Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Bienvenue à tous dans ce cycle des Mardis du numérique éthique qui est organisé par le groupe de travail « Numérique et éthique » de la campagne régionale 2021 du Pôle écolo. Je m’appelle Anne-Sophie Trujillo Gauchez et je vais animer cette soirée. Je fais partie du Pôle écolo et j’ai un peu, modestement, contribué au groupe de travail numérique. On a ici des personnes qui le représentent plus dignement, notamment Florian Cartellier qui est là, que vous voyez sur vos écrans, qui est en backstage de cette soirée et qui va nous permettre de prendre des questions pour la fin, je vais vous expliquer un peu comment ça va fonctionner, pour la dernière partie de cet échange, collecter vos questions et se garder un temps de questions/réponses.
On a imaginé ces Mardis du numérique éthique pour créer des échanges sur le monde du numérique parce qu’on voulait que ce ne soit pas une question qui passe à la trappe dans cette campagne. Comme le titre de cette soirée le pose, « Exemplarité de la collectivité régionale : le choix technologique, un choix politique ! », On a envie de parler de numérique pendant ce temps-là et on a envie de voir comment les collectivités territoriales peuvent s’impliquer dans la transition numérique, comment faire pour que la région soit un modèle de numérique vertueux, comment répondre, à quels enjeux, pourquoi utiliser du Libre, pour quels usages, comment pérenniser, transformer, accompagner la transformation qui est nécessaire pour arriver à nos fins, quels sont les coûts pour la collectivité territoriale et comment on accompagne les gens à faire cette transition.
Pour aborder toutes ces questions et pas seulement celles-ci mais d’autres qui viendront au temps du débat, on a prévu quatre temps.
Un premier temps plus court, d’une quinzaine de minutes, qui va poser un petit peu les enjeux.
Un deuxième temps, d’une trentaine de minutes, sur l’importance de développer le logiciel libre et expliquer un peu le modèle économique, revenir sur les questions de financement, etc.
Un troisième temps sur la question de l’accompagnement, parce que ça nous semble important que les transitions soient accompagnées et c’est nécessaire d’engager du monde dans la bataille du changement.
Et puis on se gardera un petit temps, comme je vous disais tout à l’heure, d’une dizaine/quinzaine de minutes à la fin, pour répondre à quelques questions que vous pouvez d’ores et déjà, dès le début des échanges, poser dans le chat et Florian qui est là va les collecter, en fera une synthèse et on se gardera quelques petites minutes pour répondre à vos questions.
C’est l’épisode 1 de nos Mardis du numérique éthique. On a ce soir quatre chouettes invités.
Parmi nous ce soir il y a Marie-Jo Cop qui est membre de l’association La Mouette, qui promeut l’Open Document Format, qui est aussi trésorière à FLOSS AuRA [Free/libre/open-source software Auvergne-Rhône-Alpes] puisque vous êtes la directrice de la société OpenGo [1] qui est un organisme de formation pour adultes, surtout dans la bureautique logicielle et la migration vers LibreOffice [2] et aussi vers d’autres logiciels, d’outils libres.
On a aussi avec nous Laurence Comparat – je commence par les femmes ce soir – qui est une ancienne élue de Grenoble, qui était adjointe déléguée à la libération des données publiques et l’utilisation et la sensibilisation aux logiciels libres. Vous êtes aussi ancienne présidente de OpenDataFrance [3] entre 2017 et 2020 et vous allez pouvoir nous apporter toute votre connaissance du travail au sein des collectivités territoriales sur ce sujet.
On a ensuite Pascal Kuczynski qui est ici. Vous êtes le délégué général de l’ADULLACT [4], l’Association pour les développeurs et utilisateurs de logiciels libres dans les administrations et les collectivités territoriales, on est vraiment au cœur de notre sujet. Cette association recense à peu près 400 adhérents directs mais touche jusqu’à 5000 collectivités, nous avez-vous dit, pascal, quand on a préparé ça, et bien plus de personnes qui utilisent tous ses services. Le but de votre association c’est la promotion des outils libres dans les métiers des collectivités locales, donc on est vraiment au cœur de notre sujet.
Le dernier intervenant qui est là c’est Jean-Marie Chosson. Jean-Marie a été élu à plusieurs reprises, puis conseiller régional en Rhône-Alpes déjà dans le mandat d’avant avant, le mandat 2010/2015. Jean-Marie a porté les politiques de migration de l’usage en bureautique de LibreOffice dans les services de la ville de Romans notamment et aussi dans le pays de Romans. Aujourd’hui, on le dit très franchement, Jean-Marie est également partie prenante du Pôle écolo puisqu’il est candidat dans le territoire de la Drôme. En plus, Jean-Marie nous a super fortement aidé puisqu’il a participé au groupe de travail « Éthique et numérique » qui organise ce soir cette soirée.
Voilà pour présenter nos chouettes invités. Merci grandement à vous d’avoir répondu présent ce soir.
Sans perdre trop de temps parce que la soirée va être courte, l’idée c’est de commencer peut-être par Jean-Marie, pour que tu poses un petit peu le débat, poser les enjeux, l’image du Libre est parfois à déconstruire. Est-ce que le Libre c’est sérieux, ce n’est pas sérieux ? Est-ce qu’il ne faut utiliser que Microsoft pour être considéré comme un pro ? Toutes ces questions sont déjà un petit peu arrivées. Est-ce que tu peux nous poser un petit peu les enjeux de pourquoi utiliser du Libre aujourd’hui et pourquoi c’est un choix politique ?
Jean-Marie Chosson : Le Libre, franchement, ce n’est pas sérieux de s’occuper de ça ! Sérieusement !
Je vais essayer d’aborder la question sous trois aspects dont l’aspect un peu technique, mais je ne suis pas technicien ; l’aspect un peu cadre de travail de l’élu puisque moi je suis candidat, Laurence a été candidate et toi, Anne-Sophie, tu es candidate aussi, donc le cadre de travail de l’élu et les principes qu’on doit respecter quand on est élu ; et puis un dernier petit truc sur le partage, qu’est-ce que ça veut dire partager avec le numérique libre.
Pour faire vite l’aspect technique, parce que je l’ai déjà dit, je ne suis technicien.
Un logiciel c’est un code écrit en langage de programmation et ce langage de programmation, ce code, est compréhensible par l’être humain qui, bien sûr, a appris à le faire, c’est-à-dire à lire ce code.
Ensuite ce code n’est pas lisible directement par la machine, il est traduit, on dit qu’il est compilé, il est traduit pour que la machine puisse s’en servir et, en quelque sorte, pour brancher le logiciel avec notamment toutes les parties matérielles et logicielles de la machine, de l’ordinateur sur lequel il est installé. Tous les logiciels fonctionnent comme ça. Ce qu’il est intéressant de remarquer c’est qu’entre le propriétaire et le Libre, pour le propriétaire, seule la partie compilée est distribuée. Ce qui fait quoi ? Ce qui donne quoi ? En fait, quand on achète le droit d’utiliser – parce qu’on n’achète pas un logiciel, on achète juste le droit de l’utiliser dans des circonstances très limitées, etc. – quand on achète un logiciel on a ce qu’on appelle le langage machine, en quelque sorte, du logiciel, le langage incompréhensible par l’être humain et le logiciel s’installe suivant la procédure normale. Ce qui fait que n’importe qui ne peut aller voir comment fonctionne le logiciel, etc.
Le logiciel libre, quand il est distribué, lui est distribué en langage de programmation, ce qui fait que n’importe quelle personne ayant appris à le faire – bien sûr il faut quand même des compétences pour le faire – peut aller lire et peut aller voir ce qu’il a dans le ventre, en quelque sorte voir comment il est fait, etc. On dit que le code est ouvert et ensuite, une fois que le logiciel est à disposition, on peut le compiler, l’installer sur sa machine et on peut aussi installer un format directement en langage machine.
Cela dit, ce qui est important c’est de savoir que le code est ouvert, ce qui fait que la grosse différence entre le propriétaire et le logiciel libre, c’est que dans le logiciel propriétaire il y a ce qu’on appelle une énorme boîte noire ou plein de petites boîtes noires. Des boîtes noires ça veut dire qu’on ne peut pas aller voir ce qu’il y a dedans. Ce sont ces boîtes qui accueillent volontiers tout ce qu’on appelle les virus informatiques qui se développent, justement, dans ces systèmes où ne peut pas, si on n’a pas le code pour le faire, aller vérifier que tout fonctionne bien, etc.
Il y a une deuxième chose.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Jean-Marie, je te coupe, essaye de ne pas toucher ton fil, je pense que c’est ça qui faut sauter pas mal le son.
Jean-Marie Chosson : Je fais attention, excusez-moi.
Les boîtes noires du logiciel propriétaire font qu’il peut y avoir, dans ces logiciels, ce qu’on appelle des portes dérobées qui permettent, je l’ai déjà dit, l’intrusion de virus malveillants, etc.
Alors franchement, ce n’est pas sérieux d’utiliser le logiciel libre ? Un logiciel plus sûr que le logiciel propriétaire ! Ça me fait rigoler !
Le deuxième aspect. Quand on est élu on travaille dans un cadre légal, notamment le Code général des collectivités territoriales qui est un document qui est public, que vous pouvez télécharger en trois secondes sur Internet. Précédemment, il y a longtemps, il fallait que l’élu s’engage à gérer les deniers de la collectivité en bon père de famille. Maintenant cette expression a été enlevée puisque c’est une expression très genrée, mais l’esprit est le même. En bon père de famille, sans l’aspect genré, ça voulait quand même dire que c’est l’intérêt général qui doit primer dans la décision. De ce point de vue-là, en fait, quand vous achetez un logiciel propriétaire, pour faire vite et caricatural évidemment, en quelques minutes comme ça, eh bien vous avez en général une entreprise, pour les plus gros systèmes d’exploitation, les plus gros logiciels, de très grosses entreprises multinationales qui développent des produits fermés qu’elles distribuent à bon prix et, en fait, cela crée de véritables rentes de situation. Le travail mérite salaire, bien sûr, moi j’ai appris ça quand j’étais gamin avec grand-père, mais « tout travail mérite salaire » ne veut pas dire qu’on doive créer des rentes de situation où le jackpot est énorme quand on diffuse ces logiciels-là.
Avec le logiciel libre, ce qui est intéressant c’est que, évidemment, le programmeur, le codeur est payé, mais il est payé une seule fois – il y a aussi des gens qui codent du Libre bénévolement mais c’est rare en fait, la plupart des codeurs, Pascal nous en parlera tout à l’heure, sont comme tous les autres métiers, ils ont besoin de manger et d’avoir des loisirs, un logement, etc., donc les programmateurs sont effectivement payés. Mais quand on travaille pour une collectivité et qu’on est adhérent par exemple à l’ADULLACT, dont Pascal va nous parler tout à l’heure, en fait on s’organise entre collectivités pour développer un produit logiciel libre qui va être payé par l’ensemble des adhérents. Une fois que ce logiciel, qui correspond à un besoin, par exemple, de l’ensemble des régions ou de l’ensemble des départements ou des communes, etc., est packagé, on dira qu’il peut être distribué à l’ensemble de ces collectivités notamment, mais il peut aussi servir à d’autres métiers, il peut servir à d’autres professionnels qui peuvent transformer et en faire un autre produit, etc.
Donc le maître mot dans le domaine c’est ce qu’on appelle la mutualisation.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : La communication coupe beaucoup. Comme tu nous as déjà bien dressé le départ, je pense qu’on peut…
Jean-Marie Chosson : Je voulais juste finir en disant que la troisième chose, c’est le partage entre les collectivités locales, typiquement évidemment, et le partage aussi avec le grand public, les associations, les entreprises, etc. C’est vraiment une des valeurs importantes.
Excusez-moi pour le micro, je le coupe.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Il n’y a pas de souci.
C’est vrai que je voulais rebondir là-dessus, avec ce que tu disais tout à l’heure sur le premier des enjeux, et peut-être, Laurence, te donner la parole pour que tu puisses nous expliquer quelle est l’importance de s’affranchir du choix des logiciels propriétaires, fermés, pour la collectivité territoriale et quels sont aussi un petit peu les enjeux qu’une collectivité territoriale peut avoir à plonger dans le Libre.
Laurence Comparat : Merci.
Effectivement, Jean-Marie a déjà commencé à pas mal balayer ces enjeux-là.
En fait, le numérique c’est comme la mobilité, c’est comme l’alimentation, c‘est comme l’éducation, c’est politique. On a tendance, en général, à l’aborder sous angle technique, y compris dans les collectivités. C’est un problème technique, c’est de l’informatique, ce sont des tuyaux, ce sont des ordinateurs, ce sont des logiciels, il faut que ça marche, mais il n’y a pas d’enjeu politique derrière ! Or, il y a de vrais enjeux politiques derrière, fondamentalement. Il y a des enjeux de partage, Jean-Mairie l’a dit. Est-ce qu’on considère qu’on est dans une démarche de communs de la connaissance où ce que les uns et les unes vont concevoir va pouvoir être réutilisé librement par d’autres, va pouvoir être amélioré ? Est-ce qu’on est dans une démarche d’ouverture, de transparence ? Est-ce qu’on est dans un rapport au monde qui est basé sur ces valeurs-là ou est-ce qu’on est dans une logique capitaliste, propriétaire, verrouillée ? Donc on retrouve des modèles de société plus ou moins ouverts, plus ou moins coopératifs, plus ou moins vertueux dans le monde du numérique comme on va les retrouver sur les toutes autres thématiques que va gérer une collectivité locale. Donc il est fondamental d’avoir cette approche politique, de poser des choix et des décisions politiques dans le domaine du numérique, de la même manière qu’on va en poser dans les mobilités, dans l’alimentation, dans l’éducation et j’en passe.
Le fait que ces enjeux soient perçus comme politiques c’est, en fait, la première chose à faire parce que c’est rarement perçu comme ça. Sur l’alimentation, où il y a eu récemment des engueulées sur la place publique entre LREM et la mouvance de gauche, écologiste, citoyenne, on voit bien que c’est extrêmement politique. Tout de suite tout le monde perçoit que c’est politique quand on commence à parler de est-ce qu’il faut de la viande, pas de viande dans les cantines, l’enjeu politique va sauter à la figure de tout le monde.
Dans le numérique il est sous-terrain, il est caché, il est masqué. Donc la première chose qu’on a besoin de faire, c’est de rendre visibles ces enjeux politiques.
Ça ne sera pas forcément tout balayé ce soir puisqu’il y a d’autres rendez-vous qui ont été prévus, mais il y a des questions de souveraineté numérique. Est-ce que j’ai la main sur mes données, les données que mes administrés me confient, sur mes missions de service public ? Est-ce que je les ai externalisées dans un cloud, à l’étranger, à une firme qui va en faire je ne sais pas quoi, qui va les filer à je ne sais pas qui ? Est-ce que je peux garantir à mes administrés que je protège leurs données ? Est-ce que je peux garantir que j’aurai toujours la possibilité de rendre mon service public ou est-ce qu’on risque de me couper la chique ? Donc il y a ces enjeux-là.
Il y a des enjeux d’égalité, d’inclusion numérique. Le numérique est un truc auquel tout le monde n’a pas accès, tout le monde n’est pas à l’aise avec. Ça coûte de l’argent, ça demande des compétences. Aujourd’hui on a plein de gens qui sont coupés du numérique et on a des administrations qui se numérisent de plus en plus, y compris dans leurs relations avec les personnes. Et là ça veut dire, potentiellement, rupture d’accès au service public, perte de droits, rupture d’égalité. On voit bien que tout ça devient tout de suite très politique. Donc il faut que les élus soient conscients de ces enjeux-là, politiquement parlant.
J’étais adjointe au maire à la ville de Grenoble sous le mandat 2014/2020 et ma délégation était effectivement autour de l’open data, des logiciels libres et de l’administration générale. On avait mis dans l’intitulé de la délégation l’ouverture des données publiques et l’utilisation et la diffusion des logiciels libres. Je n’étais pas adjointe au numérique. Il y avait un contenu politique dans l’intitulé de la délégation et ce n’était pas anodin. Il y avait une vraie volonté politique de marquer ça, c’était un signal aussi bien vers l’extérieur qu’à l’intérieur. Parce qu’après, quand j’allais voir les services pour dire « maintenant on va passer les écoles sous GNU/Linux », j’y allais avec mon collègue adjoint aux écoles, il y avait un projet politique derrière, on n’allait pas juste voir les services pour les emmerder à leur dire on va passer sous GNU/Linux, on n’allait pas juste voir l’Éducation nationale pour les emmerder à leur dire on va passer sous GNU/Linux, il y avait un projet politique derrière. Il y avait deux adjoints, mon collègue en charge des écoles et moi, qui arrivions avec toutes les valeurs que j’ai décrites d’ouverture, de partage, de souveraineté numérique, que Jean-Marie a aussi élaborées, d’être maîtres et maîtresses, finalement, de son destin numérique, parce qu’aujourd’hui on ne nous apprend pas à être autonomes dans le monde numérique, on le subit ! On subit les logiciels, on subit ce qu’ils font, on se fait piquer ses données à longueur de journée et tout ça, si on ne fait pas gaffe, ça commence à l’école. C’est aussi pour ça qu’on avait fait de l’école une priorité. Il y avait deux grandes raisons, une raison politique qui était que, quelque part, c’est là que ça démarre et que, en tant que collectivité locale en charge d’équiper les écoles, on a une responsabilité à le faire proprement. Et puis il y avait une raison plus pratique qui était que c’était un endroit où on pouvait facilement basculer sous GNU/Linux parce qu’on n’avait pas la contrainte des logiciels métiers. Les logiciels métiers c’est ce qui va vous permettre de gérer vos RH, votre paye, le planning pour les rendez-vous à l’accueil, votre patrimoine, les factures d’énergie et j’en passe. Pour tout ça il y a des logiciels spécifiques, pour faire la paye, pour faire les RH, etc. Et, particulièrement quand on est une grosse collectivité, Pascal je suis navrée de le dire, on a du mal à avoir une offre 100 % libre pour couvrir l’ensemble des missions de service public qu’on doit offrir, donc on est coincé sous Windows.
Ça ne veut pas dire qu’on n’a pas des logiciels libres qu’on peut déployer.
Quand j’ai terminé mon mandat, il y avait un projet en cours de changer la suite bureautique pour passer de Microsoft Office à LibreOffice, qui était un vrai projet de transformation numérique, de formation justement, d’acculturation des gens. On ne leur a pas juste dit « on vous enlève Microsoft Office, on vous met LibreOffice à la place ». Non ! On a cherché à comprendre ce qu’ils faisaient avec, est-ce qu’ils savaient s’en servir ? Quand on a mis en place ce nouvel outil, on a proposé un plan de formation, comment se servir d’un tableur, pas se servir de Microsoft Excel version 2008 ! D’un tableur, quel qu’il soit, d’un traitement de texte, quel qu’il soit, d’un logiciel qui permet de faire des diaporamas, quel qu’il soit, etc. Donc le jour où je change de version, voire où je me retrouve avec du Microsoft Office, je saurai m’en dépatouiller, j’aurai grimpé en compétences, je serai plus autonome.
Le Libre est aussi un projet émancipateur.
C’est aussi un projet en lien économique avec le territoire. Jean-Marie l’a dit et Pascal nous en parlera, je ne veux pas anticiper là-dessus : le modèle économique du Libre c’est « j’achète un service ». Je peux utiliser librement le logiciel, je peux le modifier librement ; en général, je ne sais pas forcément faire, je n’ai pas forcément les compétences, je n’ai pas forcément le temps en interne, donc je vais faire appel à des prestataires pour m’accompagner et je n’irai pas chercher ces prestataires à l’autre bout du monde. Je vais faire un appel d’offres avec des montants qui ne sont pas démentiels, donc je vais pouvoir faire appel à des acteurs de mon territoire et cet argent que je vais leur donner c’est de l’argent qui va circuler sur le territoire, qui va faire de l’emploi local, avec des gens qui vont utiliser les services publics locaux parce qu’ils ont des gamins et comme ils bossent ils vont pouvoir rester, etc. On met en place des cercles vertueux.
Je suis désolée je balaye tout ça extrêmement rapidement.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : C’est vraiment chouette. C’est rapide à chaque fois, mais c’est vrai qu’on a là plusieurs clefs. Effectivement, dire que ce n’est pas seulement une question de choix dogmatique, mais qu’il y a vraiment un point politique derrière, c’est important de le dire.
Laurence Comparat : Ce n’est pas dogmatique, j’ai du mal à saisir le concept qui consiste à dire que quand on fait de l‘idéologie on est un sale et une sale conne. Quand on s’engage en politique, on a évidemment un projet de société, donc on a une vision idéologique sur la société et ça n’est pas une insulte, c’est, au contraire, plutôt sain d’en avoir une. Prétendre qu’on n’en a pas et qu’on ne fait que de la gestion quand on fait de la politique, excusez-moi, c’est juste du foutage de gueule !
Je viens de coller dans le chat un lien vers Cities for Digital Rights [5], qui est un regroupement de villes qui, comme le nom l’indique, in French in the text, se sont regroupées au sein des villes pour les droits numériques dans une démarche qui a été initialisée par Amsterdam, New-York et Barcelone, pour voir comment décliner les droits humains dans le monde numérique et quel rôle les villes, donc les collectivités locales si on traduit ça en français, peuvent jouer dans cette démarche-là. C’est une démarche qui est super intéressante. J’invite la future région Auvergne-Rhône-Alpes, qui aura changé de couleur politique, à y adhérer.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Merci beaucoup Laurence. Ça me fait une bonne transition pour Pascal. Nos deux interlocuteurs nous ont quand même bien montré les différents enjeux. Vous avez une pratique de faiseur dans le job, justement pour promouvoir ces outils libres dans les métiers des collectivités territoriales. Est-ce qu’il y a d’autres enjeux qui vous semblent aussi importants de souligner ? Et sinon, pourquoi ça vous semble un bon usage de l’argent public que d’invertir dans du logiciel libre avec toute cette question de la formation dont on discutera ensuite plus particulièrement avec Marie-Jo juste après ?
Pascal Kuckzynzki : Très vaste question, mais on a le temps.
Je suis d’accord avec Laurence, elle a raison. Il y a un effet politique, d’ailleurs je regrette d’avoir beaucoup plus souvent à faire à des DSI, des directeurs informatiques dans les collectivités, qu’à des élus, même s’il y a des exceptions, bien sûr, je citerai Angoulême, je citerai Lyon, il y en a beaucoup d’autres où les élus s’impliquent également sur cet aspect-là et ça fait la différence.
Techniquement je n’ai pas à rougir non plus. Je vais vous raconter des histoires où on a vu le logiciel libre prendre le pas ; quand je dis prendre le pas c’est au niveau national, ce n’est pas un exemple pris au hasard, un exemple choisi pour faire une démonstration. Non ! C’est la généralité sur ces choses-là.
Pourquoi une collectivité doit-elle, le mot est peut-être fort, enfin devrait-elle choisir du logiciel libre ? Pour plusieurs raisons.
Je vais passer les histoires de souveraineté, parce qu’il y a aussi des logiciels pas libres franco-français ou européens, donc ce n’est pas le premier argument que je mettrai en avant.
Le premier argument que je mettrai en avant, c’est celui de la mutualisation. Suivez mon raisonnement. Tout le monde sait mutualiser. Des collectivités peuvent se mettre ensemble pour acheter un stylo. On va prendre cinq collectivités qui vont mettre chacune 20 centimes pour acheter un stylo à un euro et puis on se passera le stylo, même chose pour une voiture, même chose pour n’importe quel bien matériel ou immatériel. J’achète un logiciel, on se met à plusieurs pour le payer, on a le logiciel. Ça marche très bien. C’est ce que je vais appeler la mutualisation en aval. Tout le monde sait faire ça, mais ce n’est pas ce dont on a réellement besoin parce qu’on est toujours dépendant de ce qui vient de l’amont, donc ce n’est pas moi qui décide. Moi, collectivité, je veux avoir le contrôle de mon système d’information, je veux avoir le contrôle de mes outils et c’est malheureusement trop rarement le cas dans le monde non libre qui vient en concurrence.
Ce qui se passe avec le logiciel libre, c’est qu’on va pouvoir pratiquer une mutualisation en amont. Autrement dit, je vais pouvoir concevoir des logiciels libres de façon partagée et mutualisée. La vraie importance est là. On va reprendre le contrôle de nos systèmes d’information grâce au fait que plusieurs collectivités se mettent autour de la table, on va développer ce logiciel qui nous manquait ou ce bout de logiciel qui nous manquait, parce que dans le logiciel libre c’est l’effet boule de neige : j’ai un logiciel qui existe déjà, je rajoute une fonctionnalité, une deuxième et ça marque très bien.
C’est donc cette mutualisation en amont qui m’intéresse le plus.
C’est marrant parce que ça fait 20 ans que l’association ADULLACT existe, on fête notre vingtième anniversaire la semaine prochaine – Laurence tu seras invitée – et, en 20 ans, on a pu voir les choses évoluer.
Ça va être le deuxième mot-clef qui va me donner envie d’inciter les collectivités à faire du logiciel libre. Allons-y pas après pas. Si je reviens 20 ans en arrière disais-je, il y a un mot-clef qui n’existe pas encore, qui est aujourd’hui omniprésent, c’est le mot-clef interopérabilité. Quand je reviens 20 ans en arrière, un logiciel s’installait en dur sur son PC. Le mode web n’existait pas vraiment. C’est à ce moment-là que l’association ADULLACT est née et qu’on a commencé à débarquer avec des idées de logiciel libre : on peut avoir en mode web le logiciel métier en question, je n’ai rien à installer sur ma machine, mon simple navigateur c’est mon outil de travail et ça marche très bien. Et ça, ça se partage beaucoup plus facilement, ça se mutualise beaucoup plus facilement également.
Donc je relie les deux, la mutualisation et l’interopérabilité.
L’interopérabilité, ce n’est pas seulement le mode web, c’est aussi faire dialoguer les outils les uns avec les autres. La magie est là.
Quand j’ai un éditeur qui me vend un logiciel métier dont j’ai besoin, aucun problème, il va résoudre mon besoin. J’ai un logiciel de gestion des élections – c’est la mode –, en amont j’ai d’autres logiciels qui me gèrent la liste des citoyens, j’ai d’autres choses avec lesquelles je dois comparer, j’ai des logiciels de signature électronique, tout ça, bien évidemment, doit dialoguer.
Revenons 20 ans arrière, tout ça s’installait de façon cloisonnée. Le logiciel de gestion des élections était sur la machine du responsable des élections à la mairie et il n’était pas ailleurs ; s’il fallait l’installer une deuxième fois, il fallait payer une deuxième licence. Le mode web évacue tout ça, OK, mais on a aussi ce besoin d’interopérabilité. J’ai plein de logiciels métiers qui doivent dialoguer les uns avec les autres. Donc j’ai de nombreux exemples de ce type-là où nous arrivons sur le marché avec nos gros sabots. J’ai un exemple très simple : notre « concurrent », entre guillemets, n’est ni plus ni moins, vous le connaissez sans doute tous, la Caisse des dépôts et consignations, vous voyez qu’on ne joue pas là dans la cour des petits, on joue vraiment dans la cour des grands.
Il y a 15 ans de ça, l’État a décidé qu’on allait dématérialiser ce qu’on appelle le contrôle de légalité, à savoir à chaque fois qu’une municipalité ou n’importe quel type de collectivité prend une décision, on envoie cette décision à l’État, la préfecture en l’occurrence, qui va décider, qui va juger si c’est légal ou pas, contrôle de légalité. C’est tout. Avant on prenait le tas de papiers, on allait à pied ou en voiture à la préfecture, on faisait tamponner les papiers en bonne et due forme, le tampon marquait la date et on avait deux mois pour savoir si notre décision était réglementaire ou pas. Tout ça a été dématérialisé depuis 2005. À l’époque, nos collectivités nous ont dit « attention, il y a un truc qui est en train de se passer, La Caisse des dépôts et consignations va nous mettre des machines dans les pattes par lesquelles on devra passer pour envoyer tout ça et il faudra payer pour faire un truc qui est gratuit aujourd’hui ! » Et ce n’est pas rien ! Un département c’est 20 000 euros par an pour avoir le droit de faire un truc qui était gratuit, qui avant coûtait, à la rigueur, un timbre. Donc c’est horriblement cher quand on compare ce qui est comparable.
Du coup on a répondu à l’appel de nos membres. Pour info le logiciel en question s’appelait Fast, ça va plus vite, vous comprenez, donc Fast c’est bien. Nous avons fait un logiciel équivalent, il faut être homologué, il faut montrer patte blanche, c’est hyper-sécurisé. On s’est fait homologuer par le ministère de l’Intérieur qui se demandait d’où on venait, « c’est quoi ces histoires de logiciel libre ? Nous on est sérieux, on travaille avec la Caisse des dépôts et consignations, vous voyez ce que je veux dire ! » Bref ! On y est allé la fleur au fusil, on l’a appelé S²LOW [6], pardon pour l’humour. Donc ça a commencé en 2005. On a continué notre bonhomme de chemin et là on s’est rendu compte à quel point c’était compliqué de lutter contre la Caisse des dépôts lorsqu’on lui demandait de l’interopérabilité. Ces documents qu’on envoie ne sont pas fabriqués artificiellement, ils sont fabriqués eux-mêmes par des outils métiers. Donc, par exemple, quand je sors d’un conseil départemental et que j’ai mes 200 délibérations, j’aimerais cliquer sur UN bouton et que ça parte automatiquement vers le contrôle de légalité à la préfecture et que je ne m’occupe plus de rien. Là il y a un vrai progrès en termes de temps passé plutôt que de faire des allers-retours avec des bouts de papier à la main. À ce moment-là ça devient utile. Eh bien ce n’était pas si simple que ça, parce que la Caisse des dépôts et consignations disait : « Vous voulez dialoguer avec nous ? Achetez mes outils qui fabriquent les délibérations ! Vous voulez les archiver ? Achetez mon outil d’archivage. Vous voulez les signer électroniquement ? Achetez mon outil de signature électronique. » Bref ! On était face à un monolithe, j’en prends un bout je suis obligé de tout prendre. Quand j’étais une boîte externe, un prestataire qui voulait travailler avec ça, eh bien ça ne marchait pas parce que c’était très coûteux et c’était très compliqué à faire. Quand nous avons commencé à nous adresser à ces prestataires : « Non, non, on a suffisamment souffert pour se connecter à Fast ! Vous laissez tomber, on ne s’occupe pas de S²LOW. »
Bien évidemment nos membres, les collectivités qui étaient utilisatrices qui sont leurs clients, sont bien sûr montés au créneau pour dire si, on a besoin, alors tu vas faire le connecteur. Il faut payer un peu ?, on va payer et ça le fera.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : C’était quels types de collectivités ?
Pascal Kuckzynzki : Tous, tous les types de collectivités sont concernés par ça, de la petite mairie à la plus grosse région, tout le monde est concerné par ça. Je peux aussi parler du musée ou du CCAS [Centre">communal d’action sociale] ou des caisses des écoles. Tout le monde est concerné par ce type de logiciel.
Je reviens à mes moutons. Que disais-je ? Merci de m’avoir coupé, Anne-Sophie.
Ils se sont aperçus « mais finalement c’est simple de se connecter à votre truc par rapport à ce qu’on a vécu avec la Caisse des dépôts et consignations, c’est vachement facile, aucun problème, on continue de le faire. » Aujourd’hui il n’y a pas un seul éditeur sur la place de France et de Navarre qui ne sait pas ce qu’est S²LOW, qui ne sait pas se connecter à S²LOW. Mieux que ça, cerise sur le gâteau, non seulement on a gagné ces galons-là, mais, en plus, on est devenu, pardon du peu, numéro 1 en France devant la Caisse des dépôts et consignations ; entre-temps la boîte qui a été créée pour l’occasion a été rachetée par La Poste, je laisse tout ça de côté, c’est la vie des industriels. On a gagné.
C’est quoi la conclusion de cette histoire, de cette petite histoire de David et Goliath. Quand on était sur des logiciels vieux d’il y a 30 ans pour faire, ce que je disais, les trucs en installant en dur sur son PC son logiciel de gestion des élections — j’aime bien citer le logiciel de cimetières, ce sont des bons vieux métiers —, on n’a pas attendu ADULLACT pour gérer ces problèmes-là. Ce qui s’est passé dans les années 2000 c’est que de nouvelles réglementations sont arrivées, de nouveaux besoins sont arrivés, de nouveaux métiers ont été créés, tout cela autour d’un mot-clef qui s’appelle la dématérialisation. C’est la vie ! Aujourd’hui on dématérialise, on passe par le réseau, il y a moins de papier. OK. Il faut faire avec. Il y a donc ces nouveaux métiers qui arrivent et il faut des nouveaux logiciels. Et là, contrairement aux outils qui étaient installés depuis 30 ans sur les machines des collectivités, on était tous, les vieux éditeurs, nous les innovants, les innovateurs, ceux qui innovent, sur la même ligne de départ et qu’est-ce qui se passe ? Dix ans après qui gagne ? On s’aperçoit que c’est le logiciel libre. On a gagné sur le contrôle de légalité. On a gagné sur la signature électronique. Il n’y a pas un décideur informatique dans les collectivités qui ne connaît pas le logiciel libre de signature électronique qu’on a créé à l’époque et qui est repris aujourd’hui par différents industriels.
Sur l’archivage électronique, les 3/4, les 4/5 des départements en France utilisent le logiciel As@lae [7] qui est un logiciel libre de gestion électronique des archives.
Sur tous ces nouveaux métiers nouveaux, j’en cite et j’en oublie, mais il y a encore beaucoup de nouveaux métiers qui sont nés de cette chose-là, de cette affaire de la dématérialisation, et sur tous ces créneaux-là c’est l’ADULLACT qui a impulsé en tant qu’association. On ne vend pas de logiciels, on ne fait pas de commerce, on ne vend pas de services, on ne fait que faire la promotion de ces outils libres, mais ces logiciels sont nés sous l’égide de l’ADULLACT et sous l’impulsion de l’ADULLACT parce qu’on avait des adhérents qui nous disaient qu’on devrait s’intéresser à ci, qu’on devrait s’intéresser à ça, ça va venir et il faut le faire. On l’a fait, on a travaillé avec des industriels et je reviens sur le modèle économique. Non, effectivement ces industriels ne gagnent pas de l’argent en commercialisant des licences, que j’en achète une, 100 ou 1000 c’est pareil, de toute façon c’est du mode web, je mutualise en mettant ça en mode SaaS [Software as a Service] et je vais vendre mon service. Je vais vendre de la formation, je vais vendre de l’accompagnement. Demandez à des élus, il y a plusieurs élus autour de la table et qui nous écoutent en ce moment, passer du stylo pour signer dans son parapheur papier où on tourne les pages en fin de soirée, qu’on signe les documents les uns après les autres, ce n’est pas la même chose que de signer électroniquement sur un ordinateur avec un truc qui ressemble à une clef USB qui s’appelle un certificat électronique. C’est un changement fondamental de manipulation, de façon de faire. Il y a besoin d’accompagnement pour faire ça. Ce n’est pas le boulot de l’association, c’est le modèle économique du logiciel libre, on le respecte et on laisse la place aux entreprises dont c’est le métier d’accompagner ces collectivités qui découvrent ces nouveaux mondes.
Les archivistes ont tous révolutionné leur métier entre gérer des tas de papiers poussiéreux et passer à l’archivage électronique, ce n’est pas du tout le même métier. Ces gens-là ont fait évoluer leur métier, pour ça ils avaient besoin de nouveaux outils et les 3/4 d’entre eux, ce sont les compétences départementales avant tout, utilisent du logiciel libre pour le faire.
J’en passe et des meilleurs, il y a quantité de nouveaux logiciels qui sont créés et, encore une fois, c’est cette idée de ligne de départ qui m’intéresse. Quand on est, logiciels propriétaires et logiciels libres, ensemble sur la ligne de départ, on gagne systématiquement au bout du compte. C’est ça qui est magique dans la notion de logiciel libre : ces dix dernières années, on a su prouver que le logiciel libre était tout le temps gagnant dans ces cas-là.
Voilà un exemple.
Si on est gagnant ce n’est pas seulement parce que, soi-disant, on est les meilleurs ou je ne sais quoi, ni même un problème technologique, c’est dû au fait qu’on gagne aussi sur le côté numéraire. Ça nous coûte moins cher en argent public. C’est un des leitmotivs de l’association : faire en sorte que ça coûte moins cher en argent public. Pour ça on a un mot-clef qui est que l’argent public ne doit payer qu’une fois. Vous voyez bien où je veux en venir. Comme par hasard, parmi les hommes les plus riches du monde, il y a plein de gens qui ont fait fortune dans le numérique parce qu’on vend n fois la même chose. Faire une voiture ça coûte cher, faire une deuxième voiture ça coûte quasiment aussi cher. C’est normal, il y a du matériel, il y a de la matière première. Faire un logiciel ça coûte cher, faire un deuxième logiciel, le dupliquer, ça coûte zéro et la magie est là.
Donc on va investir et on aide les collectivités à se réunir autour de la table, mutualisation en amont, pour fabriquer des nouveaux logiciels et tous les exemples que je viens de donner ont été créés comme ça avec des groupes de travail de collectivités qui ont dit : « C‘est ça signer électroniquement. C’est ça faire de l’archivage électronique ». On se met autour de la table, on le développe, on fait appel à des industriels dont c’est le métier de développer, qui acceptent de le faire sous licence libre, et on met ça à disposition de la communauté. Après, que le meilleur gagne ! Et, comme par hasard, c’est toujours nous qui gagnons !
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Merci Pascal. Je voudrais te relancer juste sur une petite question. On entend parfois dire que c’est aussi une question de temps et, tu sais, d’un prêt à manger si je peux dire comme ça. Tu sais qu’en récupérant un logiciel déjà tout prêt, on évite cette construction qui peut prendre du temps et, du coup, on est opérationnel plus vite.
Pascal Kuckzynzki : Ça c’était vrai il y a 15 ans, 20 ans. Justement les structures, les prestataires spécialisés sur ces outils libres dont je parlais savent très bien ce que sont les collectivités, ils ont aussi su s’adapter. Autrement dit, tous les services qu’on va trouver dans le monde des logiciels propriétaires, non libres — accompagner les collectivités, les aider, les former, fournir de la doc — existent aussi dans le Libre aujourd’hui, donc c’est vraiment un argument d’il y a 20 ans, franchement ! Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Les exemples que je viens de donner sont des exemples de terrain. Si l’archiviste choisit le logiciel libre qui fait le travail ce n’est pas parce qu’il est moins bien équipé, ce n’est pas parce qu’il est moins bien documenté, au contraire !, c’est parce qu’il a tout ça en mieux et, en plus, il coûte moins cher et il participe à son élaboration ; ça aussi c’est important. Vu qu’il n’y a pas de monopole sur l’évolution du logiciel, ça aussi c’est intéressant à entendre par des collectivités quand je disais reprendre le contrôle de son système d’information. Cet argument consistant à dire que ça va plus vite, c’est exactement le contraire qui se passe sur le terrain.
On se retrouve aujourd’hui avec quantité de niches métiers, des niches très étroites. Un petit exemple si j’ai encore le temps : les départements qui s’occupent du social. Il se trouve que dans la mécanique de gestion du social, quand j’aide une personne, quand cette personne vient à décéder – pardon ça fait deux fois que je parle de décès et de cimetière –, il se peut qu’on ait avancé de l’argent, que le département ait avancé de l’argent, du coup cet argent est à rembourser, les héritiers doivent le rembourser. Qui dit héritiers dit notaire, autrement dit il y a systématiquement des échanges d’informations entre le département et les notaires pour toucher les héritiers ; il faut travailler avec eux. Ce sont quelques millions d’euros pour chaque département chaque année, donc ça vaut le coup de s’y intéresser. Avant on faisait ça via des échanges de données dans des tableurs, etc. Vous voyez l’étroitesse ? Qui est-ce que ça intéresse ? Il y a une demi-douzaine de personnes, dans chaque département, qui travaille là-dessus. N’empêche que cette demi-personne faisait un travail idiot de collection de données, de mettre ça dans un tableur, d’échanger avec le notaire, récupérer le tableur modifié par le notaire, etc. Aucun intérêt dans ce travail-là, beaucoup d’énergie perdue ! Il y a quelques années, le département du Rhône a lancé un travail pour dire je vais automatiser, je vais ouvrir ma base de données métiers où il y a ces informations-là pour que les notaires puissent venir chercher les informations dont ils ont besoin. Ça s’est automatisé. Personne, parmi tous les éditeurs qui fournissent ces outils métiers dont dispose le département, aucun n’avait accepté de faire ce travail-là parce que « c’est trop étroit, ça ne nous rapporte pas assez, on n’y va pas ». Ou alors, la facture était à six chiffres et ce n’est même pas la peine pour un truc aussi bête. Donc ils l’ont fait. Aujourd’hui, 1/4 des départements utilisent ce logiciel qu’on a mis en place avec le Rhône pour le diffuser sous licence libre et ça marche. Les autres continuent de le faire à la main aujourd’hui !
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Là aussi on voit que la question du modèle économique est aussi sur du long terme.
Pascal Kuckzynzki : Oui. On se pose souvent la question du coût d’acquisition du logiciel ou du ROI [Return On Investment], le fameux ROI. Dans le monde des collectivités, on se pose trop peu souvent la question du coût de sortie d’un logiciel. Le jour où je veux quitter ce logiciel-là pour passer à un autre, ça coûte cher parce que je suis prisonnier de mon éditeur qui ne me donne pas toutes les billes, qui ne me donne pas toutes les informations pour que je puisse me rendre autonome avec mes données, ce sont les données de la collectivité qui sont enregistrées dans ce logiciel et c’est toujours la croix et la bannière pour les récupérer.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Laurence, par rapport à ces histoires de coût et d’investissement à 1 qui n’est pas un investissement 1 + 1 + 1, peut-être une expérience.
Laurence Comparat : Effectivement, Pascal a tout à fait raison. Je voulais à la fois confirmer et nuancer le propos, désolée si c’est contradictoire.
Un exemple : dans les écoles de Grenoble, quand on est passé à GNU/Linux ça a eu comme effet tout bête de nous faire économiser 80 euros par poste, c’est-à-dire le coût de la licence Windows. Ça nous a permis, à budget constant, de faire face aux ouvertures de classes sur la commune, donc de pouvoir continuer à équiper l’ensemble des écoles sans impact sur le budget. Ce sont des choses comme ça, c’est tout bête, à l’échelle du budget de la ville de Grenoble c’était trois cacahuètes, mais il n’empêche qu’à l’échelle des écoles ça nous a permis de garantir la qualité du service.
La nuance était dans le fait que c’est parfois une critique : « Vous passez à LibreOffice pour faire des économies, ça va faire chier tout le monde, vous allez dégrader les conditions de travail des agents et des agentes, tout ça c’est pour gagner du fric ! ». Pas du tout ! Typiquement, sur un projet de changement de bureautique, il n’y a pas d’économies, en tout cas pas à court terme. Vous mettez l’argent ailleurs. L’argent que vous mettiez dans les licences Microsoft, que vous filiez à un géant américain qui est tout sauf vertueux, en particulier en ce qui concerne la gestion de vos données personnelles, vous le filez à des prestataires locaux parce que vous allez former vos agents et vos agentes, parce que, éventuellement, vous allez faire des évolutions sur l’outil parce qu’il va vous manquer une petite fonctionnalité, parce que vous vous êtes rendu compte que vous aviez besoin d’un logiciel métier dans un coin, éventuellement un marché de niche comme disait Pascal, un truc qui ne va intéresser personne, que jamais aucun grand compte ne fera, mais qui va simplifier la vie de vos agents et de vos agentes et, au final, améliorer la qualité du service public .
Donc, dans un premier temps en tout cas, il y a un glissement des budgets de manière beaucoup plus intéressante, y compris si on raisonne tout bêtement en termes d’impôts, c’est-à-dire que vous filez l’argent à des boîtes qui sont sur votre territoire, qui vont payer une taxe professionnelle qui va finir par vous revenir.
Par contre, effectivement sur le temps long, vous finirez par avoir une économie sur les coûts de licence.
S’engager dans un projet de logiciel libre en se disant qu’on va le faire parce qu’on va faire des économies, c’est une connerie, c’est le meilleur moyen de se prendre les pieds dans le tapis. Je suis désolée, je le dis de manière un peu caricaturale, c’est nuancé, disais-je.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Au moins le message passe.
Justement, Judicaël nous reparle de ces questions de formation et d’accompagnement. Il y a déjà eu quelques prises de parole, d’écrits sur le chat, c’est notre troisième temps de discussion sur la question de l’accompagnement. Pour faire tout ça, effectivement, il ne faut pas laisser les agents avec rien du tout, enfin sans accompagnement et sans formation.
Du coup, Marie-Jo Kopp, vous pouvez peut-être nous parler de comment se fait cet accompagnement aujourd’hui, sous quelle forme, dans quelle temporalité, avec quels moyens et avec quelle efficacité.
Marie-Jo Kopp : Je ne sais pas si Laurence le sait, mais je suis le prestataire qui accompagne Grenoble, depuis deux ans, sur cette migration, donc merci.
En effet, là j’ai ma casquette prestataire. Ça fait 15 ans que je fais de l’accompagnement de migration vers Open Office puis LibreOffice. Je crois que c’est essentiel.
En résumé, il y a un mode opératoire pour qu’une migration se passe bien, c’est la conduite du changement. Que ce soit migrer vers LibreOffice, changement d’outil métier, c’est pareil quand l’ADULLACT installe un outil métier ou des choses comme ça. C’est de la communication à outrance, à outrance, il faut communiquer.
Et puis pour moi, le triptyque gagnant, je ne dirai pas de noms, c’est l’élu, c’est une volonté politique et ça Laurence vous avez bien insisté, le logiciel libre est un enjeu politique et ce n’est pas un enjeu financier, malheureusement il est trop vu comme un enjeu financier. Et justement, si ce n’est qu’une raison financière, ça capote au bout d’un moment. Donc c’est le triptyque élu, DSI et direction.
Grenoble c’est quand même, entre guillemets, « une grosse collectivité », je ne parle pas des régions. Il y a 1800 agents à former, c’est quand même un gros projet par rapport à des petites communes où on a 150, 200 agents, ça va beaucoup plus vite, c’est fait en trois mois et on n’en parle plus. Mais quand même, ça se passe bien quand il y a cette volonté, à la fois ce trio élu, DSI et puis j’insiste sur la direction : quand j’entends la direction, il y a un truc qui ne faut jamais négliger, c’est l’exemplarité des managers. Si les managers ne sont pas exemplaires dans le projet de migration ça se passe mal ; ça se passera, mais ça se passera mal, ce sera plus long. Donc j’insiste, avec 15 ans d’expérience, c’est l’exemplarité des managers. Il faut que les élus soient force là-dessus et qu’ensuite les managers soient les premiers formés, les premiers impliqués et derrière ça suit. Je peux donner l’exemple de Saint-Martin du Riage, c’est en Isère, où on a vraiment eu ce triptyque avec Claudine Chassagne qui est une grande dame du Libre et ça a fonctionné parce qu’il y avait cette exemplarité, mais c’est une plus petite commune, bien sûr, qu’une ville comme Grenoble.
Donc il faut se faire entourer. Il faut déjà avoir ce projet, il faut déjà que ce soit un projet, un vrai projet comme ça a été le cas à Grenoble, avec un appel d’offres, avec un vrai budget à mettre en face.
Vous l’avez dit, ça a été dit, on ne fait pas d’économies parce qu’on réinvestit l’argent dans de la formation, vous l’avez très bien dit. On forme les gens à utiliser un traitement de texte, un tableur. Je suis formatrice spécialiste migration, mais je suis aussi formatrice sur Microsoft. Le but c’est d’appendre à utiliser un traitement de texte ou un tableur correctement et c’est ce que permet la migration. Mais ce sont vraiment l’exemplarité et la communication qui sont importantes.
Après, l’accompagnement c’est aussi l’audit du fond documentaire, la création des modèles. Il y a tout un protocole, un mode opératoire, ça se passe bien quand on le suit.
Ensuite il faut cet accompagnement sur une migration. Là je parle plus de migration bureautique parce qu’avec la bureautique on touche le poste de travail. Il s’est avéré que, et la gendarmerie pourrait en être témoin, passer à GNU/Linux est moins compliqué que de changer de suite bureautique parce qu’un système d’exploitation, surtout que GNU/Linux c’est du bonheur ! On fait quoi avec ? On double clic pour ouvrir un dossier, on crée un fichier, on ne fait rien. Avec la suite bureautique on touche presque à la vie privée de la personne, à son stylo, c’est son stylo la suite bureautique. Donc c’est très compliqué et c’est pareil pour tout ce qui est poste de travail, c’est la complexité de passer à...
Je reviens sur ce qui a déjà été dit, la problématique majeure ce sont les applications métiers.
Pour revenir sur l’aspect accompagnement, il y a un mode opératoire, il faut qu’il y ait un vrai projet, il faut qu’il y ait des ressources, des ressources informatiques, des ressources RH [Ressources humaines], parce que quand il y a 1800 personnes à former, ce sont des ressources RH monstrueuses, il ne faut pas le négliger, et de la communication bien sûr.
Donc mode opératoire classique : on fait des séances plénières — les séances plénières ne sont pas à la mode avec le Covid, c’est sûr, mais quand on peut — avec 200, 300, enfin 100 personnes. Je pense au Pays Voironnais, en Isère, que nous avons aussi accompagné, on avait fait quatre séances avec 70 personnes pour expliquer les choses, pour expliquer le projet, pour que ça passe, que les gens comprennent. Si on explique aux gens, ils comprennent, ce que les gens ne supportent pas c’est qu’on ne leur explique pas, qu’on ne communique pas. Vous l’avez dit tout à l’heure, je crois que c’est vous Laurence, on n’enlève pas la suite Microsoft pour mettre LibreOffice comme ça. Il y en a qui le font, je ne donnerai pas de noms, qui osent le faire : « Je t’enlève ta machine, je te change de machine, je te mets LibreOffice, je ne te dis rien, je n’ai pas vérifié si tes applications métiers vont marcher, je n’ai pas vérifié si tu avais des macros », ça existe, et dans des collectivités assez grosses. Je trouve ça assez grave, vraiment. Il faut absolument accompagner, accompagner.
Je remercie toujours les agents en tant que formatrice parce qu’ils sont adorables, parce qu’ils s’accrochent, parce que ce n’est pas facile. Et dans le contexte actuel, je vous assure, arriver à faire passer de la conduite du changement en distanciel !, on y arrive et je félicite vraiment les agents de s’accrocher. Ils n’ont pas le choix, on leur change d’outil, de toute façon il faut qu’ils s’accrochent. Mais on a souvent ce problème de « je fais l’autruche », c’est-à-dire que si je ne suis formé tout de suite, on ne va pas me l’enlever. Donc, dans le protocole de projet de migration, il y a à mon avis une chose essentielle, qui a manqué à Grenoble, qui est en train de se rétablir, on a eu des réunions avec la direction informatique et tout, c’est une date, c’est-à-dire à telle date on vous désinstalle Microsoft. Ça c’est hyper-important. N’hésitez pas, Laurence, à reprendre le micro pour réagir là-dessus, parce que moi je n’étais pas là au début du projet, quand vous avez lancé le truc, mais c’est très important de dire « à cette date on désinstalle ».
Je donne un exemple : la région Bretagne qui, depuis, a fait demi-tour parce que changement d’élu, donc changement de cap. En région Bretagne j’avais été un peu appelée au secours en tant qu’association La Mouette pour le coup. Ils avaient suivi le mode opératoire, ils avaient dit « on fait des présentations », il y avait 4500 agents à l’époque. Ils avaient fait les grandes présentations, ils avaient un formateur interne, ils avaient un prestataire qui les accompagnait, pas de souci. Ils avaient mis en place des formations, les gens s’étaient inscrits de façon volontaire, ce n’était pas une obligation d’être formé, et ils avaient dit « fin d’année on désinstalle la suite Microsoft ». Pendant les vacances de Noël ils ont désinstallé les 4500 postes. Les gens sont rentrés de vacances. Il y a ceux qui s’étaient inscrits qui avaient suivi les formations. Il y a ceux qui avaient fait l’autruche, parce que c’est une réaction au changement et à la conduite du changement, c’est « je me cache, je ne vais pas être formé on ne va pas me l’enlever » et ils ont tenu le coup. La gendarmerie a migré en un jour, ils avaient installé Open Office ils ont désinstallé Microsoft, ce sont des modes opératoires différents.
Mais communication et surtout exemplarité des managers et, bien sûr, j’insiste en effet Laurence, volonté politique, c’est essentiel que ce soit un projet politique et que le logiciel libre prenne vraiment une dimension politique.
Bien sûr vous avez d’interopérabilité, de souveraineté numérique, on est en plein dedans.
Au niveau de l’accompagnement, pour faire court, je citerai aussi parce que j’en suis membre, je fais partie du conseil d’administration de l’association PLOSS-RA. On est l’association des entreprises du numérique libre en région Auvergne-Rhône-Alpes. Sachez qu’il faut se faire accompagner de prestataires, mais pas de n’importe quels prestataires. Faites-vous accompagner de prestataires qui connaissent leur métier, qui sont dans le Libre, qui sont spécialistes.
Je discutais, la semaine dernière, avec une institution internationale sur est-ce qu’il faut utiliser Teams ou pas Teams. Je lui ai dit : « Si vous demandez ça à une société qui vend du Microsoft, elle vous expliquera que Teams c’est le meilleur outil puisqu’elle touche 40 % sur chaque licence Teams, cette société ne peut pas être objective en termes techniques ». Vous allez voir de la prestation de service dans le Libre, je crois qu’on est tous pareils, on est là pour apporter un service en fonction des usages puisque, de toute façon, on ne vend pas de licence, on va mettre un truc qui marche. On se moque que ce soit le produit A, le produit B, on ne fera pas d’argent, ce qui compte c’est que ça fonctionne.
Voilà les choses que je voulais dire.
Reprise un peu sur la partie bureautique, les modèles qui sont quand même un peu le nerf de la guerre dans la bureautique.
Et puis au niveau du Libre, vous l’avez dit tout à l’heure Laurence, c’est de pouvoir utiliser des logiciels et de pouvoir aussi faire des outils en plus.
Je donnerai un exemple qui m’avait marqué, c’était le Grand Nantes qui a fait développer au niveau de LibreOffice les graphiques croisés dynamiques, quand même, ce sont eux qui ont payé la fonctionnalité graphiques croisés dynamiques dans Calc, qui a été bien sûr remise dans le pot de LibreOffice. Et Grenoble, vous n’êtes peut-être pas au courant, a fait développer, par le biais de notre marché avec notre développeur, une extension, tout simplement, pour faire plein de PDF. La ville de Grenoble a financé ce développement et ça a été mis en extension sous licence libre. C’est aussi participer en disant il y a un budget, il manque une fonctionnalité – on en revient à la mutualisation, Pascal – il y a une collectivité qui va payer, c’est mis sous licence libre et tout le monde en profite
En tout cas c’est surtout essentiel, à mon avis, de gérer ça en mode projet, de ne pas dire juste c’est comme ça. C’est un projet comme un changement de messagerie. Un changement de messagerie ce n’est pas anodin, les gens se loupent souvent. Donc avoir un vrai projet, accompagner les agents, les former. Il y aura toujours 4 % de gens qui seront à fond dans la nouveauté – c’est la conduite du changement, ce sont des courbes que vous trouvez dans tous les bouquins – 4 % qui seront toujours réfractaires +++, ils ne savent pas pourquoi, mais, de toute façon, ils seront réfractaires. Le but du jeu c’est d’amener ceux du milieu à accepter ce déclic, accepter de changer.
Je tiens à préciser un truc tout à fait simple. Aujourd’hui que ce soit LibreOffice sur les postes de travail ou que ce soit sur Nextcloud [8], Collabora OnLine [9] LibreOffice OnLine, ce que je fais de plus en plus – c’est ce que je fais sur mon serveur dédié Nexcloud – c’est de mettre la version LibreOffice OnLine avec l’environnement Microsoft. J’ai complètement changé il y a trois mois. Pourquoi je dis qu’il faut installer LibreOffice On Line sur Nextcloud ? Parce que c’est de l’outil collaboratif. On a des gens de pleins d’endroits qui vont être amenés à travailler en collaboratif et j’ai vu la réaction avec l’environnement – je vais faire une petite parenthèse avec OnlyOffice qui est aussi une suite bureautique open source et qu’on trouve sur Nextcloud ; soit on fait Nextcloud OnlyOffice soit on fait Nextcloud Collabora Online LibreOffice. Du coup, quand les gens voient OnlyOffice, comme l’environnement est le même, c’est la même chose que Word, Excel, eh bien c’est « ouais c’est bien ». Si l’environnement change, hou là, là, c’est la catastrophe. Je vois l’impact psychologique avec cet environnement, le simple fait de changer l’environnement, ce qui ne veut pas dire que ça va marcher mieux ou moins bien. Pour les gens qui arrivent du monde Microsoft, qu’on change, de plus en plus je leur montre en formation : mettez-vous l’environnement de Microsoft, retrouvez vos petits si ça vous perturbe. Le but c’est d’aider les gens, ce n’est pas de les empêcher de travailler.
Voilà. Si vous avez des questions sur l’accompagnement.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Super. Je pense que ça va venir dans le chat. Merci.
Peut-être redonner la parole à Laurence. J’en profite aussi parce que je me disais qu’il y avait cette question sur budget d’investissement, budget de fonctionnement qui avait été posée dans le chat par Bertrand et puis peut-être sur ces histoires d’accompagnement et d’expérience du côté de l’éducation.
Laurence Comparat : Sur les aspects d’accompagnement je suis d’accord à 200 % avec ce qu’a dit Marie-Jo. Effectivement, il y a des exemples retentissants de « j’ai pris, j’ai viré, je me suis cassé la gueule ». Clairement.
À la ville de Grenoble on en a fait un projet de transformation numérique. L’objectif politique était effectivement de passer à une suite bureautique libre mais d’en profiter pour former les gens. Quand on réfléchit au nombre de gens qui ont été lâchés devant un ordinateur sans jamais avoir tété formés à son utilisation et devant une suite bureautique sans jamais avoir été formés à son utilisation, quelque part c’est hallucinant que ça marche aussi bien. Les gens ont eu une capacité à s’en dépatouiller qui est absolument admirable, donc on en profite pour former les gens, en général pour la première fois. On en profite pour faire de l’acculturation numérique, il y a eu des midis du numérique autour du RGPD [10], de la sécurité informatique, c’était, finalement, dans le package : moi agent, agente de la collectivité et les outils numériques, quelle est ma responsabilité, quel est mon besoin de formation, qu’est-ce que je peux faire avec, quels sont les petits trucs qui vont me changer la vie ? ; faire un sommaire de manière automatique, le nombre de gens qui ne savent pas que ça existe ! Ça vous change la vie quand vous savez comment ça marche, c’est Moise qui descend du mont Sinaï avec les Tables de la Loi, c’est magnifique !
Ce sont trucs tout cons et tout ça c’est du plus. Et c’est à l’occasion du changement de suite bureautique que vous l’amenez.
J’ai beaucoup porté les stratégies d’opportunité, dans l’open data aussi. Plutôt que de passer son temps à convaincre les 4 % de réfractaires qui, de toute façon, seront réfractaires quoi qu’on fasse, d’abord s’appuyer sur les gens qui ont envie de faire et puis sur les stratégies qui arrivent par la fenêtre. « Il y a des gens qui nous demandent les données, il y a des gens qui les attendent, qui ont envie de s’en servir. — Ah bon ! Ça intéresse ? — Mais oui, ça intéresse du monde, c’est trop bien. Libérez vos données, allez-y, faites-vous plaisir, vous allez faire des heureux, ils vont reconnaître que vous faites un boulot génial. » Formidable ! Tout ça ce sont des points d’appui.
Il fait se trouver des points d’appui. Il faut avoir un objectif politique, effectivement, il faut le tenir, il faut être exemplaire, 200 % d’accord.
Juste pour la petite histoire sur le calendrier et la date de bascule, c’était prévu comme ça et, au moment où ça aurait dû, on s’est pris la crise Covid dans les gencives et là tout est parti en cacahuètes, mais ce n’est pas spécifique à Grenoble, ça a tout bousculé.
Sur les questions financières et les questions de fonctionnement et d’investissement, quand on achète, Jean-Marie l’a d’ailleurs très bien dit en introduction, on n’achète jamais vraiment un logiciel propriétaire, on achète un droit d’usage et il y a des habitudes comptables qui font qu’on peut le faire passer en investissement pour une partie. On peut arriver à trouver des montages du même type pour les logiciels libres, il y a différents modèles économiques dans le Libre, y compris des modèles avec licence qui vous donnent plus de droits : si vous prenez la version payante plutôt que la version gratuite, vous avez plus de fonctionnalités, la possibilité d’installer de manière plus professionnelle sur plusieurs serveurs, des trucs comme ça, et là, du coup, d’un point de vue comptable dans une collectivité, vous allez pouvoir le passer en investissement. Et puis le fonctionnement, tout ce qui va être la formation, l’accompagnement, faire faire une prestation de développement, effectivement c’est du fonctionnement. Ce sont aussi des choses qu’on a quand même un peu sur les logiciels non libres, privateurs : le contrat de maintenance c’est du fonctionnement et là où vous preniez un contrat de maintenance qui ne vous sert qu’à continuer à pouvoir vous en servir et à appeler la hot-line, je caricature, vous le remplacez par une prestation de formation. Ce sont souvent plus des glissements de budget.
Par contre, c’est vrai qu’aujourd’hui, si jamais ça bascule davantage du côté fonctionnement, les collectivités territoriales sont complètement prises à la gorge sur le fonctionnement, elles conservent un petit peu une marge de manœuvre sur l’investissement parce qu’elles ont encore le levier de l’emprunt, qui n’est pas forcément mobilisable facilement n’importe où non plus, ça dépend de son taux d’endettement. Une ville comme Grenoble, qui est assez fortement endettée, même sur l’investissement on n’a plus vraiment de marge de manœuvre. Du coup, je pense qu’il faut vraiment jouer ce côté qu’est-ce qui aujourd’hui est du fonctionnement que je peux utiliser différemment. Effectivement, si on doit massivement basculer des budgets d’investissement sur du fonctionnement, ça va coincer, là je suis d’accord. Pour le logiciel libre aussi, pas de la même manière.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Si Pascal veut compléter.
Pascal : Je reprends le thème que Laurence vient d’aborder sur les budgets de fonctionnement et d’investissement. Il se trouve que l’ADULLACT a été interviewée, concernée par la mission Bothorel dont vous avez sans doute entendu parler. Le député Bothorel a sorti son rapport [11] qui a donné naissance à la circulaire [12] de notre Premier ministre en faveur des logiciels libres, donc cette mission, de ce point de vue-là, est un succès. Mais la chose la plus subtile qu’on ait réussi à faire passer — enfin réussi, il y a encore tout un travail à faire pour que ça se transforme et, pendant l’interview, le député Bothorel nous a dit « ce n’est pas si simple que ça » — c’est justement cette histoire de budget de fonctionnement et d’investissement.
Suivez-moi bien, c’est un peu compliqué. Laurence vient de le dire rapidement, je vais essayer de le détailler.
On est d’accord, si on a de la place dans les collectivités c’est dans le budget d’investissement, c’est rarement dans le budget de fonctionnement qui est toujours au taquet.
Or, qu’est-ce qui se passe ? Pour les logiciels libres standards je n’achète pas de licence. Le modèle économique standard dont on vient de parler, celui que vient de nous décrire Marie-Jo, c’est j’ai de la formation, j’ai de l’accompagnement, bref !, c’est du service. Et même quand j’achète une évolution c’est aussi du service que de faire développer, par exemple, un truc en plus sur un logiciel libre, donc là on est dans le modèle économique du logiciel libre, je vais y revenir.
Alors que dans le monde du logiciel propriétaire, j’achète comme si j’achetais un stylo ou une voiture, encore une fois, j’achète mon logiciel et ça c’est de l’investissement, c’est très facile.
Bien sûr qu’il y a aussi du fonctionnement, bien sûr qu’il y a aussi de la formation, mais je commence par acheter, donc mon service achats de la collectivité sait très bien faire ça, il y a des appels d’offres, ça c’est hyper-simple, ça rentre dans les clous et c’est de l’investissement. Alors que sur le terrain qu’est-ce qui se passe ? La plupart des logiciels propriétaires aujourd’hui, Laurence nous l’a rappelé rapidement, ce n’est plus une licence qu’on achète ni même un droit qu’on achète, c’est une location, donc je ne suis propriétaire de rien du tout ; c’est une location. Ça devrait être du fonctionnement, justement parce que c’est une location et ce n’est en aucun cas un investissement parce que je n’achète rien.
Alors que de l’autre côté, dans le monde du logiciel libre, lorsque je commande une évolution parce que j’ai envie que le bouton soit bleu au lieu d’être vert, je paye une entreprise pour faire ça, ça c’est réellement un investissement parce que je crée un bien commun numérique. C’est comme si je m’achetais un espace au Louvre. J’ai créé un bien commun et ça, on va me le mettre dans le fonctionnement ! On marche sur la tête, c’est complètement à l’envers. Et ça c’est l’effet du modèle économique du logiciel libre, versus modèle économique du logiciel propriétaire.
On n’a pas encore réussi à faire passer l’idée à l’Assemblée nationale via le député Bothotrel, mais on va continuer à travailler ce sujet-là, on est en lien avec les services juridiques de l’État sur ce thème-là.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Waouh ! Super. Merci pour ces éclairages vraiment intéressants. Jean-Marie, je vois que tu lèves le doigt, je te laiss la parole.
Jean-Marie Chosson : Je voudrais intervenir, mais vraiment quelques phrases, sur deux aspects.
Sur l’aspect politique, Laurence a déjà pas mal insisté là-dessus. Je pense que pour que l’aspect politique marque les esprits il faut qu’il y ait passage par une délibération de l’Assemblée. Quand il y a délibération de l’Assemblée, effectivement il y a publicité, grand public, etc. La collectivité prend une décision politique qu’elle partage avec ses concitoyens ; les élus ont été mis là par les concitoyens. C’est sur cela que je voulais insister un tout petit peu.
Et puis le deuxième point, que j’ai évoqué un peu en introduction tout à l’heure, c‘est le partage. C’est vrai que c’est important pour la collectivité de dépenser mieux son argent public, pour une maîtrise plus fine et plus importante de ses besoins en formation. Ce que je trouve très intéressant aussi, c’est que la collectivité qui a investi dans le Libre peut partager avec ses concitoyens, ses entreprises, ses associations, l’ensemble de ses partenaires sur son territoire, les collectivités locales, les communes, les intercommunalités, etc., ses compétences, ce qu’elle a appris, etc., et puis ses logiciels. C’est-à-dire que si un agent de la région travaille régulièrement sur Libre Office, eh bien effectivement, un jour, il va être enclin à partager LibreOffice dans son entourage, etc. Quand on avait commencé à faire les migrations sur Open Office à l’époque, il n’y avait encore les téléchargements comme aujourd’hui, effectivement, on donnait aux agents de la collectivité des cédéroms avec lesquels ils pouvaient installer des logiciels. Maintenant on n’est plus sur cette modalité-là, mais cette notion de partage en région de ce qu’on a appris, de ce qu’on utilise sous la forme de logiciels, c’est vraiment mettre en œuvre le principe de bien commun logiciel dont Pascal parlait tout à l’heure. C’est quelque chose de très important et en tant qu’élus et futurs élus, il y a énormément de choses dans ce cadre-là.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Merci Jean-Marie. Le micro n’est pas super, mais on arrive à prendre toute la substance sur ce que tu nous partages. Merci beaucoup.
Pascal, je voudrais peut-être te relancer sur une question qui a été posée tout à l’heure, une question de blocage : où se trouveraient aussi un peu les blocages – élus, services techniques, agents, syndicats, il y a eu des questions dans le chat sur les syndicats. Par expérience est-ce que vous pouvez nous en dire plus et peut-être après Marie-Jo sur l’accompagnement avec ces acteurs-là ?
Pascal : Du côté syndicats, je ne me prononcerai pas, je n’ai pas souvent à faire à eux, ce ne sont pas vraiment nos interlocuteurs. Je comprends que du côté élus c’est peut-être différent, mais nous on ne les voit pas vraiment. Nos contacts ce sont les élus et les services informatiques avant tout et puis, derrière les services informatiques, il y a les services métiers.
Il y a deux familles de gros blocages qu’on retrouve assez systématiquement, c’est le service informatique qui a son pré carré. Je vais le dire autrement, ils sont habitués à travailler avec Microsoft ou tel éditeur et ils vont continuer à travailler avec Microsoft et cet éditeur. Il y a quelques années, souvenez-vous, on appelait ça le syndrome IBM. En choisissant IBM, j’étais sûr de ne pas me tromper, alors que si je prends le risque de prendre une autre marque, ça ne peut que se retourner contre moi. Peut-être que ça marchera, mais si ça ne marche pas, ça sera de ma faute, donc en prenant IBM, je suis tranquille.
Eh bien c’est un petit pareil, on trouve ces prés carrés, disais-je, dans les services informatiques où un décideur, surtout, ne veut pas se mouiller, surtout ne veut pas changer une virgule, surtout ne veut pas changer ses habitudes, il renouvelle ses contrats d’année en année ou de trois ans en trois ans. Ça c’est du côté service informatique. On voit bien qu’il y a un certain manque de compétences et je dois avouer, si je regarde ces 20 dernières années, j’ai la chance de pouvoir avoir cette vision-là dans le monde des collectivités sur le terrain j’entends, ça disparaît. Autrement dit c’est lié à une certaine catégorie d’informaticiens dont la plupart ont pu partir à la retraite et sans doute qu’ils sont meilleurs à pêcher le saumon que le logiciel libre. Bref ! C’est vraiment de moins en moins criant sur le terrain.
L’autre blocage, j’en ai parlé tout à l’heure, c’est le service métiers. Il est habitué à son logiciel, lorsqu’on va faire un appel d’offres pour renouveler le logiciel et voir s’il n’y a pas d’autres choses, eh bien « je veux absolument garder le même logiciel parce que ça m’évite d’avoir à me faire former, ça m’évite d’avoir à changer mes interlocuteurs. J’ai pris l’habitude de tutoyer mon commercial préféré », etc., vous voyez bien la situation. Et là c’est le service métiers. Et on a deux classes de collectivités, il y a celles où on respecte le service métiers à 100 % en disant « après tout c’est son job et c’est lui qui décide de son logiciel ». Et puis il y a d’autres collectivités où le service informatique peut avoir son mot à dire en donnant une petite patte qui va bien pour dire « peut-être qu’on pourrait changer ça » ou en mettant un peu de responsabilité dans la hiérarchie pour dire « ça coûte cher », « ce n’est pas si simple que ça » ou « ce truc-là est vieillissant, ce n’est vraiment pas sérieux de continuer à travailler dans cette catégorie-là », etc.
Je parlais d’innovation tout à l’heure grâce au logiciel libre, on l’a vécu comme ça et on continue de le vivre, c’est là où l’on va effectivement faire la différence.
Voilà ce que je vois sur le terrain, ce sont ces deux grandes familles d’opposition.
Rarement les élus, je dois avouer. Il y a deux catégories d’élus – excusez-moi, je fais des petits binaires pour faire simple. Il y a ceux qui s’en foutent complètement « ce n’est pas mon boulot, je laisse faire les services » et puis il y a les élus qui ont compris qu’il y a une forme d’éthique, qu’il y a une forme d’économie d’argent public. Bref ! Ça peut se politiser et là ça devient intéressant, effectivement, parce qu’on va parler autrement que de regarder seulement de la technique ou seulement du modèle économique. Il y a cette notion d’éthique, de souveraineté et tout ce qui tourne derrière qui peut influencer le choix du logiciel. Et dans ce cas-là, encore une fois comme je le disais tout à l’heure, c’est le logiciel libre qui gagne, ce n’est pas moi qui le dit, c’est le terrain.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Marie-Jo peut-être quelques mots justement sur ces blocages.
Marie-Jo Kopp : Non, Pascal a bien vu les choses sur les blocages.
C’est vrai que c’est mieux quand ça vient des élus. Mais si ça vient des élus mais que l’informatique ne veut pas, ça ne passe pas. Je pense que le blocage vient souvent du service informatique, mais pas toujours. Il y a des cas mitigés, après c’est de la conduite du changement, c’est toujours pareil. Et puis le blocage peut venir d’applications métiers. Changer d’applications métiers, Pascal, on peut prendre l’exemple de Mions, avec Sébastien qui a réussi à changer pratiquement toutes ses applications métiers ; il a mis dix ans parce qu’il fallait qu’il attende, qu’il soit au gué de la fin des marchés pour relancer avant un nouveau marché, attendre la fin d’un marché pour relancer. Donc c’est du long terme pour choisir de passer au Libre.
Pascal Kuckzynzki : Ou bien attendre certains départs à la retraite !
Marie-Jo Kopp : Oui, aussi, ça marche aussi !
Laurence Comparat : On ne part plus à la retraite. Ça ne marche plus ça.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Laurence, par expérience, vous avez eu des blocages comme ça ? Par rapport à la question sur le chat, pour reparler des syndicats, il y a eu quelque chose qui a dû être travaillé particulièrement ou ce n’est pas un acteur qui est vraiment partie prenante ?
Laurence Comparat : Ce sont des choses qui passent en comité technique quand il y a des évolutions importantes et structurelles de ce type-là, mais ils ne vont pas d’avoir d’avis pour ou contre le Libre, ça va être « est-ce que vous avez formé les agents ? Est-ce que ça va dégrader les conditions de travail ? », qui sont des points de vue complètement légitimes et normaux de la part des organisations syndicales et j’ajouterai, dans notre cas, de la part de l’employeur. C’était plus ça. À la limite on aurait fait le contraire, passer de LibreOffice à Microsoft Office, ils auraient posé les mêmes questions. Il n’y a pas eu d’enjeux de ce type-là par rapport aux syndicats.
Là où ça a été compliqué c’est dans les écoles — message subliminal à destination des futurs élus de la région pour les lycées. Les collectivités locales ont donc en charge l’équipement des écoles, collèges, lycées, pour les communes, départements, régions. Par contre, les personnels de l’Éducation nationale, donc les gens qui vont se servir de ces outils en cours pour la pédagogie, les enseignants et les enseignantes, sont des personnels de l’Éducation nationale dont vous n’êtes pas l’employeur, donc ce n’est pas vous qui les formez, ce n’est pas vous qui les accompagnez au changement. Vous ne leur demandez pas leur avis, ils ne sont pas consultés. En tant que commune, votre contact c’est l’inspection académique qui est plus ou moins proche du terrain, plus ou moins en dialogue avec le terrain, ou plus ou moins « on s’en fout ». L’Éducation nationale est, en outre, un employeur absolument détestable pour ce qui est de la formation de ses personnels. La formation des personnels de l’Éducation nationale, de manière générale, est lamentable et, pour le numérique, n’en parlons pas !, c’est inexistant ! Donc ce sont des gens qui sont lâchés, tout seuls, avec des obligations de résultat en matière numérique. Alors qu’eux-mêmes ne sont pas formés, ils sont censés former les élèves ! Ça donne des choses assez désastreuses et très compliquées et vous, en tant que collectivité locale, vous êtes un peu le cul entre deux chaises, parce que vous allez proposer un petit temps de prise en main mais, forcément, en dehors du temps de travail, puisque vous n’êtes pas leur employeur vous ne pouvez pas les libérer sur leur temps de travail. Donc ils vont vous dire que, comme ce n’est pas sur le temps de travail, ils n’y vont pas parce que ce n’est pas normal qu’ils soient formés en dehors de leur temps de travail et vous ne pouvez pas leur dire qu’ils ont tort. Et puis, de toute façon, vous allez pouvoir les former à l’environnement – hier vous étiez sous Windows, maintenant vous êtes sous GNU/Linux – comment vous imprimez, comment vous vous connectez à Internet, quels sont les logiciels pédagogiques qu’on a mis à votre disposition, etc. Après, ce que vous faites en cours, c’est quoi la pédagogie que vous mettez en œuvre avec tout ça, ce n’est pas à nous, collectivité, de les former à ça. Et là il y a des inspectrices à qui vous faites remarquer que, quand même, un petit peu de formation ça ne serait pas mal, qui vous disent bien gentiment et pleines de bonne volonté que ça va être compliqué, parce qu’ils ont droit à 18 heures de formation par an dont 9 heures de maths et 9 heures de français obligatoires.
Marie-Jo Kopp : Je me permets, Laurence, parce que ça fait 15 ans que le monde enseignant c’est jusque-là [Avec un mouvement significatif de la main, NdT]. C’est impossible de former ces gens-là ! Ils sont en vacances six mois par an et on ne peut pas les former sur leurs vacances ! J’ai eu le cas avec une collectivité, on a essayé d’organiser une formation pour les enseignants le mercredi où ils n’ont pas les enfants « ah oui, mais quand même, on ne va pas faire ça le mercredi ! » Il y a beaucoup d’enseignants dans le monde du Libre, ils font beaucoup de choses, ceux qui sont là sont là !
Laurence Comparat : Ça ne tient que sur la bonne volonté de certains et certaines, comme sur des projets pédagogiques qui n’ont rien à voir avec le numérique autour de j’emmène mes gamins visiter des espaces naturels sensibles ou des trucs comme ça. Il n’y a pas de démarche institutionnelle et, au contraire, il y a « mais ça c’est le boulot des collectivités puisque c’est vous qui nous équipez. — Oui, c’est nous qui vous équipons et on a fait un choix politique, on vous met du Libre. — Ah oui, mais vous nous faites chier à nous mettre du Libre. — Alors bossons ensemble. — Oui, mais non, c’est à vous de le faire. » Il y a une espèce de jeu de ping-pong — là, encore une fois, je caricature parce que les enseignants et les enseignantes sont comme tout le monde, il y a les 4 %, 4 % et le reste qui n’est ni pour ni contre et qui veut bien faire avec, comme partout ailleurs, comme chez les élus d’ailleurs, mais là c’est compliqué. Vous êtes toujours un peu le cul entre deux chaises quand vous êtes dans une relation entre une collectivité locale et l’Éducation nationale. Il y a toujours une espèce de zone de flou dans laquelle ce n’est pas eux, ce n’est pas vous, ce sont les deux, mais ce n’est jamais l’un, ce n’est jamais l’autre ; c’est une zone qui est particulièrement inconfortable et le numérique est en plein dedans.
Du coup c’est compliqué. Vous avez l’impression de faire ce qu’on a dit qu’il ne fallait pas faire c’est-à-dire d’arriver en disant « c’est comme ça, ce n’est pas autrement et allez vous faire voir ». Ça a un côté assez insatisfaisant. On l’a fait quand même, on a accompagné quand même là où on a pu à notre niveau, mais c’est vrai que le dialogue d’institution à institution reste compliqué.
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : On aura une séance, un prochain mardi sur les différents usages et la diversité des publics. Du coup, je pense qu’on reviendra sur ces sujets-là, en tout cas on se le note.
Il y avait peut-être une dernière question avant qu’on termine, peut-être pour Pascal mais si d’autres se sentent, vous me dites. En fait, dans quelle mesure y a-t-il vraiment des blocages techniques qui sont liés au manque d’équivalent en logiciel libre pour des logiciels métiers ? Est-ce que ce n’est pas aussi une question qui appartient au passé et qui, aujourd’hui, n’est plus vraiment d’actualité ?
Pascal Kuckzynzki : C’est une question un peu compliquée, parce que, je l’ai dit, il y a pas mal de métiers dans les collectivités. Après c’est le marché qui fait son boulot. C’est l’histoire de l’eau qui va là où la pente est la plus facile. Du coup, je remets en avant le pragmatisme du logiciel libre. Quand on crée une communauté sur un logiciel c’est parce qu’il y a un engouement pour ce logiciel qui répond à un besoin que tout le monde partage. Si personne n’a ce problème, personne ne sera dans la communauté et ça n’avancera pas. Là c’est un petit peu pareil.
Si je prends les gros métiers d’une collectivité, ça va être la gestion financière et les ressources humaines. Ce sont les deux gros piliers, les métiers de base des collectivités qui coûtent le plus cher en logiciel, en humains, en temps humain aussi et en importance réglementaire également. J’ai lâché le mot réglementaire. Ça veut dire que ce n’est pas seulement d’un logiciel dont on a besoin. Quand j’achète un logiciel, peu importe s’il est libre ou pas, je ne suis pas là-dedans, j’utilise un logiciel, j’ai un prestataire qui, de toute façon, va m’accompagner sur ce logiciel, c’est sa capacité à suivre la réglementation, à m’accompagner sur la réglementation, à être aware sur le sujet qui va m’intéresser et c’est ça que j’achète. Il se trouve qu’aujourd’hui, je disais 20 ans, mais vous voyez bien que 20 ans c’est ridicule ne serait-ce que par rapport à la Cinquième République en France. Donc c’est cette chose-là qui est importante : la compétence réglementaire, la compétence juridique sur le cœur de ces métiers des collectivité où effectivement il y a là un gros trou. Il y en a quelques-uns mais c’est peanuts par rapport à la masse d’éditeurs qui ont fait leur fortune sur ces sujets-là et qui ne lâchent pas l’affaire comme ça, c’est leur cœur de métier. C’est ce que je vous disais tout à l’heure, pieds et poings liés. Quand j’ai la RH et la finance, les ressources humaines et la finance sur tel logiciel, on est prisonnier — oui, aware, c’est moi Jean-Claude Van Damme [en réponse à une remarque de mmu sur le chat, NdT]. C’est évident et d’ailleurs on l’a vécu, j’en parlais tout à l’heure avec la signature électronique. Le jour où on a commencé à dématérialiser la signature électronique, tous ces éditeurs, sans exception, ont tous commencé à l’implémenter dans leurs outils. Du coup « tu as mon outil de RH, je te vends mon parapheur », et les collectivités achetaient, jusqu’au jour où le premier outil à signer c’était justement la gestion financière. OK, ça marche très bien, sauf que la réglementation a continué d’évoluer et j’ai eu d’autres documents à signer. Et là, d’un seul coup, les élus et les responsables, ceux qui signaient dans les collectivités, se sont dit « attends, tu te rends compte le bordel que c’est, on va me demander de changer de logiciel et d’aller sur une autre machine avec ma clef de signature à chaque fois que je vais avoir à signer une demande de vacances, une feuille de paye, etc. C’est n’importe quoi ! » Là ça a changé la donne et ils ont compris ce qu’on raconte depuis 15 ans à savoir que le logiciel de signature est agnostique du métier. C’est pour ça que le logiciel libre dont je parlais tout à l’heure, le i-Parapheur, qui est le seul logiciel libre de signature, est si connu et a si bien marché, c’est qu’il est agnostique du métier et absolument interopérable. C’est ça qui lui a fait gagner des points.
Donc oui, il y a encore des trous dans la raquette, ces gros métiers où on a du mal à s’investir.
Jean-Marie Chosson : Anne-Sophie, je voudrais intervenir rapidement sur l’interopérabilité. Pascal en a pas mal tout à l’heure et à l’instant encore. Je pense que c’est bien de dire deux mots de cette notion. L’interopérabilité ça veut dire j’utilise des formats ouverts de fichiers, pour faire vite, de manière à ce que mon acteur ou mon partenaire à qui j’envoie des fichiers puisse utiliser le logiciel de son choix pour les éditer s’il y a besoin de les éditer. Au sein d’un service informatique c’est un peu la même chose. Même si, comme Pascal l’exprimait tout à l’heure, il y a des trous dans la raquette et, en imaginant que dans le système informatique de la région il manque un module qui n’est pas en Libre, le fait d’avoir travaillé sur la notion d’interopérabilité entre les différents modules informatiques de la région, ça permet d’abord de travailler comme sur la communication entre les différents modules de manière à ce que soit interopérable et, une fois que c’est interopérable, à ce moment-là de pouvoir travailler sur chacun des modules qui sont interopérables entre eux avec des systèmes ouverts de communication.
Ça permet de travailler ensuite, dans le cadre de la mutualisation, par exemple notamment et principalement proposée par l’ADULLACT, sur le développement des besoins qui ne sont pas encore couverts.
Actuellement c’est le contraire, c’est-à-dire que tout est saucissonné dans un système informatique régional, départemental, c’est la même chose, je dis tout j’exagère, évidemment, c’est encore trop saucissonné par des propriétaires qui obligent l’utilisateur, donc la collectivité, à rester dans ce domaine. En quelque sorte, l’utilisateur collectivité est pieds et poings liés avec un éditeur. Alors que si on travaille sur l’interopérabilité en amont après ça nous permet, module après module, de travailler sur le développement du logiciel libre et de mutualiser par l’ADULLACT notamment, au sein de l’ADULLACT.
Pascal Kuckzynzki : Juste un petit mot, je dérive à peine du bouclier interopérabilité, je dois avouer que depuis 20 ans, j’en parlais tout à l’heure, ça s’est bien amélioré. Je ne connais plus un éditeur qui ne soit pas capable aujourd’hui, qui refuse d’interopérer sous prétexte de je ne sais pas quoi. On a gagné des points, même si ça coûte parfois cher, en termes d’interopérabilité. Mais le nouveau phénomène de non-interopérabilité, je vais vous lâcher le mot-clef, vous allez tout de suite comprendre, c’est ce qu’on appelle la Smart City. Laurence est une spécialiste de l’open data. On travaille en silos et tous ces fournisseurs d’objets connectés qu’ils nous vendent, et ma poubelle intelligente, et mon lampadaire intelligent et..., etc., tous ces gens-là nous vendent de la non-interopérabilité. Ils me vendent tout le système complet pour gérer mes poubelles, tout le système complet pour gérer mon éclairage. Le jour où je voudrais faire dialoguer les deux, je ne sais pas encore pourquoi mais ça arrivera, eh bien je ne pourrai pas le faire et je retomberai dans ce qu’on a connu il y a 20 ans avec les logiciels, ce sont mes données issues des poubelles, ce sont mes données issues de l’éclairage, eh bien je ne vais pas pouvoir interopérer, j’en serai incapable !
Anne-Sophie Trujillo Gauchez : Merci beaucoup. On reparlera encore de cette question d’interopérabilité dans les deux prochaines séances qui vont venir, parce que c’est vrai que la question de la liberté des usages revient assez régulièrement.
En tout cas, je trouve que ça nous a encore bien confortés dans notre envie de promouvoir le Libre dans la région, plus tard, et de le faire dans le respect et l’accompagnement des agents et sur ce triptyque dont Marie-Jo nous a parlé, l’importance d’avoir du monde autour.
On aura effectivement deux autres Mardis du numérique éthique qui viennent bientôt. Mardi 1er juin sur les questions de formation et de culture du numérique, des diversités des usages, des publics, comment on fait pour s’approprier son numérique, de la compétence et de la connaissance, avec différents invités qui seront là. On aura quelqu’un de HINAURA, Fréquence écoles, on aura un professeur qui est là aujourd’hui, Judicaël, qui participera au débat. Et puis le mardi 8 on parlera numérique écologique et innovant, choix économique, choix technique, choix industriel, qui pourra, comme ça, nous balayer un certain nombre de points qu’on a déjà un petit peu vus aujourd’hui.
En tout cas merci, un grand merci à vous quatre. Merci à toutes les personnes qui ont été là ce soir. J’espère qu’on a répondu à toutes les questions qui étaient dans le chat. En tout cas on vous donne rendez-vous le prochain mardi, ce sera le mardi 1er juin, même endroit et même heure, 20 heures/21 heures 30.
Merci beaucoup à vous. Merci Pascal, Laurence, Jean-Marie, Marie-Jo. Merci d’avoir été là. C’était chouette, on a beaucoup appris et moi je suis super motivée, encore plus.