Voix off : Le Débat du jour, Romain Auzouy.
Romain Auzouy : Bonsoir à tous. Le divorce est consommé entre les médias publics et Twitter. C’est l’hécatombe. La semaine dernière la radio américaine NPR a annoncé qu’elle cessait de publier sur le réseau social. Hier, le groupe CBC/Radio Canada lui a emboîté le pas et, ce mardi, c’est autour de la radio suédoise, SR. En cause, la nouvelle politique de Twitter, Twitter racheté à prix d’or le milliardaire Elon Musk il y a six mois. Dès lors, faut-il quitter Twitter ? Voilà la question qu’on pose ce soir. Quel risque de dérive pour le réseau social ? Est-ce que le bateau peut tanguer ? Soyez les bienvenus dans le Débat du jour.
Pour répondre à toutes ces questions, nos trois invités. D’abord à mes côtés en studio, Joëlle Toledano. Bonsoir.
Joëlle Toledano : Bonsoir.
Romain Auzouy : Membre du Conseil national du numérique [1], professeure émérite d’économie et associée à la Chaire » Gouvernance et Régulation ».
Face à vous Olivier Lascar. Bonsoir.
Olivier Lascar : Bonsoir.
Journaliste : Rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir ; votre livre Enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science.
Notre troisième invité est en ligne avec nous ce soir. Bonsoir Julien Pillot.
Julien Pillot : Bonsoir.
Romain Auzouy : Vous êtes enseignant-chercheur en économie et stratégie numérique à l’école de commerce INSEEC [Institut des hautes études économiques et commerciales].
Merci à vous trois d’avoir accepté l’invitation du Débat du jour sur RFI.
On va d’abord faire du pédago, Olivier Lascar, pour que nos auditeurs comprennent bien ce qui se passe entre Twitter et les médias publics, pourquoi les uns après les autres ils décident ainsi de claquer la porte du réseau social.
Olivier Lascar : Une crise couvait depuis qu’Elon Musk a racheté Twitter. La pierre d’achoppement c’est sur différentes questions. Jusqu’à présent, quand on était un média officiel ou une personnalité publique, on avait droit à un petit macaron bleu, un petit signe qui permettait de dire qu’on était bien celui qu’on prétendait être. C’était quelque chose qui arrivait gratuitement mais sur la seule décision du réseau social.
Musk a décidé d’inverser la pratique en disant « maintenant n’importe qui pourra avoir ce petit macaron, mais il faudra payer pour cela », ça arrive, très prochainement.
Romain Auzouy : Huit dollars. Elon Musk a dit « la certification payante à partir de jeudi ».
Olivier Lascar : C’est cela, le jour du lancement de sa super fusée, le Starship, une coïncidence qui n’en est certainement pas une.
C’est un premier problème parce que ça veut dire qu’aujourd’hui n’importe quel mauvais plaisant, qui aura envie de déverser n’importe quoi sur Twitter, peut se payer le macaron. Ça veut même dire que quelqu’un qui prend comme nom New-York Times, alors qu’il ne l’est pas du tout, peut s’offrir le macaron, alors que, dans le même temps, le vrai New-Yok Times ne le fera pas. Premier problème.
Le second c’est que Musk, dans sa pratique très muskienne du pouvoir, très polémiste, prend de haut tous les médias publics en les qualifiant d’une formule qui veut dire que ce sont des médias de propagande, que ce sont des médias financés par l’argent public, donc ce sont des médias de propagande.
Romain Auzouy : Des médias affiliés au gouvernement, en tout cas pour le média américain NPR, média financé par de l’argent public accolé au compte de la BBC. Pourquoi accole-t-il ces mentions aux médias ? Qu’a-t-il contre les médias, Musk, actuellement ?
Olivier Lascar : Il prétend depuis longtemps que les médias contrôlent la parole publique et ne disent que ce qu’ils ont envie de dire, qu’ils sont dans la doxa, qu’ils sont dans la parole woke, comme on dit maintenant, et qu’il faudrait qu’il y ait des personnes comme lui pour déverrouiller la parole, pour faire en sorte que la liberté d’expression puisse réellement se développer sur la place publique et la place publique numérique aujourd’hui c’est Twitter. Il faut peut-être dire en quelques mots ce qu’est Twitter parce que ça ne va pas forcément de soi.
Twitter [2] est un réseau social qui, à la base, a été construit comme une sorte d’émetteur de SMS ; ce sont des messages très courts. Ça s’est développé avec le temps, c’est-à-dire qu’en plus du message très court on peut mettre des liens à cliquer, on peut mettre de la photo, on peut mettre de la vidéo, et c’est devenu aujourd’hui non pas le pas le réseau social qui a le plus de succès au monde : au contraire, quand on regarde les chiffes, Twitter est plutôt un nain face à Instagram, face à Facebook.
Romain Auzouy : 250 millions d’utilisateurs quotidiens tout de même !
Olivier Lascar : C’est un nain costaud.
Joëlle Toledano : Quelques milliards de chiffre d’affaires seulement, par rapport à d’autres pour lesquels il faut mettre des zéros derrière.
Romain Auzouy : On va évoquer l’enjeu de la financiarisation qui est important.
Olivier Lascar : Mais c’est devenu le réseau social préféré des entreprises, des hommes et des femmes politiques, des personnalités publiques donc c’est devenu un instrument de communication, l’instrument préférentiel des, entre guillemets, « grands de ce monde ». C’est pour cela que voir aujourd’hui ce réseau social aux mains d’un olibrius comme Musk, ça pose évidemment question.
Romain Auzouy : Joëlle Toledano.
Joëlle Toledano : Au fond, je m’interroge sur l’histoire qu’il faut raconter. Est-ce que l’histoire qu’il faut raconter c’est effectivement celle politique, telle qu’on est en train de la raconter, ou n’y a-t-il pas aussi un bout d’histoire économique, parce qu’il ne nous a pas habitués à faire des choses juste que pour des raisons idéologiques ?
Romain Auzouy : Il a effectivement soulevé un point politique avec des médias affiliés au gouvernement et économique aussi avec la certification désormais payante.
Joëlle Toledano : Oui, mais pourquoi ? Pourquoi et où est-on ? L’histoire de Twitter c’est effectivement l’histoire de ce qu’est devenu un média de microblogging qui a à la fois plusieurs centaines de millions d’utilisateurs et souvent des utilisateurs qui font, quelque part, le buzz, mais, par ailleurs, il était arrivé à une sorte de situation où il ne faisait ni profit ni perte si on fait la moyenne.
Ce qui est très fascinant et qui renvoie probablement au mythe d’Elon Musk, au tout début de l’histoire – je ne sais pas si vous vous en souvenez, tout cela va très vite –, quand Elon Musk a dit qu’il s’intéressait à Twitter, on a dit « Elon Musk est un génie, il veut racheter Twitter parce que lui sait que dans Twitter il y a une valeur extraordinaire grâce aux données, il va pouvoir faire cette fameuse application dont tout le monde rêve, qui est une application où on fait tout comme les équivalents chinois. » Et puis, pendant plusieurs mois, on a eu cette histoire où il s’est mis à contester les chiffres qui étaient donnés par Twitter, il a dit « je ne veux plus acheter », puis il a été obligé d’acheter. Cette histoire est un roman ! Maintenant, après avoir licencié, grosso modo, deux tiers du personnel, avoir perdu une partie, quelques pour cents, de son chiffre d’affaires.
Romain Auzouy : Pas mal de pour cents. Aujourd’hui, on estime que Twitter vaut 20 milliards de dollars, il l’a acheté 44 milliards il y a six mois.
Joëlle Toledano : Je vous parlais de son chiffre d’affaires. Je ne vous parlais pas de la valorisation. La valorisation est quelque chose qui évolue quand même beaucoup plus vite que le chiffre d’affaires.
Romain Auzouy : D’accord, mais ça joue.
Joëlle Toledano : Il a perdu un certain nombre de clients, probablement pour les mêmes raisons que ce qu’on est en train d’avoir du côté des médias publics, c’est-à-dire l’image, ce qui est en train d’évoluer. Mais, au fond, on peut se poser une question : face à cette entreprise qu’il a achetée sûrement très cher, 44 milliards, il semble être en train de chercher à modifier le modèle économique. Si j’avais une image, je me demande un peu s’il ne se dit pas « je vais gagner plus d’argent en fait quelque chose qui ressemble à Fox News, plus qu’à NBC ou PBS, etc.
C’est-à-dire que, certes, vous avez tout l’aspect idéologique, mais on peut s’interroger sur la façon dont il espère retomber sur ses pieds. Je ne crois pas qu’il ait très envie de perdre des dizaines de milliards et je me demande s’il n’est pas en train d’essayer – va-t-il réussir ?, c’est une autre affaire – par rapport à une situation qui s’est dégradée, par rapport aux clients et par rapport à la pub, de se positionner sur un modèle économique plus polémique, plus partisan, dans lequel les discours sur la liberté d’expression n’ont effectivement pas toujours la même signification que celle que nous donnons, nous, à la liberté d’expression.
Romain Auzouy : On dit Elon Musk libertarien, il prône la liberté d’expression sans limite.
Joëlle Toledano : Absolument. Très honnêtement je ne sais pas choisir, mais je me demande vraiment si tout cela n’est pas assez largement destiné à provoquer une certaine communication autour et à attirer tous les gens, tous les polémistes. Fox News est effectivement le réseau qui gagne le mieux sa vie aux États-Unis aujourd’hui.
Romain Auzouy : On va parler de l’infox aussi.
Julien Pillot, cet aspect économique, vous qui êtes enseignant-chercheur en économie, est-ce que Twitter, aujourd’hui, n’est plus qu’un enjeu financier pour Elon Musk ? Est-ce que ça pose la question de la concentration d’un réseau social qui n’est pas qu’une marchandisation de la part d’un patron qui possède SpaceX, qui possède Tesla, qui est un des hommes les plus riches du monde ?
Julien Pillot : Je voudrais déjà m’inscrire dans la suite logique des propos de Joëlle Toledano. Je crois qu’elle a mis le point sur quelque chose de très important et de très intéressant. Il n’est pas impossible, effectivement, que l’on soit en train de vivre, chaque jour que dieu fait, une espèce de transformation du business modèle qui passe par un remodelage d’un réseau social qui, dans quelques années peut-être, s’il existe toujours, ne ressemblera plus du tout à celui qu’on a connu ces dernières années.
Quitter Twitter, c’est effectivement un challenge aujourd’hui. Pourquoi ? À mon sens il y a trois dimensions à étudier.
Quitter Twitter ce n’est pas si simple que ça si vous êtes un utilisateur. Pourquoi ? Parce que, en fait, il y a de fortes chances, si vous êtes un utilisateur régulier de Twitter, que vous ayez une communauté, une communauté d’intérêt qui, elle-même, est présente sur Twitter. Si vous êtes présent sur Twitter, que vous ressentez cette utilité d’être présent sur Twitter, c’est parce que cette communauté est présente. Elle sert à relayer vos informations et elle sert également à vous informer vous-même. Sauf à trouver un réseau social alternatif qui n’existe pas, aujourd’hui, avec la qualité des interactions que l’on peut néanmoins trouver sur Twitter, vous n’avez pas vraiment d’intérêt à changer de réseau social.
On a vu arriver des alternatives telles que Mastodon [3] pour ne citer qu’elle. Pour l’instant ça a fait un gros pschitt dans la mesure où très peu d’utilisateurs réguliers de Twitter ont été effectivement suffisamment incités à quitter le réseau social pour tenter une aventure sur une autre application.
Les annonceurs, de leur côté, qui représentent aujourd’hui la quasi-totalité, en fait, des revenus de Twitter ont, quelque part, plus d’alternatives. Ils pourraient très bien dire « à côté de Twitter il y a d’autres réseaux sur lesquels je peux faire de la réclame digitale, il y a TikTok, il y a Facebook, il y a Instagram, il y a les liens sponsorisés de Google, pas de problème, je peux me passer de Twitter ». Sauf que, encore une fois, si vous voulez l’audience qualifiée qu’il y a chez Twitter, avec des CSP+ [Catégories socioprofessionnelles les plus favorisées], avec les influents de ce monde, eh bien vous avez peut-être besoin, malgré tout, d’être sur Twitter, raison pour laquelle, pour l’instant, tous les annonceurs n’ont pas encore déserté la plateforme.
Et puis il y a ceux dont on parle un peu moins souvent, qui sont des utilisateurs un peu particuliers, qui sont les relais d’influence. Là-dessus, je pense qu’il faut prendre une minute pour essayer de bien comprendre ce qui se passe à ce niveau-là.
Les relais d’influence, finalement, ce sont des individus ou des organismes qui relaient une info, qui se servent de Twitter pour pouvoir informer et s’informer. Pour eux, Twitter est en fait un outil de travail et, pour les mêmes raisons que celles que j’évoquais tout à l’heure, il y a peu de raisons de déserter Twitter aujourd’hui parce qu’il n’y a pas d’alternative crédible à Twitter. Là où ça devient absolument dangereux c’est qu’aujourd’hui, à côté de ces relais d’influence on va dire vertueux, appelons-les ainsi, il y a aussi des relais d’influence qui sont là pour relayer de la désinformation, des informations à des fins économiques, à des fins politiques, à des fins idéologiques et, pour eux aussi, Twitter est devenu un outil de travail absolument incontournable. Mais eux, contrairement aux premiers qu’on a cités, bénéficient à plein de la nouvelle politique générale d’entreprise sur les comptes certifiés dont parlait Olivier Lascar tout à l’heure, ce petit macaron bleu dont parlait Olivier. Aujourd’hui, à partir du moment où j’ai les moyens d’investir dans de la visibilité, dans de la notoriété sur Twitter – et croyez-moi, les organes de désinformation ne manquent pas de moyens économiques et techniques pour pouvoir le faire – eh bien j’ai la possibilité, finalement, de phagocyter ce réseau social Twitter au nom d’une sacro-sainte liberté d’expression à la sauce muskienne. Cela me permet, aujourd’hui, d’avoir des relais absolument majeurs de désinformation et, éventuellement, de propagande sur ce réseau social. C’est là-dessus, à mon sens, qu’il faut être particulièrement vigilant.
Romain Auzouy : Pour aller dans le sens de ce que vous dites, je vais citer cette étude de NewsGuard, un spécialiste de la désinformation, qui a épinglé 25 comptes certifiés par Twitter Blue, la certification qu’on évoque, car contenant des informations fausses, trompeuses ou sans fondement, donc 25 comptes épinglés ; parmi ces 25 comptes, 10 avaient été suspendus avant qu’Elon Musk prenne le contrôle de Twitter et ils ont été, évidemment, restaurés par Elon Musk qui prône cette liberté d’expression sans limite avec le risque, et c’est la question que je veux vous poser Olivier Lascar, de laisser un réseau social tomber aux mains de la désinformation. Si tout le monde quitte le navire, s’il faut quitter Twitter — c’est la question qu’on pose ce soir « Faut-il quitter Twitter » —, n’y a-t-il pas une responsabilité à rester sur Twitter ? Julien Pillot évoquait le rôle des influenceurs ; LeBron James, star du basket-ball, l’écrivain Stephen King ont menacé de quitter Twitter. Si tout le monde quitte Twitter, n’y a-t-il pas le risque que la désinformation prenne le dessus ?
Julien Pillot : Si tous les gens vertueux quittent Twitter, on va les laisser seuls dans leur bac à sable, ça peut aussi être une solution, mais je ne crois pas qu’on arrivera à cette extrémité.
D’une part, pour répondre à la question, c’est effectivement très difficile de quitter Twitter quand on a un certain type d’activité, et là je prends ma casquette de journaliste. Quand on est journaliste aujourd’hui, c’est une source d’information très importante, en tout cas ça permet de remonter à la source de l’information ; Twitter est une gare de triage formidable. Ce serait très compliqué de le quitter, mais je parle au nom du journaliste. Un autre réseau social pourra parfaitement faire l’affaire.
En revanche, je ne crois pas que Musk soit un idéologue. Ce n’est pas quelqu’un qui va mettre toutes ses billes, qui va mettre toute son énergie dans ce combat idéologique pour l’alt-right [4] ou cette liberté d’expression. J’ai toujours pensé que ce combat, qu’il dit pour la liberté d’expression, c’est du blabla.
Romain Auzouy : Que veut-il faire de Twitter, Musk, selon vous ? Vous avez écrit ce livre, encore une fois, sur Elon Musk.
Julien Pillot : Mon sentiment c’est que Musk s’est acheté Twitter comme le font les capitaines d’industrie. Dans le temps, c’est bien connu en France, on achetait des journaux, des magazines, aujourd’hui on achète du numérique et Twitter devient le bras armé de la communication au service de ses propres entreprises, parce qu’il a une myriade d’entreprises et ce n’est pas du petit fretin : SpaceX c’est quand même le taxi pour la lune demain, ça a été choisi par la NASA pour être l’alunisseur.
Romain Auzouy : Ça soulève le risque de concentration de plusieurs mastodontes, comme ça, aux mains d’une même personne.
Joëlle Toledano.
Joëlle Toledano : C’est amusant. Depuis le début de la conservation, pour l’instant personne ne parle de régulation.
Romain Auzouy : On va en parler. Pour l’instant, on pose le constat et on s’interroge sur les solutions.
Joëlle Toledano : Une fois qu’on a essayé de positionner les questions de modèle économique, ce qu’on a essayé de faire, aujourd’hui de deux choses l’une : ou la régulation qui a été mise en place, qui est en train de se mettre en place en Europe fonctionne et, à ce moment-là, il y aura des garde-fous. La question n’est pas, si je peux me permettre, « Faut-il quitter Twitter ? », mais « Va-t-on réussir à réguler effectivement Twitter ? ». On n’est pas aux États-Unis, on est en Europe.
Romain Auzouy : La question se posera aussi aux États-Unis.
Joëlle Toledano : C’est déjà compliqué en Europe, laissons les États-Unis avec leurs problèmes et réglons les nôtres !
Romain Auzouy : En Europe, justement, quelle est la régulation qui est prévue ?
Joëlle Toledano : On a vu d’ores et déjà vu dans les derniers mois que la façon dont Twitter répondait aux premières demandes n’était pas extraordinaire. On a vu, au contraire, que Twitter avait licencié particulièrement les fonctions de modération. On a vu, ça a été dit par mes deux collègues, qu’il y a une augmentation de ce qui est fake news, comportements néonazis, complotisme, etc., ça a été identifié par un certain nombre d’éléments.
Romain Auzouy : Injures, propos injurieux...
Joëlle Toledano : Donc, maintenant, ou la Commission européenne arrive à mettre en place ce qui est prévu.
Romain Auzouy : Parlons de ce qui est prévu : le Digital Services Act [5].
Joëlle Toledano : Oui, c’est cela, le Digital Services Act qui oblige effectivement à mettre en place des outils pour que, à la fois, il y ait un système de modération important qui se mette en place ; que dès qu’un signalement est fait, les acteurs soient obligés de réagir ; qu’ils anticipent les problèmes en évaluant les risques et, là, on voit bien que les risques sont sur la table ; qu’ils proposent des solutions pour que ces risques soient limités, etc. Bref !
Romain Auzouy : Qu’ils suppriment les contenus illégaux.
Joëlle Toledano : Évidemment, qu’ils suppriment les contenus illégaux, mais beaucoup plus, qu’ils justifient les pratiques. C’est vraiment un ensemble d’éléments qui, en principe, répondent aux problèmes tels que nous sommes en train d’en parler.
Romain Auzouy : Et cela est prévu à partir de février 2024.
Joëlle Toledano : Non, c’est prévu avant. Février 2024, c’est la mise en œuvre pour tout le monde, pour les plus petits. La Commission européenne a déjà commencé. Il y a tout un processus qui consiste à désigner qui sont les acteurs qui vont être régulés, il va y avoir une régulation à deux niveaux : les plus gros sont régulés au niveau de Bruxelles, les plus petits, si je puis dire, les autres, sont régulés nationalement. C’est un processus qui a déjà commencé.
Romain Auzouy : Est-ce que Twitter peut échapper ces règles-là et pourquoi ?
Joëlle Toledano : Non, il ne peut pas être y échapper.
Romain Auzouy : D’accord. Donc ça va être régulé.
Joëlle Toledano : Ça devra être régulé à partir du moment où les outils sont mis en place et que ça se passe bien. Normalement, les problèmes que nous évoquons, pas à trois mois, mais d’ici un an ou deux, ne devraient plus exister ou alors des procédures de sanction commenceront être mises en place.
Olivier Lascar, êtes-vous aussi optimiste ?
Olivier Lascar : Je suis effectivement d’accord avec ce qui vient d’être dit, parce que Musk et Twitter devront respecter la règle commune ou alors ils quittent le marché européen. C’est inenvisageable ! Du point de vue de l’argent que ça représente et que ça rapporte au réseau social, ils ne peuvent pas se priver de cette manne. Il est plus important, pour Musk et pour Twitter, de rester en Europe que de laisser la porte ouverte à tous les propagateurs de fake news.
Romain Auzouy : Risque-t-on d’avoir deux poids, deux mesures entre ce qui se passe en Europe et aux États-Unis ?
Olivier Lascar : Pourquoi pas ! Ça s’est vu en d’autres circonstances.
Joëlle Toledano : Aujourd’hui, on a bien vu qu’il y avait deux poids, deux mesures entre ce qui se passait en Europe et États-Unis, dans l’autre sens, quand Frances Haugen [6], nous a expliqué ce qui se passait sur Facebook et Instagram. C’est beaucoup plus contrôlé du côté américain, dans les contenus, que ça ne l’est du côté européen parce que, jusqu’à présent, la contrainte politique était plus forte aux États-Unis. Ça devrait se modifier.
Olivier Lascar : Ce qui se passe avec TikTok aux États-Unis : TikTok, aux États-Unis, est de plus en plus sur la sellette ; Biden commence quand même à parler d’un bannissement de TikTok, On n’en est pas là.
Joëlle Toledano : Pas pour les mêmes raisons.
Olivier Lascar : Non, pas pour les mêmes raisons.
Romain Auzouy : Julien Pillot.
Julien Pillot : Juste un petit élément de précision concernant le Digital Services Act. Joëlle Toledano a tout à fait raison : pour les très grandes plateformes, dont Twitter fait évidemment partie, la mise en place est prévue pour 2023. Le dispositif va être généralisé, à partir de février 2024, pour l’ensemble des grands acteurs du Net.
Il faut comprendre qu’en cas de violations graves et répétées, les autorités peuvent effectivement prononcer jusqu’à l’interdiction des activités de la plateforme récalcitrante sur le marché européen.
Joëlle Toledano : Ça prendra du temps !
Julien Pillot : Je répète ce que j’ai dit, c’est en cas de violations graves et répétées au règlement. C’est-à-dire qu’il y a des paliers au préalable. Les paliers prévoient des sanctions, d’abord d’ordre monétaire, qui peuvent aller à concurrence de 6 % du chiffre d’affaires annuel de la plateforme. Autant dire qu’à ce niveau-là, je ne crois pas que ce soit très dissuasif dans un premier temps : lorsqu’on pèse des centaines de milliards de dollars comme c’est le cas de la galaxie Musk – parce qu’il faut regarder l’ensemble de son écosystème, et pas uniquement la valorisation de Twitter – 6 % du chiffre d’affaires d’une entreprise qui oscille entre trois et six milliards de dollars de chiffre d’affaires les meilleures années, ce n’est pas quelque chose qui est de nature à vraiment freiner une politique générale d’entreprise telle que celle qu’on a décrite en début d’émission.
Ma crainte, c’est qu’avant qu’on soit en mesure de pouvoir contrôler réellement les agissements de plateformes telles que Twitter, avec l’opacité qui sont les leurs au niveau de leurs algorithmes et également au niveau de leurs agissements, l’absence totale de modération qui prévaut actuellement, et qu’on soit en mesure, éventuellement, d’aller jusqu’à une interdiction sur le marché européen, je crois qu’il va se passer quelques années pendant lesquelles, en fait, Twitter va continuer à évoluer peut-être dans un sens un peu meilleur ; la pente actuelle serait une pente plutôt assez glissante avec tous les risques de désinformation dont on a parlé tout à l’heure.
Romain Auzouy : Quelle solution selon vous ?
Julien Pillot : La solution, malheureusement, est aujourd’hui entre les mains de la personne qui contrôle Twitter, c’est-à-dire Elon Musk. Je me souviens d’une rencontre au sommet entre Elon Musk et Thierry Breton, le commissaire européen, dans laquelle Thierry Breton avait tenté de sensibiliser Elon Musk, néo-détenteur de Twitter, sur la nécessité de se mette en conformité avec les règles européennes qui étaient sur le point d’être promulguées à l’époque, en fait qui venaient tout juste de l’être. Pour l’instant, si on observe et si on essaie d’interpréter les premiers signaux qui nous reviennent d’Elon Musk, c’est plutôt une fin de non-recevoir ! Les bureaux européens de Twitter ont été vidés de leur substance et, jusqu’à présent, Elon Musk semble, en tout cas à première vue, prendre des décisions qui sont complètement orthogonales au dispositif tel qu’il a été pensé et bientôt appliqué au niveau européen.
Romain Auzouy : Joëlle Toledano, Elon Musk va-t-il pouvoir faire ce qu’il veut de Twitter parce qu’il est intouchable financièrement ?
Joëlle Toledano : Je pense que c’est plus compliqué des deux côtés. Je suis d’accord avec ce que dit Monsieur Pillot, c’est-à-dire que la mise en œuvre effective du DSA [5] est quelque chose de lourd, de compliqué, etc., c’est vrai. Cela étant dit, dans le monde rapide dans lequel on vit, je ne crois pas qu’il sera possible au DSA, le Digital Services Act, de survivre si TikTok – pardon ! le lapsus est intéressant, en parallèle je pensais à ce qui se passe aux États-Unis avec TikTok – si le comportement d’Elon Musk est celui de « parlez toujours, je ne fais rien ». Il va y avoir une vraie remise en question générale de la politique et des moyens choisis et, comme observatrice, je pense qu’il sera assez intéressant de voir ce qui se passe. Ce n’est pas tenable quelques années. Le processus standard est effectivement celui-là. J’aurais d’abord tendance à penser que 6 % plus je ne sais plus combien par jour en cas de carence, etc., ça commence à faire de l’argent et monsieur Musk compte l’argent ; même si ce n’est pas grand-chose, je ne crois pas du tout que ce soit la même poche pour ses différentes filiales ; il me semble, d’ailleurs, que ce n’est pas comme cela qu’on devient milliardaire.
Romain Auzouy : Est-ce qu’il peut être sensible au départ de personnalités de Twitter ? Ce sont les utilisateurs qui font vivre Twitter ! On a parlé de médias publics qui claquent la porte, peut-il y avoir un effet domino selon vous ?
Joëlle Toledano : Non. J’aurais tendance à penser qu’il est en train de jouer le changement de business modèle vers un business modèle plus disruptif, ce qui me fait penser à Fox News, ce réseau d’extrême-droite qui est quand même apparu aux États-Unis dans un paysage télévisé où tout le monde connaissait les chaînes standards et, finalement, Fox News a complètement déplacé le paysage audiovisuel. Je pense qu’il y a une stratégie éditoriale dans ce qui est en train de se produire avec un pari économique qui n’est pas sûr d’être gagné.
Il a ce problème et, en face, j’aurais tendance à penser qu’il va faire semblant de mettre en place des choses parce qu’il ne pourra pas être frontalement opposé à ces règles. D’ailleurs, on a effectivement entendu cette fameuse phase que les promesses n’engagent que ceux qui y croient, mais face à Thierry Breton, dans ce jeu de qui est le plus menteur, il a dit « mais oui, mais oui, je vais respecter la loi ». Je pense donc que ça va être moins caricatural que ce qui a été décrit et que vous aurez l’occasion de faire pas mal d’autres débats sur le sujet.
Romain Auzouy : Olivier Lascar.
Olivier Lascar : Est-ce que l’Elon Musk d’aujourd’hui sera le même dans trois jours ou dans un mois ? Dans trois jours il lance justement sa fusée Starship qui, pour la première fois, va devoir faire le tour de la terre. Si ça explose sur le pas de tir – ce qui n’est pas impossible –, le château de cartes muskien va en prendre un coup. Ce que je veux dire par là c’est qu’aujourd’hui on raisonne sur le niveau de puissance auquel il est parvenu par une série de succès industriels, par une baraka assez formidable, mais la chance tourne. Elon Musk s’est comporté de telle façon qu’il s’est fait des ennemis extrêmement puissants : avec l’administration américaine c’est terrible, il était à deux doigts de traiter Joe Biden de momie, ils n’arrivent pas à s’adresser la parole. Si demain le Starship ne fait pas un bon décollage, la NASA aura très beau jeu d’aller voir du côté de Jeff Bezos et des autres entrepreneurs du privé spatial pour avoir d’autres solutions pour aller dans l’espace. Ce que je veux dire par là c’est qu’il peut aussi faire brûler ses vaisseaux assez rapidement.
Romain Auzouy : En tout cas, on a bien compris que c’est une affaire de gros sous. Faut-il quitter Twitter ?, pas sûr, en tout cas il faut réguler Twitter. Y arrivera-t-on ? Rien n’est moins sûr.
Merci beaucoup à vous trois, Olivier Lascar, rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir, votre livre Enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science.
Merci Joëlle Toledano, membre du Conseil national du numérique, professeure émérite d’économie, associée à la Chaire « Gouvernance et Régulation ».
Merci à vous, Julien Pillot, enseignant-chercheur en économie et stratégie numérique à l’École de commerce INSEEC.
Merci à Arnold Asseuwa à la préparation de ce débat.