- Titre :
- État d’urgence, fichier TES : l’attaque contre nos libertés
- Intervenants :
- Mounir Majhoubi - François Pellegrini - Christine Lazerges - Patrick Baudouin - Edwy Plenel
- Lieu :
- Mediapart
- Date :
- novembre 2016
- Durée :
- 1 h 05 min 19
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.
Transcription
Edwy Plenel : C’est maintenant le temps de notre grand débat. Notre grand débat, c’est un peu pour sonner le tocsin sur une question qui n’a pas assez alarmé l’opinion parce tout cela a l’air technique, juridique, etc., alors que c’est une question très grave qui nous concerne tous : le recul de nos libertés fondamentales les plus élémentaires, actuellement, avec quelques mauvais coups dont on va essayer de comprendre le sens. Un mauvais coup qui est que le gouvernement, le 30 octobre [2016], la veille de la Toussaint, par décret, en silence, sorte de trêve des confiseurs – ce n’est pas tout à fait celle de la fin de l’année, mais c’était une sorte de grand pont – a sorti un décret qui décide de ficher tout citoyen détenteur de passeport, détenteur de carte d’identité, âgé de plus de 12 ans, avec toutes leurs informations biométriques : vos empreintes, vos photos, tout ! Tout ! Ça fait plus de 60 millions de personnes bien fichées dans un fichier central qui, entre de mauvaises mains, peut servir, pour un pouvoir, à des choses peu rassurantes.
Dans le même moment, l’état d’urgence dont, le 14 juillet, François Hollande avait dit : « On va l’arrêter, autrement ça veut dire que notre État de droit ne fonctionne pas ; on ne peut pas être en permanence en état d’urgence », eh bien nous apprenons qu’il est prolongé jusqu’à l’élection présidentielle. Ça fera plus d’un an et demi d’état d’urgence. Eh bien si l’urgence est permanente, l’exception devient permanente, on va voir ce que ça signifie.
On va visiter des exemples concrets de cela et puis on va terminer avec un dernier plateau autour de ce qui se concocte également, dans trop de silence, sur la liberté de la presse, avec un amendement passé au Sénat, qui revient à l’Assemblée, et qui porte atteinte à un droit fondamental, le nôtre, le vôtre, puisqu’il vise la presse numérique, ce qui se passe au cœur de la révolution technologique, de notre droit de dire et de notre droit de savoir.
Mais d’abord, premier plateau sur ce fichier, cet état d’urgence, avec Christine Lazerges. Vous êtes déjà venue plusieurs fois à Mediapart ; vous êtes juriste, professeur des universités, etc., et surtout présidente de la Commission nationale consultative de droits de l’homme. Derrière ce sigle, CNCDH, rappeler qu’il y a 75 personnalités représentant toute la diversité de la société civile ; quand vous parlez, c’est au nom de cette diversité-là, quand vous prenez position.
Il y a, il va nous rejoindre, il avait un rendez-vous, il est un peu en retard, Patrick Baudouin, qui est avocat, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, qui a rendu un rapport sur cette situation de l’état d’urgence cette année.
À ses côtés François Pellegrini ; vous êtes informaticien, vous êtes vice-président chargé du numérique à l’université de Bordeaux et vous êtes un des commissaires de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui a été créée, faut-il le rappeler, à la fin des années 1970 quand il y avait déjà eu un premier projet, Safari je crois, pour ficher le plus largement. La protestation avait permis ce bond qui, à l’époque, a fait que la France était en avance, en termes de contrôle de ce qui se tramait au prétexte du début de la révolution numérique.
Et en face de vous, Mounir Majhoubi, vous êtes le nouveau et deuxième, puisqu’il y en aura un troisième, président du Conseil national du numérique. Benoît Thieulin a été le premier président. Et, dans cette histoire, ce qu’il faut d’abord dire, c’est que [à propos de] ce décret : n’a pas été consultée votre instance, qui est chargée de cela, ni la CNIL ; que la ministre du numérique — alors la CNIL l’a peut-être été, on va le voir — la ministre du numérique Axelle Lemaire, non plus. Et vous, vous avez tout de suite demandé, dans un communiqué, que ce fichier dit TES [Fichier des titres électroniques sécurisés], soit suspendu et vous lancez même — j’invite tout le monde à aller le voir — une consultation sur votre site. Tout le monde a le droit de participer à la consultation pour essayer que ça ne nous échappe pas, participer au débat sur les enjeux du fichier TES. Alors dites-nous, tout simplement, pourquoi il faudrait interrompre cette machine infernale ? Pourquoi c’est dangereux ?
Mounir Majhoubi : Pourquoi est-ce qu’on est intervenus dans les heures qui ont suivi la publication du décret, nous, ce qu’on a considéré ? Le Conseil national du numérique est une instance indépendante de conseil au gouvernement, sur toutes les transformations de la société qui pourraient être touchées de près ou de loin par le numérique. On est parfois saisis par le gouvernement qui nous dit : « Attention, je vais mettre en place un projet de loi sur lequel j’aimerais que vous nous éclairiez », et puis, parfois, c’est à nous de nous auto-saisir et de dire « attention, nous avons l’impression qu’ici un sujet numérique n’a pas été envisagé ou que des conséquences ou des externalités négatives n’ont pas été envisagées et qui sont liées au numérique ».
Quelques heures après la publication nous avons dit : « Le gouvernement s’apprête là, pendant un week-end de congés, à mettre en place la plus grande base de données dans l’histoire, la plus grande base de données biométriques des Français ». Donc nous, nous disons, avant même d’aller dans les arguments de fond sur lesquels nous reviendrons pendant la soirée, quand on fait, quand on met en place la plus grande base de données historique, biométrique des Français, alors on se doit d’avoir une procédure particulièrement ouverte, particulièrement transparente. Et le décret est particulièrement incompatible avec cette démarche. Donc c’est ça notre première question.
Edwy Plenel : Vous voulez dire qu’ils savaient qu’ils faisaient un mauvais coup ?
Mounir Majhoubi : Eh bien écoutez, c’est là où je ne partage pas complètement votre opinion.
Edwy Plenel : Je vous pose la question.
Mounir Majhoubi : Et je vous remercie, mais vous vous êtes exprimé préalablement. Je ne pense pas qu’il y avait une intention malsaine, une intention dolosive de la part du gouvernement ou de la part du ministre. Je pense sincèrement et après les échanges – j’ai pu parler avec le ministre à plusieurs reprises, j’ai pu parler avec son cabinet à plusieurs reprises – je pense sincèrement qu’il s’agit d’une méconnaissance technologique et d’une méconnaissance des transformations de la démocratie et que c’est pour cette raison qu’ils n’ont pas pensé que ce sujet était un sujet d’importance démocratique.
Edwy Plenel : Vous nous dites, en clair, qu’ils ne sont pas très démocrates et pas très compétents !
Mounir Majhoubi : Absolument pas. Je dis qu’ils ne sont pas particulièrement conscients que les enjeux technologiques ont des enjeux démocratiques. Et plus généralement, quand on a commencé à faire ce benchmark — et là je veux saluer le travail de toutes les équipes du Conseil : on a travaillé en trois jours pour mettre en place cette plate-forme de consultation nationale — et on a commencé un benchmark international dans l’urgence puisqu’on n’était pas au courant de ce projet.
Les démocraties actuelles, les démocraties contemporaines, les démocraties de l’Ouest, ne sont pas encore complètement configurées pour traiter des grands sujets technologiques. La réponse du ministre, la première fois que je l’ai rencontré, était de me dire : « Écoutez, si j’avais conscience que ce choix technique avait ces implications technologiques, évidemment que je serais passé par le débat, évidemment que je serais passé par l’ouverture ». Et je crois en sa sincérité sur ce sujet-là. Tout le monde se mobilise parce que c’est le premier, mais je pense que dans les prochaines années, nous allons rencontrer les mêmes sujets.
Sur la loi travail, le Conseil a lui-même participé à défendre cette idée du compte personnel d’activité. Ce CPA 5 étoiles, s’il est mis en place, lui aussi il constitue une méga-base de données personnelles sur les individus. Les données de santé, aujourd’hui c’est déjà une base extrêmement sensible, mais demain, on imagine déjà de nouveaux usages autour de cette base. Je pense que la société, la société civile, les politiques, le gouvernement, le Parlement, vont être amenés, dans les cinq à dix prochaines années, ou alors même plus court, l’année prochaine, dès 2017, à se poser des questions technologiques qu’il ne faudra surtout pas prendre du point de vue simplement technique. On ne pourra pas dire à la société « nous avons traité tous les sujets juridiques, ne vous inquiétez pas, tout va bien ; constitutionnellement nous sommes dans les clous ! Sur la constitution de la base, ne posez pas trop de questions, nous avons demandé aux services, il s’agit de la meilleure architecture possible. »
Edwy Plenel : Mounir Majhoubi, dans l’immédiat, qu’avez-vous obtenu ? Puisqu’il y a toutes sortes de contre-expertises sur ce qu’a déclaré monsieur Cazeneuve à l’Assemblée ; il y a nos collègues du Monde qui ont fait les décodeurs pour montrer qu’il disait des choses fausses sur les falsifications des papiers d’identité ; il y a, semble-t-il, un recul et quelque chose de pas clair sur le fait de conserver les empreintes digitales ; il y a un embarras. Je dois dire tout simplement, parce que chez nous il n’y a pas de secrets, que j’ai évidemment proposé à Axelle Lemaire — j’ai eu son chargé de communication — d’être avec nous ce soir ; elle est chargée du numérique. On a bien pris note, mon coup de fil date de vendredi dernier, on ne nous a pas rappelés, comme une sorte d’embarras, comme le fait de ne pas venir défendre cela. Alors qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, derrière cette bataille quand même obscure et ce mauvais coup, qu’est-ce que vous avez, vous, obtenu ?
Mounir Majhoubi : Il y a ce qu’on a obtenu et il y a ce qu’on a demandé. Dans ce qu’on a demandé on a dit, première chose, suspendons, n’appliquons pas immédiatement et ouvrons, ouvrons la discussion. À qui ? D’abord aux experts, aux experts dans l’État et aux experts en dehors de l’État. Le rôle du CNNum ce n’est pas d’animer les experts de l’État, c’est d’animer les experts en dehors. Donc nous avons décidé de nous auto-saisir et de créer une consultation publique auprès du public et des experts. C’est-à-dire que, activement, on est allé chercher à travers le monde, en Europe et en France, les experts qui travaillent sur ce sujet depuis plusieurs années et on a demandé au grand public de venir participer à cette expertise.
La deuxième chose qu’on a demandée et qu’on a obtenue aussi, c’est de dire qu’au sein du gouvernement, au sein de l’État tel qu’il est organisé aujourd’hui — je vous ai dit que les démocraties n’étaient pas complètement configurées sur les questions technologiques, pas complètement — mais on a mis en place quelques experts : on a mis en place l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information] et on a mis en place la DINSIC [Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État]. Ces deux experts, qui sont au cœur de l’État, rattachés au Premier ministre, n’avaient pas été consultés. Le ministre dit : « Mea culpa. Je demanderai la consultation de l’ANSSI, mais pas n’importe quelle consultation, une consultation dont l’avis sera rendu obligatoire. » C’est-à-dire que les avis rendus par l’ANSSI devront être suivis par l’administration du ministère de l’Intérieur. Mais hier, pendant l’audition au Sénat où je suis allé.
Edwy Plenel : Au Sénat. Vous avez vous-même été auditionné.
Mounir Majhoubi : J’ai moi-même été auditionné. J’ai rappelé qu’il était important que l’ANSSI ne soit pas simplement consultée sur la sécurisation, c’est-à-dire sur la création de frontières autour de la base de données, mais aussi sur son architecture. Puisque le résumé de notre position c’est de dire : « il n’existe pas de choix technologique qui ne soit pas de choix politique. » Et que quand dans la lettre de réponse que m’a faite Bernard Cazeneuze, en fin de semaine dernière, où il dit « sur la sécurisation des bases, nous vous assurons que techniquement il est impossible de la recomposer, car la base est séparée en deux, avec des données biométriques séparées, avec un lien unidirectionnel chiffré. » Eh bien, faire cette affirmation, et nous pourrons en parler après, je l’ai dit hier dans un résumé qui était peut-être un peu violent, mais ça ne veut rien dire ! Ou plutôt ça veut tout dire ! C’est-à-dire que derrière cette affirmation-là, on peut faire une dizaine, une vingtaine d’architectures différentes, avec des risques différents et avec des implications différentes. Et donc il est complètement incompatible avec un dialogue démocratique de faire une affirmation technologique sans la confronter aux experts : donc confrontation interne, confrontation externe et, sur ce sujet-là, c’est le sujet sur lequel le Conseil s’est senti complètement compétent, s’est senti ému, s’est senti dépassé. Et si on ne gagne pas sur ce sujet-là, parce que peut-être qu’on ne gagnera pas, je vous le dis, les trente membres, politiquement, sont assez neutres ; on est nommés par François Hollande et François Hollande a nommé un Conseil et je suis président de ce Conseil et on a voulu qu’il soit neutre politiquement : il y a de la droite, il y a de la gauche, il y a du centre, il y a tout le monde. Tout le monde, 100 %, consensus absolu, j’ai eu trente voix de personnes qui ont dit : « On ne peut pas accepter que le prochain fichier soit discuté de la même manière. On ne peut pas accepter que le prochain grand projet technologique de l’État soit discuté de la même manière ». Donc c’est sur cette méthode-là que nous on est complètement remontés et qu’on est certains qu’il faut s’ouvrir. Et Bernard Cazeneuve, dans ses différentes interventions, a accepté de rentrer dans cette discussion.
Dans ce qu’on a obtenu, il y a quatre choses.
La première, c’est que le ministère de l’Intérieur va répondre à la consultation du CNNum. C’est-à-dire que les avis qui vont être récoltés auprès des experts publics et des experts internes vont être suivis d’une réponse publique et potentiellement d’une modification du décret.
La deuxième, c’est la saisine de l’ANSSI avec une recommandation obligatoire.
La troisième, et qui est essentielle, c’est la consultation du Parlement. Ce qui est intéressant quand on consulte le Parlement, c’est quoi la méthode du Parlement ? La méthode du Parlement ce sont des élus qui disent « nous on n’est pas experts de tout, mais on doit, on se doit de parler de tout ». Et donc qu’est-ce qu’on fait ? On fait des auditions et on parle aux experts. Donc cette consultation du Parlement va permettre d’ouvrir la discussion et de rendre plus transparents certains éléments. Donc sur ces éléments-là nous on est assez satisfaits de ce premier pas.
Et le quatrième, et c’est celui dont vous parlez et qui est le plus flou puisqu’entre les premières annonces, les correctifs d’annonces et les correctifs de l’ombre de cette annonce, on n’a pas de ré-annonce du gouvernement sur le fait de rendre facultatif l’enregistrement dans la base de l’empreinte des Français qui feront renouveler une carte d’identité. Sur le passeport on est bloqué avec nos accords internationaux. Quand on donnera son empreinte pour le passeport, elle ira dans les bases. Sur la carte d’identité, qui concerne plus de personnes et qui concerne les enfants et les mineurs, il y avait cette garantie : on pourra refuser ces inscriptions, donc ça c’était intéressant. Aujourd’hui, moi j’attends des confirmations. Depuis quatre jours, il n’y a plus de certitude !
Edwy Plenel : Justement, ce qui se passe pendant que vous, vous menez la bataille dans le cadre du CNNum, comme vous le dites, il y a la mobilisation de la société. Je signale juste que c’est en ligne, là aujourd’hui, il y a une grande pétition « Méga-fichier, une centralisation inutile et dangereuse » [1]. Je rappelle qu’elle est signée, d’ailleurs, par votre prédécesseur, Benoît Thieulin.
Mounir Majhoubi : Tout à fait. Et par la plupart des membres du Conseil. Si je ne l’ai pas signée c’est parce qu’aujourd’hui je me dois d’avoir une position neutre en tant que président.
Edwy Plenel : Ce n’était pas un reproche du tout. Je rappelle, et Christine Lazerges, qui connaît toute l’histoire des débats, des combats pour nos libertés, et que c’est signé également par Louise Jouannet magistrate très importante dans l’histoire de la gauche et des libertés et premier directeur historique de la CNIL, avant que la gauche arrive à gagner l’alternance en 81, et François Pellegrini vous en êtes aussi un des signateurs. Et vous ne vous contentez pas de faire ça, parce que sur un blog que vous tenez, assez percutant et très, comment dire, cultivé de toutes ces questions techniques et politiques – « la technique c’est de la politique, ce n’est pas neutre ; la liberté n’est pas soluble dans la technique » – vous lancez un appel très argumenté à bannir cette idée du fichier des honnêtes gens en disant combien c’est une arme très dangereuse. « Ça pose carrément la question d’un modèle de société. Les personnes qui soutiennent la création de fichiers biométriques centralisés, quels qu’en soient les excuses et les prétextes, aujourd’hui le terrorisme, se placent objectivement », je vous cite, « dans le camp des fossoyeurs des libertés, pelletée après pelletée ». Et vous allez jusqu’à rappeler, je rappelle juste que vous êtes un universitaire, et vous rappelez quelque chose qui va peut-être en faire bondir certains c’est que, quand même, les régimes se succèdent et qu’il peut y avoir des régimes autoritaires et quand il y a un régime autoritaire, il faut pouvoir faire des faux papiers d’identité. Et que si on laisse, en démocratie, s’installer un système où il n’y a plus la place à une bataille sur ce terrain, eh bien le risque est grand. « La capacité à réaliser de faux documents d’identité est essentielle. Nombre de nos proches n’existeraient pas si leurs grands-parents n’avaient eu la vie sauve. L’humanité doit pouvoir s’exprimer au sein des rouages de la machine. » À vous.
François Pellegrini : Merci. Première précision. Effectivement, j’ai l’honneur d’être commissaire de la CNIL. Je m’exprimerai en tant qu’universitaire puisque la CNIL est une commission et c’est la présidente qui porte la voix de la CNIL. Donc justement, moi je m’exprimerai en tant qu’universitaire.
Edwy Plenel : C’est quoi un commissaire de la CNIL, pour qu’on comprenne ?
François Pellegrini : Un commissaire, c’est un membre de la commission. On est une commission de avant 17 et maintenant 18 commissaires et donc on est amenés à débattre en session plénière de l’ensemble des sujets qui nous sont présentés et en particulier, en son temps, le décret TES nous a été présenté, c’est pour ça qu’il y a un avis de la CNIL. La problématique étant, mais ça je pourrai en reparler, que cet avis n’est que consultatif ; l’ANSSI a, finalement, plus de pouvoirs que nous sur ce dossier-là.
La CNIL c’est une commission, dont vous avez rappelé brièvement l’histoire qui, effectivement, a été postée par, j’allais en tant que corps constitué, vigie démocratique et vigie éthique de l’usage de l’informatique. Je ramène d’ailleurs à la lecture du premier article de la loi informatique et libertés de 78, c’est un article absolument magnifique qui dit qu’effectivement l’informatique doit être au service de tous et ne doit pas porter atteinte à la dignité humaine. Et effectivement, on est typiquement dans ce champ-là.
Edwy Plenel : Juste factuellement, puisque vous m’avez rectifié tout à l’heure, la CNIL a bien été consultée sur ce fichier TES ?
François Pellegrini : Absolument ! Et l’avis de la CNIL est public comme il l’a été précédemment.
Edwy Plenel : Mais elle n’a pas été pas entendue.
François Pellegrini : Non ! Parce qu’en fait, depuis 2004, sur les fichiers régaliens, la CNIL n’a qu’un avis consultatif, elle a perdu son avis conforme, c’est-à-dire qu’elle a perdu, au décours d’une loi, la capacité d’avoir un droit de veto sur ce qui est fait par L’État. Et ça, ça traduit une trajectoire historique. Vous l’avez rappelé, au départ, quand l’informatique a été conçue, les ordinateurs étaient aux mains de l’État parce que c’étaient des machines très lourdes, très coûteuses, et finalement c’étaient les États qui avaient la capacité de les mettre en œuvre, et donc les gens qui avaient connu le fichage et l’oppression ont mis en place ce garde-fou vis-à-vis de l’État. Et puis on s’est rendu compte, dans les années 80/90, que finalement des acteurs privés avaient des capacités de traitement et, j’allais dire, moins de contraintes que n’en avaient l’État et donc on a cherché à rééquilibrer les pouvoirs de la CNIL pour cibler également, de façon suffisante, le secteur privé. Et finalement, ce qu’a montré Snowden, c’est que les services de renseignement ne sont pas plus bêtes, si quelqu’un fait le boulot à leur place, ils vont simplement se brancher sur les acteurs privés et, à partir de là, permettre de la collecte massive de données.
Mais effectivement, il y a deux choses à considérer ; c’est ce que j’essaye d’expliquer dans mon blog. La première, ça a été rappelé, la question de l’architecture. Une architecture c’est une capacité de faire ou de ne pas faire. Un tracteur et une voiture de tourisme ça sert à rouler, mais ça n’a pas les mêmes caractéristiques et, au final ça ne servira pas aux mêmes chose et on ne pourra pas faire la même chose avec l’un et l’autre.
Edwy Plenel : Donc un grand fichier comme ça sert à quoi ?
François Pellegrini : Eh bien justement, on va en parler. Donc il y a la question de l’architecture et puis il y a la question du temps long. La question du temps long c’est celle que vous avez également rappelée, c’est-à-dire que les sociétés humaines, c’est Braudel qui le dit, ont des temps qui ne sont pas le temps de l’immédiateté de l’émotion et de telle ou telle affaire ou tel ou tel attentat ou telle ou telle agression qui va servir à voter douze lois et, éventuellement, à faire durer un état d’urgence pendant plus d’une année parce qu’il faut faire quelque chose sinon les gens ne comprendraient pas. Il suffit qu’on leur explique ! C’est le rôle du blog.
Et donc, par rapport à ça, effectivement la question que vous posez c’est celle des finalités. En fait, c’est d’ailleurs ce que la CNIL a rappelé dans son avis, c’est que quand un traitement est soumis à l’avis de la CNIL, ses finalités doivent être déterminées, explicites et légitimes.
Edwy Plenel : Qu’est-ce qu’ils nous disent, là ? Leurs finalités c’est quoi ? C’est qu’on bosse mieux dans la politique ou ailleurs ?
François Pellegrini : La finalité, effectivement, c’était et ça a été avancé, faire des économies. Et c’est pour ça d’ailleurs, et c’est votre confrère Jean-Marc Manach qui l’avait rappelé dans un article de Libé, il a montré toute la trajectoire, justement, des décisions qui ont été prises pendant plusieurs années, avec la CNIL arrivant en bout de chaîne, simplement pour donner un avis, et qui allait, finalement comme les précédents, ne pas changer la trajectoire du navire.
Et effectivement, la question de la finalité, celle qui est sur le décret, c’est de dire on veut simplifier les procédures administratives. Et puis il y a deux grandes finalités pour une base biométrique c’est l’authentification et l’identification.
L’authentification c’est vous prétendez que vous êtes monsieur Machin, prouvez-nous que vous êtes monsieur Machin. Et pour ça, il y a eu une autorité de certification qui, un jour, a dit : « Oui, je corrèle monsieur Machin à un certain nombre de données et quand monsieur Machin présentera son titre authentifié, authentique, alors on pourra dire que monsieur Machin est bien monsieur Machin. »
Et puis il y a une autre finalité qui est la finalité d’identification. Là on se trouve face à un individu. Qui est-il ? Et donc il va falloir aller fouiller dans la base pour aller trouver quelle est l’identité de la personne parmi les millions qui ont été enregistrées.
Et ce sont deux finalités radicalement différentes. Parce que, finalement, l’identification c’était une mission destinée aux fichiers de police et en particulier avec la naissance du bertillonnage à la fin du 19e ; alors que l’authentification c’est une mission qui est celle de s’assurer que la personne qui va bénéficier d’un certain nombre, j’allais dire de services, est bien celle qu’elle prétend être.
Edwy Plenel : Le syndicat de la magistrature, qui a accompagné tous les combats de la gauche sur ces questions, vient de faire un communiqué, pas convaincu par les auditions du ministre, disant carrément « c’est un danger pour les libertés », avec l’observatoire des libertés du numérique. En quoi, pour vous deux, c’est un danger pour les libertés ? En quoi pour vous deux ? Allez-y.
François Pellegrini : En fait, parce que justement dans le temps long, on crée un outil, on prétend réaliser cet outil avec de très bonnes intentions et le problème c’est après. J’allais dire, on ne peut même pas prétendre qu’on exagère parce que le passé nous a déjà montré que c’était possible. Dans les années trente, les Néerlandais avaient fiché l’intégralité de leur population sur cartes perforées, avant l’ordinateur, et la religion était marquée sur les fiches. Et c’était fait avec de très bonne raisons qui étaient de pouvoir organiser le pays, savoir combien il y avait besoin de places dans les crèches, dans les cimetières. Le problème c’est que le fichier a été exploité par d’autres, et pas dans l’intérêt des gens qui avaient laissé leurs données.
Edwy Plenel : Cette question a été posée au ministre hier, et il a fait une réponse stupéfiante. On lui a dit : « Si ça dans tombe dans de mauvaises mains, pouvoir autoritaire ? Il a dit : Eh bien à vous de l’éviter. » C’est-à-dire faites en sorte par vos votes que la catastrophe que nous rendons possible, n’arrive pas.
François Pellegrini : Absolument !
Edwy Plenel : C’est là où je discute l’expression « bonnes intentions ». Ils sont stupides ou ils nous cachent quelque chose ? Il faut se poser la question quand même !
François Pellegrini : Je rejoindrai Mounir avant de lui laisser la parole. Il y a un effet tunnel. Le sous-titre de mon blog, le titre c’est La liberté n’est pas soluble dans la technique, mais le sous-titre c’est : « Quand le seul outil dont on dispose est un marteau, on voit toujours ses problèmes sous forme de clous ».
[Rires]
Et effectivement, les gens qui travaillent dans les ministères, qui sont dans les entreprises qui fournissent ces solutions-là, ils sont dans un modèle de société qui a fonctionné jusqu’au milieu du 20e siècle, qui est le modèle centralisé, qui est un modèle organisé, qui est totalement maintenant, j’allais dire en rupture d’Internet, des réseaux pair à pair et de la distribution de l’information.
Edwy Plenel : Quand même, monsieur Cazeneuve est plus jeune que moi, il fait de la politique, il est sur Twitter, il est sur Facebook, il est dans cet univers des campagnes numériques ; vous-même vous avez accompagné le parti socialiste avant, dans deux campagnes présidentielles, sur le numérique, celle de Ségolène Royal et celle de François Hollande. Bon ! C’est là où j’ai du mal ! D’accord il y a l’administration, mais eux, les politiques, ils ne sont pas obligés de dire oui et de foncer dans le mur comme ça ou dans le gouffre !
Mounir Majhoubi : Ils ne sont pas obligés de dire oui ; ils ne sont pas obligés de foncer dans le mur et, en même temps, on n’a pas forcément créé les meilleures conditions. Il y a d’autres sujets techniques dans la démocratie. Par exemple l’action militaire. C’est compliqué une action militaire, c’est compliqué de savoir comment ça fonctionne les avions, l’armée de l’air, la marine, etc. Pourtant qu’est-ce qu’on a réussi à créer en cent ans de démocratie qui fonctionne bien ? On a fait que dans le cursus honorum d’un élu politique, eh bien à plusieurs reprises il est formé, il est conscientisé sur les grands enjeux militaires. Et donc, quand il est en responsabilité, il est capable de comprendre ce que ça veut dire d’avoir une force nucléaire pour le pays, il est capable de comprendre ce que ça veut dire de lancer trois porte-avions.
Edwy Plenel : Même si nous sommes un pays où on ne débat pas trop de ça et où nous n’avons pas beaucoup de délibérations, y compris sur les guerres en cours.
Mounir Majhoubi : Peu de délibérations, mais il est difficile de dire que les élus français sont peu compétents sur l’action militaire, ce qui n’est pas le cas dans toutes les démocraties.
Edwy Plenel : Donc pour vous, c’est juste une question de compétences ?
Mounir Majhoubi : Ce n’est pas juste, c’est terriblement une question de compétences, c’est ça mon sujet. Et c’est pour ça que le Conseil national du numérique existe, mais c’est aussi pour ça que le Conseil national du numérique est dépité. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, les élus, leur formation, ceux qui les accompagnent, ceux qui les conseillent, les partis, la fonction même de prise du pouvoir aujourd’hui est déconnectée des enjeux numériques. Aujourd’hui on n’a pas une grande fonction publique du numérique.
J’ai parlé de l’armée, c’est important d’y revenir parce que moi je veux les défendre. On a peut-être les meilleurs militaires de l’action numérique en ligne dans le monde. Mais ces militaires sont dans l’armée. C’est classé Confidentiel-Défense, on ne pourra jamais rien savoir sur leurs capacités. Mais j’ai la certitude personnelle qu’on est plutôt très bons.
Quand on regarde les organismes de recherche, on forme plutôt les meilleurs ingénieurs et les meilleurs opérateurs sur les sujets de sécurité des bases, de sécurité des réseaux et d’actions de sécurité. Et pourtant, alors même qu’on a tout ça, quand on regarde l’administration dans son quotidien et dans sa gestion, on ne les retrouve pas. On retrouve quelques personnes. L’ANSSI, je l’ai répété hier et je veux le redire aujourd’hui publiquement, c’est certainement une des autorités les plus compétentes au monde en termes de sécurité des réseaux. Elle est formée et elle a recruté parmi les meilleures personnes en France sur ces sujets-là, mais l’ANSSI ne conseille pas le gouvernement sur l’intégrité de l’architecture des systèmes d’information ; l’ANSSI ne conseille pas le gouvernement sur les décisions qu’il prend numériquement.
Le Conseil national du numérique est consulté facultativement, quand il le souhaite, avec un avis non obligatoire. Aujourd’hui le numérique n’est pas un sujet en soi. Et je pense que Bernard Cazeneuve, et je veux le répéter parce que c’est important, je n’ai pas d’opposition de principe contre Bernard Cazeneuve, je pense même que Bernard Cazeneuve est celui qui est le plus conscient, aujourd’hui, que ce décret était la plus mauvaise chose à mettre en place et qu’il essaie de trouver une solution aujourd’hui.
Edwy Plenel : Il ne l’a pas vu venir ? Il ne l’a pas vu passer ? Il n’a pas compris ?
Mounir Majhoubi : Pour moi c’est une certitude ! Tous ceux qui pensent qu’il y a eu une volonté…
Edwy Plenel : Mais le décret, il est bien signé Cazeneuve !
Mounir Majhoubi : Je pense que quand il a signé ce décret il n’a pas cherché à éviter le débat. Il a simplement pensé qu’il n’y avait pas débat, puisque ses meilleurs experts lui ont dit que c’était la meilleure solution. Et que ce que j’essaye de dire dans l’État démocratique, technologique d’aujourd’hui…
Edwy Plenel : Au bout de quatre ans de gouvernement vous reconnaîtrez que pour le simple citoyen, ça étonne. On append des procédures, on apprend à travailler quand même !
Mounir Majhoubi : Disons une chose : sur les questions numériques, il n’y a aucune démocratie qui est plus exemplaire que nous. Les Américains n’ont pas fait mieux que nous sur les grandes architectures technologiques. Les démocraties du Nord, qu’on aime montrer pour exemple à chaque fois qu’il s’agit de libertés individuelles, sur les grands sujets de mise en place de bases de données ou de grands choix technologiques, elles n’ont pas forcément fait mieux que nous. Les Allemands, sur le sujet de la base biométrique, ils ont fait mieux que nous, oui, mais pas sur les autres sujets. Aujourd’hui on n’a pas créé l’idée qu’il y avait un sujet essentiel, que non, on ne pouvait pas simplement répondre à la société « c’est un sujet technique, il a été arbitré, c’est la meilleure des solutions, faites-nous confiance ! » En fait, on ne peut plus le faire ! Militairement on ne le fait pas, eh bien technologiquement on ne peut plus le faire !
Edwy Plenel : Votre souhait, à ce stade, c’est qu’après toutes ces consultations, ces pressions, pressions de la société civile, c’est que ce décret soit retiré ?
Mounir Majhoubi : Écoutez, si jamais le gouvernement revenait vers nous, en rendant publics les choix technologiques et l’architecture technologique qui a été faite : on nous explique qu’en fait ce n’était pas très clair dans le décret, mais en vrai, technologiquement on utilise une technologie développée par des entreprises françaises, qui n’avait jamais été rendue publique, qui permet une fausse centralisation/décentralisation de la base ; qu’en fait les données ne sont pas stockées en direct, que ce sont des artefacts de données, etc. Peut-être qu’en fait la bonne décision technologique a été prise, mais aujourd’hui on ne nous l’a pas communiquée.
Edwy Plenel : Vous voyez bien qu’il y a un voyant plus qu’orange, qui est ouvert sur ce que vous venez de dire, c’est l’annonce que la société à laquelle ils ont pensé, Amesys, c’est la société sur laquelle nous avons documenté, société privée, qu’elle avait travaillé avec la dictature libyenne et d’autres dictatures, sur le fichage de leurs citoyens. Un blogueur qui a gagné son procès contre les sociétés concernées, Amesys et Qosmos, qui est un informaticien, James Dunne, blogueur du club de Mediapart, l’a documenté, donc tout ça est public. J’ai même interpellé, lors d’une commission, une fois, l’actuel ministre de la Justice qui, à l’époque, s’occupait de ces questions à l’Assemblée, en disant « il y a des liens entre les services de renseignement et cette société privée, française, qui a travaillé avec des régimes autoritaires. » Votre commentaire ?
Mounir Majhoubi : Sur ce sujet-là, permettez-moi d’avoir un commentaire qui est que, pour moi, ce n’est pas vrai. Il ne faut vraiment pas qu’on se concentre sur ce sujet parce que cette société n’existe, de fait, quasiment plus. C’est-à-dire que les personnes et les détenteurs du capital de cette société ne sont plus les mêmes que ceux de l’époque.
Edwy Plenel : Et ça suffit à garantir que ça changera ?
Mounir Majhoubi : Absolument pas, et ce n’est pas le sujet. Le sujet qui m’inquiète le plus, c’est j’aurais voulu qu’on explique pourquoi on a choisi tel ou tel prestataire, pas pour ses capacités fantasmées ou ses capacités projetées, mais sur le projet technologique et sur la capacité technologique. Aujourd’hui il n’est pas le seul, il y a trois ou quatre détenteurs de l’appel d’offres, si je ne me trompe pas, et je ne suis pas précis sur ce sujet donc je ne veux pas m’engager, mais je n’ai pas aujourd’hui les garanties ni la compréhension des moyens que ces offrants ont mis en place dans ce marché, ni les options technologiques qu’ils ont proposées.
Vous savez, en France, on a été capables de révolutionner à plusieurs reprises la sécurisation des données, la sécurisation des réseaux. Si aujourd’hui on nous annonçait qu’en fait ces prestataires ont été choisis parce qu’ils proposaient une option qui n’est proposée nulle part ailleurs et qu’elle propose toutes les garanties qui nous étaient offertes, et c’est pour ça que ce choix a été fait dans ce sens, et que c’était arbitré par une commission secrète interne, je serais très heureux et je dirais « eh bien écoutez, il aurait fallu rendre ça public et je suis heureux que ce soit rendu public ». Malheureusement, je pense que ce n’est pas le cas !
Edwy Plenel : Avant d’élargir le sujet à l’état d’urgence et à nos libertés en général, François Pellegrini, une réaction ?
François Pellegrini : Là je serai un peu en désaccord parce que, effectivement, là ce dont Mounir parle c’est finalement d’une expertise à périmètre architectural constant. Or la vraie question c’est toujours de faire un pas en arrière et de se dire pourquoi fait-on tout cela. Et dans les années cinquante, justement, le fichier des cartes d’identité c’était un fichier papier, qui était décentralisé, où, effectivement, on donnait déjà ses empreintes. Mais les fichiers étaient dans les préfectures pour ne pas être centralisés, pour justement faire en sorte que ça ne puisse pas devenir un fichier de police et que des gens puissent le hacker, le détruire éventuellement. La révolution technologique a changé ça. C’est-à-dire qu’effectivement maintenant, si un régime autoritaire venait au pouvoir, eh bien il suffirait pendant quelques semaines de scanner l’intégralité de ces données-là pour revenir à la base centralisée qui représente, pour les gens qui la dénoncent et dont je fais partie, un vrai danger pour les libertés. Ce n’est pas dans le temps immédiat, c’est dans le temps long. C’est-à-dire que ce système est faillible : il n’offre pas des garanties systémiques de résilience et de résistance.
Et donc, au-delà de dire on a choisit telle entreprise parce qu’elle a telle capacité technologique, le vrai problème c’est de dire quelles sont les finalités que l’on souhaite. Finalement, la carte d’identité ça sert à quoi ? Qu’est-ce qu’on veut faire avec ? Est-ce qu’on veut permettre d’authentifier et, dans ce cas-là quels sont, j’allais dire, les moyens de comparaison qu’on utilise ? Et à partir de là, définissons ensemble l’architecture et y compris de façon collaborative. Je rejoins ce que disait Mounir : l’expertise, maintenant, elle est globale et on voit des projets autour de la civic tech avec des gens qui se lèvent en disant « on va essayer de faire fonctionner mieux la démocratie parce que l’ancien modèle ça ne marche plus ».
Et donc je serai en désaccord là-dessus. Je pense que si vraiment on veut arrêter la machine, il faut prendre le temps de souffler, de dire de toutes façons on n’est pas à un an près, on n’est pas à deux ans près. Les arguments qui sont donnés pour la lutte contre le terrorisme ne sont pas opérants. Et c’est la même chose pour l’état d’urgence, je pense qu’on verra ce sujet, on est dans le phantasme pur. Et donc prenons le temps de la réflexion, mettons tout le monde autour de la table. Et même, je vous dis, ce qu’on fait maintenant n’est plus sûr parce que, effectivement, l’automatisation peut permettre d’extraire les informations qu’on avait séparées, donc il y a un vrai enjeu de société, je le rappelle. Et pour moi personnellement, en tant que scientifique, vraiment l’idéal serait le retrait du décret de façon à dire OK changeons de logiciel, voyons maintenant ce qu’on peut faire. Mais la machine administrative est lancée. Comme l’a dit Manach dans son article, ils ont déjà recruté des gens, ça va être difficile, mais je pense qu’à un moment donné dans l’histoire, on peut être capables de faire de grandes et belles choses au service de la démocratie.
Edwy Plenel : Pétitionnez en ligne, si vous êtes d’accord pour le retrait et enrayez cette machine infernale. Maintenant que Patrick Baudouin, maître Patrick Baudouin qui est président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, de la FIDH, nous a rejoints, nous allons élargir cette surprise, tombée un 30 octobre, de ce fichier TES, au climat que nous vivons depuis un an, depuis que le 16 novembre a été annoncé l’état d’urgence. Christine Lazerges, votre CNCDH a pris position à plusieurs reprises, vous n’êtes pas entendus. Pourquoi cette prolongation n’a pas de sens et pourquoi n’êtes-vous pas entendus ?
Christine Lazerges : Il y a d’abord une première raison pour laquelle nous pouvons ne pas être entendus c’est que notre commission, comme la vôtre [en se tournant vers Mounir Majhoubi], est consultative. Même dispositif, on peut être saisis par un membre du gouvernement ou ne pas être saisis et on est entendus, on n’est pas entendus. On aurait pu imaginer sur l’état d’urgence être plus facilement entendus puisque la commission des lois de l’Assemblée nationale nous a saisis pour assurer le suivi de l’état d’urgence et que, dans un avis très argumenté du mois de janvier dernier, nous avons admis que sous le coup de l’émotion on pouvait comprendre que le président de la République, par décret, ait lancé l’état d’urgence ; et même, à la rigueur, que la première période d’état d’urgence pouvait être comprise avec ce qu’elle pouvait avoir, très artificiellement mais quand même, de rassurant. Pour la suite, nous nous refusons catégoriquement à imaginer que l’état d’urgence puisse être permanent et il l’est depuis un an.
Edwy Plenel : Il faut rappeler pour tout le monde, parce que c’est un mot abstrait, qu’est-ce que ça veut dire pour les gens concernés qui vivent ça ?
Christine Lazerges : Je voudrais aussi rappeler qu’on est dans un système où une pluie de lois liberticides s’égraine au fil des mois et que, pour l’état d’urgence, on n’en est pas au décret du 14 novembre 2015 : on en est à la quatrième loi, la dernière est du 21 juillet 2016, et avant même que cette quatrième loi soit arrivée au terme, presque au terme du délai de six mois qu’elle prévoit, on nous annonce déjà, c’est-à-dire deux mois à l’avance, qu’il faudra continuer dans l’état d’urgence.
Nous avons immédiatement déclaré que l’état d’urgence faisait régresser les libertés ; que l’état d’urgence est un contournement de l’état de droit. Il y a un débat juridique là-dessus, certains disent : « Mais non, d’ailleurs le ministre de l’Intérieur le dit aussi, puisque l’état d’urgence est voté par le Parlement, il devient un élément de l’état de droit ; il n’est en rien un contournement de l’état de droit ».
Nous nous disons, en raison des régressions qu’il impose aux citoyens de ce pays, des régressions votées par le Parlement oui, mais qui affaiblissent notre État de droit qui se veut démocratique, avec une vraie séparation des pouvoirs, avec une vraie distinction entre, on va dire, police judiciaire/police administrative, contrôle a priori/contrôle a posteriori. Nous estimons, on estime en France, on estimait jusqu’à présent, que toute mesure d’entrave aux libertés supposait une autorisation d’un juge judiciaire. Nous en sommes à toutes sortes de mesures administratives, de prévention, qui ne supposent pas d’autorisation a priori et qui font l’objet quelquefois, statistiquement rarement, d’un contrôle a posteriori. Alors vous me disiez quelles mesures ?
Edwy Plenel : Ça veut dire les perquisitions administratives, pas de juge, à toute heure.
Christine Lazerges : C’est ça. Les perquisitions administratives ; de toutes façons, pas de juge et pas de recours.
Edwy Plenel : Voilà, pas de recours.
Christine Lazerges : Pas de recours puisqu’une fois que la perquisition est faite, on ne peut pas interdire la perquisition !
Edwy Plenel : Assignation à résidence.
Christine Lazerges : Quand même, pour la perquisition administrative, recours aux réparations. Mais les perquisitionnés sont totalement troublés, traumatisés par la perquisition, ne demandent qu’à disparaître du paysage et rarissimes sont ceux qui vont demander indemnisation pour les dégâts.
Edwy Plenel : En plus que la majorité d’entre elles, l’immense majorité, ne débouche pas sur des faits délictueux !
Christine Lazerges : L’immense majorité.
Edwy Plenel : L’immense, l’immense majorité.
Christine Lazerges : On est quand même à plus de 4500 perquisitions administratives.
Edwy Plenel : En un an.
Christine Lazerges : C’est-à-dire 4500 familles profondément troublées.
Edwy Plenel : Sur un soupçon, sans aucune preuve.
Christine Lazerges : Sur une note blanche, plus ou moins blanche, quelquefois datée, rarement, très rarement signée. Un cumul de soupçons.
Edwy Plenel : Sur Mediapart nous avons documenté, dans un article qui est fait par quelqu’un que vous connaissez bien, qui blogue sur Mediapart, un juriste.
Christine Lazerges : Absolument, Paul Cassia [2].
Edwy Plenel : Paul Cassia, qui a fait un article.
Christine Lazerges : Un formidable article.
Edwy Plenel : Encore une fois sur l’état d’urgence qui dérive et qui montre combien il y a une atteinte à des droits fondamentaux et nous avons également documenté dans une interview que nous avions faite avec d’autres, Dominique Rousseau, Marie-Laure Basilien-Gainche, c’était Lénaïg Bredoux, « Un État de police se met en place ». Parce que ça veut dire, quand vous disiez État de droit, pour que tout le monde comprenne derrière ces grandes formules, normalement un État de droit ce n’est pas un État de police.
Christine Lazerges : N’est pas un État de police !
Edwy Plenel : Ce n’est pas simplement parce que le Parlement vote que c’est la loi !
Christine Lazerges : Absolument !
Edwy Plenel : La loi suppose qu’il y ait un autre pouvoir, rules of lawcomme on dit, ça veut dire qu’il y a une loi qui peut s’opposer au pouvoir et ça, ça se passe du côté de la justice.
Christine Lazerges : Bien sûr ! Absolument !
Edwy Plenel : Ce à quoi on nous habitue, le Parlement vote, la police exécute. Il n’y a plus rien à voir, circulez !
Christine Lazerges : Alors pas tout à fait.
Edwy Plenel : Je vous provoque pour que vous m’expliquiez, vous me rassuriez peut-être.
Christine Lazerges : Il y a quand même ce contrôle du juge administratif quand on forme un recours, donc pour les assignations à résidence.
Edwy Plenel : Le Conseil d’État laisse l’état d’urgence dériver, c’est ce que dit Paul Cassia. Il montre que le contrôle ne se fait pas.
Christine Lazerges : Oui. Je ne trouve pas du tout que Paul Cassia ait tort. Le Conseil d’État a quand même pris un certain nombre de décisions intéressantes, mais encore faut-il qu’il y ait un recours a posteriori. Le recours a posteriori n’a pas du tout les avantages du contrôle a priori. Évidemment, puisque peu de gens forment un recours, et que ce n’est jamais qu’une jurisprudence, et une jurisprudence a posteriori qui n’est pas, pour tous les recours, la même.
Mais ce qui nous frappe le plus à la CNCDH, c’est qu’on met dans une situation de glissement sémantique entre le droit à la sûreté, qui est le droit de la Déclaration de 89, le droit de la Déclaration universelle de 1948 à ne pas être victimes de l’arbitraire de l’État, à pouvoir se défendre contre les intrusions d’un État qui sortirait de ses attributions classiques, ordinaires, démocratiques, et le droit à la sécurité est conçu aujourd’hui comme étant le droit à la sécurité des personnes et des biens, alors qu’il y a mille formes de sécurité. C’est un droit tout jeune, qui n’existe dans le droit français que depuis 1995 et, de surcroît, les politiques et bien d’autres, même certains juristes, mélangent sûreté et sécurité. Et ce qu’il faut affirmer haut et fort c’est que l’esprit de sécurité se substitue à l’esprit de sûreté et que les citoyens semblent s’en accommoder. Et la CNCDH apparaît pour le coup comme hors-sol, deux siècles en arrière, défendant des libertés dont on ne sait plus très bien à quoi elles servent puisque la seule peur qui absorberait toutes les peurs, c’est la peur du terrorisme. Or des insécurités, il y en de toutes sortes et à ne cibler que sur la peur du terrorisme, on s’intéresse beaucoup moins aux insécurités alimentaires, environnementales, médicales, et tout ce que vous voulez, et on est dans une société qui bafoue les libertés pour défendre un risque zéro impossible, inatteignable, dans le domaine du terrorisme.
Edwy Plenel : J’ai une question que tout le monde se pose quand même. Vous êtes présidente de cette commission consultative, vous êtes compétente en tant que juriste mais vous avez aussi des engagements de citoyenne, vous avez été même députée à un moment, vous avez suivi la gauche et vous avez même animé un club qui est le club « Droits Justice et sécurités » devant lequel François Hollande, en campagne électorale, est venu prendre de grands engagements sur les libertés.
Christine Lazerges : Absolument !
Edwy Plenel : Ce que vous venez de dire pour ma génération, qui a passé la soixantaine, c’est ce que la gauche, historiquement, a toujours défendu : il n’y a pas de sécurité véritable sans liberté et sans liberté individuelle.
Christine Lazerges : Absolument ! D’ailleurs nous allons organiser un grand débat là-dessus.
Edwy Plenel : Vous avez prévu de mettre ça à l’agenda le 17 janvier.
Christine Lazerges : Le 17 janvier.
Edwy Plenel : À Paris.
Christine Lazerges : « Il n’y a pas de sécurité sans liberté. »
Edwy Plenel : Alors ma question toute simple parce que, quand même, tout le monde se pose la question aujourd’hui : comment expliquez-vous que ces gens qui, au départ, partagent les mêmes valeurs, les mêmes idéaux, les mêmes sensibilités, les mêmes engagements…
Christine Lazerges : Dont on a construit le programme.
Edwy Plenel : Dont vous avez construit le programme, que vous avez fait élire, que vous avez ceci, que vous avez accompagnés, que ces gens fassent cette régression qui est d’habitude celle de pouvoirs conservateurs ? Ça veut dire que quoi ?
Christine Lazerges : Ça veut dire que la peur a pris le pas sur la raison et sur les convictions. Ça veut dire que les convictions ont lâché, la digue des convictions a lâché et c’est catastrophique ! Quand on lit, dans le titre du Monde daté d’aujourd’hui « La politique de sécurité de la droite et de la gauche est la même », les bras vous en tombent et on se dit « mais en quatre ans la régression est fantastique », avec des effets pervers sur lesquels je voudrais dire quelques mots.
Premier effet pervers : coût économique. J’attends que quelqu’un, qu’un chercheur en économie nous dise ce que coûte l’état d’urgence. Je pense que c’est considérable !
Edwy Plenel : Avec les militaires partout.
Christine Lazerges : Les militaires, etc. Je pense que le mal à l’aise de la police est dû en partie aussi au burn-out latent des forces de police et de gendarmerie.
Deuxièmement, et beaucoup plus important encore, le coût fantastique en termes de cohésion sociale, en termes de racisme, en termes de méconnaissance de ce qu’est la laïcité. Alors cohésion sociale, je prends quelques exemples : c’est quand même à peu près toujours chez les mêmes que l’on perquisitionne ; c’est quand même à peu près toujours les mêmes qui sont assignés à résidence. Et maintenant, le nouveau dispositif use plus facilement des interdictions de manifester, pas encore grandement mais plus facilement, et par le biais de nos textes sur l’état d’urgence on peut entraver des manifestations sociales, collectives et non plus simplement suspecter les individus seuls. Pour ce qui est de la cohésion sociale, les difficultés d’intégration d’un certain nombre de jeunes issus de l’immigration croissent avec les peurs développées à l’encontre d’une religion dans ce pays.
Edwy Plenel : L’islam. Il faut dire les choses.
Christine Lazerges : L’islam, disons-le, l’islam. Ce qui fait que la CNCDH se bat sur plusieurs fronts. Elle se bat sur le front des dispositions de l’état d’urgence avec, je veux le dire aussi, dans la loi du 21 juillet dernier qui était une loi en deux articles, qui devait porter sur le renouvellement de l’état d’urgence, ne voila-t-il pas que le Parlement y a ajouté une série d’autres articles sur les mesures dont les juges de l’application des peines peuvent user pour favoriser la réinsertion. Et là aussi, on est en régression totale, comme si l’objectif de réinsertion avait disparu. Et cette partie de la loi du 21 juillet dernier est un vrai cavalier. Elle a été votée en trois jours : débats, trois jours ; auditions, zéro ; nous-mêmes, nous n’avons pas du tout été auditionnés pour ce texte-là. On a bouleversé le droit de l’exécution des peines dans un texte sur la prorogation de l’état d’urgence. Donc voilà ! Et chaque fois, dans ces textes, on a des cavaliers de ce type et oui, c’est très inquiétant. Vous disiez tout à l’heure qu’un gouvernement autoritaire viendrait à remplacer Bernard Cazeneuve, François Hollande et Jean-Jacques Urvoas, il n’y a pas besoin de voter de nouveaux textes.
Edwy Plenel : Il a tout !
Christine Lazerges : Tout !
Edwy Plenel : Ils lui ont tout préparé.
Christine Lazerges : La mallette est là.
Edwy Plenel : Eh bien merci. Quand même, qu’est-ce qu’il faut faire ?
Christine Lazerges : On désespère, nous à la CNCDH, d’avoir un quelconque poids !
Edwy Plenel : Vous avez compris, il faut se mobiliser, là.
Christine Lazerges : Voilà.
Edwy Plenel : Patrick Baudouin, vous regardiez ça avec un sourire. Votre fédération internationale fédère toutes sortes d’organisations nationales, près de 200 ou à peu près 180 et quelques.
Patrick Baudouin : 180, oui.
Edwy Plenel : Voilà, c’est ça. 184, je crois précisément. Vous aviez fait, en juin, un rapport sur « Les mesures antiterroristes françaises contraires au droit humain, quand l’exception devient la règle », documentant, comme nous l’avons fait dans des articles de Mediapart, avec plusieurs exemples qui montrent tous ces abus, qui montrent comment il y a toutes sortes de dérapages. Comment vous regardez ça au-delà de votre sourire paisible ?
Patrick Baudouin : Le sourire est un peu de circonstance parce que les temps qui courent ne portent pas à sourire, je dois dire. Comment je regarde ça ? Je crois que le premier point c’est de rappeler que, depuis une vingtaine d’années, on a empilé les textes, depuis une vingtaine d’années ! Depuis 85, successivement, à chaque fois qu’il y a un acte terroriste, on prend un texte, un peu plus répressif que le précédent et, petit à petit, on grignote vraiment les libertés. Ça c’est la première observation.
La deuxième observation c’est qu’il y a l’état d’urgence, c’est vrai, qui est renouvelé, qui devient un état quasiment permanent, mais, justement, avec des textes en parallèle, cette accumulation de textes successifs qui, finalement, sont en train d’instaurer, indépendamment de l’état d’urgence, un état d’urgence permanent. Je pense en particulier à la dernière loi sur la réforme pénale et la procédure pénale. Ça se traduit par quoi en résumé ? Ça se traduit par un accroissement considérable des pouvoirs de l’administration, c’est-à-dire des préfets, un accroissement considérable des pouvoirs du parquet et un accroissement considérable des pouvoirs de la police. Maintenant les policiers, pendant quatre heures, sous prétexte qu’ils ont des raisons sérieuses de penser que quelqu’un peut porter atteinte à l’ordre public, quelqu’un peut être interpellé pendant quatre heures sans possibilité d’assistance d’avocat. Ce sont des choses qui étaient quasiment inimaginables il y encore quelques mois.
Donc on a ce renforcement considérable des pouvoirs au détriment, on l’a dit tout à l’heure, du juge judiciaire. Moi je pratique beaucoup la justice, je ne place pas forcément le juge judiciaire comme toujours le garant absolu. Mais il n’empêche que le juge judiciaire, quand on cherche à le contourner, c’est très mauvais signe ! Et le juge administratif, quelles que soient les qualités, n’a pas les moyens, n’a pas, dans la compétence qui est la sienne, les moyens d’enrayer toutes ces dérives.
On a parlé tout à l’heure de deux éléments assez choquants effectivement : ce sont les perquisitions et les assignations à résidence. Alors les perquisitions 4500, à peu près, je crois. Qui ont débouché sur quoi ? Peanuts ! Rien du tout. Pschitt ! Il y a eu 7 ou 9 poursuites judiciaires.
Christine Lazerges : Un petit peu plus, et sur des bêtises.
Patrick Baudouin : Un peu plus maintenant ; au début très peu. Et puis ça se passe dans des conditions épouvantables pour les gens qui font l’objet de perquisitions. C’est à trois/quatre heures du matin, ça va être la grand-mère, le petit-fils, qui vont être des gens traumatisés, qui, au demeurant d’ailleurs, vont être plutôt révoltés contre ce qui se passe, donc dans l’avenir…
Edwy Plenel : Ça crée du ressentiment pour la suite et ça ne crée pas du lien social, en clair.
Patrick Baudouin : Ça crée du ressentiment et il n’y a pratiquement pas de possibilité, ensuite, d’agir judiciairement puisque le mal est fait et bien. Et puis l’assignation à résidence qui, elle, vraiment conduit à des situations absurdes dans certains cas, avec un pouvoir très limité du juge administratif.
Edwy Plenel : Vous allez tous rester, je vous propose qu’on voit un cas que vous connaissez bien, puisque vous avez été, parmi d’autres, son avocat, qui est assigné à résidence ; nous l’avons raconté sur Mediapart, c’est le cas d’Adlène Hicheur, un physicien. Vous allez voir l’histoire au début et on va vous raconter la suite.
Voix off - TF1 : 8 octobre 2009, Adlène Hicheur, un physicien franco-algérien de 35 ans, est arrêté par les policiers antiterroristes alors qu’il partait en Algérie pour y acheter un terrain. Depuis, il est placé en détention. On lui reproche d’avoir échangé 35 mails sur des forums islamistes avec un membre d’Al-Qaïda Maghreb. Adlène Hicheur est suspecté d’avoir projeté avec lui un attentat en France.
Voix off - France3 : Deux ans après son arrestation, Adlène Hicheur est toujours en détention provisoire. Ses nombreuses demandes de remise en liberté ont toutes été rejetées. Le jeune physicien, qui travaillait au Centre de recherche nucléaire de Genève, est d’autant plus dangereux qu’il est intelligent, estiment certains magistrats.
Voix off - TF1 : Selon ce spécialiste en terrorisme, la menace est clairement établie dans un échange daté du 1er juin 2009 : « Cher frère, on ne veut pas tourner autour pot, est-ce que tu es disposé à travailler dans une unité activant en France ? » Et la réponse d’Adlène Hicheur c’est : « Concernant ta proposition la réponse est oui, bien sûr. »
Voix off - BFMTV : Son avocat [Patrick Baudouin] et ses proches ont dénoncé un scandale judiciaire : « Il s’agit d’échanges de mails via des flux internet. Il n’y a ni armes, ni financements prouvés, ni relations douteuses, ni écoutes téléphoniques compromettantes. »
Voix off - BFMTV : Adlène Hicheur écope de quatre ans de prison ferme. Il a déjà passé deux ans et demi en détention. Avec le jeu des remises de peine il devrait sortir bientôt. Adlène Hicheur va réfléchir à la possibilité de faire appel.
Edwy Plenel : Alors Patrick Baudouin, c’est vous qu’on voyait là. Donc je résume, Adlène Hicheur est interpellé en 2009. Il est mis en détention. Il est jugé en 2012, condamné à quatre ans de prison si je ne me trompe.
Patrick Baudouin : Cinq ans, dont un avec sursis. Quatre ans ferme.
Edwy Plenel : Quatre ans ferme, qui couvrent, en fait, sa détention. Il décide de ne pas faire appel. Finalement il décide d’aller refaire sa vie au Brésil, toujours en tant que physicien de haut niveau et, dans le contexte brésilien — à la fois les attentats à Paris, la crise de régime, la sécurité des Jeux olympiques — alors qu’il est réintégré, qu’il est dans l’université, qu’il n’y a aucun indice, aucun fait, aucun soupçon, aucun mail, que c’est derrière lui — il doit dire ou penser aujourd’hui que c’étaient des bêtises sans doute — eh bien il est pris par les policiers brésiliens et, en juillet, il est envoyé en France. Et aujourd’hui, vous allez nous raconter, il ne peut plus travailler, il doit aller tous les jours au commissariat central de Vienne, en France. Il est dans une situation qui est une totale impasse pour lui, ce que Louise Fessard, pour Mediapart, a documenté en disant « Adlène Hicheur coincé en France entre Kafka et Orwell. »
Patrick Baudouin : Oui, c’est assez bien dit. Il faut juste rappeler qu’il a été condamné, donc il n’est pas question d’y revenir, mais son procès a été extrêmement controversé parce que les échanges n’étaient que virtuels. Il n’y avait pas le moindre début de commencement de preuve d’acte d’exécution. Donc ça avait donné lieu, d’ailleurs, à pas mal de discussions à l’époque, intéressantes, puisque c’était un des premiers procès de ce genre, si ce n’est le premier. Il a été condamné à quatre ans d’emprisonnement, vous aviez raison de le rappeler, qui finalement n’étaient pas une peine très lourde parce que ça couvrait simplement sa détention. C’est habituel dans ce cas, parce que c’est assez difficile pour les magistrats de prononcer une relaxe quand quelqu’un a passé trois ans ou trois ans et demi en prison.
Edwy Plenel : Ce serait mettre en cause l’institution policière. Ils ne le font pas.
Patrick Baudouin : Voilà. Ceci étant rappelé, c’est quand même pour dire qu’il n’avait pas été prouvé, même à ce moment-là, qu’il avait une dangerosité extraordinaire. Ensuite il a purgé sa peine. Les faits qui lui sont reprochés remontaient à 2009. Il est parti au Brésil ; c’est un chercheur de haut niveau, c’est un physicien de haut niveau qui était au Centre de recherche nucléaire de Genève, il y travaillait.
Edwy Plenel : Conseil européen pour la recherche nucléaire, le CERN.
Patrick Baudouin : Oui, le CERN à Genève. Il était également professeur à l’École polytechnique de Lausanne, donc c’est quelqu’un ! Il est parti au Brésil parce qu’on n’a plus voulu de lui, ni en France, ni en Suisse, et il a retrouvé un poste au Brésil. Il a été complètement adopté par la communauté scientifique brésilienne, il a fait des travaux tout à fait remarquables et puis sont arrivés les Jeux olympiques, tout un contexte au Brésil. On a ressorti ; il y a de toujours de bonnes âmes pour aller ressortir le passé et essayer de vous mettre en difficulté.
Edwy Plenel : C’est la même presse qui a mené la campagne contre le pouvoir brésilien, qui a mis en exergue comme s’il y avait un terroriste au Brésil.
Patrick Baudouin : Absolument. Ce sont les forces les plus conservatrices, disons, pour ne pas dire davantage, du Brésil, qui ont ressorti un dossier assez ancien alors qu’il était parfaitement intégré au Brésil. Donc il est expulsé. Il arrive en France, il me passe un coup de fil d’ailleurs, et sa famille. Je crois que c’était, de mémoire, le 15 juillet, enfin le week-end du 14 juillet 2016. Il est immédiatement assigné à résidence, avec une assignation à résidence très lourde, c’est-à-dire obligation de résider dans la commune de Vienne, dans l’Isère, c’est le lieu de domicile de ses parents. Il ne peut pas bouger de la commune de Vienne sauf sauf-conduit qui ne lui est d’ailleurs jamais accordé ; obligation de pointer ; il ne peut pas sortir entre vingt heures et six heures, vingt heures le soir/six heures le matin, et obligation de pointer trois fois par jour, trois fois par jour ! Tous les jours y compris les jours fériés. Enfin c’est vraiment ce qu’on appelle la totale dans le genre.
Edwy Plenel : Il est emprisonné chez ses parents !
Patrick Baudouin : C’est une sorte de prison et il ne peut pas retrouver d’activité professionnelle, il ne peut plus avoir de contacts. Le résultat est un repli sur lui-même qui, à la limite d’ailleurs, peut être dangereux pour lui d’abord, mais je dirais même, si on veut créer des ressentiments et des mouvements de révolte et si on veut générer de nouvelles générations de terroristes, eh bien on n’a qu’à s’y prendre comme ça ! C’est pire que tout parce que c’est un sentiment légitime de totale injustice que ressent aujourd’hui Adlène Hicheur et il est dans une situation kafkaïenne. Il a fait un recours devant le tribunal administratif contre l’assignation à résidence. Recours qui a été rejeté, on ne lui a même permis de se présenter à l’audience : il n’a pas pu aller à l’audience qu’il avait demandée à faire. Donc il y a eu ensuite un appel devant le Conseil d’État, avec un mémoire que j’ai reparcouru avant de venir vous voir tout à l’heure, qui a été pris par un avocat au Conseil, qui est absolument remarquable sur tous les points et en particulier, quand même, dénonçant le fait qu’il n’a même pas pu se présenter à l’audience. Et finalement le Conseil d’État confirme la décision du tribunal administratif qui rejette la demande d’annulation de l’assignation à résidence en disant, alors c’est assez extraordinaire, ce qu’avait dit le tribunal administratif : « mais il ne justifie à aucun moment de ce qu’il aurait renoncé à ses convictions antérieures, etc. » C’est une preuve négative.
Edwy Plenel : C’est une peine à vie !
Patrick Baudouin : C’est impossible d’apporter ce type de preuve. Et puis le Conseil d’État, quand même plus subtil, a repris un peu les éléments de la condamnation qui avait été prononcée en 2012 pour dire que la preuve avait été rapportée et que c’était un individu extrêmement dangereux et que s’il n’avait pas été arrêté il y aurait eu des attentats commis en France. Ce qui est parfaitement faux aux termes mêmes du dossier, parce que jamais dans le dossier, et même dans la condamnation, on a dit qu’il y avait une menace imminente d’attentats du fait du comportement d’Adlène Hicheur.
Edwy Plenel : C’est le mot nucléaire qui fait peur. C’est le fait que ce soit un physicien nucléaire, comme a dit le policier tout à l’heure, « il est dangereux parce qu’il est intelligent ! »
Patrick Baudouin : Oui, je crois que c’est un peu ça ! Et puis, plus largement, je crois que c’est ce qui a été rappelé tout à l’heure excellemment, c’est tout un climat aujourd’hui et c’est ça qui est extrêmement préoccupant. C’est tout un climat, c’est une série, dans l’opinion publique, de glissements successifs où il n’y a plus que la sécurité qui compte, la sécurité, comme vous le disiez aussi très justement, antiterroriste, alors que le nombre de morts – c’est dramatique, ce n’est pas la question, comment dire, de limiter l’ampleur de la barbarie qui peut résulter du terrorisme, évidemment – mais, en nombre de victimes, c’est bien moindre que d’autres causes d’insécurité.
Christine Lazerges : La circulation routière !
Patrick Baudouin : Mais on focalise là-dessus et je crois que les responsables politiques sont, hélas une nouvelle fois, très largement responsables, parce que c’est une sorte de fonds de commerce qui est alimenté pour, finalement, aller en plein dans le sens, en plus, des terroristes eux-mêmes parce que leur objectif c’est la terreur, c’est la peur, c’est la renonciation à tout ce qui fait nos valeurs fondamentales. Autrement dit, tout ça c’est absolument désastreux. Je crois que ce n’est pas efficace. Au contraire, je crois que c’est très contre-productif parce que ça ne peut que générer cette rupture du contrat social, alimenter toutes les haines, tous les conflits à l’intérieur même des sociétés, donc ce n’est pas efficace. Et puis c’est extrêmement dangereux pour l’avenir parce qu’on prétend viser les terroristes et, en réalité, on vise les citoyens. On a vu que le pire peut arriver, il y a quelques jours…
Edwy Plenel : Vous parlez de Trump aux États-Unis.
Patrick Baudouin : Oui pour parler clair. C’était quand même relativement inimaginable qu’un Trump, j’allais dire, soit à la tête des États-Unis il y a quelques mois.
Edwy Plenel : Raciste, xénophobe, homophobe, sexiste, et ainsi de suite.
Patrick Baudouin : Raciste, xénophobe, sexiste, tout y est. Et il est président de la plus grande puissance du monde. Réfléchissons un peu. Et l’arsenal qui a été mis en place par la droite puis, ce qui est quand même encore plus scandaleux et plus ahurissant, par la gauche, peut servir demain à une extrême droite qui aura tout ce qu’il lui faut pour anéantir les comportements individuels et les libertés.
Edwy Plenel : Pour terminer sur le cas précis d’Adlène Hicheur qui, je suppose, est en train de nous regarder avec sa famille depuis Vienne, on en est à une situation, de fait, d’exclusion dans laquelle il est mis, qu’il en vient, puisqu’il est franco-algérien, à demander qu’il soi déchu, c’est-à-dire à ce qu’on lui applique cette déchéance nationale qui avait été brandie et qu’il n’ait plus la nationalité française de façon à ce qu’il puisse rejoindre l’Algérie puisqu’on l’empêche, c’est là où il voudrait aller, on l’empêche d’aller au prétexte qu’il est français et qu’il pourrait revenir. Donc il dit : « Enlevez-moi ma nationalité ! » Toute sa famille, parce que son frère est aussi un universitaire brillant, est poussée à aller à l’étranger. Et au fond, on se dit voilà des élites universitaires, savantes, scientifiques, et on leur dit « eh bien vous n’êtes pas français ! »
Patrick Baudouin : On n’est pas seulement dans le liberticide, mais on est dans l’absurde en plus, l’absurde le plus total !
Edwy Plenel : Alors pour cet absurde, nous sommes aujourd’hui le 16 novembre. Demain 17 novembre, au Guatemala, se tient un symposium latino-américain de physique, un grand événement où il y a des gens de tous les pays et ils ont décidé de maintenir à leur programme, son nom est là, un des savants qui doit intervenir, Adlène Hicheur. Eh bien demain à 17 heures, c’est dans le programme, il y a l’intervention à ce symposium, elle est là en rouge, il y a l’intervention de Adlène Hicheur qui est prévue sur l’agenda par tous les organisateurs qui représentent tous les pays latino-américains parce que, dans cette affaire-là aussi, il y a comment le monde nous voit. Et les organisateurs, des physiciens, des savants, ont décidé que ce savant devait être présent, et demain ils diront « eh bien il n’est pas présent pour ce dont nous venons de parler. »
Patrick Baudouin : On est un très mauvais exemple.
Christine Lazerges : Très mauvais exemple.
Edwy Plenel : Un dernier mot Christine.
Christine Lazerges : La France, avec cet état d’urgence, bénéficie, je dis ça tristement, de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme qui fait qu’elle se dégage des droits fondamentaux, hormis les deux droits indérogeables que sont le droit à la vie et le droit à ne pas faire subir un traitement [inhumain, NdT].
Edwy Plenel : Nous sommes en dehors de la Convention européenne des droits de l’homme ? Comme l’a fait monsieur Poutine, d’autres, pareil. On est en dehors ?
Christine Lazerges : Non, pas pour les droits indérogeables, mais on obtient, par cet article 15, une latitude qui est une honte pour nous et monsieur Erdogan lorsqu’il a décrété l’état d’urgence en Turquie a dit : « Je peux le faire puisque la France le fait. » Donc l’image dégradée de notre pays ne cesse de se dégrader et personne d’autre en Europe n’est en état d’urgence, personne d’autre ! Et il faut un tout petit peu de courage politique pour en sortir. On s’aperçoit que ce tout petit peu de courage politique n’est pas là.
Edwy Plenel : Ni en Espagne, ni en Grande-Bretagne après les attentats.
Christine Lazerges : Personne, ni en Belgique.
Edwy Plenel : Ni en Belgique après les attentats dramatiques, ni en Allemagne où il y a eu d’autres événements, on ne se trouve avec des militaires qui patrouillent en permanence dans les rues. Vous traitez tout cela dans vos rapports, les uns et les autres, dans vos batailles. Je rappelle donc Paul Cassia Contre l’état d’urgence c’est chez Dalloz, c’est très pédagogique, très précis, et c’est fait sur le terrain du droit ; ce n’est pas de l’idéologie, c’est de la technique : pourquoi c’est inefficace, pourquoi ça mine les libertés. Et vous-même Christine Lazerges, dans les Archives de politique criminelle, avec d’autres collègues, vous venez de sortir, c’est aux Éditions Pedone, une réflexion sur les terrorismes et comment ça sert souvent d’alibi pour la politique de la peur.