce texte, que je vous recommande, que l’on trouve en Wikisource très facilement. Ça s’appelle le Discours inaugural de Victor Hugo au Congrès littéraire international [1]. Vous avez cette envie d’étendre, d’ouvrir, parce que le livre, comme pensée, appartient au genre humain.
Pourquoi ? Et ma deuxième référence sera une référence des Lumières dont s’inspire visiblement Hugo. Vous avez un texte de Kant. Kant, qui a une position un petit peu particulière dans le siècle des Lumières, puisque la plupart du temps il fait la synthèse, il rassemble ce que les précédents en France, en Allemagne, en Italie — Les Lumières ne sont pas simplement une aventure franco-française - vous avez Kant qui écrit un texte qui s’appelle De l’illégitimité de la contrefaçon des livres [2]. Nous sommes en 1785, texte dont vous allez voir qu’il inspire largement Hugo. C’est que Kant, comme Hugo le fera après lui, a besoin de concevoir la propriété littéraire comme garantie pour l’auteur d’être reconnu comme tel. Et donc vous avez bien, dans ce texte de Kant, tout un versant qui rappelle qu’éditer c’est une affaire qui a lieu entre un auteur et un éditeur, qui va avoir en charge de publier la pensée qui a été la sienne et qui donc va avoir en charge de transmettre à quiconque veut le lire, un texte qui est fait de propositions spécifiques.
Pourquoi lire, nous qui sommes libristes, avec attention et un extrême accueil ce texte de Kant ? Parce que, là encore, Kant fait l’hypothèse qu’une fois que l’auteur est mort, comme l’éditeur n’était l’éditeur que du fait de cette mission qui lui avait été confiée par l’auteur, alors, cette fois, lorsque l’auteur n’est plus là, il va falloir que la publication se fasse. L’auteur n’est plus là pour veiller sur son texte, et comme il faut que la publication se fasse, et comme il faut qu’elle se fasse bien, d’une certaine façon vous avez Kant qui érige le public en responsable de cette publication qui avait été commanditée par un autre qui n’est plus là. Et vous avez donc, de la part de Kant, non seulement la référence aux droits du public, les droits du public à ce que le texte soit publié, mais il va encore plus loin. Non seulement le public a le droit de lire ce texte, dont l’écrivain n’est plus là, mais en plus le public a le droit d’exiger de l’éditeur, et même il peut en prendre un autre si tel n’est pas le cas, il a le droit d’exiger de l’éditeur que les éditions soient correctes et qu’il y ait un nombre suffisant d’exemplaires.
Donc vous voyez là l’ouverture, la force de cette proposition, comme celui qui avait la charge de publier, n’a plus affaire qu’au public, puisque l’écrivain n’est plus là, alors le public peut exiger de l’éditeur qu’il édite suffisamment et qu’il édite bien la pensée de celui qui n’est plus là.
Vous avez donc, de la part de Kant, dans De l’illégitimité de la contrefaçon des livres, et de la part de Hugo, dans cette dissociation livre comme livre qui appartient à l’auteur et livre comme pensée qui appartient au genre humain, vous avez une bascule qui fait du genre humain lui-même, qui fait du public lui-même, celui auquel l’éditeur doit des comptes. C’est-à-dire publier, publier bien et publier suffisamment.
Je vais, à partir de ces deux références, essayer de réfléchir à ce qu’est justement un patrimoine, un patrimoine qui ne serait pas simplement un patrimoine local, au sens de la citoyenneté locale, mais un patrimoine global, au sens de la citoyenneté du monde. Comment concevoir, donc ,ce patrimoine-là ?
Si je dis quelques mots du terme lui-même, « patrimoine », c’est ce qui vient de ceux qui étaient avant, « pater : le père » et qui venant ce celui qui était avant, va avoir pour fonction d’inspirer, va avoir pour fonction de donner énergie à ceux qui sont, qui sont des êtres parlants, qui sont des animaux politiques, et qui donc vont, à leur tour, en fonction des situations émergentes, en fonction de désirs spécifiques, qui vont devoir, donner une forme autre, améliorée, distribuée. Je reprends à dessein les deux dernières libertés du Free Software.
Concernant donc ce patrimoine, vous avez une charte qui date de 1964, c’est une charte qui concerne les bâtiments, qui concerne les monuments. Ceux de vous qui sont déjà allés travailler ou écouter des conférences chez Mozilla, savent que Mozilla s’est installée dans l’ancienne ambassade d’Autriche, qu’il y avait des espaces remarquables, dont il ne fallait pas toucher simplement les décors. Ce qui est vraiment très intéressant dans cette Charte de Venise, et là c’est l’article 5 de la Charte de Venise, c’est qu’évidemment un patrimoine qui ne serait pas réinvesti, alors pour les bâtiments, des bâtiments qui ne seraient pas occupés, qui ne seraient pas habités, avec de nouvelles fonctions, avec de nouvelles manières d’exister, ce patrimoine-là mourrait. Et il me semble qu’on peut tout à fait établir une analogie entre le patrimoine culturel, textuel, numérique, et le bâti au sens du bâtiment. Peut-être que, de toutes façons, jamais le patrimoine ne pourrait garder un sens quelconque s’il n’était pas lu, s’il n’était pas revendiqué, déplacé, reconfiguré.
Et donc j’en suis à ce moment sensible où j’essaye d’établir que le patrimoine irrigue la citoyenneté. Il est beaucoup question actuellement du patrimoine naturel. Il est aussi question du patrimoine culturel. Et j’entends par patrimoine numérique, aussi bien le patrimoine numérisé. Il y a en France, vous connaissez Gallica, il y a en Europe le programme MICHAEL, toutes les archives, progressivement, font l’objet d’une numérisation qui devrait être ouverte. Accessibilité, interopérabilité, possibilité d’améliorer et de distribuer.
Or, et là pour les êtres très émotifs parmi nous, ce moment ENIAC est très particulier. Vous avez, vous connaissez l’histoire de l’informatique et l’histoire de l’Internet. ENIAC, 1946, c’est lorsque la guerre froide fait que sont dégagés des moyens humains et des moyens financiers, parce que si l’on en croit Clausewitz, lorsqu’il y a une montée des hostilités, le principe de polarité fait qu’il faut faire extrêmement vite, plus vite que l’autre. Et comme pour calculer les angles balistiques, on a besoin vraiment de beaucoup de personnes qui travaillent très longtemps pour faire des calculs très longs, il va y avoir une accélération du développement du numérique, il va y avoir une accélération.
Patrimoine numérique. Alors ça ne voudrait pas dire patrimoine numérique que, à partir du moment où l’informatique est là, nécessairement l’ordinateur devient une machine à constituer du patrimoine. De même qu’on croit, que si on croit que si on met une caméra sur un train, démenti de Truffaut et de Wenders, on croit que si on met une caméra sur un train nécessairement il y aura un film. Non, il ne suffit pas que l’ordinateur numérise, fasse telle opération, telle requête, tel lien hypertextuel, pour que du patrimoine soit constitué. Mais il me semble qu’étant donné ce contexte nouveau qui est le nôtre, nous avons à lire autrement la charte de Venise, qui parle d’usage, puisque vous savez que nous sommes à la croisée des chemins.
Soit on accepte un usage violent, un usage dissymétrique, et là le big data me paraît un péril patrimonial que l’open data est chargé de conjurer. Il me semble que la croisée des chemins, de deux choses l’une : soit on est dans un registre qui va être celui de l’informatique libre, qui va permettre une accessibilité dans un internet neutre qui ne sera pas à deux vitesses. Donc soit on permet à ce rêve de Kant et de Hugo de se doter d’outils pour que le genre humain, le public puisse accéder aux discours oeuvrés qui lui sont destinés. Soit le’’big data’’, et là on croit il y a du patrimoine qui se constitue tout seul. Sauf que le big data, c’est une sorte de poule aux œufs d’or, c’est une sorte de pêche miraculeuse, qui fait intervenir des positions dominantes, qui fait intervenir des rapports dissymétriques. Pêche miraculeuse, là je reprends la métaphore à Snowden qui parlait de filets dérivants. Et si, donc, on est dans cet embranchement-là, où il y a bien une forme d’accumulation, de congélation de métadonnées, de data, de deux choses l’une. Soit on se dote des quatre libertés de l’informatique libre, c’est-à-dire qu’on permet un usage, on permet d’étudier, d’améliorer, de distribuer. Soit on est dans une impasse patrimoniale. Pourquoi impasse patrimoniale ? Parce que dans ce cas-là font leur miel ceux qui, avec une intention simplement intéressée ou même malveillante, vont garder pour eux des données qu’ils vont monnayer.
C’est vrai que ça peut paraître très intempestif. J’aime beaucoup un texte de Platon qui s’appelle Le Phèdre. Et vous avez, dans un texte de Platon qui s’appelle Le Phèdre, toute une réflexion de Platon sur qu’est-ce qui arrive lorsque l’auteur d’un texte n’est plus là pour dire : "par cette expression, j’ai voulu dire cela.". "Par ce plan, j’ai eu l’intention de…". Qu’est-ce qui arrive lorsque les données sont aux mains, dans un rapport dissymétrique, seulement de quelques-uns. Et là vraiment l’image de Platon est belle : qu’est-ce qui se passe quand un texte est en déshérence, lorsqu’un texte est privé d’auteur ?. Le malheureux, il ne sait pas entre quelles mains il va tomber et s’il tombe entre des mains malveillantes, eh bien, il ne le sait pas. Il ne sait pas se défendre. Il va quand même parler. Il va quand même dire des choses.
Les datas, les liens hypertextes, les traces qui sont les nôtres, si on laisse faire une appropriation dissymétrique, vont évidemment livrer de nous-même ce qu’on pourrait appeler un peu de chair, un peu de chair de nous-même, un peu d’énergie de nous-même. Il me semble que contre ce péril patrimonial, ce contresens patrimonial qui s’appelle le big data, qui en fait est seulement ’’big data’’ pour quelques-uns, est siphonnage de nos dimensions intimes, du mystère de l’élaboration de nos textes et de nos œuvres, il me semble que si nous laissons faire, si le Free Software n’est pas érigé en outil cosmopolitique comme le développement durable, comme la subsidiarité, comme le principe d’ingérence, alors nous risquons d’être dépossédés de notre statut d’être parlant, de notre statut d’animal politique.
Vous connaissez ce texte de Orwell. À l’époque il s’agissait pour Winston le héros, d’effacer ce qu’un totalitarisme avait évaporé. Pour ça il fallait réécrire des articles de journaux, il fallait modifier tel compte-rendu parce que figurait dans ce compte-rendu le nom de quelqu’un devenu dès lors indésirable.
Il me semble que nous pouvons nous protéger, nous pouvons revendiquer à nos côtés un texte qui est trop peu connu, qui s’appelle La Charte de l’UNESCO. C’est un texte qui est extrêmement offensif, dans la défense du genre humain et du public. C’est un texte de 2003, du 17 octobre 2003, même chose, vous le trouvez très facilement en ligne, et c’est la Charte de l’UNESCO pour la protection du patrimoine numérique.
On est bien ici dans un texte d’une institution cosmopolitique, texte qui préconise, et là vous allez être très surpris parce qu’on retrouve quasiment toutes les quatre libertés du Free Software. C’est un texte très lucide qui s’aperçoit que si on ne prend pas soin des formats, que si on ne donne pas aux auteurs le moyen d’être lus dans d’autres formats qui ne fassent pas intervenir de « racketiciels », de prises d’otages de l’usager. Si on ne fait pas ça, on risque d’avoir un patrimoine troué, on risque d’avoir un patrimoine empêché.
Nous allons regarder ensemble. Ça c’est l’article 2 de la Charte de l’Unesco sur la préservation du patrimoine numérique, et donc dans cet article 2, je pense que vous êtes sensibles à la clause suspensive qu’est la deuxième phrase, prendre grand soin à ce que puisse parvenir au genre humain et au public la teneur inventive du patrimoine numérique, sans que pour autant il y ait intrusion. Donc là, vraiment, texte circonstancié, texte parfaitement nuancé, sans qu’il y ait intrusion sur des données qui seraient sensibles ou personnelles. C’est un peu la même dissociation qu’on a vue chez Hugo, qui distingue le livre comme livre qui appartient à l’auteur et le livre comme pensée qui appartient au genre humain. Ici vous avez une distinction. Il faut que puisse accéder au genre humain ce qui dans des données numériques n’est pas personnel et n’est pas sensible, c’est-à-dire qu’on n’est pas du tout dans une sorte de panoptique violent, mais dans un désir d’éclairer, de rendre visible la part du patrimoine qui va irriguer la citoyenneté.
Sans abuser de votre patience et j’en aurai bientôt fini, je vais regarder avec vous l’article 6 de cette charte si précieuse. On croirait lire la philosophie GNU, c’est vraiment très proche. Dans cet article, est affirmé à quel point une œuvre locale est d’un intérêt global. Le patrimoine numérique n’a, par essence, aucune limite temporelle, géographique, culturelle ou formelle. On retrouve des considérations qui sont porches de celles de Kant lorsqu’il fait jouer les droits du public contre des éditeurs qui ne publieraient pas, qui publieraient mal ou qui publieraient trop peu. Les considérations qu’on a vues chez Hugo, à savoir c’est le genre humain tout entier qui est concerné par une proposition élaborée, même locale. Vous avez ici le texte qui articule le local et le global.
J’en ai presque fini. Voilà. Vous avez donc dans cet article 9 à la fois le rappel qu’il doit y avoir équité, qu’il doit y avoir équilibre, et vous avez en même temps, si vous avez en tête ce qu’on appelle l’interopérabilité, ce qu’on appelle le constat de l’authenticité : pouvoir accéder au code source. Si vous avez en tête que les créations sont inspirantes, que sans patrimoine peut-être que notre statut d’être parlant et d’animal politique se trouve affaibli ou, en tout cas, rendu plus difficile, il me semble que l’informatique libre, pour nous, a un très fort potentiel de lumière.
Je vous remercie de votre attention.
Public : En fait ma question c’est de savoir quels outils, justement dans le Libre, on va pouvoir trouver pour mettre en place, selon les situations pour la conservation et pour la diffusion, de la sauvegarde qu’on fait de ce patrimoine, de la mise en valeur de ce patrimoine. Où est-ce qu’on source ça, en fait ?
Véronique : Je vais peut-être faire une réponse en ce qui concerne les éléments qui sont numérisés, le patrimoine qui est numérisé. Je répondrai autrement pour des œuvres qui sont des œuvres numériques. Vous avez par exemple sur le site du ministère de la Culture, vous avez un onglet qui s’appelle patrimoine numérique et qui va progressivement répertorier, alors ce site est lié au projet MICHAEL européen, dont j’ai parlé tout à l’heure. Vous avez, de façon patiente, qui se veut, sur le long terme, exhaustive, une numérisation des archives qui sont dans le domaine public, qui vont être progressivement indexées, qui vont faire l’objet d’une recherche pour savoir si l’élément source est effectivement authentique, c’est pour ça que je parlais des quatre libertés du Free Software, puisque vous avez des spécialistes qui vont établir que cette version du document est bien la version source. Et une possibilité d’accéder, une possibilité de télécharger, de pouvoir diffuser, commenter.
Autrement dit, il me semble que ce qui n’est pas du tout extravagant, c’est de montrer qu’en réalité les quatre libertés de l’informatique libre sont tout à fait nécessaires et logiques, à partir du moment où on reconnaît au patrimoine la vertu de pouvoir inspirer, de pouvoir donner énergie à ceux qui, à leur tour, je parle de tout le public et je parle du genre humain, qui vont pouvoir améliorer, distribuer, faire que le format choisi permette une lecture plus tard, permette une protection. Parce que dans cette Charte, vous avez aussi des articles que je n’ai pas montrés, où la Charte se désole que certains formats qui sont des formats privateurs, ne permettent pas à une œuvre de l’esprit de survivre.
Je me suis réjouie l’autre jour, j’étais dans un lycée, j’ai vu que toutes les salles étaient équipées de logiciels libres. Il me semble que l’Éducation nationale est en train de prendre la mesure de ce avec quoi on ne transige pas, c’est-à-dire l’accessibilité et l’interopérabilité. Bon, même si et c’est vrai que les deux conférencières auxquelles j’ai succédé ont parlé de lobbying, il me semble que si, très sérieusement, cette histoire de lobbying est considérée comme faisant entrave à ce principe cosmopolitique que c’est que le public, c’est le genre humain qui a droit d’exiger la publication dans des conditions recevables, avec garantie de l’authenticité du document. Il me semble que là on peut tout à fait entrer, je dirais à la hauteur de rigueur et d’exigence d’autres notions telles que celles de développement durable et de subsidiarité, dont j’ai parlé chez Rawls.

Public :
Merci
Véronique :
Je ne sais pas si j’ai répondu.
Public :
Si. Si.
Public :
Vous avez parlé de la possibilité de garder longtemps les documents. Moi j’ai été pendant un temps extrêmement court archiviste dans un ministère, et je souhaite que ce soit lisible le plus longtemps possible, mais apparemment ça a l’air, pour l’instant encore, d’être un vrai problème
Véronique :
C’est non seulement une question de la fermeture des supports, mais les questions aussi
Public :
D’évolution ?
Véronique :
Voilà. De la rapidité de tout ça.
Public :
Dans ce que vous dites, oui vous avez parlé que ça soit le plus longtemps, mais comment est-ce possible ? Il y a plein de questions autour. Ce n’est pas forcément une volonté. Ça peut être une difficulté
Véronique :
Bien sûr. Absolument. Et d’ailleurs la Charte de l’Unesco, sur laquelle j’ai travaillé, donc celle de 2003, vous voyez ça fait déjà quand même un certain temps, pose davantage de principes que de préconisations techniques effectives. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de référence explicite au copyleft. Mais il est dit très nettement que les auteurs devraient faire l’effort de songer à la transmission, au devenir de leur œuvre, ce qui, et ça c’est dit par contre en toutes lettres, même s’il n’y a pas de noms de logiciels, si on ne parle pas du projet GNU, si on ne parle pas de Creative Commons, etc. Mais vous avez, en toutes lettres, la perspective que s’il n’y a pas davantage, de la part des auteurs eux-mêmes, d’attention aux supports qui sont choisis, au mode de lecture que ceci induit, alors il y a menace pour le patrimoine. Donc je dirais que ma réponse est essentiellement principielle. Même si j’essaye de regarder assez régulièrement ce qu’il en est de MICHAEL, ce qu’il en est de Gallica, où, vous savez, tous les problèmes techniques n’ont pas été résolus. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.

Je vous remercie de votre patience. Merci beaucoup.
Applaudissements

Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.