Journaliste : Bonjour Angie.
Angie Gaudion : Salut.
Journaliste : Merci d’avoir accepté cette invitation pour ce plateau télé au sein du Forum de l’ESS.
Angie Gaudion : Avec plaisir.
Journaliste : Tu es venue hier pour animer une conférence.
Angie Gaudion : Je suis même arrivée avant-hier !
Journaliste : Tu es même arrivée avant-hier. Je ne savais pas.
Angie Gaudion : J’ai fait tout le forum de a à z, en entier. Je suis effectivement venue parce que j’animais un temps de présentation hier après-midi.
Journaliste : Parce que tu représentes Framasoft [1] aujourd’hui.
Angie Gaudion : Framasoft, c’est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et aux communs culturels, ce qui veut dire que notre action porte principalement sur trois champs.
- Le premier, c’est d’accompagner l’émancipation numérique des internautes et on le fait à travers deux types de dispositifs : la mise en ligne de services éthiques que les internautes peuvent utiliser, tout simplement. À la date d’aujourd’hui, on en a une quinzaine qui sont fournis de manière libre et gratuite. Et, sur cette partie émancipation, quand les outils n’existent pas, on développe les logiciels qui permettent à ces services d’exister. On a donc, actuellement, un logiciel phare sur lequel on met beaucoup d’énergie, qui s’appelle PeerTube [2], une alternative à YouTube. C’est le premier angle de l’action de Framasoft.
- Le deuxième ce sont vraiment des dispositifs d’éducation populaire au sens premier du terme, donc transmettre des connaissances, mais surtout faire réfléchir, parce qu’on n’est pas trop en mode descendant chez Framasoft, on n’aime pas trop ça, on préfère discuter avec les gens pour arriver à faire changer nous-mêmes notre vision sur les choses, autour de la question des pratiques numériques. Notre sujet reste très clairement sur le numérique et surtout sur comment faire pour que ces pratiques numériques ne participent pas aux oppressions systémiques actuelles, à travers la possibilité d’utiliser des outils qui vont être plus émancipateurs que ceux qu’utilisent les 3/4 des gens. On fait donc des interventions, des conférences, des ateliers, des forums, c’est très varié, on fait même des cours en ligne, des manuels, des livres. On essaye de diffuser au maximum cette réflexion auprès de nos cibles.
- On a un troisième champ d’action, archipélisation, qui est un élément assez fort dans notre ADN : on a bien pris conscience que tout seul on n’allait pas bien loin, qu’il fallait donc se regrouper avec d’autres acteurs, d’autres écosystèmes, pour pouvoir faire monter des projets ensemble qui font évoluer notre propre écosystème mais aussi l’écosystème de nos partenaires. Donc, un gros travail partenarial avec les mondes de la médiation numérique, l’univers de la transition écologique, c’est assez variable. Après, nos champs c’est quand même tout ce qui relève de l’ESS, je vous avoue qu’on ne fait pas vraiment d’archipélisation avec des gros capitalistes ! Ce n’est pas trop notre job !
Journaliste : C’est étonnant ! Il y a deux notions que j’aime bien, qui, à mon sens, définissent pas mal Framasoft, c’est, d’une part, effectivement lutter contre les monopoles et ne pas devenir un monopole, je trouve ça intéressant, et aussi une vision très empirique des choses. Vous expérimentez beaucoup, vous passez par l’expérimentation, vous osez, quitte à vous casser le nez. C’est assez chouette !
Angie Gaudion : Quitte à se planter. D’ailleurs ça arrive, on se plante, évidemment, mais on en tire les conséquences. C’est typiquement une des façons de faire qui sont propres à l’éducation populaire. Là, je sors d’une conférence qui était sur l’éducation populaire et la transition écologique et on a beaucoup parlé, justement, de la posture éducation populaire et c’est celle-ci, c’est-à-dire de ne pas s’empêcher de tenter de faire des choses, les évaluer et considérer que, parfois, ce qu’on voulait faire n’a pas marché, mais voilà ! Ne pas s’empêcher. Du coup, on expérimente effectivement beaucoup de projets qui peuvent être divers et variés en fonction des partenaires avec lesquels on les fait. L’expérimentation est assez dans notre ADN.
Pour info, Framasoft a 20 ans, ce n’est pas une association très ancienne, mais, à l’échelle du monde numérique, c’est finalement pas mal. L’éducation populaire est arrivée dans une seconde partie de l’histoire de l’association. Au départ, c’était vraiment une association qui avait pour objectif la promotion du Libre. Du coup, l’ADN un peu informatique, tech, des origines s’est vraiment transformé à travers ces méthodes d’éducation populaire qui, pour nous, sont essentielles.
Journaliste : Est-ce qu’on peut donner quelques exemples, on va dire, pour lesquels vous travaillez à Framasoft ? Tu as parlé de PeerTube. Comme tu l’as dit, PeerTube c’est YouTube en version beaucoup plus éthique.
Angie Gaudion : Avec des fonctionnalités un peu différentes, parce que si c’était juste pour faire un clone de YouTube, ça aurait quand même été un peu dommage !
Journaliste : C’est un outil que je trouve extraordinaire et qu’il faut citer : on peut vraiment transporter simplement toutes nos données d’un coup.
Angie Gaudion : Il y a des automatismes de migration qui font que si tu n’es pas content de l’espace sur lequel tu as diffusé tes vidéos, tu peux aller sur un autre PeerTube. Une des spécificités de PeerTube par rapport à YouTube, c’est ce que c’est décentralisé, ce qu’on appelle décentralisé. C’est donc un logiciel que n’importe qui, ayant les connaissances techniques, peut installer sur un serveur et créer son propre espace PeerTube qui va, lui-même, être connecté à tous les autres espaces PeerTube existant.
C’est un des éléments assez centraux dans notre vision du numérique émancipateur, c’est-à-dire que quand il y a centralisation, il y a du pouvoir et, surtout, il y a dépendance, parce que, en fait, tu ne peux pas aller ailleurs. Quand tes vidéos sont chez YouTube, l’effort pour en sortir est vraiment très grand. Chez PeerTube, quel est l’avantage ? Si tu vas chez le PeerTube de tel acteur, tu peux sortir, aller chez le PeerTube d’un autre. C’est un des axes très fort de développement puisque ça représente l’énergie de deux salariés au sein de Framasoft actuellement.
Journaliste : Après il y a toute la suite Frama, Framadate, Frama…
Angie Gaudion : On a tous les Frama qui existent depuis l’initiative qui s’appelait Dégooglisons Internet [3], qu’on a lancée en 2014, qui continue à exister. On en a fermé une partie, parce qu’on était monté à 38 services, aujourd’hui on n’est plus qu’à 15, on en a fermé une partie pour avoir de l’énergie pour faire autre chose, aussi.
On a un nouveau service dans cette suite, un service un peu spécifique qui s’appelle Framaspace [4], parce qu’il ne s’adresse pas à l’ensemble des internautes, il s’adresse uniquement aux collectifs et associations qui veulent changer le monde. On n’a pas les moyens techniques de pouvoir outiller tous les citoyens/citoyennes d’un espace de cloud, puisque Framaspace est un espace de cloud complet, c’est vraiment l’alternative à Google Workspace. Du coup, on a ciblé les acteurs, l’écosystème qui nous semblait en avoir le plus besoin, ne serait-ce que parce qu’on a constaté qu’il y avait un petit problème de cohérence : ça nous semblait un peu bizarre que les gens qui prônaient la sortie du capitalisme, en tout cas d’un monde dégradant les ressources, utilisent, derrière, des outils numériques portés par des géants qui ont une vision du monde complètement différente.
Journaliste : J’allais y revenir, c’était un peu la raison de ta conférence d’hier, de ta venue hier.
Angie Gaudion : J’ai essayé d’expliquer et de discuter avec les gens sur cette difficulté rencontrée par la majorité des associations de se mettre en cohérence. La difficulté n’est même pas sur la mise en cohérence, parce que, en vrai, il faut en avoir conscience et, aujourd’hui, il y a quand même un impensé chez beaucoup d’associations du fait que cette incohérence existe. L’idée, c’est aussi de la révéler, parler du fait qu’il y a peut-être un souci de ce côté-là, quand même, et, ensuite, de permettre aux associations qui pensent que c’est un souci d’avoir les moyens de transitionner, de passer à autre chose.
Du coup, depuis deux ans, on travaille sur un projet au sein de Framasoft qui s’appelle Emancip’Asso [5] ; ça y est, c’est prêt, y’a plus qu’à. C’est une plateforme sur laquelle les associations vont trouver des prestataires qui vont pouvoir les accompagner dans leur démarche de transition numérique, les accompagner au sens faire le diagnostic initial, identifier les besoins, l’accompagnement en termes de formation pour les personnes qui vont utiliser les nouveaux outils, la migration des données ; le terme « accompagnement » peut être très vaste. L’idée, c’est de permettre aux associations qui ont le déclic et qui veulent se lancer de pouvoir faire appel à des personnes qui sont compétentes pour les accompagner, parce qu’on sait très bien qu’elles n’ont jamais, en interne, des personnes en mesure de le faire, sinon elles l’auraient déjà fait, tout simplement.
Journaliste : C’était un peu ma question : qu’est-ce qui fait que ça ne bouge pas autant qu’on aimerait dans le monde de l’ESS ? Est-ce que tu as pu cibler ça ? Il y a plein de raisons ?
Angie Gaudion : Je pense que les priorités des structures de l’ESS ne sont pas là. L’outil, en fait, c’est l’élément support. Il y a un objet social des structures de l’ESS qui est, je n’en sais rien, aider les personnes dans la rue ou faire du médico-social, donc, l’objet social prime sur les outils qu’on utilise pour le mettre en œuvre et c’est entendable. Sauf que, aujourd’hui, je trouve que ça crée quand même une forte dissonance cognitive de se dire « on arrive à régler, en tout cas on participe à régler un problème social, auquel on veut répondre, en utilisant des outils qui sont négatifs, qui ont des externalités négatives par rapport à, justement, ce qu’on veut résoudre. Du coup, je pense que c’est un peu compliqué à gérer en termes de dissonance.
Journaliste : Ce sont quand même beaucoup d’outils mis en place pour nous aider. Est-ce que tu veux bien, pour terminer, peut-être nous parler des chatons, qui est encore un autre dispositif.
Angie Gaudion : CHATONS [6], c’est un collectif d’hébergeurs alternatifs que Framasoft a créé en 2016. Qu’est-ce qu’on entend par hébergeurs alternatifs, parce que, souvent, les gens n’ont pas connaissance de ça ? En fait, ce sont des structures qui, d’ailleurs, peuvent être de n’importe quel statut juridique, ce n’est pas limité à des associations ou des coopératives, qui vont proposer des services en ligne, soit gratuits soit payants, aux internautes et aux organisations et qui garantissent que ces services sont tous basés sur du logiciel libre, mais aussi que ces services sont sans exploitation des données qui sont mises à l’intérieur, qu’il n’y a pas de publicité, que le modèle économique est transparent. Voilà ! On a un certain nombre de critères, il y en a plus que ça, mais, en gros, ce sont ceux qui sont les plus importants à ce niveau-là. C’est aussi un souci. Quand les utilisations utilisent des outils de Google, Microsoft et consorts, en fait, elles ne respectent pas une partie de la loi, du RGPD [7], c’est-à-dire qu’elles ne sont pas censées mettre les informations personnelles de leurs adhérents chez ces GAFAM dont les serveurs ne sont pas sur le territoire européen. Il y a donc un vrai enjeu, aussi, ne serait-ce même que de se mettre en légalité, qui est important.
Les chatons sont donc une piste pour changer ça. Mais les chatons sont plutôt des hébergeurs techniques, en tout cas tous ne vont pas forcément faire de l’accompagnement, d’où le fait que le site Emancip’Asso est complémentaire à l’offre des chatons.
Journaliste : Les deux sont effectivement de bons outils pour lutter contre le capitalisme de surveillance, un terme que vous utilisez et que j’aime beaucoup.
Angie Gaudion : Tout à fait.
Journaliste : On va conclure. Merci beaucoup Angie.
À toutes celles et ceux qui nous regardent, qui sont intéressés et qui veulent aller un peu plus loin, évidemment il y a le site framasoft.org.
Angie Gaudion : Le site emancipasso.org et puis le site chatons.org, on ne fait pas très original sur les noms de sites.
Consulter les sites c’est bien, mais si les personnes ont besoin d’échanger, on a un formulaire de contact qui permet d’envoyer un message. Il ne faut pas hésiter du tout à nous parler, encore un truc de l’éducation populaire, on aime bien discuter avec les gens et pouvoir leur répondre.
Journaliste : Je sais que, parfois, celles et ceux qui sont déjà bien informés ont l’impression que Framasoft est une grosse structure qui vit super bien et qui est complètement indépendante, ce n’est quand même pas tout à fait vrai, je crois que vous ne vivez que sur le don.
Angie Gaudion : Ça dépend de ce qu’on entend par « indépendant », en fait !
Journaliste : Financièrement.
Angie Gaudion : Déjà, on est une toute petite structure : nous sommes 38 membres dont 11 salariés, ce n’est pas non plus une méga-association, d’ailleurs on ne souhaite pas du tout devenir une méga-association, ce n’est pas du tout notre objectif, on revient à cette décentralisation dont je parlais pour PeerTube. On préfère qu’il y ait plein de Framasoft like, on va le dire comme ça, en tout cas d’autres acteurs, avec qui, d’ailleurs, on ne sera sûrement pas en concurrence, plutôt que nous, grossir. On ne veut pas faire ce que Google fait, on ne veut pas être le Google du Libre.
Du coup, si les personnes veulent nous soutenir, aucun problème. On a un site dédié à cela qui s’appelle soutenir.framasoft.org/fr/ sur lequel on reçoit effectivement des dons.
Juste par rapport à l’indépendance, aujourd’hui, dans notre modèle économique, les dons c’est 90 % de notre budget et les 10 % restant c’est un mélange entre de l’argent de fondations, vu le montant, on n’est pas très dépendant de cet argent, et quelques prestations qu’on fait, qui, en plus, sont très variables en fonction des années, donc on n’a pas de modèle basé sur la prestation.
Journaliste : Merci beaucoup Angie.
Angie Gaudion : Avec plaisir. Bonne journée.
Journaliste : Bonne journée.