- Titre :
- Félix Tréguer personnalité de la semaine
- Intervenants :
- Félix Tréguer - Patricia Martin - Éric Delvaux
- Lieu :
- La personnalité de la semaine, émission France Inter
- Date :
- septembre 2019
- Durée :
- 7 min 11
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Page de présentation de l’émission
- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- Félix Tréguer - Licence Creative Commons Attribution 3.0.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
Le chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et membre fondateur de la Quadrature du Net est l’invité de Patricia Martin pour son ouvrage L’Utopie déchue, une contre-histoire d’Internet.
Transcription
Voix off : Il est 7 heures 51. Le 6/9 du week-end sur France Inter.
Éric Delvaux : Votre invité, Patricia Martin, Félix Tréguer. Il est chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS, membre fondateur de l’association La Quadrature du Net [1] et vous êtes l’auteur, Félix Tréguer, de L’Utopie déchue, une contre-histoire d’Internet, le livre paraît aux Éditions Fayard.
Patricia Martin : Félix Tréguer, bonjour.
Félix Tréguer : Bonjour.
Patricia Martin : À vous lire on se dit que vous êtes un amoureux déçu, qu’il aurait peut-être mieux valu qu’Internet, que l’ordinateur n’aient jamais été créés.
Félix Tréguer : Oui. Je m’en veux un petit peu d’avoir été bercé par les deux utopies du numérique. Après dix ans d’engagement dans les combats autour des droits de l’homme dans l’environnement numérique, c’est vrai que le constat est un peu amer. Un outil qui devait servir à l’accès au savoir, à la connaissance, qui devait démocratiser la liberté d’expression, transformer l’écosystème médiatique pour favoriser la démocratie, on se rend compte que c’est, en fait, un formidable instrument aux mains des pouvoirs étatiques et économiques.
Patricia Martin : Une utopie parce que Internet se moque des frontières, parce que ça a quelque chose d’instantané, d’immatériel, d’émancipateur, d’universel, en fait. C’était ça, c’est ça aussi ?
Félix Tréguer : L’utopie Internet sert en effet à ça, à la possibilité de créer un espace public , médiatique, transfrontière ; de s’affranchir aussi, en partie, c’était une des croyances des pionniers d’Internet, de certaines législations répressives des États-nations et, de fait, ces derniers ont réussi à reprendre la main et à instaurer des formes de contrôle social, de contrôle des communications, attentatoires aux libertés publiques.
Patricia Martin : Du coup, ça rendait aussi le monde d’hier obsolète, d’une certaine manière ?
Félix Tréguer : En tout cas on cherchait à dépasser un écosystème médiatique, des médias de masse qui étaient suspects d’immixtion avec le pouvoir politique, de concentration économique, plein de choses de cet ordre-là. On pensait pouvoir dépasser cela et effectivement, les transformations dans l’économie politique d’Internet, l’apparition d’un oligopole du numérique, les fameux GAFAM - Google, Amazon, Facebook et compagnie - a abouti à une recentralisation très forte qui, en fait, reproduit certains des biais, la publicité par exemple ou, là encore, un contrôle politique qui était aussi caractéristique de cet écosystème médiatique qu’on cherchait à dépasser.
Patricia Martin : On peut faire le parallèle avec la révolution qu’a été l’imprimerie, l’invention de l’imprimerie ?
Félix Tréguer : En fait dans le livre, effectivement, j’essaye de remonter jusqu’au XVe, XVIe siècles pour voir comment chacun, en fait, des moyens de communication apparus depuis l’imprimerie…
Patricia Martin : Avec toujours une stratégie de contrôle en fait ?
Félix Tréguer : Avec d’abord des espoirs et des usages contestataires de ces moyens de communication pour contester les pouvoirs et très vite, effectivement, une reprise en main par les puissances.
Patricia Martin : Oui. Censure, surveillance, traçabilité, tout ça vous en avez déjà un petit peu parlé, liberté d’expression mise à mal, est-ce que c’est une chimère aujourd’hui d’imaginer qu’il puisse y avoir une police sur les plateformes numériques ?
Félix Tréguer : Une chimère, non, dans le sens où elle est en pratique en train de se construire.
Patricia Martin : C’est-à-dire qu’il faut lutter contre les États et contre les multinationales ? Ça fait deux combats !
Félix Tréguer : En fait ce sont des combats qui se rejoignent puisqu’on assiste à une alliance toujours plus poussée entre, justement, ces grandes plateformes dont on parlait, notamment Facebook et Google, avec les États. Donc, en fait, les formidables capacités de surveillance mises en place par ces entreprises pour faire de la publicité ciblée en particulier, puis plaire aux annonceurs et faire en sorte que les contenus qui circulent sur ces plateformes soient de plus en plus conformes aux attentes des annonceurs, qui les ont donc amené à développer des moyens de régulation des expressions, de filtrage, de hiérarchisation des contenus sur ces plateformes, tous ces outils-là qui ont été parfaits [perfectionnés, Note de l’orateur] par ces entreprises sont en train d’être appropriés par les États pour des motifs de surveillance étatique, cette fois, et de censure politique.
Patricia Martin : Donc vous êtes en train de nous dire que nos régimes politiques sont anti-démocratiques ?
Félix Tréguer : C’est aussi quelque chose que j’essaye d’explorer dans le livre, de se rappeler, en fait, comment au XVIIIe siècle tous les penseurs du régime représentatif, qui est au fondement de nos régimes politiques contemporains, ont pensé contre la démocratie et je trouve qu’évidemment on en trouve des traces très fortes jusqu’à aujourd’hui et encore plus dans un contexte sécuritaire qui marque nos sociétés depuis plus de 20 ans, qui aboutit à de fortes régressions en termes de protection des libertés publiques et à des formes de régulation sociale qui sont de moins en moins compatibles avec l’idéal démocratique et l’idéal d’autonomie et de liberté qui doivent fonder un régime démocratique.
Patricia Martin : On est dans une impasse ou est-ce qu’on peut imaginer une alliance, au fond, entre gouvernements et grandes boîtes ? Est-ce qu’il y a là une voie possible à condition qu’il y ait la volonté politique pour le faire ?
Félix Tréguer : Je pense que les outils pour transformer l’environnement numérique, transformer Internet et en faire un outil d’émancipation existeraient. Le problème c’est que je ne crois pas que les conditions historiques soient réunies pour qu’on arrive à renverser la vapeur, donc j’avoue que je suis assez pessimiste. J’essaie justement de refaire un petit peu l’histoire de la critique de la technologie dans ce livre : il faut se rappeler que l’ordinateur et l’informatique ont fait l’objet d’oppositions très fortes dans les années 60-70. C’est quelque chose qu’on a largement oublié. En fait, les débats de l’époque ressemblent beaucoup à ceux qu’on a aujourd’hui, s’agissant des capacités de surveillance, s’agissant de l’incorporation de la machine informatique dans les grandes bureaucraties qui nous gouvernent et je crois qu’aujourd’hui une des priorités des mouvements sociaux et de ceux qui luttent pour la transformation sociale c’est de réinvestir la critique de la technologie et de se rendre compte qu’en fait, au lieu de nous libérer, elle a tendance à nous asservir.
Patricia Martin : Mais c’est par le droit qu’on parviendra, justement, à ce qu’il n’y ait pas de recul des libertés fondamentales ?
Félix Tréguer : Malheureusement, je pense que le droit reste un outil, les droits de l’homme restent un outil de défense extrêmement important face à ces formes de reprise en main et de contrôle. Malheureusement je suis forcé de constater, après dix ans d’engagement sur ces combats précisément, que c’est relativement inefficace et que les droits de l’homme sont un instrument à l’efficacité très limitée dans le contexte qui est le nôtre pour protéger les libertés et renverser la vapeur.
Patricia Martin : Vous êtes membre fondateur de La Quadrature du Net, c’est une association de défense des droits et des libertés sur Internet. Vous attaquez la CNIL [Commission nationale informatique et libertés]. Là vous revenez du Luxembourg, me disiez-vous. Vous avez déposé quoi ? Un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne ?
Félix Tréguer : Oui, contre la loi renseignement adoptée en 2015 qui légalise et blanchit au niveau juridique les mesures de surveillance massive développées par les services de renseignement français, au même titre que beaucoup de leurs homologues étrangers d’ailleurs. On assiste à une passe d’armes assez musclée entre les juges de la Cour de justice de l’Union européenne qui sont une des dernières cours, en fait, à résister à la surveillance de masse, et qui est un dernier rempart institutionnel, justement, contre la banalisation de cette surveillance massive. Face à cela on a vu des États très remontés, qui défendaient bec et ongles leur capacité de surveillance massive.
Patricia Martin : Et contre la CNIL qui est quand même censée aussi nous défendre ?
Félix Tréguer : Eh bien oui, effectivement. La CNIL qui fait malheureusement preuve d’un certain manque d’efficacité et un manque de volonté politique pour vraiment aller à l’encontre de ces dérives.
Patricia Martin : Félix Tréguer, L’Utopie déchue, une contre-histoire d’Internet, du XVe siècle à nos jours et publié chez Fayard. Merci.